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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Histoire du mouvement ouvrier. Tome III: 1921 à nos jours. (1953)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du livre d'Édouard Dolléans (1877-1954), Histoire du mouvement ouvrier. Tome III : 1921 à nos jours. Coll. "Économie, Sociétés, Civilisations", Librairie Armand Colin, Paris, 1953, 424 pp. Première édition. Épuisé chez l'éditeur. Une édition numérique réalisée par Jean-Claude Bonnier, bénévole, professeur d'histoire et d'économie au Lycée de Douai, dans le département du nord de la France.

Avant-propos

I. Le mouvement ouvrier
II. Révolutions réelles et révolutions fictives

« Celui qui veut être un homme doit être non-conformiste. »
ÉRASME.


I. Le mouvement ouvrier

«Il nous a fallu faire de l'histoire pour voir clair...» Ainsi s'exprimaient de jeunes enquêteurs que leur fervente équité avait amenés à éclairer leur route à la lumière de l'Histoire.

Des événements contemporains qui étonnent l'ignorance ne sont que l'explosion de forces apparaissant soudain avec une puissance accrue par la durée. Le mouvement ouvrier était semblable à ces sources qui cheminent dans le sol et restent invisibles sur un long espace. L'élan des masses est en effet sujet à de périodiques découragements. L'œuvre interrompue dut être sans cesse reprise par les militants, plus conscients et plus obstinés que leurs frères. Par-delà les déceptions et les reculs, leur persévérant courage a relié entre eux des efforts qui se heurtaient aux circonstances économiques et à la résistance des individus dont l'incompréhension explique la permanente iniquité.

Les militants ouvriers ont une importance non pas anecdotique, mais historique : ils incarnent les sentiments, les révoltes et les espoirs de tant d'obscurs travailleurs qui forment les masses laborieuses.

Les militants ouvriers ont été à la fois des interprètes et des créateurs; car tout homme d'action n'est jamais ni complètement libre, ni complètement esclave; il vit dans son temps et de son temps; mais, si son humanité est profonde, il découvre en elle la vision des lendemains possibles et entre lesquels il choisit.

La volonté du militant avait été trempée par les épreuves subies par lui ou par les siens; elle empruntait sa vigueur au spectacle d'une misère humaine totale, parce qu'autant spirituelle que matérielle. Son action efficace s'inspire de son accord avec les masses. Mais parfois les militants doivent agir à contre-courant et dire courageusement, aux masses des vérités qui les irritent.

Un récit objectif tient compte des conditions économiques et politiques ; mais, parce que sa force vient de l'intérieur, le mouvement ouvrier ne s'éclaire que du dedans. Le mystère de son histoire ne peut être attiré en pleine lumière que grâce aux artisans de cette épopée.

L'erreur des écrivains a été d'abord de mettre l'accent sur les vedettes de l'Histoire, puis de souligner la «primauté» des forces économiques et de présenter celles-ci comme «l'expression moderne de l'antique fatalité» (Joseph Calmette). L'historien doit se garder de ces deux excès. La technique du cinéma, comme l'étude des inventions, met en relief le fait que, de toute œuvre qui dure, l'honneur peut être partagé; mais ce caractère n'exclut pas le privilège de la personnalité. Il existe des équipes de travail et il s'en formera de plus en plus. Leur apport laissera toujours intacte la création personnelle.

En interrogeant les traces laissées par les militants, en relisant leurs appels, leurs tracts, apparaissent les raisons des progrès qui marquent les étapes du mouvement ouvrier. Il existe en effet une littérature dispersée d’œuvres plus humbles. Pendant tout le XIXème siècle, des générations ouvrières se sont formées grâce à leur volonté de culture personnelle et sans que les institutions aient rien fait pour cela.

Utiliser le témoignage des militants, .raviver leurs visages effacés, faire réentendre leurs voix, n'est-ce pas le plus sûr moyen de rendre à l'histoire ouvrière sa signification : expliquer les faits en peignant les hommes, et dévoiler les raisons profondes en cédant souvent la parole aux artisans, connus ou méconnus, du mouvement (1) ?


II. Révolutions réelles et révolutions fictives

Un contraste évident existe entre le monde qui change et les individus surpris par des éclosions brusques; en face des luttes qui entrechoquent personnalités, groupes et nations, l'historien, qui se veut objectif, n'est pas condamné à un exposé résigné du fait accompli. Il constate les progrès et les reculs de la barbarie et de la culture. Aussi doit-il marquer les étapes du combat, préciser le conflit qui existe entre les révolutions-puissance et les révolutions-capacité, selon la forte expression de Proudhon.

