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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La sociologie criminelle (1893)
Introduction


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte d'Enrico Ferri (1856-1929), La sociologie criminelle. Traduit de l'Italien par Léon Terrien.Paris: Félix Alcan, 1914, 2e édition, 640 pp. Première édition, 1893. (Jeudi, le 16 mars 2005) L'édition numérique de ce livre a été rendu possible parce que Mme Maristela Bleggi Tomasini, Porto Alegre - Rio Grande do Sul - Brasil [mtomasini@cpovo.net], avocate, nous a prêté une douzaine d'ouvrages, tous traduits en français, des fondateurs de la criminologie. Toute notre gratitude. [JMT]. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.

Introduction

I. – L'école criminelle classique, inaugurée par Beccaria. - L'école pénitentiaire classique, inaugurée par Howard. - Application de la méthode positive au droit criminel. - Comme dans la médecine et dans l'économie politique. - À la diminution des peines s'oppose la diminution des délits, et à l'étude abstraite du délit comme être juridique s'oppose l'étude positive du délit comme phénomène naturel social.

II.Premières accusations contre l'école positive. – Les éclectiques. – Expansion scientifique et pratique de la direction nouvelle.

III. – La sociologie criminelle.

Depuis vingt ans environ s'est formé en Italie, au sujet du crime et des criminels, un nouveau courant d'idées qui s'est rapidement propagé dans le monde scientifique, et que ses adversaires ne sauraient sans une sorte d'aveuglement, ni ses partisans sans une véritable légèreté, considérer seulement comme l'effet de velléités ou d'initiatives purement personnelles.

En effet, quand une nouvelle direction scientifique s'affirme et se propage, il y a là, comme dans tout autre ordre de faits, un phénomène naturel déterminé par des conditions historiques de temps et de lieu qu'il est bon d'indiquer tout d'abord; car c'est par là justement que se discipline et se fortifie la conscience scientifique du penseur.

Le développement grandiose et fécond de la philosophie expérimentale dans la seconde moitié du six, siècle, particulièrement dans l'étude biologique et psychologique de l'homme considéré comme un des anneaux innombrables de la chaîne zoologique, et dans l'étude positive des sociétés humaines considérées comme des organismes naturels, avait déjà formé un milieu intellectuel et déterminé un courant général, dont les recherches récentes sur les phénomènes de criminalité ne sont qu'un aspect particulier.

À ces conditions générales de la pensée scientifique moderne s'est ajouté en Italie le contraste flagrant et quotidien, entre les doctrines criminalistes arrivées au plus haut degré de doctrinarisme métaphysique d'une part, et d'autre part les proportions de la criminalité, proportions considérables, soit qu'on les compare à celles que nous trouvons dans les autres pays d'Europe, soit qu'on les envisage dans leur progression périodique.

Il devait donc naturellement se produire un mouvement scientifique qui, en suivant la méthode expérimentale, se proposerait, par l'étude de la pathologie sociale dans les manifestations de la criminalité, de faire disparaître ce contraste entre la théorie des délits et des peines et la réalité des faits quotidiens. De là est née l'école criminelle positive dont l'objet essentiel consiste à étudier la genèse naturelle du délit, soit chez le délinquant, soit dans le milieu où il vit, pour approprier aux causes différentes des remèdes différents. Cette école criminelle positive constitue désormais une branche distincte et vigoureuse de la sociologie générale, sous le nom même de Sociologie criminelle, que je lui ai donné en 1882, afin d'y faire entrer les données expérimentales de l'anthropologie, de la physio-psychologie, de la psychopathologie et de la statistique criminelle, ainsi que les moyens indiqués par la science pour combattre (par la prévention et par la répression) le phénomène du délit.

Nous pouvons maintenant, après ces considérations générales, indiquer avec plus de détails les causes historiques de ce mouvement scientifique.

I

1. — Ni les Romains, si grands dans le droit civil, ni les juristes du moyen âge n'avaient su élever le droit criminel à la dignité de système philosophique. Ce fut Beccaria, guidé, il est vrai, par le sentiment plutôt que par un esprit rigoureusement scientifique, qui donna une impulsion extraordinaire à la doctrine des délits et des peines et qui fut suivi dans l'étude philosophique du. droit par une pléiade de penseurs.

Beccaria avait résumé les idées et les sentiments qui circulaient parmi les philosophes et dans l'opinion publique de son temps [1]. Mais entre les différents courants scientifiques que pouvait faire naître son livre immortel il y en eut un qui l'emporta sur les autres, surtout en Italie, et qui devint, avec une gloire aussi éclatante que légitime, l'école classique de droit criminel. Cette école avait et a un but pratique, la diminution des peines et en grande partie leur suppression, réagissant ainsi avec une noble générosité contre l’empirisme féroce du moyen âge ; elle avait aussi et garde une méthode théorique : l’étude a priori du délit comme être juridique abstrait.

Quelques autres courants théoriques se sont dessinés au cours de notre siècle, par exemple l'école correctionnaliste, que Rœder entre autres a soutenue avec tant d'énergie sous son double aspect de l'amendement moral et de l'amendement juridique. Mais bien qu'elle ait groupé, surtout en Allemagne et en Espagne, et avec moins de succès en France et en Italie, des adeptes ardents et convaincus, et quoiqu'elle représentât elle aussi une réaction généreuse contre les systèmes de réclusion du moyen âge, qui, plus ou moins se perpétuent encore chez nous, elle n'a pu avoir, comme école autonome, une longue existence. Deux faits concrets s'y opposaient: le premier, c'est que sous un régime pénitentiaire quelconque, quelque rigoureux ou quelque adouci qu'il soit, il y a toujours, et en très grand nombre, des types de criminels dont la correction est impossible ou extrêmement difficile et instable, parce qu'ils sont dominés par une constitution organique ou psychique anormale. Le second, c'est que, les causes originelles du crime résidant non pas dans le criminel seul, mais aussi, et pour une forte part, dans le milieu physique et social qui l'enveloppe, l'amendement de l'individu ne suffit pas à lui seul à le préserver des rechutes, si l'on ne commence par supprimer les causes extérieures, en réformant le milieu même, et surtout l'organisation sociale. Dès que l'amendement de l'individu est possible il reste obligatoire et utile, même aux yeux de l'école positive, pour certaines catégories de criminels ; ceux, par exemple, qui ont succombé à l'occasion, à l'entraînement de la passion ; mais aujourd'hui, comme fondement essentiel d'une théorie scientifique, ce principe n'existe plus.

L'école classique est donc restée seule prédominante en Italie, avec quelques divergences personnelles de vues sur certains points chez tel ou tel criminaliste, mais une en somme par sa méthode et par un ensemble général de principes et de conséquences. Et tandis que, dans la vie pratique, elle atteignait presque complètement son but, en adoucissant dans de très larges proportions, souvent même à l'excès, les peines fixées par la loi, dans le domaine de la théorie elle a donné au monde scientifique, après tant d'autres chefs-d'œuvre des criminalistes italiens, cet ouvrage de Carrara qui n'a pas été surpassé, ce Programma où justement, de ce principe posé a priori, que « le crime est un être juridique, une infraction et non une action », sont déduites par la seule vertu d'une puissance logique merveilleuse, toutes les principales conséquences juridiques abstraites dont ce principe était susceptible [2].

Avec Carrara et les plus illustres représentants modernes de l'école classique s'est fermé le glorieux cycle scientifique qu'avait ouvert Beccaria ; et tandis que le flot montant de la criminalité nous assiège, que les ouvrages classiques, en vain feuilletés, ne donnent plus sur le crime que des disquisitions juridiques abstraites, nous voyons dans les tribunaux et les cours d'assises, juges, défenseurs et accusateurs sentir le manque et la nécessité des études positives d'anthropologie et de psychologie sur les crimes et les criminels, qui peuvent seules jeter quelque lumière sur les applications de la pratique judiciaire pénale [3].

2. — Si de la théorie des délits nous passons à la pratique, c'est-à-dire à l'application des peines, nous trouvons, comme je l'ai dit ailleurs [4], une marche évidemment analogue dans l'histoire de l’école pénitentiaire classique. Si cette école semble moins près de sa fin, c'est que, entraînant, outre les constructions faciles et peu coûteuses de syllogismes, dont sont remplis les traités et les codes, les constructions beaucoup plus dispendieuses des architectes qui édifient les prisons, elle a trouvé des applications beaucoup plus restreintes, surtout dans les grands États européens, et par suite n'a pas encore révélé tout ce qu'il y a de faux dans ses exagérations. Mais certainement ce qui s'est passé pour l'évolution historique, désormais achevée, de l'école criminelle théorique, se passera aussi, avec le même résultat, pour l'école pénitentiaire pratique.

Peu d'années après l'initiative magnanime de Beccaria en Italie, le vertueux John Howard provoquait un mouvement analogue en Angleterre. Il lui avait suffi pour cela de décrire avec éloquence l'état misérable d'ordure matérielle et de corruption morale où croupissait la foule des condamnés dans les diverses prisons de l'Europe visitées par lui, et de décrire avec enthousiasme les premiers essais d'isolement cellulaire inaugurés par l'abbé Franchi à Florence (1667), par le pape Clément XII à Rome (prison de Saint-Michel, 1703) imités ensuite par l'impératrice Marie-Thérèse à Milan (1759) dans la maison de correction à 140 cellules, puis par le vicomte Alain XIV dans la prison cellulaire de Gand (1775). Transporté et développé en Amérique, d'où il revenait ensuite en Europe, ce mouvement devenait l'école pénitentiaire qui s'immobilisait bientôt, tant pour la discipline, résumée dans la formule à trois termes, isolement, travail, instruction (surtout religieuse) que pour l'architecture, dans le système que Bentham, en l’inventant et en le présentant au Parlement anglais et ensuite à l'Assemblée française, appelait « panoptique », à cause des galeries rayonnantes qui permettaient à l'œil d'un surveillant, placé au centre de cette formidable ruche humaine, de la surveiller tout entière.

L'esprit de réforme était dans l'air à la fin du XVIIIe siècle : c'est à cette époque en effet que Valsalva à Bologne, Daquin en Savoie, Chiarugi en Toscane, en même temps que Pinel en France et Tuke en Angleterre, entreprenaient la grande réforme moderne dans le traitement des aliénés. Ces malheureux, chargés jusque-là de fers et de chaînes, par suite des idées philosophiques qui faisaient alors de la folie, comme du délit, une faute de l'individu furent dorénavant traités, dans la plupart des cas, avec douceur, et jouirent d'une liberté relative à laquelle on a, dans ces derniers temps, ajouté l'hygiène bienfaisante du travail.

Il existait donc, pour les fous aussi, un courant humanitaire réformes, qui a produit de son côté l'école moderne de psychiatrie, vivifiée toutefois, depuis plusieurs années, par la méthode expérimentale.

Mais, pour revenir aux délits et aux peines, les deux écoles classiques eurent exactement même point de départ, même direction même point d'arrivée.

Dans le domaine des principes juridiques, l'école inaugurée par Beccaria et, dans le domaine des règles disciplinaires de la détention pénale, l'école inaugurée par Howard, se produisaient toutes deux comme une réaction généreuse contre les horreurs législatives et administratives qui, du moyen âge, s'étaient perpétuée jusqu'aux approches de la Révolution française. Ces protestation communes contre le système des lois et des prisons de cette époque furent accueillies par des applaudissements unanimes et, en suivant des routes parallèles, furent portées par le flot du sentiment humanitaire jusqu'à de véritables exagérations. Les disciples de Beccaria, en étudiant le délit en soi comme une forme juridique, abstraite détachée du monde réel, où il a des racines si profondes, se proposèrent un but qu'ils ont désormais atteint, celui de diminuer en général les peines inscrites dans les codes et d'en supprimer un grand nombre qui étaient incompatibles avec le sens moral des peuples modernes. Les continuateurs de Howard, étudiant la prison en elle-même et pour elle-même, sans se préoccuper du monde d'où vient le condamné et où restent ceux qu'il a lésés, s'attachèrent et réussirent, eux aussi, à améliorer la vie dans la prison.

Mais il est temps de se rappeler, ce qu'ils ont oublié, guidés et animés qu'ils étaient par les aspirations du sentiment, bien plus puissantes assurément que les conseils de la froide raison. Comme ils se sont trop préoccupés, et trop exclusivement, du sort des malfaiteurs une fois la faute commise, leur attention et la sollicitude de la philanthropie publique se sont détournées d'une foule bien plus considérable de malheureux qui traînent à grand'peine autour de nous une vie misérable, et qui ont sur les délinquants cette supériorité morale, d'être et de rester honnêtes.

L'attention des législateurs et des philanthropes s'est jusqu'à présent trop exclusivement portée sur des individus qui, par l'effet d'une dégénérescence de leur organisation physique et psychique, et sous l'action d'un milieu social corrompu, ont réagi contre les conditions extérieures avec une activité malfaisante et criminelle ; tandis que le même milieu, le même manque d'instruction et d'éducation morale, la même misère, tout en pesant du même poids sur tant de millions d'hommes, ne les ont jamais poussés au vol ni à l'homicide ; mais toutes les tentations et les souffrances, se brisant contre un sens moral fortement trempé, ont tout au plus provoqué chez quelques-uns la protestation douloureuse du suicide.

Il est donc temps que ce sentiment humanitaire de notre époque qui, jusqu'à présent, s'égarait souvent pour témoigner une sollicitude excessive aux délinquants, ou même pour protéger les animaux avec une sensiblerie déraisonnable, rentre dans la grande route de la justice et de la vérité. Ainsi la société actuelle pourra remplir sa mission : elle travaillera à soulager, non plus par l'aumône des religieux du moyen âge, ni par la négation violente des lois de l'évolution sociale, toutes ces misères qui, sous des formes innombrables, obscurcissent de tant d'ombres l'éclat de notre civilisation.

