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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La Chine et son art (1951)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de René GROUSSET (1885-1952), La Chine et son art (1951), Paris: Librairie Plon, 1951, 252 pp. Éditions d'Histoire et d'Art. Collection: Ars et Historia. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

C27. — René GROUSSET : La Chine et son art. 


Introduction :  Définition de la Chine.

L'isolement chinois et l'originalité chinoise. 

Comme l'Inde, plus encore que l'Inde, la Chine est, à elle seule, tout un continent. Certes, elle reste directement soudée, elle adhère par tout son hinterland à la masse énorme du monde des steppes et de la Haute Asie. Elle fait partie, les derniers événements le prouvent assez, de l'Eurasie. Mais à la Haute Asie comme au monde de la steppe elle tourne géographiquement le dos, à l'image de ses fleuves qui coulent à l'opposé des leurs, suivant l'orientation de ses plaines, de ses rivages qui s'ouvrent sur un océan resté, pendant des millénaires, sans rivage opposé. Jusqu'à la découverte, si étonnamment tardive, de l'Amérique, la Chine, du seul point de vue de l'Eurasie, a vraiment été une des extrémités du monde. Mais l'Eurasie elle‑même, — le continent total fait de l'Asie tout entière avec sa péninsule terminale, l'Europe —, l'Eurasie ne s'est révélée telle qu'à partir du début du premier siècle avant Jésus‑Christ, à partir du moment où l'empereur chinois Han Wou‑ti, par ses conquêtes jusqu'au Pamir, a établi le contact entre l'Orient classique et l'Extrême‑Orient. Jusque là, ou plutôt et plus réellement, jusqu'au premier siècle de notre ère (introduction du bouddhisme), au point de vue « culturel », et surtout jusqu'au IVe siècle après Jésus‑Christ au point de vue politique (premières Grandes Invasions tartares), la Chine a toujours vécu en vase clos. Si nous situons approximativement vers le début du IIe millénaire les origines de la protohistoire chinoise, nous obtenons ainsi, jusqu'à l'irruption du monde extérieur, quelque vingt‑trois siècles de civilisation isolée et continue. Pour passivement engagé qu'il soit dans le socle eurasiatique, le « continent chinois », pendant cette immense période, n'en a pas moins bénéficié de tous les avantages de l'insularité. Car les géographes le savent : les hauts plateaux glacés et les solitudes désertiques séparent bien plus que la mer les civilisations écloses aux points opposés de leur périphérie.

La Chine, pour élaborer une civilisation de tous points originale, était donc assurée, au départ, d'une situation exceptionnelle. Considérons qu'un tel privilège n'a été concédé ni à la Grèce, immémorialement en symbiose avec les vieilles cultures de l'Asie Antérieure, ni à l'Inde elle-même, qui, de la civilisation pré-aryenne de l'Indus (Mohenjo-daro) au gréco-bouddhique, est toujours plus ou moins restée en contact, elle aussi, avec l'Asie Antérieure. Pour trouver, pendant des millénaires, un isolement pareil à celui de la Chine, il faudrait se reporter à l'Amérique précolombienne. Mais en dépit d'une puissance créatrice incontestable, les Amérindiens n'ont jamais produit des valeurs humaines aussi universelles que le monde chinois.

En effet, un isolement aussi prolongé, permettant une si longue incu-bation en vase clos, devait assurer à la culture chinoise une originalité puissante, mais cette originalité aurait pu, comme pour les civilisations précolombiennes ou noires, n'aboutir qu'à des conceptions pratiquement fermées, intraduisibles en pensée étrangère. Or il se trouva que l'esprit chinois, comme l'esprit grec, comme l'esprit latin, possédait une telle prédisposition aux idées générales, que, comme la Grèce et Rome, il « pensa universel ». Comme le génie gréco-romain, le génie chinois a, pour son versant de planète, créé une sagesse, une esthétique, un humanisme complets.

Pour l'Indochine orientale, la Corée et une partie au moins de la Haute­ Asie, la Chine, par ses lettrés et ses « légionnaires », a donc été à la fois la Grèce et Rome. Même dans un pays où, ses armes n'ayant jamais pénétré, elle n'a pu être Rome (c'est au Japon que je songe), la Chine a fait « œuvre hellénique », durablement. De ce fait, et du point de vue de ses satellites naturels, elle a mérité son titre d'empire du milieu, comme la Grèce, en ses sanctuaires les plus sacrés, s'était estimée avec raison l'omphalos du monde méditerranéen.

