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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir d'un article de Henri DELACROIX, “Psychologie et philosophie”. Un article publié dans l’ouvrage de Célestin Bouglé, Les maîtres de la philosophie universitaire française, pp. 101-112. Paris: Librairie Maloine, 1938, 113 pp. Une réalisation de Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[101]

Les maîtres
de la philosophie universitaire en France.
(1938)

“ Psychologie et Philosophie.”

Henri Delacroix


Doyen de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, et comme tel chargé de besognes administratives qui deviennent de plus en plus lourdes, M. H. Delacroix trouve moyen pourtant de donner l'exemple d'une fécondité scientifique que rien ne ralentit : après avoir fourni à la psychologie trois études capitales sur la Religion et la Foi, sur le Langage et la Pensée, sur la Psychologie de l'Art, il a édité dans la « Nouvelle Encyclopédie philosophique » qu'il dirige, un ouvrage de synthèse sur les Grandes Formes de la vie mentale : et le voici qui publie dans le Nouveau Traité de Psychologie de G. Dumas, la section qui porte sur les opérations intellectuelles, la Croyance, la Raison.

Quelles tendances principales voit-on dominer dans ces travaux ? Vers quelle philosophie ce psychologue si informé nous amènera-t-il ? C'est ce que nous voudrions rechercher.

Au temps où M. Delacroix préparait l'agrégation, ses camarades de Sorbonne - Paul Lapie me l'a rapporté - le tenaient volontiers pour une tête métaphysique. D'autre part on admirait sa jeune érudition. On le savait très curieux, en particulier, des formes anciennes et modernes de la pensée mystique. C'est par un Essai sur le Mysticisme en Allemagne qu'il débute, essai bientôt suivi d'Études sur les Grands Mystiques chrétiens, qui sont à la fois psychologiques et historiques. Il s'y plaît à analyser les extases révélatrices, et à rappeler qu'elles n'excluent pas, contrairement à ce qu'on pourrait croire, la capacité d'action organisatrice.

Autre trait de notre auteur, et qui lui aussi date de loin : l'amour de l'art. Dès longtemps, M. H. Delacroix avait commencé [102] une collection de dessins qui demeure une de ses joies. Tout le long de sa vie, tableaux et musique ont été pour lui, non pas seulement repos et consolation, mais matière à réflexion, alimentation intellectuelle et morale.

Familiarité avec les mystiques, familiarité avec les artistes, capacité de participation aux deux mondes qui, chacun à sa façon, dépassent le monde de la matière, n'en était-ce pas assez, déjà, pour immuniser le jeune philosophe - lorsqu'il décide de se consacrer lui aussi à l'avancement de la psychologie comme science - contre cette sorte d'empirisme « épiphénoméniste », dédaigneux des idéologies et de la conscience même, où nombre de ses contemporains voyaient l'alpha et l'oméga de toute science positive ?

*
*   *

Comment il s'apprête à résister à ce courant, c'est ce qu'on peut apercevoir déjà dans ceux de ses livres qui sont des études analytiques, observant le fonctionnement de l'esprit dans ses œuvres, ou dans les instruments qu'il se forge pour œuvrer : l'art, la religion, le langage. On l'y voit répugnant à tout ce qui est effort d'explication du dedans par le dehors, du supérieur par l'inférieur, voire de l'individuel par le social : cherchant du moins à nous convaincre que les explications de ce type ne sont pas les seules qui doivent entrer en ligne.

Dès le début de sa Psychologie de l'art, par exemple, il nous met en garde contre la tentation, séduisante, de réduire une fonction complexe à une fonction élémentaire : ainsi s'efforcera-t-on de faire sortir l'art du jeu, présenté lui-même comme une simple dépense d'énergie : ce qui serait une façon de ramener par un détour l'art dans la classe des faits biologiques élémentaires. En réalité, même quand le jeu devient autre chose qu'une dépense d’énergie en excès, même quand il est un préexercice plus ou moins méthodique, tendant à ordonner les fonctions qu'il met en action, il ne revêt pas les caractères propres de l'art. Celui-ci, avant tout, propose à l'admiration un produit extériorisé, une œuvre, et une [103] oeuvre constituée par un ensemble harmonieux d'éléments un moment ou un aspect de la vie humaine vient s'enfermer dans cette forme. Elle fait vibrer en accord non seulement les sens, mais tout l'esprit. L'artiste doit donc, entre les sentiments et les images par lesquels il les veut exprimer, opérer une sélection, qui lui permettra une évocation. L'art se greffe donc si l'on veut, sur le jeu. Mais il n'en sort pas tout entier. « Les formes supérieures de la vie mentale s'ajoutent et se substituent, en les dépassant, aux formes inférieures, et l'on ne peut pas dire qu'elles en sortent par évolution historique, ni qu'elles en procèdent par nécessité logique ».