3. — Et voici que, depuis quelques années, se dessine dans la science criminelle un mouvement nouveau : inauguré pour ce qui regarde l'anthropologie par Lombroso, il est aussitôt après affirmé, pour le compte de la sociologie juridique, par une personne dont le nom importe peu, qui, dans un livre daté de 1878, où l'on trouve d'ailleurs les défauts d'une œuvre de jeunesse, « annonçait l'intention d'appliquer la méthode positive à la science du droit criminel ». On s'y attachait ensuite à développer surtout le côté sociologique des nouvelles recherches, et l'on donnait précisément à cette étude nouvelle le nom de sociologie criminelle.

En même temps Garofalo étudiait et développait de préférence les inductions plus particulièrement juridiques de la nouvelle école.

C'est une loi de l'âme humaine que toute innovation, dans un ordre quelconque de faits, éveille la défiance de ceux qui assistent à ses premières tentatives. Et ce sentiment conservateur n'est pas légitime seulement ; il est nécessaire pour la sélection des idées, pourvu toutefois qu'il n'aille pas jusqu'à l'étrange illusion de vouloir empêcher toute aspiration ultérieure au progrès ; car ces aspirations sont légitimes à leur tour et nécessaires au bien de la société, dont la vie est précisément la résultante de ces deux tendances contraires qui tendent à une même fin. C'est dans ce sens que Spencer disait que tout progrès réalisé est un obstacle aux progrès à venir ; car l'homme qui a consacré sa vie à la réalisation d'une réforme, d'une amélioration quelconque, tombe naturellement dans cette illusion, à laquelle quelques esprits privilégiés peuvent seuls se soustraire, de croire qu'il est arrivé au dernier terme du progrès humain. Comme il pense avoir atteint l'extrême limite, le révolutionnaire d'hier devient le conservateur d'aujourd'hui. C'est justement ainsi que cette personne, qui affirmait la nécessité de renouveler le droit criminel, vit pleuvoir sur elle les accusations de « nihilisme scientifique », de « néomanie », de « bouleversements moraux et sociaux », etc.

Mais cette personne, que ses études avaient amenée sur le terrain des recherches juridiques, et qui ne faisait autre chose que de recueillir et coordonner les idées répandues déjà dans les autres sciences naturelles et psychologiques, et d'exprimer le sentiment, mûri déjà par une longue période d'incubation, déjà très vif dans la conscience commune, d'un désaccord entre une foule d'abstractions juridiques et les faits palpitants des Cours d'assises et des Tribunaux, cette personne, dis-je, continuait son étude, et, reconnaissant dans ces contradictions mêmes un phénomène psychologique naturel, par conséquent inévitable, laissait les idées suivre spontanément leur évolution.

Or l'idée soutenue dans le domaine de l'anthropologie par Lombroso, et par cette personne dans celui de la sociologie juridique, s'est répandue avec une rapidité surprenante et a trouvé, en Italie et hors d'Italie, parmi les juristes, les naturalistes et les sociologues, une phalange de plus en plus nombreuse et unie de partisans, qui lui a donné le droit de s'affirmer désormais comme une nouvelle école scientifique ; et cette école, malgré quelques divergences de vues, qu'il était impossible d'éviter dans l'observation de phénomènes naturels, et telles par conséquent qu'on en rencontre de pareilles dans toutes les sciences positives, possède malgré tout une méthode et une direction communes, ainsi qu'un patrimoine commun d'idées et d'aspirations. Et cela vient non pas d'un mérite spécial de ses premiers promoteurs, mais uniquement de ce que cette tendance n'attendait pas autre chose pour s'épanouir et se répandre qu'une franche affirmation ; attendu qu'elle était et qu'elle est dans l'air que nous respirons, qu'elle était et reste l'expression dernière d'un pénible désaccord, désormais évident, entre une foule de théories criminalistes et la justice pratique.

L'impuissance des peines à réprimer les délits malgré le gaspillage d'efforts et de dépenses qu'elles ont provoqué, le nombre toujours croissant des récidives, le contraste dangereux et parfois absurde entre les constatations de la psychiatrie et les théories mystiques sur la responsabilité morale de l'homme, l'exagération ou l'arrêt du développement des formes de la procédure, l'introduction dans cette procédure surannée d'institutions nouvelles qui ne font point corps avec elle, tout cela, avec d'autres raisons encore réclamait et réclame, devant la conscience commune, un remède scientifique et législatif.

Eh bien, telle est la cause du nouveau cours que suit le droit criminel ; cette doctrine nouvelle ne prétend pas, notez-le bien, détruire d'un coup tout ce qui s'est fait jusqu'à présent dans la science et dans la pratique : elle se présente au contraire comme une évolution progressive de cette science criminelle elle-même ; elle entend introduire dans la fonction suprême de la justice pénale un renouvellement qui la rendra vraiment humaine, au sens le plus élevé et en même temps le plus précis du mot.

Avant tout, cependant, il faut écarter cette idée incomplète, exprimée par certains juristes éclectiques et, au début, par Lombroso lui-même [5], que cette nouvelle école n'est qu'une union partielle, une alliance sympathique entre le droit pénal et l'anthropologie criminelle. Non ; elle est quelque chose de plus ; elle a une portée scientifique et pratique bien plus considérable ; elle est l'application de la méthode expérimentale à l'étude des délits et des peines ; et à ce titre, par conséquent, tandis qu'elle fait pénétrer dans l'enceinte du technicisme juridique abstrait le souffle vivifiant des observations nouvelles, faites non seulement par l'anthropologie criminelle, mais aussi par la statistique, la psychologie et la sociologie, elle représente véritablement une nouvelle phase dans l'évolution de la science criminelle [6].

En Italie la méthode positive est chose ancienne, puisqu'elle naquit, à la Renaissance, des travaux de Galilée et de son entourage. Seulement il est arrivé que l'application de cette méthode, qui s'était faite sans bruit dans les diverses sciences physique, a éveillé au contraire beaucoup de défiance quand on l'a transportée dans le domaine des études morales et sociales ; et pourtant, il est évident que si cette méthode a été si féconde dans certaines sciences, il n'y a pas de raison pour qu'elle ne doive pas l'être dans toutes les autres. Les sciences ont toutes un fonds commun et un but identique : l'étude de la nature et la découverte de ses lois au profit de l'humanité.

Et cela est si vrai que, avec la méthode traditionnelle a priori, la philosophie n'était, comme le dit Spencer, qu'une succession de suicides continuels, vu que chaque philosophe renversait les systèmes précédents pour édifier son propre système destiné à être détruit à son tour par ses successeurs ; tandis qu'avec la méthode expérimentale, au contraire, les découvertes une fois faites et vérifiées le sont pour toujours, et demeurent inébranlables quant aux faits d'où elles ont été tirées. Et tandis que, dans la philosophie métaphysique, on a trop souvent observé une opposition absolue entre des systèmes incompatibles sortis tout entiers de la fantaisie logique des penseurs, dans la philosophie positive, au contraire, il n'y a que des différences partielles d'interprétation personnelle, et la base commune demeure unique, et unique aussi le fait observé.

Mais nous trouvons, ici encore, une loi psychologique, qui veut que l'homme se préoccupe des sciences d'autant plus qu'elles tiennent ou paraissent tenir de plus près à ses sentiments et à ses intérêts personnels.

Voilà pourquoi, lorsque Galilée préconisa l'emploi de la méthode positive dans les sciences physiques, il y eut bien peu de protestations et de défiance, si ce n'est de la part de ceux qui trouvaient certaines découvertes en opposition avec leurs croyances ou leurs préjugés académiques et leurs intérêts de caste.

Mais en somme, tant que cette méthode se borna aux sciences qui ne touchent pas à l'homme même, astronomie, physique, chimie, géologie, botanique, etc., elle ne rencontre pas beaucoup d'opposition.

Puis vint, de notre temps, Claude Bernard qui voulut appliquer cette méthode à la physiologie humaine, et renverser les vieilles imaginations métaphysiques telles que le vitalisme. Cette, fois encore des rumeurs s'élevèrent; mais cependant le silence se rétablit bientôt, parce que la physiologie paraissait encore intéresser bien peu la partie morale de l'homme.

Tumultueuse au contraire fut la lutte lorsque Comte en France, Spencer en Angleterre, en Italie Ardigò, Wundt en Allemagne, voulurent étendre la méthode positive à l'étude morale et psychologique de l'homme. Les sentiments coutumiers et héréditaires, les croyances religieuses, se crurent particulièrement menacés par cette tentative et se soulevèrent avec violence, bien que, par bonheur, sens commun, religion et science se développent dans des sphères très différentes. Seulement plus s'étend le domaine de la science, plus se resserre celui du gros sens commun et de la religion ; car chez l'individu comme dans l'humanité, l'intelligence et le sentiment suivent, en règle générale, une marche inverse, ou du moins, quand le développement de l'intelligence prend le dessus, si elle n'étouffe pas le sentiment, elle le domine et le transforme. Si bien que si l'on voulait établir une sorte d'échelle psychologique de l'homme au point de vue de la connaissance, on pourrait dire que d'abord se présente chez lui l'observation commune, sans suite et sans lien, des phénomènes naturels, et c'est le degré inférieur ; là où elle n'atteint pas la science, qui n'est pas autre chose qu'une observation coordonnée et systématique des faits ;et là où la science, n'arrive pas à résoudre les problèmes les plus élevés de la vie, la foi y arrive, grâce à l'intuition vague de l'inconnu.

Mais à présent la psychologie elle-même est devenue une science positive, et le monde s'en arrange parfaitement, et les générations nouvelles travaillent l'une après l'autre à en développer de plus en plus la nouvelle vie.

Quand on voulut appliquer ensuite la même méthode positive aux sciences sociales et particulièrement à celles qui touchent de plus près à la vie générale de chaque jour, c'est-à-dire à l'économie politique et au droit pénal, alors grandirent démesurément les soupçons et les résistances; parce qu'on ne voyait là que la menace d'un bouleversement économique et juridique de la société : or les intérêts, quand ils se croient en danger, ne permettent pas aux idées de suivre en paix leur route et de produire leurs effets bienfaisants.

4. — Mais quelle raison aurait-on de refuser aux sciences sociales et juridiques cette extension de la méthode positive, qui a déjà rendu dans tous les autres ordres de sciences de si grands services ?

Aucune assurément, pour celui qui s'élève à des vues hautes et sereines sur l'évolution scientifique de notre époque.

À chaque pas, en effet, nous rencontrons, de notre temps, les exemples de cette extension continuelle de la méthode positive, fondée sur l'observation et l'expérience, à toutes les branches du savoir humain.

Même en dehors de la science, nous assistons en ce moment à un nouveau mouvement de l'art moderne, par lequel, toujours au nom de la méthode d'observation, aux types arbitraires du romantisme et de l'académie se substitue l'étude de la vérité et de la vie ; et ainsi s'accomplit une évolution progressive qui, à juste titre, met la vie de l'art en harmonie avec le rythme de la pensée moderne [7].

Mais, pour rester dans le domaine de la science, il est d'autres exemples qui fortifient notre opinion et l'appuient sur l'autorité incontestable de l'expérience.

On sait que, jusqu'au début du XIXe siècle et plus tard encore, la médecine pratique avait toujours suivi une méthode pour ainsi dire métaphysique et abstraite. En médecine on ne s'occupait que de nosologie, c'est-à-dire qu'on étudiait, on décrivait, on traitait les maladies comme des entités abstraites et d'une façon abstraite. Le médecin, au lit du malade, laissait tout à fait au second plan la personne et se préoccupait uniquement de découvrir l'affection qui altérait la santé : s'était-il convaincu, par exemple, qu'il avait affaire à la fièvre, à l'érysipèle, à la pleurésie, il faisait abstraction du malade, faisait appel à ses connaissances en nosologie, et combattait la fièvre en soi, l'érysipèle ou la pleurésie en soi, comme des êtres réels. Que le malade fût de tempérament sanguin, lymphatique ou nerveux ; qu'il y eût des antécédents soit héréditaires, soit personnels, de dénutrition, ou d'abus de la vie ; que la cause externe ou interne du désordre organique fût telle ou telle, peu importait : la pleurésie était la pleurésie et c'est à ce seul titre qu'on devait la combattre.

Plus récemment une tendance nouvelle s'est produite dans la médecine, en ce sens qu'on y a aussi appliqué la méthode qui consiste à observer les faits ; et alors on en est venu à étudier avant tout la personne vivante du malade, ses antécédents, son genre de vie, ses manifestations organiques, et par les procédés nouveaux, d'un caractère exactement expérimental, de l'auscultation, de la percussion, de la thermométrie, de l'analyse des urines, et ainsi de suite, on est arrivé à bannir de la science et de la pratique la tendance abstraite d'autrefois ; on a laissé de côté les entités morbides, et au lieu de soigner les maladies, on a soigné les malades. De là vient qu'aujourd'hui la même maladie peut être traitée par les moyens tout différents, quand le milieu et l'individu présentent des conditions différentes.

On sait que Bufalini, sur le terrain de la théorie, et Concato, Tommasi, etc., à l'exemple des médecins allemands, furent en Italie les porte-étendards de cette méthode positive que tous suivent à présent ; de même que Lombroso fut des premiers chez nous à introduire, par un emprunt fait aussi à l'Allemagne, la méthode expérimentale dans la psychiatrie. Là aussi on combattait auparavant en elles-mêmes, comme ayant une existence propre, les maladies mentales : manie, mélancolie, démence, etc. ; mais bientôt, malgré les résistances et les railleries, toujours inévitables dans les premiers moments, on comprit qu'il fallait soigner les fous et non la folie, en employant pour les étudier tous les moyens qui composent justement l'arsenal de la psychiatrie moderne.