Le propre de la civilisation chinoise est donc d'être une des grandes civilisations originales de l'humanité, civilisation ayant largement fait la loi autour d'elle, pour civiliser et humaniser une importante partie de l'Asie. Mais si la mission historique de la Chine s'était bornée à cette tâche — à la vérité, capitale —, elle n'en aurait pas moins été malgré tout réduite à un isolement longtemps total, à un rôle en quelque sorte « pré­colombien ». L'intérêt majeur de l'histoire chinoise est qu'après avoir eu le temps, durant près de vingt siècles, d'élaborer en vase clos cette culture entièrement originale, la Chine soit entrée et depuis soit restée presque continûment en contact avec quelques‑unes des plus hautes civilisations du monde extérieur.

Cette prise de contact débuta au 1er siècle de notre ère avec l'introduction du bouddhisme apportant avec lui le meilleur de la pensée indienne, de l'art indien et, par l'art indien, un assez proche reflet de l'art grec comme des arts de l'Iran. Plus tard et par les mêmes pistes de caravanes arriveront le christianisme nestorien et le manichéisme, sans parler de l'Islam. Nous verrons l'influence considérable de tels apports, du bouddhisme, bien entendu, principalement. Toutefois, pour l'introduction de ces diverses influences, les hommes ne disposèrent que de la double piste de caravanes de l'actuel Turkestan Chinois ou Sin-kiang — la Route de la Soie — beaucoup trop étirée à travers l'immensité des déserts, des chaînes de mon-tagnes ou des hauts plateaux pour jamais permettre une invasion massive des idées étrangères. Les influences extérieures, à travers les siècles et les solitudes, ne purent ainsi être transmises au continent chinois qu'au compte-gouttes. Elles eurent toujours le temps d'être assimilées et, pour impor-tantes qu'elles aient pu être qualitativement, elles stimulèrent l'originalité chinoise sans jamais la mettre en péril.

Peut‑être à ces influences historiques par la piste des caravanes faudrait-il ajouter, pour un passé beaucoup plus lointain, d'immémoriaux contacts avec les cultures néolithiques de l'Europe orientale. Nous verrons en effet dans la première moitié du deuxième millénaire se répandre dans la Chine du Nord une céramique polychrome avec décor en spirales, originaire, semble‑t‑il, de la Roumanie et de l'Ukraine. Toutefois il y a lieu de consi­dérer qu'en Extrême‑Orient les plus belles de ces poteries ont été trouvées dans une province périphérique (le Kan‑sou), alors extérieure à la Chine; que leur décor n'a guère laissé de trace sur l'évolution ultérieure de l'orne­mentation chinoise et donc que les lointaines influences d'art en question n'ont pu agir sur la formation du génie chinois.

 

Fondements agraires de la civilisation chinoise. 

L'originalité chinoise, on vient de le voir, reste entière. Est-ce à dire que le «  miracle chinois », dont on peut en effet parler comme du «  miracle grec », soit réellement inexplicable ? Tout au contraire, et l'humanisme chinois, comme l'humanisme méditerranéen, s'explique immédiatement par la géographie humaine. Il est vrai qu'entre eux les fondements diffèrent. La civilisation grecque, comme avant elle les civilisations préhelléniques, comme, à côté d'elle, la civilisation phénicienne, comme en Asie Orientale les civilisations indonésienne ou japonaise, s'est constituée sous l'influence prépondérante de la mer. La civilisation chinoise la plus archaïque, comme les civilisations babylonienne ou pharaonique, est au contraire une civilisation éminemment terrienne, une civilisation des labours. Il s'agit, dans les trois cas, d'un sol d'alluvions, annuellement fécondé par la crue du fleuve, d'un « don du Fleuve », comme Hérodote le dit de l'Égypte et comme nous pourrions aussi bien le dire de la Grande Plaine chinoise. Mais dans les trois cas aussi, comme l'avouent les Chinois avec un mélange de reconnaissance et de terreur à propos du fleuve Jaune, « le Comte du Fleuve » (Ho po) est un bienfaiteur redoutable qui doit être attentive­ment observé, utilisé, apaisé, réfréné. L'extraordinaire fertilité du sol qu'il a créé de son limon et qu'il continue de féconder, ne se maintient qu'autant que l'inondation annuelle se voit captée et domestiquée par tout un sys­tème de canaux de dérivation, qu'autant, d'autre part, que la crue est maîtrisée par un ensemble de digues soigneusement entretenues.