L'art est toujours construction. Et ses constructions supposent l'action organisatrice d'une pensée. En le démontrant par cent exemples, empruntés à la musique, à la poésie, à la peinture, M. H. Delacroix réagit contre les excès du vitalisme comme contre ceux du réalisme. L'esthétique vitaliste - pour laquelle son maître G. Séailles, J'auteur du Génie dans l'art, montrait de l'indulgence - a eu le mérite de réagir contre un académisme desséchant en rappelant que l'art sert la vie et s'en sert, qu'il offre aux forces spontanées de l'organisme l'occasion de se dépasser en se déployant. Mais il importe, en effet, qu'elles se dépassent, par l'intervention d'un principe d'ordre. L'art n'est pas pur jaillissement d'une fécondité bouillonnante. Pour canaliser les instincts, il faut toujours une pensée.

Une pensée qui ne se contente pas d'ailleurs de reproduire la nature, ni de sympathiser avec elle. Pas de tableau, a fortiori pas de symphonie, pas de roman non plus qui soit décalque, reproduction pure et simple des choses. La formule d'Amiel, transposée, est vraie surtout de l'œuvre d'art, et de toute œuvre d'art : un « paysage » est un état d'âme. Et parce qu'il est un état d'âme, il est un choix. La nature ne nous fournit pas de donnée esthétique toute faite, que nous n'aurions qu’à accepter passivement, comme si nous n’étions que miroir.

Vainement invoquerait-on ici, pour venir au secours du .réalisme, la « sympathie symbolique », cette Einfühlung sur laquelle les travaux de M. Victor Basch, en France, ont si [104] souvent attiré l'attention. Je m'enveloppe en grondant dans un nuage, je me dresse et me cabre triomphal dans les vagues, écrit M. Vixcher. Le contemplateur s'incarne et s'oublie dans les choses comme dans les êtres. Oui, mais ici encore il faut observer que ce n'est pas n'importe quel être, ni n'importe quelle chose qui me fournit l'impression esthétique. Pour qu'une expression devienne esthétique en effet, un travail reste nécessaire dans lequel une pensée manifeste sa puissance propre. L'art n'est pas imitation des choses ; il est « actualisation d'esprit ».

Mais les formes dans lesquelles l'esprit s'actualise pour construire le beau, si elles ne lui sont pas imposées par la nature, ne lui seraient-elles pas suggérées par la société ? Nous rencontrons ici la thèse sociologique contre laquelle M. Delacroix va avoir à défendre, sur plus d'un terrain, les positions propres de la psychologie. Que les groupements humains inclinent les artistes vers certains sujets, leur demandent pour certains sentiments une expression exaltante, il est loin de le méconnaître. M. Moret signale l'influence exercée par l'évolution historique de l'Égypte sur la sculpture et le dessin. M. M. Alfred et Maurice Croiset montrent dans le drame antique un produit caractéristique de la cité grecque. M. Mâle voit les conceptions théologiques et sociales du moyen-âge  s’inscrire sur les portails et les vitraux des cathédrales. D'accord. Mais suggérer le sujet ce n'est pas commander les thèmes, ni surtout dicter le style. Il y a là tout un ordre de faits qui tient plus au progrès de la technique qu'à l'évolution générale de la société. Il y a une vie propre de l'art, indépendamment de la vie collective. Et ce que cette vie propre révèle le plus clairement, ce sont les efforts de l'esprit pour répondre à des besoins de contemplation qui ne sont ni matériels, ni sociaux, pour créer enfin un monde de valeurs où l'humanité, donnant à ses facultés une satisfaction qui les harmonise, se sente chez elle.