Eh bien, qui ne voit combien il y a d'analogie entre cette transformation si féconde et si utile des sciences médicales et celle que la nouvelle école représente dans le droit criminel, qui devrait être précisément une pathologie et une clinique sociale ? Ce droit, lui aussi, à consisté jusqu'à présent dans l'étude des crimes considérés comme des êtres abstraits : jusqu'à présent le criminaliste a étudié le vol, l'homicide, le faux en eux-mêmes et pour eux-mêmes, « comme entités juridiques », comme abstractions ; et avec la seule aide de la logique abstraite et des sentiments propres à l'honnête homme, qu'on a crus, bien à tort, identiques à ceux des criminels, il a établi pour chaque crime, à la suite d'un calcul dont plusieurs des criminalistes les plus avisés ont proclamé l'impossibilité scientifique, une peine déterminée à l'avance, de même que, pour chacune des anciennes espèces de maladies, on avait déterminé à l'avance des remèdes rigoureusement fixés et dosés. Pour le criminaliste classique la personne du criminel est un élément tout à fait secondaire, comme l'était autrefois le malade pour le médecin il n'est qu'un sujet auquel on applique des formules théoriques imaginées théoriquement, un mannequin animé, sur le dos duquel le juge colle le numéro d'un article de loi pénale, et qui devient lui-même un numéro par l'exécution de la sentence !

Assurément le criminaliste, comme le médecin de la vieille école, a dû, malgré tout, s'occuper du coupable, comme l'autre du malade, à cause de certaines conditions personnelles trop évidentes pour être négligées, qui modifiaient, disait-on, la responsabilité morale de l'homme. Mais quant au reste, quant aux autres conditions organiques et psychiques où se trouvait le délinquant, en dehors d'un petit nombre de circonstances manifestes, et expressément énumérées (minorité, surdi-mutité, folie, ivresse, transport passionnel), quant aux influences de l'hérédité et de la famille, aux conditions du milieu physique et social, qui pourtant constituent les antécédents inséparables de la personne du criminel et par conséquent de ses actions, le criminaliste y est resté tout à fait étranger. Il s'occupait des crimes, non des criminels, et se comportait précisément comme les médecins du temps passé.

Je ne prétends pas que toute cette étude du crime en soi, considéré comme entité juridique, ait été inutile, de même que je ne prétends pas que la médecine n'ait tiré aucun parti, même après sa transformation, des études nosologiques d'autrefois ; mais je soutiens que cette étude abstraite du délit considéré indépendamment de la personne du délinquant ne suffit plus aujourd'hui. Par conséquent on s'explique dans la science criminelle la raison de cette évolution à la suite de laquelle on continue sans doute à étudier le crime en soi, mais en étudiant d'abord le criminel, à l'aide de tous les moyens que nous fournit justement la méthode positive [8].

 En effet demandez maintenant au criminaliste pour quelle raison, par exemple, d'après la science qu'il étudie, il se commet tous les ans en Italie trois ou quatre mille homicides, tandis que dans d'autres pays, dont la population est cependant plus nombreuse, il s'en commet toujours beaucoup moins ; et comment il n'arrive jamais que dans une année il ne se commette aucun homicide, et jamais qu'il s'en commette quatre cent mille ; et quels peuvent être, d'après cette science, les remèdes propres à supprimer ou tout au moins à retarder l'augmentation du nombre des homicides ; faites, disais-je, cette demande à un criminaliste classique, il ne pourra vous donner aucune réponse, parce que jusqu'à présent sa science ne s'est pas même posé ces problèmes, ou qu'elle leur a donné une réponse indirecte, aussi facile que peu scientifique. C'est-à-dire qu'elle a admis, comme postulat implicite, qu'il dépend de la libre volonté des hommes de commettre ou de ne point commettre de crimes, de les commettre d'une façon ou d'une autre, et en plus ou moins grand nombre. Et c'est ainsi que s'est atrophiée toute autre étude sur les causes naturelles de ce phénomène social.

En revanche, le criminaliste classique saura très bien dire dans quel cas un délit est tenté ou manqué, ou consommé, aggravé ou atténué, et ces connaissances nous seront utiles aussi dans la suite ; mais en attendant il restera muet devant ces problèmes plus pressants dont la société moderne réclame pourtant une solution pratique et efficace.

Et si l'on répondait que la science criminelle a donné les peines pour remèdes aux crimes, nous ferions remarquer à notre tour que ces peines, dans tous les systèmes de réclusion, sont restées si loin du but marqué et des résultats espérés, que vraiment nous voyons, ici encore, s'affirmer de plus en plus urgente la nécessité de faire face à ce que Holtzendorff, un criminaliste classique pourtant, a appelé « la banqueroute du système pénal actuel ». Et il ne pouvait en être autrement, étant donnée la méthode a priori qui fait de la peine la conséquence d'un syllogisme abstrait et non celle de l'étude positive des faits. Jusqu'à présent le criminaliste s'est enfermé dans sa conscience d'honnête homme, du haut de laquelle il a jugé et réglé le monde des délinquants, en partant de cette idée qu'ils étaient tous des hommes comme lui. Et alors il a établi ce principe a priori : l'homme, de sa nature, tend au bien, et s'il, fait le mal, c'est ou par ignorance ou par méchanceté et par une libre détermination de sa volonté. Et de là il a déduit logiquement cette conséquence, qu'il fallait opposer à cette inclination malfaisante de la volonté un obstacle psychologique qui, se présentant d'un côté avec un caractère douloureux, servirait à retenir l'homme animé d'une intention mauvaise, de l'autre côté avec le caractère de sanction légale, servirait « à raffermir le droit violé par le délit ».

En apparence le raisonnement était très logique ; mais il ne répondait pas aux faits qui, soit qu'on les observe dans les prisons, dans les maisons de fous, ou ailleurs, nous disent quelque chose de bien différent : à savoir qu'il y a beaucoup d'hommes qui n’ont aucune répugnance pour ce que les honnêtes gens appellent mal ou délit ; qui ne voient dans le vol qu'un métier qui a ses dangers (la prison) comme toute autre profession ; qui regardent l'homicide non comme un délit, mais comme l'exercice d'un droit ou tout au moins comme une action indifférente. Et ces déclarations, nous les avons nous-même entendu faire dans les prisons par des condamnés qui auraient eu tout intérêt à témoigner du repentir, et qui, bien loin de là, proclamaient que, rendus à la liberté, ils recommenceraient à voler ; qu'ils tueraient ou les témoins qui les avaient chargés ou la victime qui leur avait échappé, etc., etc. Certes tous les délinquants n'en sont pas là ; mais, quoi qu'il en soit, le fait est que des hommes qui ne sont pas fous au sens médical du mot, pensent et sentent d'une façon tout opposée à celle que présupposent les criminalistes ; car ceux-ci, naturellement, sentent et pensent en honnêtes gens, et ne se doutent pas même qu'on puisse penser et sentir autrement.

Et ces mêmes délinquants vous disent que pour eux la peine est simplement un inconvénient professionnel, comme pour le couvreur la chute du haut des toits, comme les explosions de grisou pour le mineur ; ils ajoutent que souvent ils « font le coup » sans danger ; ils finissent par dire que s'ils sont découverts et punis (or ils le sont rarement, car sur cent délinquants, trente restent inconnus et trente autres restent impunis), deux mois, un an, cinq ans de prison ne sont pas un si grand malheur.

Ainsi le fait ne confirme pas l'idée que l'honnête homme se fait de la réclusion ; car elle est à ses yeux une souffrance et une infamie, tandis que jusqu'à présent beaucoup de délinquants n'y voient qu'un moyen de se retrouver avec une foule de camarades et de vivre aux frais de l'État.

Et de même que, dans la médecine pratique, lorsque l'expérience a démontré qu'un certain remède, que l'on croyait efficace contre une maladie déterminée, ne l'est pas du tout, on y renonce pour en chercher d'autres, de même dans la science qui règle cette fonction souveraine par laquelle la société se défend contre le délit, si l'on reconnaît que les peines employées jusqu'à présent n'atteignent pas leur but, on doit les abandonner pour chercher d'autres remèdes qui n'en différeront pas seulement par l'apparence, la forme ou le nom, mais qui seront moins illusoires, moins stupides, moins dispendieux, plus humains enfin pour le condamné comme pour la société qui le frappe. Jusqu'à présent, en effet, ce qui arrive, c'est que, après avoir commis un crime, le coupable, si toutefois on le découvre (ce qui est loin d'être toujours le cas), est mis en prison, et là, le plus souvent, ne travaillant pas, impose aux contribuables une charge nouvelle pour l'entretenir dans une oisiveté qui l'abêtira ou ruinera sa santé, et qui, en tout cas, le rendra encore moins apte à la vie sociale.

Mais comme ces remèdes nouveaux et plus efficaces ne peuvent être inventés par voie d'abstraction et de syllogisme, il faut justement les demander aux recherches positives, c'est-à-dire à cette nouvelle méthode qui seule a fait de la science criminelle une véritable science sociale et positive [9].

Il est un autre exemple fort éloquent, plus rapproché encore des sciences juridiques, qui confirme aussi par anticipation l'opportunité et l'utilité de nos applications ; c'est l'exemple de l'économie politique.

On peut dire qu'Adam Smith fut pour l'économie politique ce que fut César Beccaria pour le droit criminel. Ils ont inauguré deux grands et glorieux courants scientifiques qui se ressemblaient par un noble esprit de réaction contre l'empirisme du moyen âge, et qui tous deux élevaient la bannière de l'individualisme, l'un en prêchant la libre concurrence, l'autre en défendant les droits de l'humanité contre la tyrannie de l'État dans le domaine de la justice criminelle. Ces écoles classiques ont toutes deux apporté à la société de grands bienfaits ; mais toutes deux aujourd'hui ont fourni leur glorieuse carrière ; elles ont atteint et peut-être dépassé leur but.

Adam Smith et son école emploient la méthode a priori et étudient les phénomènes économiques – consommation, production, distribution des richesses – comme des êtres abstraits égaux à eux-mêmes en tous temps et en tous lieux ; ils formulent des dois qu'ils déclarent universelles, absolues, immuables. Ils partent d'un grand principe : l'homme cherche toujours le bien-être, et ils en tirent, par voie de déduction logique, les dernières conséquences, les lois générales. Mais depuis un certain nombre d'années; en Allemagne d'abord, puis ailleurs, il s'est produit dans la science économique un mouvement hétérodoxe qui a donné naissance à l'école réaliste, ou historique, ou positive, de l'économie politique ; elle a aussi des représentants fameux que le député prussien Oppenheim appela les socialistes d'État, et que Cusumano, il y a quelque vingt ans, a fait connaître avec tant d'enthousiasme à l'Italie. Et maintenant cette nouvelle évolution s'est répandue partout, comme le constatent Laveleye et d'autres [10], et a trouvé son expression complète dans les doctrines socialistes dont Marx avait déjà, antérieurement, tracé les lignes avec une méthode positive rigoureuse et puissante.

Or, qui ne voit que cette direction positive de la science économique, où l'on proclame la nécessité d'observer les faits économiques non plus d'une façon abstraite, mais tels qu'ils se produisent en réalité, dans telles et telles conditions de temps et de lieu, pour en déduire des lois historiques valables pour tel pays, pour telle période de temps, et non pour d'autres pays et d'autres époques – direction qui conduit par une logique inexorable au socialisme positif et scientifique, qui est le transformisme économique,– qui ne voit, dis-je, que cette direction est tout à fait analogue à celle que l'école positive préconise et qu'elle a déjà commencé à appliquer dans les sciences criminelles et pénales [11] ?

Et qui ne voit alors que, en rapprochant le fait de la tendance nouvelle de la criminologie des faits analogues qui se produisent dans l'art et dans la science, on obtient une preuve nouvelle et singulièrement éloquente de son opportunité historique et de son utilité pratique ? D'autre part tout cela ne fait que confirmer une fois de plus une idée désormais solidement établie dans l'histoire de l'humanité ; savoir qu'aucun phénomène n'est miraculeux ni arbitraire, mais que tout ce qui arrive devait arriver, parce qu'un fait n'est jamais que l'effet naturel de causes déterminantes. De sorte que, si, dans la science criminelle, s'est manifesté de notre temps et s'élargit sans cesse davantage ce mouvement progressif, ce serait une étrange aberration de voir en cela une velléité personnelle de tel ou tel individu, au lieu d'y reconnaître la manifestation nécessaire et inévitable d'une certaine condition historique de la science comme reflet de la vie sociale.

5. — J'avais donc raison d'affirmer que notre école n'est pas une union partielle, plus ou moins organique, une alliance sympathique, plus ou moins transitoire, du droit pénal avec les sciences anthropologiques et sociologiques, mais qu'elle est en réalité une des applications si nombreuses et si fécondes de la méthode positive à l'étude des faits sociaux, et qu'à ce titre elle est un développement ultérieur de l'école classique inaugurée par Beccaria.

En effet, si cette dernière s'est proposé et a obtenu dans l'ordre pratique la diminution des peines, et dans l'ordre théorique l'étude abstraite du délit considéré comme une entité juridique, à son tour la nouvelle école, elle aussi, se propose un double et fécond idéal. Dans la pratique, elle se propose comme but la diminution des délits, qui toujours augmentent, bien loin de diminuer ; et dans la théorie, afin justement d'arriver à cet objet pratique, elle se propose l'étude complète du délit, non comme abstraction juridique, mais comme action humaine, comme fait naturel et social par conséquent elle entreprend d'étudier non seulement le délit en lui-même comme rapport juridique, mais aussi et d'abord celui qui commet ce délit, c'est-à-dire le délinquant.

