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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Maurice Halbwachs, L'évolution des besoins dans les classes ouvrières. (1933)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maurice Halbwachs, L'évolution des besoins dans les classes ouvrières. Paris: Librairie Félix Alcan, 1933, 164 pp. Collection “Nouvelle bibliothèque économique”. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[v]

Avant-propos

Est-il possible de connaître quels sont les besoins des familles ouvrières, dans un pays, et à une époque ou durant une période ? Qu’on examine ce qu’ils dépensent : les dépenses nous donnent certainement une idée suffisante des biens que recherchent ces ménages, et elles nous apprennent aussi, lorsqu’on les distingue en plusieurs catégories, quel est l’ordre de leurs préférences. Or, depuis le milieu du xixe siècle, il s’est constitué une branche nouvelle d’enquêtes économiques et statistiques, qui visent à recueillir des budgets de familles, c’est-à-dire à déterminer l’état effectif et détaillé des revenus et des dépenses, dans des groupes de ménages surtout ouvriers.

Ces enquêtes se sont multipliées depuis la guerre. On en trouvera une liste étendue, et cependant incomplète, dans un ouvrage publié en 1932 par l’Office de Statistique du Reich, où sont rassemblés les résultats de l’une des plus récentes, de la dernière qui fut organisée en Allemagne. Les pays et continents les plus divers y figurent : République Argentine, Belgique, Bulgarie, Chine, Danemark, Esthonie, Finlande, Hollande, Indes, Japon, Norvège, Pologne, Suède, Suisse, Tchécoslovaquie, Hongrie. Il faudrait y ajouter encore les États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande. En ces dernières années, aux Conférences des statisticiens du Travail convoquées par le Bureau International du Travail à Genève, la question de la méthode à suivre dans ce genre d’enquêtes n’a point cessé d’être à l’ordre du jour.

Ajoutez qu’en raison des mouvements de prix, si prononcés et si rapides dans tous les grands pays industriels depuis près de vingt ans, et afin de mieux en observer et prévoir les répercussions sur les salaires et leur pouvoir d’achat, on a apporté de plus en plus de zèle au calcul [vi] du coût de la vie. Or, comme il sera expliqué dans notre premier chapitre, entre le coût de la vie et les dépenses effectives, qui, sans doute, ne se confondent pas, il y a cependant d’étroits rapports. Aussi est-ce en vue d’obtenir une base suffisante, non plus arbitraire, mais prise dans le réel, pour le calcul des indices du coût de la vie, que, dans beaucoup de pays, on a recueilli tant de budgets de ménages.

Cependant, le nombre croissant de ces enquêtes n’était pas une raison suffisante pour que nous pussions nous attendre à en tirer des résultats d’un intérêt général vraiZone de texte: !ment nouveaux. Il y a vingt ans, nous avions étudié en détail, dans un livre maintenant épuisé, celle qui fut faite par l’Office de Statistique impérial allemand en 1907-1908, parce qu’elle nous paraissait à la fois assez étendue, et plus complète, plus sûre aussi que toutes les autres[1]. On n’a pas fait mieux, depuis, dans les autres pays. Mais voici que le même Office vient de publier les résultats d’une enquête nouvelle, bien plus étendue encore, plus précise, mieux élaborée, qui, pensons-nous, marque un progrès considérable sur la précédente.

On peut supposer que le Professeur Wagemann, qui était alors à la fois Président de l’Office de Statistique du Reich, et Directeur de l’« Institut für Konjunkturforschung », s’est inspiré, dans cette enquête, de ses conceptions originales sur la prévision des crises. A la différence des statisticiens de Harvard, l’Institut allemand ne s’en tient pas à observer de façon suivie, et à représenter par quelques systèmes de courbes les variations du cours des actions, des prix, du taux de l’escompte, etc., mais s’efforce de pénétrer plus profondément dans la structure de l’organisme industriel, de mesurer aussi les mouvements de la production, des stocks, des débouchés, et même de la consommation, c’est-à-dire d’utiliser, en vue de ses prévisions, un plus grand nombre de « baromètres économiques »[2].

L’enquête allemande par budgets de ménages a été conduite dans le même esprit. C’est l’application la plus remarquable faite jusqu’à ce jour de la méthode d’observation [vii] « intensive » en ce domaine. On verra, dans notre deuxième chapitre, tout ce qu’elle nous apprend sur le jeu complexe des besoins, dans la classe des ouvriers d’industrie.