Cette même volonté de défendre l'autonomie de la psychologie contre un sociologisme qui, tendant à expliquer le dedans [105] par le dehors, ne serait qu'un rajeunissement de l'empirisme, on le retrouverait dans les études approfondies que M. Delacroix consacre aux rapports du Langage et de la Pensée. Là encore, là surtout, il se garderait de nier que le développement des langues trouve son explication dans la société. A M. Meillet, à M. Vendryès, à M. Brunot continuant chez nous la tradition de De Saussure, il accorde que la langue est le fait social par excellence. Elle est communication, communauté. On peut dire qu'elle est l'expression d'une volonté collective, imposant aux sujets parlants un système fortement organisé d'habitudes linguistiques, sur lesquelles retentissent d'ailleurs toutes les transformations, unifications ou différenciations des groupements humains. A ce point de vue, c'est surtout en matière de linguistique que le psychologue doit remercier la sociologie d’avoir forcé à penser dorénavant les faits psychologiques « selon la dimension sociale. »

Ce n'est pas à dire qu’il doive, même sur ce terrain, renoncer aux analyses qui lui sont propres. Il lui appartient de mettre en lumière les conditions non seulement organiques, mais intellectuelles qui rendent possible l'institution de cette technique spéciale qu'est la langue. Les sociétés animales y sont-elles parvenues ? On tombe d'accord que non. C'est donc qu'il apparaît dans le règne humain des possibilités d'action qui ne se retrouvent pas ailleurs. Possibilités d'action elles-mêmes liées aux capacités d'une pensée. « Il y a un esprit humain », répète avec insistance M. Delacroix. Et sa charpente soutient ce qu'il y a d'universel dans les langues. Analyser et recomposer, épingler les concepts sur les mots, suivre à l'aide de l'enchaînement des symboles, le déroulement d'un raisonnement, autant de fonctions logiquement antérieures au langage : il peut aider à leur développement ; il  n’explique par leur existence. L'Acquisition, aime à dire notre auteur, ne rend pas compte de la Constitution.

La même attitude se retrouve dans les réflexions de M. Delacroix sur la religion et la foi : défiance à l'égard de toutes les [106] formes d'empirisme évolutionniste, fût-ce la forme sociologique.

Certes, sur ce terrain surtout, il reconnaît que les travaux qui mettent en lumière les effets dus, en matière de croyances, à la pression des groupes, ont rendu les plus signalés services. Ici surtout on ne saurait se dispenser d'envisager les choses « selon la dimension sociale ». Il ne paraît pas douteux que la fortune politique d'un peuple explique au moins en partie - comme M. Maspéro et M. Moret l'ont signalé dès longtemps pour l'Égypte - la constitution du Panthéon divin où les dieux se partagent les fonctions. La construction et les modifications des dogmes sont en rapports plus ou moins directs avec les institutions des communautés : « la théorie de la satisfaction d'Anselme a un caractère juridique et n'est possible qu'à un certain moment de l'histoire du droit ». Même les effusions des mystiques, celles d'une Sainte-Thérèse les premières, se développent comme dans les marges des Bibles, elles s'appuient sur un « discours religieux », elles subissent l'influence d'une tradition théologique liée à son tour à une organisation hiérarchique.

Est-ce à dire que tout dans la religion s'explique par la société ? On pourrait le croire à lire les démonstrations fameuses que tente Émile Durkheim dans les Formes élémentaires de la Vie religieuse. En analysant de près les causes et les conséquences des croyances totémiques dans les sociétés australiennes, il pense rencontrer, sous des formes embryonnaires tous les éléments constitutifs des religions ; croyances qui sont en même temps des consignes, rites communiels, propitiatoires ou piaculaires, qui sont jetés comme des ponts sur l'abîme ouvert entre le monde profane ou le monde sacré. Ces représentations collectives douées d'une autorité prestigieuse ne sauraient s'expliquer ni par la constitution de l'individu, qu'elles dominent, ni par celle de la nature extérieure qu'elles dépassent. Il faut pour en comprendre la puissance, évoquer ce surplus d'énergies spirituelles qui naît de la réunion des individus, l'effervescence qu'elle produit, l'exaltation qu'elle entretient par la vertu de cette « électricité [107] contagieuse » dont parlait déjà Schlegel à Benjamin Constant. Si bien qu'au bout du compte, lorsque les sociétés adorent les grands êtres où se personnifient les forces engendrées par ces fièvres, on pourrait dire qu'elles s'adorent elles-mêmes : elles deviennent les desservantes de leurs créatures.