La fonction essentielle du chef, — pharaon égyptien, patési sumérien ou wang chinois archaïque, — réside donc dans l'entretien de ce système de canalisations et de digues. Ingénieur hydraulicien et ingénieur agronome, le roi des alluvions doit, avec non moins de soin que l'heure de l'inondation fécondante, prévoir, guetter et fixer l'heure des semailles, l'heure de la récolte, l'heure de l'engrangement; faire, en chacun de ces cas, coïncider le cycle agraire avec le cycle saisonnier ou, comme disaient les anciens Chinois, « la Terre avec le Ciel ». A ces divers titres, sa « chefferie » est essentiellement une « royauté calendérique », puisant ses pouvoirs, son « mandat céleste » (t'ien‑ming) dans l'observation des astres. Panthéon mésopotamien, panthéon égyptien et panthéon chinois s'expliqueront en grande partie par cette double origine agraire et astronomique, de même que le caractère stable, utilitaire et relativement pacifique de l'institution royale dans les trois pays proviendra du sacerdoce agricole ainsi conçu. Peu importe que visiblement aucun contact n'ait pu exister à l'époque archaïque entre le « Croissant Fertile » de l'Asie Antérieure et les champs de lœss ou d'alluvions de la Chine du Nord. La géographie humaine, en partant de conditions physiques analogues, imprime à des humanités, à tant d'autres égards si différentes, une physionomie parfois assez semblable.

La dynastie archaïque chinoise qui règnera le plus longtemps, celle des Tcheou (1027‑256 avant J.‑C.), aura comme ancêtre le « Prince Millet » ou Maître des Moissons (Heou‑tsi). Et en face du « Seigneur d'En Haut » (Chang‑ti) qui est le T'ien, le Ciel personnifié, la Chine antique adorera le « Souverain‑Terre » (Heou‑tou) qui est essentiellement le «  dieu du sol » (chö), en l'espèce du sol cultivé.

Il faut toutefois se garder ici des définitions par trop schématiques. A coup sûr, la vocation essentiellement agraire du peuple chinois primitif devait le prédisposer, dans le domaine de la pensée, à une conception toute sociale de la sagesse, à une philosophie utilitaire et peut-être un peu courte, à un tour d'esprit positiviste dont un certain confucianisme sera la manifestation. On pourrait sans doute en dire autant de la pensée baby-lonienne et, à son image, de tout un côté de la sagesse sémitique, en Mésopotamie comme en Phénicie. Et pourtant, c'est la société mésopotamienne qui, dès l'époque de Sumer et d'Accad, nous a, dans l'« épopée de Gilgamesh » ou dans le poème « du juste Souffrant », révélé toute l'angoisse métaphysique. De même en Chine. En dépit d'une religion paysanne dont le « terre à terre » ne se peut comparer qu'à celui de la primitive religion romaine, malgré, comme on l'a dit, le virtuel agnosticisme de la sagesse confucéenne, la Chine est le pays à qui nous devons la spiritualité du taoïsme philosophique, l'élan métaphysique d'un Tchouang--tseu.

Bien que confucéisme et taoïsme se rattachent l'un et l'autre à des conceptions sans doute originellement assez semblables (d'immémoriales recettes de sorciers et de devins), il est impossible d'imaginer divergence plus totale. Résignons-nous à ces contradictions dont, en dépit des théoriciens, l'histoire est toute semée : la société confucianiste, parachevée dans le mandarinat classique, nous a donné le plus typique exemple à la fois de positivisme intellectuel et de traditionalisme social. Et les Pères taoïstes dans l'antiquité, les poètes t'ang ou les peintres song au moyen âge nous ont valu les messages les plus désintéressés d'affranchissement spirituel et de communion cosmique...

 

Variété et unité chinoises 

De si visibles diversités, en nous révélant la richesse initiale de la Chine, nous font prévoir à travers les siècles et presque les millénaires ses facultés de rebondissement et de renouvellement. Ajoutons, à l'échelle du continent chinois, les variantes que ne devaient pas manquer d'apporter à la culture chinoise les diversités provinciales, à commencer par l'opposition générale entre la Chine Septentrionale et la Chine du Sud, la première encore en symbiose avec le Grand Nord tartare et le monde des steppes, la seconde déjà en harmonie avec le monde subtropical indo-chinois.