De 1860 à nos jours, l'histoire ouvrière, vibrante de vie douloureuse, contraint aux examens de conscience. La flamme qui l'a animée a pu vaciller, elle ne s'est jamais éteinte. Elle disparaîtrait si, uniquement préoccupées de leurs intérêts matériels, les masses n'écoutaient les militants lucides qui ont su garder une valeur éminente. Ils en sont dignes par leur capacité et par l'énergie qu'ils déploient à faire entendre aux masses la vérité virile et par l'exemple que donne leur existence. Les militants n'ont pas cessé de parler aux masses ; aujourd'hui plus que jamais ils doivent leur redire ces vérités qui peuvent parfois leur déplaire en réclamant un effort sur soi et le souci de la responsabilité personnelle. L'évolution des structures industrielles rend cette tâche plus ardue que jamais.

Les améliorations matérielles ne sont pas un but, mais une condition de conquêtes plus élevées: la culture et la capacité. Selon les expressions qui étaient coutumières à Eugène Varlin, à Pelloutier, à Merrheim, la classe du travail ne peut apporter à la société un élément de régénération si elle n'affirme pas une supériorité morale, si elle n'a que des appétits et non des goûts et des aspirations. Tant que l'atelier absorbait toutes les forces et toutes les heures de l'existence ouvrière, privée de ces loisirs «dont l'esprit et le cœur ont surtout besoin», l'objectif immédiat pouvait être l'amélioration de la condition matérielle. À présent, un souci exclusif des avantages temporels conduirait la classe du travail à partager cette soif de bien-être, cette vanité d'avoir raison même contre l'équité, ce penchant vers la sécurité somnolente et à tout prix garantie, cette paresse d'esprit qui sont des signes de décadence. La classe du travail se détournerait de cette culture de soi, indépendante du savoir, et qui est la condition d'une nouvelle jeunesse du monde. Sans ces vertus et sans cette volonté éducatrice, les obscurs ne pourront jamais gravir la route rude qui les amènera à leur plus haut destin.

Qu'ils appartiennent au XIXème siècle ou aux premières décennies du XXème, les militants ont exprimé des vérités qui ont une portée universelle, car elles sont étrangères à toute idéologie partisane; elles ont leur source dans les sentiments humains.

Par leur nature même, théories et idéologies, même de forme et d'intention scientifiques, sont transitoires. Les premiers militants réclamaient une société fondée sur une justice qui ne fût ni exclusive, ni fanatique. Les premières sociétés de résistance se fondaient sur un sentiment de fraternité.

Lorsqu'ils voient dans la classe du travail un élément de régénération, les Eugène Varlin et les Fernand Pelloutier au XIXème siècle, comme au XXème les Merrheim et les Ignazio Silone, c'est que les uns et les autres ne veulent pas que la révolte ouvrière contre l'ordre social conduise à d'autres formes du despotisme et de l'aliénation à une répétition de la fatalité « même sous le pseudonyme d'Histoire». Et, parce qu'elle répond aux pensées exprimées dans leurs paroles et dans leurs écrits, les militants auraient emprunté à Ignazio Silone cette définition: «Une extension de l'exigence éthique au-delà de l'étroite sphère individuelle et familiale jusqu'à tout le domaine de l'activité humaine; une affirmation de la supériorité de la personne humaine sur tous les mécanismes économiques et sociaux qui l'oppriment. (2) »

L'opposition entre les valeurs humaines et les idéologies changeantes, mobiles et éphémères, se retrouve non seulement dans les conceptions des grands militants, mais dans la geste du mouvement ouvrier (3). En vain, certains théoriciens ont voulu opposer à la pragmatique ouvrière un mouvement conduit systématiquement par un état-major qui s'accorde le choix de changer de tactique et de doctrine autant de fois qu'il le trouve opportun.

Arnold Toynbee (4) et Alain ont présenté d'heureuse et différente façon le problème de l'indétermination historique. Dans l'Histoire de mes pensées, Alain écrit qu'il n'a jamais pris les idées que comme des instruments, «je dirai des pinces pour saisir les objets de l'expérience». Il donne des exemples: «Il y avait au moins deux clés pour interpréter les faits de l'organisme vivant... Et par exemple le matérialisme historique... n'est jamais qu'une clé parmi d'autres pour déchiffrer les mystères de la société. Au lieu que, par une ivresse bien naturelle, nous voudrions expliquer toutes choses d'après une même supposition.... Le but réel de la science n'est pas tant d'expliquer que de découvrir... (5) »

L'analyse d'Alain pénètre plus loin encore lorsqu'il écrit: «La fidélité est la lumière de l'esprit... Dès qu'on change ses pensées d'après les événements, l'intelligence n'est plus qu'une fille.» Ou bien : «Notre orgueil souhaite que la clé que nous avons fabriquée soit la seule juste et déchiffre tous les secrets.»