M. Delacroix admire à son tour l’audace, la fécondité de cette thèse. Mais il ne peut accorder qu'elle épuise tout le réel. S'il a montré lui-même par une analyse très poussée des revivals du pays de Galles, ce que l'excitation de groupes en délire ajoute aux sentiments religieux, il maintient que pour rendre compte de la formation des religions proprement dites, il faut quelque chose de plus solide que ces élans ou poussées éphémères. Il faut derrière la société en effervescence la société organisée, et derrière la société organisée une pensée organisatrice, capable de juger, de dépasser, d'idéaliser les réalités qu'elle constate. « Ce n'est pas la société réelle, c'est l'idée de la société, c'est la société idéale en qui on a foi, qui au cœur de chaque homme travaille à former les religions ». Ce qui revient à dire que, en matière de religion, comme en matière d'art ou de langage, il faut pour comprendre quelque chose à la formation et au développement des institutions, retrouver sous la société, l'humanité.

Que si d'ailleurs l'action enveloppante et exaltante du groupe pouvait en effet, à la rigueur, expliquer certaines formes de la foi, comme la « foi implicite » - correspondant à ce que Renouvier appelait le vertige du conformisme - il en est d'autres comme la « foi confiance » du protestant, ou la « foi raisonnante » chère à nombre de catholiques, qui supposent la mise en œuvre de fonctions diverses que seule l’analyse psychologique est capable d'atteindre. Est-ce l'observation, si attentive fût-elle, des cérémonies en usage chez les peuples primitifs qui nous renseignerait sur les différents types de croyants plus ou moins rationalistes qui cherchent à mettre d'accord les traditions de la religion avec les exigences, de leur intelligence ? Ici il faut que les dogmes eux-mêmes subissent « l'épreuve de la solitude ». Et rien, si nous voulons nous représenter la complexité de la vie religieuse, ne peut nous dispenser de nous pencher sur le puits intérieur.

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*   *

Dans ses ouvrages de synthèse, M. Delacroix va défendre plus fermement encore la même attitude.

Lorsqu'il s'efforce de faire comprendre les formes supérieures de la vie intellectuelle, il rencontre encore une fois en face de lui la thèse sociologique. Car c'est à la raison même que celle-ci s'est attaquée. Ce n'est pas seulement dans les rites et les consignes, c'est dans les concepts, dans les principes, dans les catégories mêmes qu'il croit voir œuvre sociale. Si les hommes ont appris à classer, n'est-ce pas à l'école des groupes entre lesquels ils se divisaient eux-mêmes ? En ce sens, 1’espèce est fille du clan. D'une façon plus générale ce sont les exigences de la vie sociale qui amènent les hommes à poser, pour dominer le tumulte de leurs impressions sensibles, des idées ordonnatrices. Et c'est sur les notions de cause ou de substance, telles qu'elles sont impliquées dans les croyances collectives, que s'affirme leur réflexion spéculative, génératrice des systèmes philosophiques.

M. Delacroix s'efforce de dégager, dans une sorte de bilan, la part de vérité contenue dans cette théorie. Il reconnaît que la vie commune exalte les puissances individuelles : l'individu en société fait des choses qu'il ne ferait pas isolé. D'autre part, nul ne niera que la société agisse comme puissance conservatrice, gardienne des acquisitions antérieures : en ce sens il est permis de parler de représentations qui préexistent à l'individu, s'imposent à lui et lui survivent. Enfin on peut soutenir que jusqu'à un certain point la structure sociale se reflète dans la pensée des individus. Témoin le langage et les étroits rapports de ses formes avec les groupements différencies, comme M. Meillet l'a magistralement démontré. « Il y a du reste des conditions sociologiques de la raison, en ce sens que le développement de la raison qui aboutit à la science, la prise de possession de la raison par [109] elle-même paraît liée à certaines formes de vie sociale, à certaines conditions historiques, sans que du reste on ait encore réussi à dégager ces conditions. »