De fait, une bonne partie de l'histoire chinoise ne s'expliquera que par ce contraste : Chine des plateaux de lœss ou de la Grande Plaine alluviale contre Chine des plis siniens ; royaume du « Prince Millet » contre royaume du riz. Mieux encore. A l'intérieur même de cette division générale, des subdivisions secondaires se dessinent qui, en Europe, auraient suffi à créer autant de nations distinctes. Chaque province chinoise était comme l'amorce (plus tard comme le risque) d'un État autonome, — autonome parce que suffisamment individualisé en géographie physique comme en géographie humaine; particularisme régional qui, à chaque période de « grand émiettement », a fait recouvrer par la plupart des grandes provinces leur temporaire indépendance.

Le Chen‑si et le Chan‑si, chacun sur ses terrasses de lœss, en surplomb de la Grande Plaine, sont de taille (l'histoire, à maintes reprises, l'a prouvé) à se barricader chez eux et à s'y défendre seuls. Il en va de même pour le Chan‑tong, adossé à son éperon montagneux terminal, à sa « Bretagne inversée » et à son massif sacré du T’ai-chan. — La région de Pékin, en transition entre la steppe mongole et la Grande Plaine chinoise, gardera la physionomie d'une Marche‑frontière qui au nord doit surveiller le monde des hordes et au sud commander l'immense champ de labours étendu jusqu'au Yang‑tseu. — Le Ho‑nan, cette « fleur du milieu », cette Touraine chinoise, siège de tant de capitales successives, a en effet longtemps con­servé une primauté d'État‑Empire.

A la différence de ce Nord, si compartimenté et où le fleuve Jaune représente souvent un obstacle plutôt qu'un lien entre provinces, le cours du Yang-tseu kiang, si longtemps navigable, constitue au contraire un lien entre régions riveraines, quoique les vallées de ses affluents méridionaux, bien séparées par les lignes de partage, favorisent, là encore, les particularismes provinciaux. Le tout sans parler du Sseu‑tch'ouan, immense province excentrique autant que fortunée, que son éloignement voue plus nettement encore à une quasi-indépendance. Enfin une Chine de vocation purement maritime et déjà coloniale s'annonce sur les côtes du Fou‑kien et de la région cantonaise, en appel de toute la « Chine Extérieure » de l'Indonésie et du Pacifique. 

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De telles diversités ne devaient pas manquer d'influencer l'évolution mentale et artistique du peuple chinois. Les oppositions géographiques et contrastes régionaux sont ici d'autant plus sensibles que, depuis les temps historiques, l'histoire de la Chine est rythmée par l'alternance entre périodes d'émiettement provincial et périodes de regroupement.

Un des facteurs qui périodiquement ont permis le rassemblement des terres chinoises est à coup sûr l'unité de l'écriture, des « caractères », d'abord, là comme ailleurs, purement pictographiques, puis idéographiques, finalement uniformisés dès le règne du premier empereur, Ts'in Che Houang-ti, à la fin du IIIe siècle avant Jésus-Christ. A défaut d'unité dialectale, les « caractères » constituèrent le truchement commun, celui qu'on put, par la suite, interpréter à sa guise, en des prononciations aussi diverses que l'actuel pékinois et l'actuel cantonais. Peut-être, en Europe, l'unité politique de l'Occident eût-elle été indéfiniment maintenue, si les langues italienne, espagnole, française, allemande, anglaise avaient, pour s'exprimer, usé d'idéogrammes identiques. Mais, pour la Chine, cet évi-dent avantage initial n'alla pas ensuite sans de graves inconvénients. Les idéogrammes chinois, en principe analogues aux vieux hiéroglyphes égyptiens ainsi qu'aux cunéiformes mésopotamiens primitifs, ne connurent jamais la simplification phénicienne de l'alphabet. Ces merveilleux idéogrammes, riches de toute une virtualité de développements intellectuels, recelant comme une charge mystérieuse d'interprétations complémentaires, et « explosifs » de tout un dynamisme de pensées, sont peut-être pour l'esprit un stimulant plus puissant que nos trop pauvres signes alphabétiques. La supériorité pratique de ces signes, tels que les Phéniciens en ont inventé le principe pour le reste de l'univers, n'en est pas moins évidente. La culture chinoise, restée à cet égard à un stade « hiéroglyphique » ou « cunéiforme », s'est ainsi privée d'avantages précieux. L'apparente immobilité de la littérature chinoise n'a pas d'autre origine. Tandis que là comme dans les autres pays la prononciation et le langage évoluaient, les caractères, contrairement à ce qui se passait ailleurs, restaient pratiquement immuables, finissant par recouvrir des interprétations nouvelles comme des phonèmes différents. Imaginons les Musulmans de l'Irak ayant conservé jusqu'à nos jours les caractères cunéiformes de leurs ancêtres babyloniens, et ces caractères obligés de s'adapter de siècle en siècle à l'évolution des idées et des techniques, — nous comprendrons la complexité du fait chinois.