Et puisque la médecine nous apprend que pour trouver les remèdes d'une maladie il faut d'abord en chercher et en découvrir les causes ; de même la science criminelle, sous cette nouvelle forme qu'elle commence à prendre, recherche les causes naturelles de ce phénomène de pathologie sociale qu'on appelle délit : elle se met ainsi en mesure de découvrir des remèdes efficaces qui pourront, non pas le supprimer (car il y a dans la nature des anomalies qu'on peut atténuer sans pouvoir les détruire), mais bien à le contenir dans certaines limites.

Ce n'est pas tout : de même que nous avons vu l'école classique s'élever au nom de l'individualisme, pour en revendiquer les droits opprimés par l'État pendant le moyen âge [12], de même l'école positive cherche aujourd'hui à mettre des bornes à la prédominance parfois excessive de cet individualisme, et tend à rétablir l'équilibre entre l'élément social et l'élément individuel. Et ce caractère de la nouvelle école de droit criminel lui est commun avec toutes les autres sciences juridiques et sociales et surtout avec l'économie politique ; car celle-ci, bien que le courage intellectuel ne lui fasse pas défaut pour arriver à la conclusion socialiste, montre surtout de la manière la plus éclatante la tendance scientifique à tempérer un individualisme exagéré et métaphysique par l'introduction d'une proportion plus juste de l'élément social. Et ceci est tout à fait d'accord avec la grande loi d'action et de réaction, qui domine le monde physique comme le monde moral, loi par laquelle une force qui s'est développée outre mesure dans une direction donnée finit par provoquer une réaction en sens inverse, qui, à son tour, arrive toujours à dépasser la juste limite ; et c'est seulement après ces mouvements extrêmes dans des sens opposés que se produit naturellement le courant moyen et définitif pour chaque moment historique, qui deviendra lui-même l'origine d'une succession ininterrompue de rythmes d'action et de réaction.

De là découle immédiatement cette conséquence que, dans l'ordre théorique, nous acceptons de bon cœur et avec reconnaissance tout ce qu'ont fait jusqu'à présent les écoles classiques dans l'étude juridique du délit, en nous réservant, cela va sans dire ; le droit imprescriptible de modifier les idées dont les progrès des sciences naturelles ont montré le désaccord avec la réalité des faits. Et nous reconnaissons de la sorte que, sans le travail glorieux de nos prédécesseurs, nous ne pourrions nous-mêmes passer outre ; et c'est ce que veut la loi universelle d'évolution, par laquelle, comme le disait Leibnitz, le présent est fils du passé mais père de l'avenir [13].

II.

6. — Telles étant et les origines et les visées de l'école positive dans le droit criminel et pénal, on ne saurait expliquer autrement que par les préjugés accoutumés, par la répugnance que soulève d'ordinaire toute innovation et que Lombroso appelait le « Misonéisme », les accusations auxquelles a donné lieu, de la part des théoriciens et des praticiens, la naissance de ce courant scientifique.

Nous avons été accusés de tendre, en matière de droit pénal, au « nihilisme complet », uniquement pour avoir dit que cette science, telle qu'elle existe aujourd'hui, ne s'appuie pas, la plupart du temps, sur des bases positives, et que, en conséquence, comme de l'astrologie est sortie l'astronomie, de l'alchimie la chimie, de la démonologie la psychiatrie, et ainsi de suite, de même nous pensions que, de la pénologie actuelle, illusoire dans la pratique, devait naître un corps de doctrine plus positif et plus utile à la société. Et nos accusateurs ne s'apercevaient pas que telle était précisément la signification de la nouvelle école ; qu'elle venait par conséquent rajeunir et vivifier, par le contrôle des études expérimentales, la partie vraie et impérissable du droit criminel, en compensant par cet inestimable bienfait la perte des feuillages et des rameaux que la métaphysique avait desséchés. C'est une loi que, dans la nature, tout procède par degrés ; et ainsi la science criminelle, comme tout autre organisme vivant, se propose, dans ses progrès, non pas de détruire tout ce qui s'est fait jusqu'à présent dans le domaine strictement juridique, mais seulement d'amputer les parties mortes et d'activer l'évolution ultérieure de ces germes que les criminalistes n'ont pu développer, absorbés qu'ils étaient par l'accomplissement de leur mission historique, et trop souvent égarés par une méthode qui fut toujours inféconde.

7. — Puisque la science avance en traversant des périodes d'action et de réaction, et que tout courant dans un certain sens, une fois arrivé à son maximum, détermine un courant opposé qui, par réaction, arrive à l'autre extrémité, jusqu'à ce que s'établisse la résultante, qui se trouve entre les deux, il y a, pour ainsi dire, un éclectisme naturel. Mais ce n'est pas à cet éclectisme naturel qu'appartiennent ceux qui, placés entre l'école classique et l'école positive, n'ont pris parti ni pour l'une ni pour l'autre, et qui ont proclamé une « alliance » entre les sciences anthropologiques et les sciences pénales.

Dans la science pénale, en effet, en face du développement complet de l'école classique et des débuts de l'école positive, l'éclectisme ne peut être qu'un a priori, puisqu'il prétend déterminer la résultante de deux courants dont le dernier est loin d'avoir atteint son expansion complète ; il doit donc être et il est en effet arbitraire et toujours provisoire, puisque la résultante doit se déplacer à chaque développement ultérieur du nouveau courant scientifique.

Si d'ailleurs l'éclectisme se produit après que les deux courants ont accompli leur cycle, il est parfaitement inutile que des hommes d'étude s'évertuent à déterminer eux-mêmes la résultante, parce qu'elle se détermine mieux et plus sûrement elle-même, par un travail purement naturel.

Or prétendre fixer dès à présent, par des transactions éclectiques, cette résultante naturelle, c'est tout simplement une œuvre stérile et vaine, si même elle n'atteint pas au ridicule de ce que j'ai appelé « la méthode de l'expectative », en vertu de laquelle certaines personnes voudraient qu'on poursuivît sans doute l'examen positif des délits et des délinquants, mais que cependant on s'en tînt « provisoirement » aux théories criminelles dominantes, c'est-à-dire à celles que chaque jour les faits eux-mêmes nous montrent en désaccord avec la réalité [14].

Du reste, dans la science comme dans la vie, la réalité restant toujours au-dessous de l'idée dont elle est la manifestation, tout le monde sait que les révolutionnaires effectuent les réformes ; que les réformistes conservent le statu quo ; que les conservateurs reculent.

Et voilà pourquoi, pour obtenir des réformes effectives, tandis que, abstraitement parlant, il devrait suffire d'être réformiste, en réalité il faut être révolutionnaire.

Ainsi, pour me résumer, l'éclectisme doit être une résultante naturelle ; mais il ne devrait pas y avoir d'éclectiques, parce que l'éclectisme utile se fait tout seul.

Et pourtant les éclectiques existent, parce que natura non facit saltus ; parce que, dans la science comme dans la vie, les esprits résolus et conséquents trouvent toujours à côté d'eux des esprits médiocres ; et parce que, quand certains hommes ont pris l'initiative d'une nouvelle direction scientifique, il est très facile et très commode, en arrivant après eux, de se donner à peu de frais l'air d'un novateur, tandis que l'on n'est qu'un parasite intellectuel. Je ne dirai pas d'eux que leur existence est, comme on l'a dit de l'hypocrisie, un hommage rendu à la vérité ; mais je dirai qu'elle n'est qu'un effet et comme une reconnaissance des nouvelles doctrines. En effet, dans le débat actuel entre les deux écoles criminelles, non seulement les classiques purs font des concessions, et Carrara seul est resté logiquement intransigeant jusqu'à sa mort, parce qu'il sentait très bien que, dans les systèmes métaphysiques, une seule pierre remuée fait crouler l'édifice ; mais encore les criminalistes moins anciens ou néo-classiques, comme on les a appelés, invoquent volontiers un mariage de convenance entre le vieux droit pénal et la jeune science positive. Ils oublient toutefois que l'école nouvelle représente une innovation complète dans la méthode scientifique et qu'il n'y a pas de moyen terme : ou bien on syllogise sur le délit considéré comme être juridique abstrait, ou bien on l'étudie comme phénomène naturel. Une fois accordée cette innovation dans la méthode, tout le reste vient irrésistiblement, imposé par l'observation des faits.

Cela est si vrai que, pour nos éclectiques, tout se réduit à faire figurer l'homme qui commet le délit et les facteurs naturels du délit dans le chapitre préliminaire, dans le groupe somnolent et conventionnel des « sciences auxiliaires » du droit pénal, puis à se traîner aussitôt dans les vieilles ornières des syllogismes juridiques, sans jamais penser à demander à ces sciences auxiliaires les faits qui doivent servir de base aux inductions générales.

C'est ainsi, par exemple, que procèdent, parmi les plus modernes, Liszt et Garraud dans leurs traités de droit criminel [15].

 On a vu naître aussi en Italie une troisième école qui prétendit s'appuyer sur ces trois « points fondamentaux » : I. respect de la personnalité du droit civil pénal dans sa rénovation scientifique ; II. causalité et non fatalité du délit, et par suite « exclusion du type criminel anthropologique » ; III. réforme sociale, comme devoir de l'État dans la lutte contre le délit [16].

Toutefois cette nouvelle école, ainsi que je n'eus pas de peine à le prévoir dès la troisième édition du présent livre (1892), ne pouvait vivre et prospérer ; et cela tout simplement parce qu'elle n'avait aucune raison d'être : on ne peut croire, en effet. que de simples divergences de vues personnelles suffisent à constituer une école ou un courant scientifique. S'il en était ainsi, au lieu d'une école criminelle classique, nous devrions en compter au moins une douzaine ; car on trouverait au moins une douzaine de groupes de criminalistes dont les idées diffèrent sur certains points particuliers, par exemple sur la raison fondamentale du droit de punir, et Berner a distingué sur ce point jusqu'à quinze théories, qu'il classe comme « absolues », « relatives » et « mixtes [17] ». Ces divergences personnelles se produisent plus facilement encore dans la théorie positive, vu la diversité plus grande des observations personnelles sur les faits positifs ; mais il n'en reste pas moins évident que l'école classique et l'école positive forment chacune un tout organique caractérisé par l'unité de sa méthode et de ses conclusions générales.

Cela est si vrai que Tarde lui-même, – autre éclectique, s'il en fut, et spiritualiste déguisé, ainsi qu'on l'a vu de plus en plus dans ses derniers volumes inconcluants sur la logique sociale et sur l'opposition universelle, après le diagnostic scientifique que j'avais donné sur ses travaux précédents – Tarde donc, parlant des deux chefs et des simples soldats de la « troisième école », alors qu'elle était encore à l'état naissant, les avertissait paternellement « de ne pas s'attarder à des polémiques inutiles sur ce point de savoir si c'est vraiment une troisième école qui s'épanouit sur la terre féconde de l'Italie [18] » ; et j'ajoutai pour ma part que pour constituer une troisième école il ne suffit pas, par exemple, « de s'attaquer aux statues à la Michel-Ange sculptées par Lombroso, et de les regratter sur quelques points, à la loupe, avec la lime syllogistique [19] ».

En réalité, même en dehors de l'observation exacte de Fletscher [20], que l'école positive se place entre la thèse spiritualiste – qui concentre toute l'origine du délit dans le point mathématique de libre arbitre – et la thèse primitive du socialisme sentimental – qui la voit exclusivement dans la misère, – tandis que les socialistes, après mon ouvrage Socialisme et science positive, s'accordent à admettre que, la misère une fois supprimée, il restera toujours des formes sporadiques de délits, par suite d'influences pathologiques, traumatiques, etc., inévitables, Van Hamel disait d'une prétendue « école moyenne », qui s'affirmait sur l'importance donnée aux facteurs sociaux dans la genèse du délit (comme si l'école criminelle positive n'avait pas mis ces facteurs en pleine lumière dès ses débuts, avec la première édition du présent livre) : « Une école existant à part n'a aucune raison d'être, parce que tout mouvement demeurera stérile s'il s'éloigne du point de départ de l'école italienne, c'est-à-dire de l'étude étiologique du délinquant et des trois ordres de facteurs (individuels, physiques et sociaux) du délit [21]. »

Dans la pensée et dans le travail scientifique il n'y a que deux grandes routes : ou la déduction a priori, ou l'induction positive, sans, bien entendu, que la méthode déductive exclue absolument toute induction dans l'a priori, et vice versa, parce que c'est seulement une question de prédominance. À côté de ces deux grandes routes il peut y avoir des sentiers, mais non une troisième route. Ainsi l'école classique a ses irréguliers, comme les a et les aura de même l'école positive.

Par conséquent ces trois points schismatiques, qui devraient, prétend-on, constituer la raison d'être d'une troisième école, sont secondaires ou inexacts. Et tout d'abord c'est une question purement scolastique que cette préoccupation de la personnalité du droit pénal : qu'on l'appelle droit pénal ou criminologie ou sociologie criminelle, il s'agit d'étudier le délit comme phénomène naturel et social et d'indiquer la méthode et les moyens que nous emploierons pour en préserver la société : le reste n'est que futilité académique et je m'en occuperai dans la Conclusion de ce livre. Le mot « peine », il y a quelques siècles, voulait dire compensation ; dans l'école classique il signifie châtiment et douleur (et c'est là que s'en tient Carnevale) ; dans l'école positive il signifie défense répressive et préventive. Le second point est une équivoque : aucun de nous ne parle du fatalisme du délit, mais bien de déterminisme causal ou naturel ; et cela est si vrai que Lombroso, qu'on a plus que tout autre accusé de fatalisme biologique, a cité l'exemple du délinquant de naissance qui, grâce aux conditions favorables du milieu, ne commet pas de délit, et dans le troisième volume de la dernière édition de l'Uomo delinquente, il a indiqué les moyens de prévenir et de guérir la maladie sociale qui engendre les délits. Le troisième point enfin est absolument injustifiable, s'il est vrai que l'école positive ait été la première à systématiser non seulement les quatre classes de moyens préventifs contre le délit, mais la théorie de la prévention sociale (équivalents de la peine) en insistant sur l'inefficacité flagrante des peines dans la lutte contre le délit, et en proclamant que les maux sociaux réclament, ainsi que nous le verrons plus avant, des remèdes sociaux.