En dépit de ces concessions, M. Delacroix refuse de donner gain de cause au sociologisme contre le rationalisme. Car le sociologisme est encore à ses yeux une manière d'empirisme, qui tâche à expliquer en effet le dedans par le dehors, le complexe par le primitif, les faîtes par les assises. Tendance contre laquelle toute l'œuvre de M. Delacroix proteste : puisqu'il va jusqu'à dire que l'intelligence est un « fait premier », une structure donnée, que l'existence du monde extérieur suppose, bien loin qu'elle la crée. Et sans doute, il ne veut pas pour autant tout concéder au rationalisme classique. Il n'admettrait pas volontiers qu'il y a dans l'esprit un système de principes, donnés tout faits, que l'expérience sensible ne ferait que découvrir, comme le flot qui bat la rive déchausse le roc. Non, ce que le flot découvre ici, il le polit, il contribue à le façonner. Il apparaît ici une sorte de collaboration continuée de l'histoire et de la nature (et par conséquent aussi de la société et de la personne) dont M. Delacroix, comme M. Léon Brunschvicg, escompte les effets sans pouvoir en préciser les conditions. Il maintient, en tout cas, qu'un esprit humain est donné au moins en puissance, et que préexiste aux acquisitions une constitution, elle-même incarnation d'un élan qui n'est pas seulement un élan vital, tendant à l'action, mais une volonté de comprendre, un effort vers il intelligence.

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*   *

D'où les précautions que prend M. Delacroix contre les ambitions d'une autre doctrine à la mode : le pragmatisme. Vouloir expliquer l'esprit jusque dans ses fonctions supérieures par les exigences de l'action, par l'adaptation de l'intelligence aux besoins, tant personnels que sociaux, traduits par la sensibilité, l'entreprise est tentante. Et elle a donné lieu depuis William James aux plus brillantes variations, qui [110] mettent utilement en lumière plus d'une réaction subtile de la pratique sur la théorie. M. Delacroix n'admettra pas pourtant que la pensée naisse de l'action, ni qu'elle soit toute utilitaire. Car l'action elle-même, qu'il s’agisse de chasse ou d'architecture, est autre chose qu’un déclenchement automatique de mécanismes préformés. Elle suppose un effort d'adaptation de moyens à des fins, qui est déjà une forme élémentaire, la forme sensori-motrice de l'intelligence. Notons d'ailleurs que l'homme est loin de se borner à essayer de s'adapter au réel ; à ce qui n'est pas, l'homme est aussi capable de s'adapter. Et de là toutes sortes de constructions qu'on ne saurait traiter en illusions négligeables : l'intelligence est « la capacité de construire du technique, et d'opposer des habitudes à des habitudes ; la capacité de déborder le donne par le construit ».

Dira-t-on que par les techniques mêmes qu'elle crée l'intelligence est secondée, orientée dans son développement ? Qu'elle est comme façonnée par les instruments qu'elle construit, à commencer par le langage, à continuer par le microscope ou la balance de précision ? Là non plus, l'influence n'est pas niable, mais elle est loin d'être unique et de tout expliquer. La technique est le début de toute science. Soit. Mais d'abord les manipulations qui réussissent, bien loin d'être le produit d'un instinct automatique, le résultat d'un tâtonnement aveugle, supposent pour la plupart une activité mentale assez complexe : on ne construit pas une barque sans calcul. Une capacité de discernement et de synthèse est déjà en action dans toute « mentalité primitive » appliquée aux problèmes posés par la vie. La science serait vite arrêtée si l'esprit n'obéissait qu'aux ambitions utilitaires, tôt satisfaites, de la technique. Pour connaître scientifiquement les choses, il faut les observer avec désintéressement, avec renoncement. M. Delacroix reprend ici la remarque d'Alain sur l'astronomie. « Il n'y aurait jamais eu d'astronomie si nous avions pu mettre la main au système solaire et y changer quelque chose. La grande leçon de l'astronomie est qu'il faut contempler astronomiquement tout. » La science ne dépend plus du savoir [111] faire, mais du savoir penser, du savoir deviner. Physique est née d'astronomie et non d'industrie.