Mais elle ne porte que sur une année. On conçoit d’ailleurs qu’il est difficile de répéter une enquête aussi étendue et approfondie à intervalles assez rapprochés. Bien plus. L’Office de Statistique du Reich a renoncé, en raison même du perfectionnement de ses méthodes, à établir une comparaison entre les résultats d’aujourd’hui et d’il y a vingt ans. C’est dire que de telles données, qui nous renseignent admirablement sur un état, ne nous permettaient pas d’étudier une évolution.

Heureusement, nous n’étions pas, ici et à ce moment (comme nous l’aurions été, à cet égard, avant la guerre), dans une impasse. Aux États-Unis, en effet, nous trouvions quatre ou cinq enquêtes par budgets de ménages qui jalonnent la période 1895-1930, faites par les agents de la même administration, suivant des méthodes peu modifiées de l’une à l’autre, si bien que, pour la première fois, il nous était possible de suivre sur une période étendue le mouvement des dépenses des ménages ouvriers, dans ses rapports avec les variations des salaires et des prix.

Il est vrai que la méthode appliquée en Amérique pour l’établissement des budgets de ménages n’est plus la même qu’en Allemagne, et paraît bien moins exacte. On ne s’appuie plus sur les comptes de dépenses tenus jour par jour par les familles. Mais des enquêteurs vont leur poser des questions, et inscrivent les réponses qui portent sur des périodes assez longues. Nous ne voulons pas reprendre ici la discussion que nous avons faite autrefois de ces procédés. Disons seulement que la comparaison dans le temps de données même inexactes (à condition qu’elles ne soient pas arbitraires), et qui reposent en partie sur des évaluations, doit nous révéler cependant les gros changements qui se sont produits dans les budgets, si, d’une période à l’autre, les enquêteurs ont procédé de même, c’est-à-dire s’il y a toutes raisons de penser que le degré d’exactitude (ou d’inexactitude) des réponses n’a pas changé.

Au reste, dans la dernière enquête américaine (la moins étendue), on nous dit qu’on avait établi un questionnaire contenant 480 articles, qu’on a utilisé les factures ou autres références en possession du ménage, etc. Dans les [viii] précédentes, le grand nombre des cas atteints est une garantie que les erreurs doivent, dans une large mesure, se compenser. L’essentiel est que, dans la période considérée, les changements dans les dépenses sont assez nets pour n’avoir pu échapper à une observation même imparfaite. Si nous avons été plus exigeant et plus exclusif il y a vingt ans, c’est que nous abordions d’autres problèmes (ceux-là mêmes que nous reprendrons sur les données de la nouvelle enquête allemande), et que nous devions mettre en lumière des différences moins sensibles.

Ces données américaines se rapportent toutes à la phase longue d’expansion qui commence aux environs de 1895 et semble être parvenue à son terme en 1930. On exprimait récemment, aux États-Unis, le vœu que le Gouvernement fédéral organisât une nouvelle enquête par budgets de ménages « au moment où les conditions commerciales seront meilleures, et quand l’activité industrielle aura repris un cours normal[3] ». Mais n’est-ce pas au contraire dès maintenant, c’est-à-dire en phase de resserrement, qu’il nous intéresserait de connaître comment se transforment les dépenses et comment évoluent les besoins, puisque, sur le comportement des ménages en de telles phases, nous n’avons pratiquement, jusqu’ici, pas de données ?[4]. Plus généralement, s’il est vrai que la vie économique se développe par phases alternées, et de longue durée, d’expansion et de resserrement, quant au mouvement non seulement des prix, mais du salaire et d’autres éléments encore, n’y aurait-il pas là un cadre tout indiqué pour suivre les variations des dépenses, et reconnaître si elles obéissent à un tel rythme ? M. Simiand s’en était avisé, et l’avait essayé[5].

En France, et bien que Le Play puisse en être considéré comme l’inventeur, on a fort peu pratiqué la méthode des budgets de ménages. Mais n’était-il pas possible d’y suivre, sur une durée de près d’un siècle, année par année, les [ix] quantités de certaines denrées consommées par tête, et de déterminer ainsi la variation des dépenses, tout au moins des quantités achetées en moyenne, suivant qu’on se trouve en phase de prix élevés, ou de bas prix ? C’est, à vrai dire, le seul moyen dont nous disposions d’étudier l’évolution des besoins à travers une période très étendue, et en même temps de façon continue.