8. — L'école criminelle positive traverse maintenant la troisième période, celle qui, dans l'évolution de toute science nouvelle, précède le triomphe définitif. En effet, toutes les innovations traversent nécessairement les phases suivantes : d'abord elles sont ignorées du plus grand nombre, parce que les premières clartés de leur aurore se confondent avec les dernières lueurs crépusculaires des théories traditionnelles qui dominaient. Ensuite elles sont raillées par les profanes, comme tout ce qui choque les habitudes mentales de la multitude, et paraissent étouffées sous le silence olympien des pontifes de la science orthodoxe et officielle c'est la période de l'épreuve ; car ou bien les innovations tentées ne sont pas viables, et meurent durant cette phase de raillerie populaire et de dédain académique ; ou bien elles sont vraiment douées de vitalité et alors, à travers les jugements inintelligents de la foule distraite ou les falsifications d'adversaires peu loyaux, elles parviennent, en s'affirmant sans cesse par les résultats d'études positives, à s'imposer à l'attention du public et de la science officielle.

C'est pour les idées une lutte acharnée pour l'existence : chaque jour plus ardente, elle s'étend du domaine restreint des écoles et des livres à la carrière vaste et tumultueuse de la vie quotidienne, aux parlements et aux applications judiciaires et administratives. Là les idées nouvelles ont, comme toujours, à vaincre avant tout la loi d'inertie, les habitudes mentales, le misonéisme, qui en éprouvent encore, et avec plus de rigueur, la vitalité scientifique et pratique ; et ces débats, cependant, amènent, dans la science comme dans la vie, des compromis, des mélanges hybrides, des courants d'éclectisme, des greffes de conclusions positives sur des prémisses aprioristiques, et, par suite, portent souvent la confusion, et parfois le scandale, dans le sanctuaire des tribunaux.

Mais, comme on le voit, ce n'est que le prélude de la dernière phase, où les idées nouvelles, fortifiées par l'épreuve, en sortent victorieuses, corrigées, complétées : fondées sur cette part de vérité positive que les théories traditionnelles mêmes contenaient, elles entrent à leur tour dans le langage courant, deviennent pour les nouvelles générations les idées dominantes, se transforment en traditions, en habitudes mentales, en institutions sociales et... se préparent à soutenir les inévitables luttes futures contre d'autres idées que l'avenir apportera ; conquêtes toujours nouvelles de la science sur l'inconnu, par lesquelles l'humanité s'élève sur la route difficile et ardue de la civilisation.

L'histoire des Congrès internationaux d'anthropologie criminelle qui se sont succédé dans ces derniers temps prouve de la façon la plus éloquente la vitalité triomphante du nouveau courant scientifique.

Le second congrès eut lieu à Paris en 1889, et nos collègues français (Tarde, Lacassagne, Manouvrier, Topinard, etc.) en profitèrent pour engager les premières escarmouches contre l'école qu'on désigne à l'étranger sous le nom de « Nouvelle école italienne » ; au nom de celle-ci répondirent Lombroso, Ferri, Garofalo, Pugliese, Olivieri, Laschi, Drill, Van Hamel, Semal, Detcherew, Moleschott ; Clémence Royer.

Comme les discussions les plus vives s'étaient élevées au sujet du fameux « type criminel », dont je parlerai au chapitre II, le congrès, approuvant à l'unanimité une proposition de Garofalo, nomma une commission internationale (Lombroso, Lacassagne, Benedickt, Bertillon, Manouvrier, Magnan, Lemal), chargée « de faire une série d'observations comparatives, dont les résultats seraient présentés au prochain congrès, sur au moins cent criminels vivants et cent honnêtes gens, dont on connaîtrait les antécédents personnels et héréditaires ».

C'était une manière vraiment positive de résoudre la difficulté. Mais la commission ne se réunit jamais, et l'un de ses membres, Manouvrier, publia un mémoire pour démontrer que cette comparaison était impossible, comme si les anthropologistes criminalistes d'Italie et d'ailleurs ne la faisaient pas tous les jours, par les méthodes les plus rigoureusement scientifiques, contrôlées et confirmées de toutes parts.

Ce fut alors que, à la veille du troisième congrès international d'anthropologie criminelle, à Bruxelles (1892), les anthropologistes et sociologues criminels italiens publièrent une lettre, signée par 49 d'entre eux (dans la Scuola Positiva, mai 1892, p. 422) où ils déclaraient s'abstenir de prendre part à ce congrès, attendu qu'on n'y trouverait point les données de fait que la commission internationale aurait dû présenter et sur lesquelles il aurait été possible d'engager une discussion positive et concluante.

L'absence des Italiens à ce congrès donna naturellement l'essor aux bavardages les plus terribles et les plus éloquents contre le type criminel et l'anthropologie criminelle, et c'est en vain que Van Hamel, Drill, Mme Tarnowski, essayèrent d'y mettre des digues.

Les cris continuèrent à retentir plus aigus et plus assourdissants, dans les journaux et les revues de nos adversaires qui, pendant deux ou trois ans, nous rompirent la tête avec ce refrain triomphant, que désormais « l'école anthropologico-criminelle était morte et enterrée ».

De son côté cette école continuait à démontrer le mouvement et la vie en agissant et en publiant des volumes entiers pleins des résultats de ses recherches expérimentales, jusqu'au jour où se réunit à Genève, en 1896, le cinquième congrès international que le président de la Confédération Helvétique inaugura en personne par un discours où, entre autres paroles vraiment significatives, il disait aux congressistes : « Le caractère de votre œuvre est d'être moderne ; si bien que tel parmi vous, et non des moins illustres, a parfois devancé les temps : il les a devancés, mais il les a aussi annoncés ; et ce sera sa récompense et sa gloire devant la postérité [22]. »

Pour mettre un terme aux criailleries de nos adversaires, les Italiens prirent part à ce congrès, et le résultat en fut le triomphe. le plus splendide pour « l'école anthropologico-criminelle ». Et, ce qui est plus important, on fit disparaître cette équivoque à la suite de laquelle, depuis tant d'années, on accumulait les objections contre les recherches de l'anthropologie criminelle, soit en Italie, où pourtant elles durèrent peu, soit surtout à l'étranger où, jusqu'en 1896, on n'avait publié que la traduction française du premier volume de l'Uomo delinquente de Lombroso, dans laquelle justement cette équivoque prenait quelque air de vraisemblance.

En effet une opinion s'était enracinée (et nos adversaires classiques ou éclectiques s'ingéniaient à l'entretenir), selon laquelle on croyait que la conclusion fondamentale de l'école italienne sur le type criminel, c'est-à-dire sur celui qu'en 1880 je baptisai en l'appelant delinquente nato (criminel né), d'un nom qui a fait fortune et qui est entré maintenant dans la langue courante, attestant ainsi et sa justesse et l'infiltration de ces idées scientifiques dans la conscience publique, s'attachait et s'arrêtait exclusivement aux données anatomiques sur le crâne des délinquants. Pendant plusieurs années on ignora, et beaucoup feignirent d'ignorer, pour se donner à peu de frais un air de critiques novateurs, que l'école italienne, dès ses premiers pas (par exemple dans la première édition de ce livre, Bologne, 1881), a toujours étudié le délit non seulement comme phénomène biologique, mais aussi comme phénomène social, et que le criminel a toujours été étudié non seulement comme personnalité individuelle, mais aussi comme personnalité sociale.

Et comme il est plus difficile d'arracher un clou que de l’enfoncer, et qu'il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, aussi bien après le congrès de Bruxelles qu'après celui de Paris, nous eûmes beau déclarer et répéter que la question du type criminel envisagé à un point de vue exclusivement anatomique était mal posée et mutilée.

Survinrent les débats éclatants du congrès de Genève où, par ces déclarations de notre part, déjà répétées avec insistance par Lombroso et par moi, on chercha à débarrasser le terrain des obstacles artificieusement accumulés par nos adversaires, en même temps qu'à imposer à l'attention publique, sous leur vrai jour, les conclusions de l'école criminelle positive.

En effet nous avons toujours soutenu que, tout délit étant la résultante de trois ordres de facteurs naturels (anthropologiques, physiques et sociaux), ni les conditions de la vie familiale ou sociale du délinquant ne suffisaient à expliquer la genèse du délit (ainsi que, dès 1880, l'avaient soutenu en Italie Turati, Battaglia et d'autres) ni les conditions anthropologiques (c'est-à-dire anatomiques, physiologiques et psychiques) du délinquant, ne suffisaient à donner une telle explication. Mais toujours, dans tout délit, intervient le déterminisme complexe et décisif de la constitution anthropologique et du milieu tellurique et social. Si bien qu'on peut trouver, comme je l'ai dit au congrès de Genève, un criminel né qui sera un honnête homme... aux yeux du code pénal. C'est ainsi qu'un phtisique de naissance peut ne pas mourir de la tuberculose et qu'un fou par hérédité peut ne pas arriver au délire, si tous deux ont la bonne fortune de vivre dans un milieu et dans des circonstances exceptionnellement favorables.

Les adversaires de l'école italienne, qui eurent la prudence de ne pas assister au congrès de Genève, se consolèrent et se soulagèrent dans les journaux, comme Joly (article du Journal des Débats du 6 septembre 1896, auquel je répondis dans le numéro du 20 septembre) ou Tarde (Archives de Lacassagne), en disant que les déclarations de Lombroso et les miennes à ce congrès avaient démenti les conclusions précédentes. Mais la vérité est qu'il n'y eut de démenti et de démasqué que les conclusions qui nous avaient été artificieusement attribuées par nos adversaires.

Certes l'école positive a suivi sa propre évolution, parce que, dans sa première phase, quand les recherches biologiques de Lombroso attiraient davantage l'attention publique, mes observations sociologiques et celles des autres parurent rester au second plan, tandis que dans une phase plus récente, l'influence des facteurs sociaux a été moins éclipsée par l'éclat des constatations anthropologiques, et c'est ce qu'ont fait remarquer avec raison Florian et Kurella [23]. Mais la vérité est que toujours, dès les débuts de l'école criminelle positive, les recherches de l'ordre biologique et de l'ordre sociologique ont constitué sa trame et sa méthode. Et cela est si vrai que dès le premier congrès (Rome 1886) le programme des discussions fut distinct dans les deux sections fondamentales : biologie criminelle et sociologie criminelle; et de même dans le second congrès (Paris, 1889), où l'une des thèses dont je fus le rapporteur portait justement « Sur la valeur relative des conditions individuelles, physiques et sociales, qui déterminent le délit ».

C'est ainsi que le congrès de Genève d'abord, puis, d'une façon décisive, le congrès d'Amsterdam, qui fut le quatrième, et qui eut lieu en septembre 1901 [24] ont établi définitivement les lignes essentielles du nouveau courant scientifique sur les délits et les délinquants, selon les inductions de l'école italienne, comme l'a reconnu loyalement Gautier, observateur impartial étranger aux débats des différentes écoles et aux congrès précédents.

Le nouveau courant scientifique ne s'est pas seulement affirmé et développé dans les congrès internationaux ad hoc, mais il a trouvé et trouve continuellement des affirmations éloquentes dans d'autres congrès scientifiques, ainsi dans le congrès anthropologique de Paris 1878 [25] et dans ceux qui se sont tenus plus récemment à Anvers [26], Nancy [27], Lemberg [28], Toulouse [29], Siennes [30], Cologne [31], Lisbonne [32], Weimar [33], Édimbourg [34], Chicago [35], Dresde [36], Rome [37], Paris [38], Marienbad [39], New-York [40], Cassel [41], Tunis [42], Monaco [43], Berne [44], Moscou [45], Saratoga [46], Paris [47], Turin [48].

Et sans parler d'autres recherches d'anthropologie criminelle, faites dans les sociétés d'anthropologie qui existaient déjà, comme l'enquête anthropologique dans les prisons de Belgique [49], et les études sur les crânes et cerveaux de criminels dans les sociétés de Lyon, de Paris, etc., il s'est fondé aussi à Buenos Ayres [50], à Pétersbourg [51], à Rio de Janeiro (1 892) et à Saint-Paul (1895) des sociétés spéciales d'anthropologie criminelle et dans l'Australie méridionale une société, évidemment d'accord avec nos théories de criminologie (1897), qui se propose d'obtenir l'abolition de la peine de mort, la mise en pratique de la condamnation indéterminée et la fondation d'institutions semblables au Reformatorium d'Elmira [52], fondation à laquelle il faut espérer qu'on finira par arriver en Italie. Notons aussi, entre les musées dus à l'initiative privée, celui de Lombroso à Turin, de Tenchini à Parme, d'Ottolenghi à Sienne, de Frigerio à Alexandrie [53], de Zuccarelli à Naples (avec le cabinet-école d'anthropologie criminelle), de Macé [54] à Paris, de Lacassagne à Lyon, ce « musée central d'anthropologie criminelle », que le premier congrès d'anthropologie criminelle à Rome (1885) avait proposé, et que Beltrani Scalia, directeur général des prisons, avait commencé à organiser depuis quelques années. En fait on avait chargé les anatomistes de faire l'autopsie des cadavres des détenus, en recueillant les données craniologiques et anatomico-pathologiques, et en préparant ainsi un matériel scientifique grandiose. Mais malheureusement, comme c'est l'habitude en Italie, cette excellente initiative n'eut point de suites dans les sphères officielles [55] ; tandis qu'à l'étranger les riches albums de photographies de criminels servent non seulement à la police, mais aussi à des recherches scientifiques, par exemple en Allemagne et même en Russie. Plus tard ont été institués de véritables musées d'anthropologie criminelle : ainsi à Bruxelles par le ministre Begerenz, à Gratz par le tribunal pénal [56], à Puebla par le gouvernement de cet État, dernièrement enfin à Lausanne par le professeur Alfredo Niceforo, qu'on y fit venir d'Italie.