Seulement cette prétention nous conduit à manquer à l'honnêteté, et parfois à l'honneur. Les complexités humaines nous découvrent une vision pluraliste des choses et des êtres. Nous avons une tendance à substituer à des réalités, des illusions propres à flatter le fanatisme de nos passions, la déviation partisane de nos intérêts. Et ainsi, nous en arrivons à nous duper nous-mêmes et à tromper les autres.

L'histoire ouvrière nous rappelle le nom qui, aux années 30, était donné, en France, aux premières associations, les «Sociétés d'amitié fraternelle». Les militants qui avaient choisi ce nom entendaient exprimer ainsi leur volonté de faire de ces sociétés un foyer de réelle fraternité. Ils avaient la conviction que la générosité était le premier et peut-être le seul sentiment efficace de la vie et de l'action sociale. De ce sentiment d'entraide se dégage notre première conclusion. Brice-Parain lui donne sa forme la plus juste lorsqu'il écrit: «L'homme n'est pas un objet d'expérimentation, mais l'artisan de ses petites tâches ; il n'y a de génie que dans un amour militant et pas d'autre chemin à la vérité» Mais il faut ajouter aussitôt: sans le rayonnement de ce sentiment et la mise en pratique des obligations quotidiennes qu'il crée, rien ne tient, tout s'écroule.

De 1830 à 1918 où nous avons tracé l'histoire ouvrière dans les deux précédents volumes de cet ouvrage, nous avons vu la classe ouvrière affirmer d'abord sa volonté de culture. Et, par son progrès intellectuel et moral, sa dignité impose cet aveu à un écrivain de bonne foi: «Il faut bien se le tenir pour dit : ce qui grandit en ce moment, ce sont les classes ouvrières, sans que les institutions aient beaucoup fait pour cela... (6) » La classe ouvrière a pris peu à peu conscience de sa force. Ce sentiment la conduit à opposer à ceux qui l'exploitaient une organisation de plus en plus cohérente et puissante, animée par de grands militants. Ceux-ci ont l'ambition spirituelle de voir en la classe du travail le ferment propre à propager un nouvel état des consciences.

La première guerre mondiale s'accompagne d'une grande désillusion en présence de l'impuissance de l'Internationale ouvrière. Une nouvelle période s'ouvre où un monde bouleversé s'éclaire d'abord d'un immense espoir suscité dans le prolétariat international par la Révolution russe.

Les événements qui suivent 1918 découvriront ce qu'il est advenu de l'état d'esprit de ces années qui furent celles des «miroirs brisés».

Notes

(1) À côté de ces militants, il serait injuste de ne pas rappeler deux penseurs qui ont proposé des méthodes nouvelles, permettant de cerner de plus près la réalité : MAXIME LEROY (
La Coutume ouvrière, 1913), et EMMANUEL LÉVY (Les Fondements du droit, 1896 à 1933, et sa préface à la thèse de LAURENT, Services postaux. Le Syndicalisme postal en 1913, Saint-Étienne, Imprimerie de la Loire, 1913). Ils ont pressenti les transformations profondes qui échappaient à la cécité de leurs contemporains.

(2) IGNAZIO SILONE,
Les Temps Modernes, juillet 1950 : « ...un sentiment de révérence à l'égard de ce qui sans cesse pousse l'homme à se surpasser et qui se trouve à la racine de son inépuisable inquiétude ».
(3) Et parce qu'ils tiennent compte de ces éléments, irréductibles l'un à l'autre, Pierre Renouvin, Georges Bourgin et Ernest Labrousse sont des écrivains fidèles à la probité et à la réalité.

(4)
L'Histoire. Un essai d'interprétation (traduction Élisabeth Julia) et La Civilisation à l'épreuve, Gallimard, 1951, Défi et Riposte, chapitre 5, pp. 74 et suiv. après avoir insisté sur l'erreur de conception de l'Unité de civilisation (p. 45) : « En langage scientifique, nous pouvons dire que la fonction du facteur intervenant est de fournir, là ou il s'introduit, un stimulant, le mieux dosé possible, pour susciter les variations créatrices les plus puissantes.... »

(5) ALAIN, op. cit. pp. 83-86. « Je suis bien assuré que Marx n'a réfléchi que sur des exemples et toute son analyse de la production industrielle le prouve assez. On peut même dire que le matérialisme historique est là tout fait. Toutefois, il ne le dit pas expressément et ses disciples courent après les exemples comme si les exemples étaient rares.... »
(6) CHARLES DE RÉMUSAT, Revue des Deux Mondes.


Retour au texte de l'auteur: Édouard Dolléans (1877-1954) Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 29 janvier 2004 07:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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