Notre quatrième chapitre, dans lequel nous avons appliqué cette méthode pour quelques denrées importantes et significatives, n’est qu’une ébauche très incomplète de ce que pourrait être une telle recherche, surtout si, en même temps que les quantités, on observait le mouvement des prix. Des enquêtes par budgets de familles ne pourront sans doute être jamais faites qu’à intervalles. Rapprochées des données sur la consommation annuelle par tête, elles permettraient du moins, au moyen d’interpolations prudentes, de déterminer avec un degré d’approximation suffisant comment se transforment les dépenses et de suivre leur évolution année par année.

Les remarques qui précèdent étaient nécessaires pour préciser dans quelles limites nous avons pu réaliser le dessein, apparemment ambitieux, qu’annonce la première partie de notre titre. Quant à la seconde, elle étonnera peut-être ceux qui se rappelleront que, dans notre livre précédent, nous insistions sur l’unité de la classe ouvrière. Il n’y a point là de contradiction. Mais nous avons tenu à indiquer ainsi que, dans l’ouvrage actuel, l’étude portait successivement sur des groupes qu’on désigne, d’ordinaire, du nom d’ouvriers allemands, d’ouvriers anglais, ou d’ouvriers français. Nous n’avons pas recherché à nouveau si les habitudes de dépense, dans la classe ouvrière, varient suivant les métiers, les industries, les branches d’industries, non plus que suivant les régions. Nous n’avons point fait, d’ailleurs, de comparaisons internationales.

Si, dans notre conclusion, nous parlons cependant des ouvriers en général, c’est que, dans ces évolutions distinctes, nous avons reconnu des traits communs. Certes, de ces traits, ceux-ci ou ceux-là sont plus apparents, et ont été mieux mis en relief, dans tel pays que dans les autres. Il peut paraître alors illégitime d’en constituer un tableau d’ensemble qui s’appliquerait à tous. La politique des hauts salaires n’a-t-elle point, par exemple, créé aux [x] États-Unis des conditions anormales qu’on ne retrouverait pas ailleurs, si bien que la transformation des dépenses dans le groupe des ménages ouvriers, aux États-Unis, serait un phénomène unique en son genre, et qui ne se reproduira pas ? C’est possible. Mais il est possible aussi que ces différences tiennent simplement à une diversité des conditions économiques normales, entre autres à ce que, dans les divers pays considérés, la classe ouvrière n’est pas parvenue à la même étape de son évolution. Si le facteur national joue ici un rôle, encore faudrait-il l’établir. Jusque-là nous sommes en droit de nous en tenir à ce que l’observation nous révèle sur le plan économique.

Nous reconnaissons d’ailleurs que, dans nos conclusions générales, il y a une part d’hypothèse, ou, si l’on veut, de reconstruction. En pouvait-il être autrement, alors que les données dont nous disposons sont encore si peu sûres, si incomplètes, si fragmentaires ? L’essentiel est que ces hypothèses s’accordent avec tout ce que nous connaissons actuellement, et, surtout, qu’elles soient vérifiables, c’est-à-dire qu’elles puissent, à l’avenir, être confirmées ou infirmées par de nouvelles observations. Nous ne croyons pas avoir été au delà.

Nous ne croyons pas non plus (et nous devons adresser ce dernier mot à ceux qui ont gardé le souvenir de notre livre précédent, ou qui voudront bien s’y reporter), nous ne croyons pas que nos conclusions actuelles infirment la théorie de la classe ouvrière que nous présentions autrefois. Sur un point essentiel, nous pouvons constater qu’elles la confirment. Mais il est vrai qu’elles la complètent, en ce qu’elles nous laissent entrevoir, pour les besoins collectifs de ces groupes, des possibilités nouvelles de développement.

C’est que, dans notre premier ouvrage, nous n’avions envisagé, et, faute de données sur leur évolution antérieure, nous ne pouvions envisager les besoins des ouvriers, tels qu’ils s’expriment dans leurs dépenses, que dans leurs rapports avec les conditions de travail communes à toute leur classe, et qui la distinguent des autres de façon à la fois nette et durable. C’est l’influence du genre de travail sur le genre ou le niveau de vie que nous nous étions alors proposé d’étudier, et c’est de ce point de vue seulement qu’était formulée notre théorie. Mais il ne nous échappait pas que ce n’était là qu’un aspect de la question. Car, les [xi] conditions techniques et économiques du travail demeurant inchangées (au moins pour l’essentiel), il est possible que le montant des revenus, et leur pouvoir d’achat, augmentent (ou, inversement, diminuent), et aussi, en même temps, et peut-être sous l’action des mêmes causes, que la nature et la quantité des objets mis en vente ou des services offerts à la clientèle ouvrière se transforment. Comment les besoins des ouvriers n’en seraient-ils pas modifiés ?