Si le maintien des « caractères », en regard de civilisations partout ailleurs progressivement « alphabétiques », a présenté ces inconvénients, nous n'en devons pas moins reconnaître « l'avers » de la question. Indépendamment de leur valeur esthétique qui fait que, pour « les arts du pinceau », la calligraphie s'égale à la peinture (si bien que la peinture n'est souvent qu'une transposition de la calligraphie), les antiques idéogrammes chinois restent, comme nous le disions, effectivement chargés de pensée, riches de tout un dynamisme immémorial, véhicules d'idées-forces qui n'ont fait que s'accentuer au cours des âges. Il y a là un tel emmagasinement de richesses que Chinois et Japonais consentent à s'imposer un effort mnémo-technique et, aujourd'hui, un travail d'adaptation presque incroyables plutôt que de renoncer à cet immémorial trésor.

 

Continuité chinoise et renouvellement chinois. 

L'exemple de la fixité des caractères chinois en même temps que des variations de la langue chinoise (et nous renvoyons ici aux savantes reconstitutions phonétiques de Bernard Karlgren) nous fait pressentir la complexité d'un problème plus général : comment la « constante » chinoise s'est-elle conciliée avec une courbe d'évolution, parfois même avec des mutations brusques dont l'histoire de l'art nous montre des exemples saisissants ? Dans ce dernier domaine, en effet, nous voyons s'affirmer une esthétique chinoise qui restera l'une des trois ou quatre grandes esthétiques originales et permanentes de l'humanisme universel. Mais de période en période, dans le sein de cette même esthétique, voici que technique, sensibilité et philosophie de l'art se sont renouvelées au point qu'à diverses reprises l'art chinois a paru devenir « le contraire de lui-même ». Quel rapport entre l'architecture si solidement et si rugueusement construite des bronzes chang et l'évanescence des paysages song ? Entre la monochromie sévère de ces mêmes lavis song et la polychromie amusée du décor ming ou mandchou ? Contrastes aussi frappants que ceux qui séparent la statuaire du Parthénon de l'iconographie byzantine.

C'est qu'en dépit de l'apparente continuité « culturelle » entre le Parthénon et Sainte-Sophie, la société, de Périclès à Justinien, a changé du tout au tout. L'art n'a fait ici que traduire en surface cette profonde trans-formation. De même, en Extrême-Orient, les transformations de l'art chinois nous permettront de deviner presque du premier regard les modifications de structure de la société chinoise. Comme il s'agit d'une courbe d'évolution couvrant près de trente-cinq siècles, nous nous trouvons là en présence d'une expérience humaine d'un passionnant intérêt.

Le présent volume (qui d'ailleurs ne se présente point comme une histoire de la Chine) a pour but de suivre cette courbe d'évolution, — celle de la société et de la civilisation chinoises, — grâce, précisément, au coupe-file de l'histoire de l'art. L'histoire de l'art, à son tour, sera avant tout envisagée ici en fonction de l'évolution « culturelle ». On espère donner de la sorte un aperçu correct de l'entité chinoise, de ses valeurs éternelles, de sa puissance de renouvellement. Vue qui intéresse l'avenir de l'humanité tout entière, si nous songeons qu'il s'agit ici d'une fourmilière d'approxi-mativement 458 millions d'hommes sur les 2 milliards 282 Millions d'habitants que compterait la planète, et que, dans les éventualités de l'an 2 000, la masse chinoise, avec son accroissement numérique irrésistible, avec ses conceptions immémoriales, parfois restés inchangées derrière les adapta-tions les plus inattendues, jouera peut-être un rôle déterminant... 

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Retour au livre de l'auteur: René Grousset (1885-1952) Dernière mise à jour de cette page le lundi 15 janvier 2007 7:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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