L'école criminelle positive, qui tend à solliciter les applications pratiques, s'est aussi affirmée récemment d'une autre façon : je fais allusion à l'Union internationale de droit pénal, fondée en 1889 par Liszt, Prins, van Hamel, et qui comporte maintenant plusieurs centaines d'adhérents. Cependant, malgré les tendances plus logiquement radicales de van Hamel, elle s'est endormie elle aussi dans les limbes de l'éclectisme plus particulièrement personnifié par Listz et par Prins ; de sorte que, dans ces congrès annuels, les discussions et les propositions sont devenues de moins en moins hétérodoxes et radicales, accusant ainsi une fois de plus la stérilité irrémédiable des idées moyennes.

En tout cas, ainsi que l'a dit Frassati, « c'est incontestablement à la nouvelle école qu'on doit l'origine de l'Union internationale de droit pénal [57] » ; de même que, suivant la déclaration de Liszt et de Garraud, « c'est à l'école italienne qu'il faut rendre la justice que lui refusaient certains esprits prévenus, d'avoir donné une orientation nouvelle au droit criminel et pénal [58] ».

Les nouvelles idées ne sont pas restées seulement dans les sphères purement scientifiques ; elles ont déjà commencé à trouver des applications judiciaires plus ou moins directes ; elles ont pris la haute main dans les expertises médico-légales.

Parmi les applications de l'anthropologie criminelle judiciaire, je rappellerai la méthode Bertillon, qui, en ajoutant des données anthropométriques aux photographies des détenus ou des prisonniers libérés, permet d'établir beaucoup plus facilement l'identité personnelle des malfaiteurs, qui, surtout dans les grands centres, changent si facilement de nom, pour tromper les recherches et échapper aux suites de la récidive. Cette méthode Bertillon fut le premier noyau de la police scientifique amenée par Ottolenghi à un grand développement intégral, avec des critériums et des finalités rigoureusement conformes aux données de l'école positive.

Viennent ensuite toutes les études (Warner, Galton, Boas, Zuccarrelli, Riccardi, Niceforo, Laschi, Miliarewsky, Marina) et les institutions (Institut médico-pédagogique de Pétersbourg, dirigé par Miliarewsky, Reformatorium d'Elmira, etc.,) destinées à mettre scientifiquement et pratiquement en rapport l'anthropologie et la psychopathologie avec la pédagogie.

Enfin toute l'activité législative des parlements dans ces dernières années, en ce qui regarde les mesures pour la récidive, pour le travail des condamnés, les systèmes pénitentiaires, les maisons de fous publiques ou privées, la libération conditionnelle, se conforme de plus en plus aux règles, méthodes et résultats de l'anthropologie et de la sociologie criminelles.

L'institution même des maisons de fous (manicomes) pour criminels, la suspension de la condamnation pour les mineurs délinquants par occasion, la réparation du préjudice causé aux parties lésées, l'isolement pour un temps indéterminé des criminels pour lesquels l'indemnité du préjudice causé ne suffit pas, vu la gravité du fait et surtout vu les conditions personnelles où se trouve celui qui l'a causé [59], tout cela est une application spécifique et directe des règles de l'école positive.

Il faut enfin rappeler que la réforme des prisons accomplie en 1897 en Angleterre – à commencer par la nomination comme inspecteur général des prisons de Griffiths qui, dans le congrès d'anthropologie criminelle à Genève (août 1896), se déclara nettement d'accord avec les conclusions principales de l'école criminelle positive et particulièrement dans l'opposition qu'elle fait au système cellulaire [60] – a été tout entière inspirée par ces idées positives, qui sont si bien d'ailleurs dans l'esprit angle-saxon, comme nous le verrons aussi à propos de la théorie sur la responsabilité, et qui par là se trouvent naturellement d'accord avec les recherches de l'anthropologie et de la sociologie criminelles.

Tout cela signifie, que dans les publications comme dans les congrès, dans les sociétés scientifiques comme dans les associations privées, dans la pratique judiciaire comme dans les discussions parlementaires, dans les institutions administratives comme dans les réformes législatives, la nouvelle école criminelle n'a jamais cessé de se répandre de plus en plus, en s'imposant à l'attention publique et en acquérant de nouveaux défenseurs. Si bien qu'elle a déjà une histoire sur laquelle on a publié des volumes entiers de documents et d'indications bibliographiques [61]. C'est que, avec toute l'exubérance de sa vitalité scientifique et pratique, elle a apporté et apporte un air richement oxygéné et une lumière vivifiante aux écoles et aux institutions qui jusqu'ici restaient séparées du monde réel et enfermées dans le cercle désormais stérile des abstractions syllogistiques et du doctrinarisme métaphysique, qui « avaient supposé jusqu'à présent (comme Pasquale Stanislas Mancini lui-même l'a reconnu dans son dernier discours sur le Code pénal), que le délinquant était enfermé dans une cloche de verre, et que les influences physiques et extérieures qui s'exerçaient autour de lui ne le regardaient guère ». Ainsi le grand classique lui-même reconnaissait « les services que cette école pénale a rendus et peut rendre [62] ».

Ce nouveau courant scientifique si énergique peut donc attendre, sans impatience et sans crainte, que la conscience commune à son tour, éclairée par l'étude irrésistible des faits, se tourne par une évolution naturelle vers les nouvelles doctrines, en leur imposant, comme jadis aux doctrines classiques, qui, il y a un siècle, constituaient, elles aussi, une grande révolution scientifique, la sanction de son propre consentement et des lois positives dans la façon de juger le phénomène morbide de la criminalité, et d'administrer ainsi la soi-disant « justice pénale » enveloppée jusqu'à présent, soit par la barbarie des préjugés populaires barbares, soit par les intérêts de classe, des nuages sanglants de l'esprit de haine et de vengeance.

III.

9. – En somme, donc, l'école criminelle positive ne consiste pas uniquement, comme il paraît encore commode à beaucoup de critiques d'avoir l'air de le croire, dans l'étude anthropologique du criminel : elle constitue un renouvellement complet, un changement radical de méthode scientifique dans l'étude de la pathologie sociale criminelle et de ce qu'il y a de plus efficace parmi les remèdes sociaux et juridiques qu'elle nous présente. La science des délits et des peines était une exposition doctrinale de syllogismes enfantés par la seule force de la fantaisie logique ; notre école en a fait une science d'observation positive qui, en s'appuyant sur l'anthropologie, la psychologie, la statistique criminelle, comme sur le droit pénal et les études relatives à la réclusion, devient cette science synthétique que j'ai moi-même appelée « sociologie criminelle ». Et ainsi cette science, en appliquant la, méthode positive à l'étude du délit, du délinquant et du milieu, ne fait qu'apporter à la science criminelle classique le souffle vivifiant des dernières et irréfragables découvertes faites par la science de l'homme et de la société, renouvelée par les doctrines évolutionnistes.

Qui aurait dit que les observations de Laplace sur les nébuleuses, que les voyages d'exploration dans les pays sauvages, les premières études de Camper, de White, de Blumenbach sur les mesures du crâne et du squelette humain, les recherches de Darwin sur les variations obtenues dans l'élevage du bétail, les observations de Hæckel en embryologie et celles de tant d'autres naturalistes, devait un jour intéresser le droit pénal ? Dans la division actuelle du travail scientifique, il devient difficile de prévoir les liens possibles entre les branches de la science, si diverses et si éloignées les unes des autres. Et pourtant c'est de ces observations astronomiques, c'est de ces récits de voyages, qui, dans les sauvages d'aujourd'hui, nous représentent l'enfance de l'humanité primitive, c'est de ces recherches zoologiques et anthropologiques, qu'est née la première idée et que sont sorties des confirmations sans cesse répétées de cette loi universelle d'évolution, qui désormais domine et renouvelle tout le monde scientifique, sans en excepter les sciences morales et sociales, parmi lesquelles figure précisément le droit pénal. Et c'est de ces découvertes, qui touchent l'homme de plus près, que le criminaliste d'aujourd'hui, s'il ne consent pas à se résigner à un pur exercice de rhétorique auquel les assises et les tribunaux donnent chaque jour des démentis, doit s'occuper, pour demander aux sciences expérimentales la base positive de ses appréciations juridiques et sociales. Cette évaluation juridique des actions criminelles regarde, à proprement parler, le criminaliste, et il ne peut la différer davantage, pour deux raisons principales. La première c'est qu'il faut éviter que les profanes tirent justement de ces faits, qui démentent les vieilles théories, des conclusions exorbitantes et erronées ; la seconde, c'est que, si les autres sciences juridiques s'occupent des rapports sociaux, abstraction faite des particularités individuelles qui n'en altèrent pas directement la valeur, la doctrine des délits et des peines a au contraire pour objet immédiat et continuel l'homme, tel qu'en réalité il vit et agit dans le milieu social.

Certainement on comprend que, fût-ce par la seule force d'inertie, les criminalistes classiques s'opposent à cette nouvelle direction scientifique. Accoutumés comme ils le sont à édifier des théories abstraites à l'aide de la logique pure, sans autres instruments que le papier, la plume, l'encre et les volumes de leurs prédécesseurs, il est naturel qu'ils se trouvent à regret dans la nécessité, sinon de faire des recherches personnelles, du moins de se procurer des connaissances positives d'anthropologie, de psychologie et de statistique. Mais les raisons historiques de la pensée scientifique moderne, telles que nous les avons indiquées plus haut, rendent inévitable désormais cette complexité croissante de la science des délits et des peines, imposée d'ailleurs par la loi qui veut que les choses se développent en devenant de plus en plus complexes, aussi bien dans l'ordre physique que dans l'ordre intellectuel et moral.

Or, en résumant les divergences les plus graves et les plus flagrantes entre les résultats nouveaux des sciences positives qui étudient l'homme comme un organisme physio-psychique naissant et vivant dans un milieu physique et social déterminé, et les doctrines métaphysiques d'autrefois sur le délit, la peine et la justice pénale, je crois qu'on peut les ramener aux points suivants.

Parmi les bases fondamentales du droit criminel et pénal tel qu'on le comprenait jusqu'à présent, sont les trois postulats voici :

1° Le criminel est pourvu des mêmes idées, des mêmes sentiments que tout autre homme.
2° Le principal effet des peines est d'arrêter l'augmentation et le débordement des délits.
3° L'homme est doué du libre arbitre ou liberté morale et, par là même, moralement coupable et légalement responsable de ses délits.

Il suffit au contraire de sortir du cercle scolastique des études juridiques et des affirmations a priori pour trouver, en opposition avec les assertions précédentes, ces conclusions des sciences expérimentales :

1° L'anthropologie montre, par les faits, que le délinquant n'est pas un homme normal ; qu'au contraire, par des anormalités organiques et psychiques, héréditaires et acquises, il constitue une classe spéciale, une variété de l'espèce humaine.
2° La statistique prouve que l'apparition, l'augmentation, la diminution et la disparition des délits dépendent de raisons autres que les peines inscrites dans les codes et appliquées par les magistrats.
3° La psychologie positive a démontré que le prétendu libre arbitre était une pure illusion subjective.

Au premier abord il semblerait que ces conclusions nouvelles fondées sur des faits, ne puissent être que l'oraison funèbre du droit pénal. C'est en effet ce que l'on pourrait craindre, si l'on ne pensait que tout phénomène social, toute institution, loin d'être le fruit du caprice ou de l'arbitraire humain, est au contraire la conséquence nécessaire des conditions naturelles d'existence de l'humanité, et que, pour cette raison, tant que ces conditions ne seront pas essentiellement changées – ce qui, jusqu'à présent, n'a pas lieu – le fond même de ces institutions doit subsister, quelque changement qui puisse se produire dans la manière de les justifier, de les étudier, de les régler conformément aux nouvelles données des faits [63].

Cet écrit a justement pour but de prouver que le droit pénal, soit comme ministère exercé par la société pour sa propre défense, soit comme ensemble de principes scientifiques destinés à régler ce ministère, a toujours ses raisons d'être ; mais il indiquera en même temps le renouvellement profond qui se produit dans les principes de ce droit, dans son esprit et dans ses applications pratiques. Et ce renouvellement trouve son expression synthétique dans l'affirmation que voici : on doit dorénavant faire non plus du droit pénal doctrinaire, mais de la sociologie criminelle positive, dans le sens et avec les conséquences que je vais développer dans les chapitres suivants.



[1] Voyez à ce sujet Desjardins (Les cahiers des États généraux en 1789 et la législation criminelle, Paris 1883). Dans l'introduction il esquisse l'état de l'opinion publique à cette époque et montre qu'elle réclamait la réforme des lois criminelles. Il y parle aussi de l'hostilité et des accusations de « bouleversement social » que rencontrèrent alors les réformateurs du droit criminel. Les successeurs actuels de ces réformateurs, oubliant qu'ils représentent les révolutionnaires d'il y a un siècle, ont répété exactement les mêmes accusations contre les novateurs positivistes; mais ils n'ont pas plus arrêté le progrès des idées nouvelles que leurs adversaires d'autrefois n'avaient pu empêcher le triomphe des principes considérés aujourd'hui comme orthodoxes.