La vie des ménages ouvriers, plus précisément la part de cette vie que ne remplit ou n’absorbe pas (les deux expressions ou les deux métaphores reviennent au même), mais disons : que n’immobilise pas le travail à l’usine, s’écoule dans un milieu économique et social d’où leur viennent bien des sollicitations, les unes anciennes et familières, les autres nouvelles. D’autre part, le niveau des revenus ouvriers se déplace, et suivant qu’il est plus ou moins haut, suivant, aussi, que ses déplacements sont plus ou moins brusques, tout se passe comme lorsque l’atmosphère change, que la pression se fait plus ou moins lourde : ici, le champ où peuvent se développer leurs besoins se trouve soudain élargi, ou se resserre. Il y a là tout un ensemble de forces qui s’imposent au groupe ouvrier, mais qui le débordent et le dépassent, et qui ne résultent point, apparemment, de ce qu’il est, ni de la fonction qu’il exerce. On ne les découvrirait point en lui, et on ne pourrait les prévoir, en partant du tableau qu’il nous offre à un seul moment de son évolution. Il faut, pour en reconnaître précisément la nature et l’intensité, les suivre assez longtemps, les voir changer d’une époque à l’autre, et observer, dans le même temps, comment les dépenses se transforment, dans le plan général de leur répartitions ou quant à leurs particularités et dans le détail. Ces force, sont certainement collectives, et, dans la mesure où les groupes des ouvriers d’industrie en sont modifiés, on peut dire que leurs besoins tendent à se transformer dans le sens même où évolue la société.

Ici, il ne s’agit donc pas surtout d’une sorte de mise au point de notre travail antérieur. Nous reprenons contact, d’abord, avec la classe ouvrière allemande, que nous avions prise pour objet de cette première étude, et, de celle-ci, nous précisons et confirmons les résultats. Mais l’essentiel pour nous est, cependant, d’aller chercher plus loin, dans l’espace et dans le temps, ou dans le temps seulement, [xii] aux États-Unis depuis trente ou trente-cinq ans, dans notre pays sur une durée d’un siècle, des éléments d’information pour passer à une autre étude, à l’étude d’un autre aspect de la réalité qui nous intéresse. Nous essaierons de déterminer, en effet, quelle influence exercent sur les habitudes de consommation et de dépense, dans les classes ouvrières les plus évoluées, non plus les conditions de leur travail, mais les variations des salaires et des prix, la diversité croissante des produits et services, et, en tous ces facteurs et à travers eux, les conditions nouvelles de la vie sociale : problème complémentaire du précédent, et qui, à la différence de celui-ci, ne pouvait être posé et abordé que sur la base de données successives.


[1]    Voir notre livre : La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines. Travaux de l’Année sociologique. Paris, Alcan, 1913. — La plus grande partie du livre II, p. 136 à 380, est consacrée à cette enquête allemande.

[2]    Voir : E. Wagemann, Introduction à la théorie du mouvement des affaires. Nouvelle .Bibliothèque économique. Paris, Alcan, 1932.

[3]   Dublin and Berridge. The need for a new survey of family budgets and buying habits, analysé dans Monthly Labor Review, vol. 33, november 1931.

[4]    Voir cependant l’enquête de 1891 en Belgique, que M. Gottschalk a rapprochée tout dernièrement des deux autres faites dans le même pays en 1853 et 1929. Nous en parlons ci-dessous, p. 72.

[5]    Dans son Cours d'économie politique, cité plus bas, chapitre m. Sur la distinction des phases, voir, du même auteur, outre son grand ouvrage sur le salaire, également cité plus bas : Les fluctuations économiques à longue période et la crise mondiale, 133 p. in-12, Paris, Alcan, 1932, et aussi notre article : Une théorie expérimentale du salaire, Revue Philosophique, novembre-décembre 1932, p. 321-363.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 31 juillet 2019 10:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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