Ainsi M. Delacroix est amené à refouler à son tour cette forme, de pragmatisme qu'Alfred Espinas avait lancée dans ses 0rigines de la technologie et qui a repris faveur de nos jours, semble-t-il, sous la double influence du bergsonisme et du marxisme - celle qui accorde à l'outil, à l'outillage, la faculté, non seulement de déposer son empreinte sur les idéologies, mais de modeler à sa façon l'Intelligence elle-même.

Contre toutes ces tendances - le pragmatisme comme le sociologisme - M. Delacroix éprouve le besoin de défendre l'indépendance, l'autonomie, l'autorité de l'intelligence. À ses yeux, cette énergie capable de synthèse créatrice dont l'œuvre originale, commencée dès la perception, se poursuit dans la spéculation philosophique comme dans l'observation scientifique, et dans les compositions de l'esprit comme dans l'élaboration des dogmes religieux, n'est pas seulement ajustement, elle est excès et surplus. Elle est faite pour les grandes « aventures » fécondes. Elle n'est pas la vie dans son adaptation à la matière : elle est la vie dans son émergence, dans sa puissance créatrice d'un monde mental, la vie qui se dépasse, se surmonte, se sublime.

Il convient donc de maintenir, contre toutes les théories psychologiques qui inclinent vers l'empirisme, à plus forte raison contre celles qui restent attachées au matérialisme, non seulement la réalité éclatante, mais le prix supérieur de la conscience. C'est ce que M. Delacroix affirme dans une page qu'il faut citer : on y sentira passer une sorte de lyrisme contenu.

« La Conscience n'est pas un reflet : elle marque un ni supérieur d'activité. L'épiphénoménisme se trompe. Un fait de conscience n'est pas de même structure, de même niveau qu’un phénomène inconscient. Si les échelons supérieurs de la vie mentale entrent en jeu, c'est signe que les mécanismes inférieurs sont insuffisants. Une active adaptation est requise. La conscience apparaît. Quand ce motif de stimulation et de réaction disparaît, la conscience s'obnubile et se dissocie.

[112]

Elle est de l'ordre de la création, de l'invention et de la vie. Elle est une floraison merveilleuse, un aspect inédit de la vie de l'Univers.

Elle n'est donc pas, comme l'ont cru tant de philosophes, une lumière qui s'allume pour éclairer l'action. Elle est l'action même, l'énergie qui s'y déploie, la construction qui la supporte, toujours en remaniement, toujours prête à de nouvelles superstructures...

Il en est de la conscience à l'égard de ses conditions comme de la vérité à l'égard de la réalité. Le monde de la réalité n'est pas le monde de la vérité : il n'en est que la condition. La vérité est une position fonctionnelle de la pensée vis-à-vis de la réalité qu'elle s'assimile peu à peu. L'activité spirituelle de l'homme déborde ce qui est par ce qui n’est pas et s'ouvre tout le champ du possible.

La conscience est le degré suprême de la réalisation de soi, à tous ses degrés et à tous ses étages. L'homme surpasse le monde et y ajoute. Il l'enveloppe et le contient s'il y est enveloppé et contenu. La science même, qui semble opposer l'Univers à l'homme ou même réduire l'homme à l'Univers, n est qu'une partie de l'homme. La qualité surmonte, dépasse et enveloppe la quantité. Le monde est dans l'homme. D'où la dignité éminente de la conscience, la valeur suprême de tous les problèmes qu'elle pose, le caractère imprescriptible de sa signification. »

L'esprit apparaît donc, en dernière analyse, comme l'achèvement de la nature. Mais cela même suppose que la nature soit esprit en puissance, en aspiration. Leibniz et Hegel avaient raison : le monde est de la nature de l'âme. « Le monde réel c’est la conscience déjà, au moins sous la forme d'aspiration à des niveaux supérieurs de conscience. » L'esprit pose avant soi ses assises : il se construit, il se conquiert progressivement.

Vastes perspectives. Elles nous rappellent que chez M. Delacroix, sous le psychologue, le philosophe subsiste et un philosophe « idéaliste ». Il trouve moyen de continuer chez nous, en même temps que la tradition de Ribot, celle de Lachelier et de Ravaisson.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 2 août 2011 19:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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