[2] Carrara (Programma, partie gén., 6e édit. 1886, préf. I, 21-23) explique en effet ainsi sa méthode : « Tout l'immense enchaînement de règles (prohibitives et primitives) doit remonter à une vérité fondamentale. Il s'agissait de trouver la formule de ce principe et d'y rattacher, d'en déduire les préceptes particuliers. Une formule devrait contenir en soi le germe de toutes les vérités... J'ai cru trouver cette unique formule sacramentelle et il m'a semblé que j'en voyais sortir, l'une après l'autre, les grandes vérités du droit pénal. Je l'ai exprimée en disant : « Le délit n'est pas un être de fait, mais un être juridique. » Il m'a semblé qu'une telle proposition ouvrait les portes à l'évolution spontanée de tout le droit criminel par la vertu d'un ordre logique et infaillible ». Dans mon discours préliminaire (Université de Pise, janvier 1890), de César Beccaria à Francesco Carrara, j'ai indiqué avec plus de détails les preuves de cette évolution scientifique achevée et épuisée, et de cette mission historique de l'école criminelle classique. Voyez le volume de 542 pages : Ferri, Études de criminalité et autres essais. Turin, Bocca, 1901.

[3] Voyez pour les applications quotidiennes des vérités positives au fonctionnement de la justice pénale, mon volume Difese penali e studi di Giurisprudenza. Turin, Bocca. 1899.

[4] Ferri. Lavoro e Celle dei condannati dans le volume. Études sur la criminalité et autres essais. Bocca, Turin, 1904.

[5] Lombroso. Ueber den Ursprunq, das Wesen und die Bestrebungen der neuen anthropologisch. Kriminalistischen Schule in Italien, nella Zeitsch f. die ges. Strafrw., 1881, I, 1.

[6] Voir sur ce point Fioretti, Dernières publications des chefs d'école de la doctrine positiviste, dans la Rass. Critica, Naples, 1885, V, 2 ; et de même Polémique pour la défense de l'école criminelle positive, par Lombroso, Ferri Garofalo, Fioretti. Bologne, 1886, p. 215 et suiv.

Dans la conclusion, après avoir exposé les principales inductions de la sociologie criminelle, je parlerai plus spécialement de l'opinion de Puglia, Listz, Garraud et autres, pour qui la sociologie criminelle devrait rester distincte du droit criminel au point de vue technique, en constituant pour lui une science auxiliaire ou complémentaire, au lieu d'être la science plus générale dont le droit ne serait qu'un chapitre, le chapitre juridique.

[7] Ferri, Les criminels dans l’art, trad. franc. Paris, Alcan, 2e édit., 1901.

[8] Ceci répond à ces critiques qui, recourant au système commode de falsifier les idées de leurs adversaires pour obtenir une victoire facile mais sans conséquences, reprochent à la nouvelle école de vouloir substituer l'étude du délinquant à celle du délit. Nous disons seulement qu'avant d'étudier le délit comme fait juridique, il faut l'étudier comme phénomène naturel et social ; et par conséquent il faut étudier d'abord la personne qui commet le crime et le milieu où elle le commet, pour étudier ensuite juridiquement le crime commis, non pas comme un être isolé existant par lui-même, mais comme indice du tempérament organique et psychique de son auteur. Ainsi, de même que la médecine positive étudie la maladie chez le malade, de même le sociologue criminaliste doit étudier le crime chez le criminel. Voyez Ferri, Uno spiritista del diritto penale, dans Arch. di. psich., VIII, 1 et 2, et dans les Studi della criminalità ed altri saggi, Bocca, Turin, 1901.

[9] Je dis une fois pour toutes que si nous donnons à notre école le titre d positive, ce n'est pas qu'elle suive un système philosophique – plus ou moins comtiste –, mais c'est uniquement à cause de la méthode (d'observation et d'expérimentation) que nous nous proposons d'appliquer.

V. Schinz. Le positivisme est une méthode et non un système, dans la Revue philos., janvier 1899, p. 63.

[10] Laveleye, Le socialisme contemporain, 4e édit., Paris, 1888 ; Lampertico, Economia dei popoli e degli Stati, vol. I, Milan 1879 ; Rae, II Socialismo Contemporaneo, trad. Bertolini, 2e édit., Florence 1895, chap. XI.

Le reproche que Durckheim (Les règles de la méthode sociologique, Paris, 1895, p. 31) adresse à l'économie politique, d'avoir pour contenu et pour objet de son étude non pas des réalités positives, mais de « pures conceptions de l'esprit », est exact pour ce qui regarde l'école classique d'économie politique. Mais le socialisme scientifique – ainsi que cela est arrivé à l'école positive vis-à-vis de l'école criminelle classique – a réellement appliqué la règle de méthode que Durckheim étend avec raison à la sociologie entière : c'est-à-dire qu'il faut « considérer les faits sociaux comme des choses », autrement dit, les considérer dans leur objectivité et leurs conditions de temps et de lieu.

[11] Sur la nécessité inévitable pour la sociologie d'arriver à sa conclusion logique dans le socialisme, et sur l'accord fondamental de ce socialisme, tel qu'il fut constitué d'abord par Marx, avec le mouvement évolutionniste de la pensée moderne, tel qu'il fut discipliné par Darwin et Spencer, voyez mon ouvrage Socialisme et science positive, 2e édit., Palerme, Sandron, 1899. Voir aussi ma communication Sociologie et socialisme, au 1er Congrès internat. de sociologie à Paris (1894) dans les Annales de l'Institut internat. de Sociologie, Paris, 1895, I, p. 457, où je concluais en exprimant d'avance cette affirmation, qui souleva un grand scandale, plus ou moins apparent ou sincère, chez les sociologues neutres et indécis ou de carrière, mais qui se vérifie tous les jours davantage : la sociologie sera socialiste ou elle ne sera pas.

Cette affirmation avait été précédée d'une autre, dans mon ouvrage Socialisme et criminalité, 1883, sur la nécessité pour le socialisme empirique de se soumettre à la discipline des doctrines sociologiques ; et c'est ce qui se vérifie exactement par la direction scientifique donnée au socialisme par Marx et Engels.

Voyez sur cet accord de la science et de la vie dans la doctrine socialiste, mon discours inaugural à l'Université nouvelle de Bruxelles : La science et la vie au XIXe siècle.

[12] Puglia, L'évolution historique et scientifique du droit et de la procédure pénale, Messine, 1882 ; Worms, Les théories modernes de la criminalité, Paris, 1814 ; Prins, Causerie sur les doctrines nouvelles de droit pénal, Bruxelles, 1896 ; Marcuse, Strafrecht und sociale Auslese, dans le Centralblalt f. Nervenheilk, u. Psychiatrie, August. 1897 ; Caignard de Mailly, L'évolution de l'idée criminaliste au XIXe siècle, Paris, 1898 (entr. de la Réforme sociale).

[13] Pour être juste, et pour montrer comment les idées de l'école positive existaient déjà, non seulement à l'état obscur dans la conscience générale, mais exprimées clairement par quelques penseurs, et n'attendaient, pour se développer et s'imposer, que les conditions favorables du milieu scientifique et social, telles que je les ai indiquées plus haut, je rappellerai quelques observations de Gall (Sur les fonctions du cerveau, Paris, 1825) où il fait preuve d'une prescience extraordinaire. – « Les délits ne se commettent pas d'eux-mêmes ; ils ne peuvent donc être considérés comme des êtres abstraits. Les délits sont produits par des individus qui agissent; ils reçoivent donc leur caractère de la nature et de la condition de ces individus, et l'on ne saurait les apprécier que d'après la nature et la condition de ces mêmes individus » (I, 358). – « Les délits ont été considérés en eux-mêmes, abstraction faite de leur auteur. Pour changer la volonté des malfaiteurs on a cru qu'il suffisait de leur infliger des peines » (1, 339). –« L'objet de la législation doit être, autant que le permet la nature de l'homme, de prévenir les délits, de corriger les malfaiteurs, et de mettre la société en sûreté contre ceux qui son incorrigibles » (I, 399).

Pendant un siècle on n'a pas avancé d'un seul pas sur ces idées fécondes entrevues par Gall, dont Romagnosi et Carlo Cattaneo ont eu l'intuition dans le domaine de la sociologie, et que, de notre temps seulement, la sociologie criminelle a mises scientifiquement et pratiquement en pleine lumière !

[14] Ferri, Uno spiritista del diritto penale, dans les Arch. di psich., VIII, 1-2, et Studi sulla criminalitâ ed altri saggi. Torino, Bocca, 1901. Ce jugement que j'ai porté sur l'éclectisme, et dans lequel beaucoup de gens ont trouvé, cela se comprend, « une aigreur très marquée », est parfaitement d'accord avec celui que porte Loria dans un article sur les idées moyennes, où il dit que leur histoire, si elle était possible, « ne serait en tous cas que l'histoire de la médiocrité, de la timidité et de l'hybridisme ; ce serait un document de honte et d'humiliation pour l'homme ; tandis que seule l'histoire des idées extrêmes pourrait être l'épopée de l'esprit divinateur, la couronne immortelle placée par l'histoire sur la tête de l'humanité, l'apothéose enfin de cet Ahasvérus pensant et tourmenté, qui depuis tant de siècles s'avance sans trêve à travers les régions douloureuses de l'idée ». (Rivista di sociologia, février 1895, p. 107.)

[15] Liszt, Lehrbuch des deutschen Strafrechts, VIIIe édit., Berlin, 1897 ; Garraud. Traité de droit pénal français, Paris, 1888-94, 5 vol.

[16] Carnevale, Una terza scuola di diritto penale in Italia, dans la Rivista carceraria, juillet 1891 ; Idem, La nuova tendenza nelle discipline criminali, dans l'Antologia Giuridica, 1892, fasc. 8 ; Almena, Naturalismo critico e dir. penale, Rome, 1892, 19 pages ; Idem, La scuola critica di Diritto penale, Naples, 1894, en 33 pages.

[17] Berner, Trattato di diritto penale, trad. Bertola, Milan, 1887, p. 6-31. Et il en est à peu près de même dans tous les traités classiques de droit pénal

[18] Tarde, Dans les Archives d'anthrop. crim., 15 mars 1892, p. 21.

[19] Ferri, Intelligenza e moralità della folla. – Polémique avec Sighele, dans la Scuola positiva, septembre 1894, p. 729.

[20] Fletscher, The new School of criminal Anthropology, Washington, 1891.

[21] Van Hamel, Der tegen Wordige Beweging op triet gebied, van het Strafrecht, Amsterdam 1891, et dans la Scuola positiva, 1891, p. 46 et 144.

[22] Lachenal, dans les Actes du IVe congrès d'anthrop. criminelle. Genève, 1897, p. 173.

[23] Florian, La Scuola crim. positiva in Germania (Kurella, Baer, Naecke, Vargha) dans la Scuola positiva, juin 1896 ; Kurella, Die Kriminal. Anthropologie und ihre neueste Entwicklung dans la Neue Deustche Rundschan, août 1898 Gautier, À propos du 4e congrès d'anthropologie crim. dans la Schweizerische Zeitschrift für Strafrecht, 1896, p. 247.

Et pour plis de détails, E. Ferri, Il congresso d'antropologia criminale à Genève, dans la Scuola positiva, septembre 1896, et dans la Revue Scientifique, 7 novembre 1896, et dans la Centralblatt f. Nervenheilkunde u. Psych., novembre 1896

[24] Toutefois, au congrès d'Amsterdam, Crocq et Garnier soulevèrent de nouveau la question du criminel-né et me fournirent ainsi l'occasion de répéter pour la millième fois l'histoire du fameux malentendu scientifique. Et le congrès finit par rester convaincu que, depuis vingt ans, nous pensons que criminel né signifie « homme prédisposé au crime, mais qui ne commettra de crimes que lorsque sa prédisposition physio-psychique sera déterminée par les conditions du milieu tellurique et social ». Mais pour prouver qu'il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et que certaines gens sont... incorrigibles, il suffira de rappeler de lamentables épisodes. La Rivista penale, comme après le congrès de Genève (novembre 1896), déclarait encore hardiment, après le congrès d'Amsterdam (octobre 1901), que l'anthropologie criminelle était désormais morte et enterrée ; évidemment dans l'intervalle entre le premier de ces congrès et le second elle avait dû ressusciter. Mais plus résolument sourd se montrait Gauckler (Revue pénitentiaire, septembre, décembre 1901), quand il disait que mes déclarations d'Amsterdam, comme celles de Genève, faites pour dissiper le malentendu devant les gens de bonne foi, étaient en désaccord avec les idées de « l'école lombrosienne pure ». Je fus donc obligé, pour la mille et unième fois, de répéter dans mon compte rendu du congrès d'Amsterdam l'histoire que je répète ici comme dans toutes mes éditions italiennes. Mais ce n'est pas tout : Tarde, une fois encore, dans la même Revue pénitentiaire, a donné le spectacle d'un phénomène curieux mais fort peu rare : peu avancé lui-même dans les études de la criminalité, il a cru que c'était au contraire l'anthropologie criminelle qui s'était arrêtée, et il a dit « qu'elle piétine sur place ». Mais il suffit de parcourir les trois cent quatre-vingt-quatorze pages serrées du compte rendu des travaux du congrès d'Amsterdam pour reconnaître que, à côté des répétitions inévitables, nécessaires pour la propagande scientifique, il y a là une foule de données nouvelles confirmant ou développant les inductions positives. C'est ce qui explique comment la presse de tous les pays du monde a parlé de ce congrès comme d'un triomphe pour l'anthropologie criminelle, et comment, pour rendre hommage à l'école positive, on a choisi Turin, où professe Lombroso, comme siège du cinquième congrès international.

[25] Crânes et cerveaux de criminels, discussion par Benedickt, Brocs, Bordier, Dally, Topinard dans les comptes rendus du cong. Anthr. de Paris, 1880, p. 149 et suiv.

[26] Benedikt, Des rapports entre la folie et la criminalité, discours au congrès de phréniatrie et névropathologie à Anvers, 1885 ; Heger, La question de la criminalité au congrès d'Anvers, Bruxelles, 1885.

[27] De Mortillet, Anthropologie criminelle ; la peine de mort et les autres peines au point de vue sociologique. Rapport à l'Assoc. franç. pour l'avancement des sciences, Nancy, 1886.

[28] Au congrès des juristes polonais (1887) Rosenblatt traita « des motifs psychologiques dans les crimes » ; O. Ersynnski « de la nouvelle école anthropologique », et Butzinski « de la prison et de la déportation selon les idées nouvelles ».

[29] De Mortillet, La pénalité au point de vue anthropologique et sociologique. Rapport à l'Associat. franç., etc. Toulouse 1887 (dans la Revue de philos. scient., janvier 1888, p. 63).

[30] Alti del V Congresso freniatrico à Siena, 1886. – Milan 1887. – Discussion sur la folie morale et la délinquence congénitale.

[31] Binzwanger, La dottrina del la fisiologia e clinica psichiatrica in rapporto colle dottrine penali al congr. dei naturalisti tedeschi, Cologne, 1888 (dans les Arch. de psych., IX, 637.

[32] Entre les sujets discutés on remarque ceux-ci : De l'urgence de réformer les Cod. pén. pour les mettre d'accord avec la psych., l'anthr. crimin., la pathologie mentale. – Réformes dans les différents systèmes de pénalité en vigueur selon les catégories anthrop. De délinquants. – De l'isolement des, délinquants pour un temps indéterminé (dans la Rev. d'anthropologie crim., janvier, 1889, p. 49).

[33] Au congrès des médecins aliénistes allemands, septembre 1891, la question principale était « Responsabilité et criminalité » ; le rapport fut fait par Pelman, qui s'attacha surtout aux travaux de l'école criminelle positive.

[34] Dans la session de 1892, de la British Association for the Advancement of Science, on institua une section spéciale pour les questions d'anthropologie criminelle.

[35] Entre tant de congrès qui se réunirent à Chicago en 1893, celui qui porta sur les Réformes morales et sociales avait une section pour la « prévention et la répression de la criminalité », à laquelle furent personnellement invités Lombroso, Ferri et Garofalo.

[36] Au congrès des médecins aliénistes allemands, septembre 1894, il y eut une discussion sur la Psychologie criminelle entre le rapporteur Sommer et les docteurs Kurella, Pelman, Nauke et Leppmann.

[37] Dans le XIe congrès médical international (Rome, 1894), une section de psychiatrie, de névropathologie et d'anthropologie criminelle fut présidée par Lombroso. On y discuta sur les Stigmates de dégénérescence (Naecke, Benedikt, Lombroso), – sur le Cerveau des criminels (Mingazzini, Sergi, Penta, Kurella, Benedikt, Roncoroni), – sur l'Influence du sexe dans la criminalité (Roncoroni), – sur les Anomalies dans les organes internes des dégénérés (Motta, Lombroso, Tonnini, Benedikt), – sur la Criminalité et le facteur économique (Fornasari, Lombroso, Ferri), – sur les Caractères des délinquants homicides (Ferri, Lombroso, Naecke, Kurella, Benedikt, Zuccarelli, Taverni), – sur le Champ visuel chez les dégénérés (Ottolenghi), – sur le Diagnostic clinique d'un criminel-né (Lombroso). – Voyez Atti del XIe Cong. ted. intern., Rome, 1895, vol. IV.

[38] Au Ier congrès de l'Institut int. de sociologie (1894) on traita de Justice et darwinisme (Novicow), de Sociologie et droit pénal (Dorado Montero) ; au IIe congrès (1895) on traita du Délit comme phénomène social (Toennies, Ferri, Garofalo, Tavares, de Medeiros, Puglia), et au Ve Congrès (1897), Dorado Montero et Puglia parlèrent de la justice pénale dans l'avenir. – Voyez Annales de l'Institut int. de sociologie, Paris, I, 1895 ; II, 1896 ; IV, 1898.

[39] Dans la session de 1895 des médecins aliénistes allemands, Pelman développa ce sujet : Science et délit, selon les idées de l'école positive.

[40] Dans le congrès médico-légal de 1895 il y eut une section de Sociologie criminelle et l'on y discuta sur l'Homicide-suicide (Bœhm, Bach), sur l'Étiologie de la criminalité (Brower, Havelock, Ellis), sur la Perversion sexuelle et la criminalité (Lee Howard), sur les Sentences indéterminées pour les criminels-nés (Gordon, Battle). Dans celui de Chicago, en 1896, on discuta sur la Réforme de la justice pénale (rapp. Austin), sur le Délinquant habituel (Mac Caughry), sur le Traitement des délinquants habituels (Pinkerton, Elliott).

[41] Au congrès anthropologique de Cassel (août 1895) Buschau lut un rapport sur Gegenwärtige Standpunkt der Kriminal Anthropologie.

[42] Au congrès de l'Association française pour le progrès des sciences, en avril 1896, on discuta sur l'Influence du contact de deux races et civilisations différentes sur la criminalité.

[43] Au IIIe Congrès international de psychologie 1896) on discuta sur les rapports entre la psychologie et le droit criminel.

[44] La réunion des juristes suisses (1896) eut pour thème de droit pénal : De quelle manière le Code pén. suisse doit-il traiter les délinquants habituels ?

[45] Au XIIe Congrès int. de médecine, août 1898, on discuta sur l'existence d'une criminalité dans le sens admis par l'école de Lombroso, et ce savant fit une conférence fort applaudie sur les nouvelles conquêtes de la psychiatrie et de l'anthropologie criminelle.

[46] Au congrès de la Société américaine des sciences sociales, septembre 1897, le Dr. Wey, du Reformatorium d'Elmira, parla des délits des mineurs, et Round traita ce sujet assez suggestif : Quand pourrons-nous abolir les prisons ?

[47] À la réunion de l'Association pour l'avancement des sciences (Paris, septembre 1898) on a discuté sur les causes de la Progression continuelle du, délit et du suicide, – sur les Rapports entre l'alcoolisme et la criminalité, – sur les Moyens suggérés pour l'amélioration des détenus mineurs.

[48] Dans le Ier congrès italien de médecine légale, réuni à Turin en Octobre 1898 par l'Association italienne de médecine légale, qui a dans son programme de « favoriser des congrès qui, en étudiant les facteurs multiples du délit, aient surtout en vue l'amélioration morale des classes sociales », il y avait aussi une section d'anthropologie et de sociologie criminelles, où l'on traita des assassinats commis par affection (Tamburini), des brigands (Ponta), de la vie criminelle à Rome (Niceford), du tatouage chez les mineurs en état de correction (Ottolenghi et de Blasio), de la delinquenza occulta (Pinsero), de la transformation de la prison en colonie agricole (Eula) etc.

[49] Bulletin de la Société d'anthropologie de Bruxelles, discussion d'un projet d'enquête anthrop. sur les délinquants par Warnoys, Prins, Albrecht, Spehl, Heger, Honzé, etc. 1885, II, 202 ; III, 3 p. 49; Ramlot et Warnots, Sur quelques résultats de l'enquête de la prison cellulaire de Louvain, ibid., III, 276 et 321.

[50] Par l'initiative de Drago a été établie, en 1888, une Societad de antropologia juridica de Buenos-Aires pour « étudier la personne du délinquant, pour en établir les dangers et le degré de responsabilité, en aspirant en même temps à la réforme graduelle et progressive de la loi pénale selon les principes de la nouvelle école ». (Archives de psych., 1888, IX, 335).

[51] En février 1888 s'est fondée une Société russe d'anthropologie qui a mis parmi ses sujets d'étude celle de l'homme criminel Bulletin de la Soc. des prisons, Paris, 1888.

[52] Dans la Rivista Carceraria, octobre 1887, p. 622.

[53] Voyez Scuola positiva, février 1893, p. 188.

[54] Macé, Mon musée criminel, Paris 1890.

[55] Le congrès de méd. lég. à Turin (octobre 1898) a approuvé les propositions d'Eula sur le Musée central d'anthr. crim.

[56] Gross, Dos Kriminal Museum in Graz, dans la Zeitschrift f. ges. Strafchw., XVI, 1894, et dans la Scuola positiva, mars 1896, p. 191.

[57] Frassati, La nuova scuola pénale in Italia ed all'estero, Turin, 1891, p. 477; Stoos, Liszt, Lilienthal, Die internationale Kriminalistiche Vereinigung und ihre Zielpunkte, dans la Zeitsch. F. ges. Strafrechtsw., 1894, p. 611 et 686.

[58] Liszt, Lerbuch des Deutschen Strafrechts. VIIIe édit., Berlin 1897, p. 50; Garraud, dans la Revue pénitentiaire, juillet 1897, p. 1169.

[59] Urbye, Les sentences indéterminées dans le projet de C. P. norvégien dans la Revue pénale suisse, 1898, p. 71 ; Florian, La scuola positiva nel prog. di C. F. norvegese, dans la Scuola positiva, 1898, p. 157; Otlet, Les sentences indéterminées et la législation belge, Bruxelles 1898, p. 9 ; Franchi, Di un sistema relativo di pene a tempo indeterminato dans la Scuola positiva, 1900, p.449.

[60] Morrisson, La Scuola positiva nelle reforme penali inglesi, dans la Scuola positiva, 1874, p. 1072 ; Jessie W. Mario, La crisi carceraria in Inghilterra, ibidem, 1897, p. 316 ; Griffiths, Le traitement pratique de la récidive, dans les Actes du congr. intern. d'anthr. crim., Genève, 1897, p. 340 et 364. En Italie la réforme des prisons se fait attendre ; mais on peut prévoir ce qu'elle sera après le projet de loi du ministre Giolitti pour le travail à l'air libre des condamnés (5 déc. 1902), qui fut une des premières affirmations de l'école positive. Voyez un volume de Ferri, Studii sulla criminalità ed altri saggi, p. 163 et suiv. ; la conférence Lavoro e celle dei condannati, faite à Rome le 24 novembre 1885. Voyez dans la Scuola positiva (janv.-fév, 1903) Franchi, Il progetto Giolitti per il lavoro dei condamnati all'aperto, e il Diritto penale.

[61] Wulffert, L'école anthropologico-positive de droit pénal en Italie (en russe), vol. I, 1887 ; vol. II, 1893 ; Dorado Montero, L'Anthropologia criminal en Italia, Madrid, 1890, 1 vol. de 177 pages ; Frassati, La nuova scuola di diritto pénal in Italia ed all' estero, Turin, 1891, 1 vol. de 477 pages ; De Quiros, Las nuevas teorias de la criminalidad, Madrid, 1898, 1 vol. de 357 pages.

[62] Mancini, dans les Atti parlamentari, 7 juin 1888, p. 3338, et dans mon volume Difese penali. Turin, 1889, p. 356.

[63] Que dans un ordre social tout à fait différent de l'ordre actuel, et tel que le prévoit le socialisme, le délit doive absolument disparaître, et avec lui toute fonction, non seulement pénale, mais encore de préservation sociale, c'est un problème très différent que j'ai traité dans Socialisme et criminalité. Turin, 1883 (épuisé).

Dans ce volume j'ai reconnu « la vérité substantielle du socialisme », mais j'ai combattu les affirmations et prévisions romantiques du socialisme sentimental qui dominait alors en Italie. Quand plus tard se développa, en Italie aussi, un courant de socialisme scientifique et positif (Marx), j'en reconnus l'accord fondamental avec les théories de l'évolution biologique (Darwin) et de l'évolution universelle (Spencer), et je le démontrai dans le volume Socialisme et science positive (Rome, 1894, 2e édition sous presse et Paris, Giard et Brière, 1896), dans lequel je ne fis que confirmer et expliquer mon ancienne conviction de la « vérité substantielle du socialisme ». J'y confirmai aussi mon opinion que, sous un régime socialiste, le délit disparaîtra dans ses formes les plus nombreuses et épidémiques, déterminées par la misère naturelle et morale ; mais il ne disparaîtra pas complètement et subsistera dans les formes sporadiques de cas aigus. Les partisans du socialisme scientifique se rallièrent alors à cette opinion, en abandonnant les vieilles affirmations monosyllabiques et sentimentales d'une disparition complète de toute manifestation criminelle.

L'école criminelle positive, en démontrant la nature pathologique du délit, et en transformant par suite la justice pénale qui, de châtiment empirique de fautes morales impossibles à définir et d'instrument de domination pour une classe, devenait une fonction de préservation sociale (comme pour les maladies infectieuses, la folie, etc.), est donc pleinement et évidemment d'accord avec le socialisme scientifique ; elle lui donne même, en dehors des doctrines économiques, un fondement très solide.

Voilà pourquoi le présent ouvrage de sociologie criminelle, de la 1re édition (1881) à la 3e (toutes deux antérieures à mon adhésion ouverte au socialisme), peut rester intact, dans ses lignes générales, jusqu'à cette 4e édition, en accordant parfaitement les inductions avec les données et les conclusions du socialisme scientifique.


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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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