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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La réforme monétaire. (1923)
Préface de l'édition française par l'auteur


Une édition électronique réalisée à partir du livre de John Maynard Keynes, La réforme monétaire. (1923) Traduction de l'Anglais par Paul Franck, 1924. Paris : Éditions du Sagittaire, 1924, 234 pages.

Préface de l'édition française
par John Maynard Keynes, 1924.




Les événements se déroulent rapidement dans le monde monétaire. Il ne s'ensuit point que les principes disparaissent. On m'excusera donc, en présentant cet ouvrage au public français, d'appliquer en quelques mots les principes qu'il renferme aux changements qui se sont produits dans la situation financière de la France au cours des six derniers mois.

Depuis longtemps, j'ai indiqué qu'une baisse considérable du franc était inévitable, à moins que ne se produisît un changement plus profond dans les méthodes du Trésor Français qu'il n'était politiquement vraisemblable. Cette chute vient de se produire. Dans l'esprit public elle engendre la méfiance et la crainte. Cependant, l'établissement de l'équilibre est plus facilement réalisable après qu'avant la baisse.

Je voudrais tout d'abord faire table rase de certaines opinions et de certains arguments qui, bien qu'ils aient eu une certaine influence sont contraires au bon sens.

1) On n'a jamais admis officiellement que la valeur du franc puisse jamais être fixée à un autre cours en or ou en marchandises que sa parité avec l'or avant la guerre. C'est une absurdité. Le rétablissement de la parité de l'or d'avant-guerre, sans compter ses autres inconvénients, multiplierait par quatre le fardeau de la dette publique de la France. Il est facile de calculer que dans une telle hypothèse, les rentiers posséderaient une créance pratiquement égale à la richesse totale de la France. Aucun ministre des finances ne pourrait mettre un tel budget en équilibre. Par conséquent, à moins que l'on veuille ne jamais stabiliser le franc, soit par rapport à l'or soit par rapport à d'autres marchandises, il faut écarter avant-tout cette fiction d'un retour à la parité d'avant-guerre.

2) Chaque fois que le franc perd une partie de sa valeur, le Ministre des Finances est convaincu que ce fait résulte de toutes choses sauf de causes économiques. Il l'attribue à la présence de quelque étranger dans les parages de la Bourse ou aux influences malfaisantes et malignes de la « Spéculation ». Cet état d'esprit est assez voisin de celui d'un docteur nègre qui attribuera une maladie du bétail au « mauvais œil » d'un passant et une tempête à l'insuffisance des sacrifices faits sur l'autel d'une idole.

En premier lieu le volume de la spéculation proprement dite est extrêmement faible par rapport à la masse des transactions commerciales. En second lieu, le spéculateur heureux gagne en prévoyant et non en modifiant les tendances économiques existantes. Ensuite, la plus grande partie de la spéculation porte sur un espace de temps extrêmement court, de sorte que la conclusion de l'affaire ne tarde pas à avoir une influence égale et contraire à celle qui résultait de la transaction initiale. En outre, depuis l'armistice, il a du y avoir tous comptes faits davantage de spéculation en faveur du franc que contre le franc. En tout cas, j'en puis témoigner, beaucoup d'Anglais et encore davantage d'Américains ont perdu des sommes considérables en achetant des francs ou des valeurs françaises dans l'espérance de profiter d'un relèvement du franc.

J'attire l'attention des lecteurs français sur les chapitres 2 et 3 de ce livre, car les préjugés relatifs à la spéculation ne peuvent exister que dans une atmosphère d'ignorance sur les influences véritables qui fixent le niveau des changes. En faisant peu de cas de l'action de la spéculation, je ne comprends pas dans ce terme les effets de la méfiance générale dans l'avenir d'une monnaie, sur lesquels je reviendrai plus loin.

3) On soutient souvent que la valeur du franc ne peut pas diminuer parce que la France est un pays riche, économe, travailleur. Cet argument indique lui aussi une confusion sur les causes qui déterminent finalement la valeur des monnaies. Un pays très riche peut avoir une très mauvaise monnaie et un pays pauvre en avoir une très bonne. La richesse de la France et sa balance commerciale peuvent permettre à ses gouvernants de poursuivre une politique monétaire saine. Mais richesse et finances saines font deux. La valeur de l'unité monétaire d'un pays n'est pas fonction de sa richesse ou même de sa balance commerciale.

Qu'est-ce donc qui a déterminé et qui déterminera la valeur du franc: D'abord la quantité réelle et prévue des francs en circulation. Ensuite, la somme de pouvoir d'achat qu'il convient au public de conserver sous cette forme. (La Théorie Quantitative de la monnaie, dans la forme sous laquelle je la présente au Chapitre III pourra sans doute paraître nouvelle à beaucoup de lecteurs français). Le premier de ces deux éléments dépend principalement des charges et de la politique budgétaire du Trésor français. Le second dépend principalement, dans les conditions actuelles, de la confiance ou de la méfiance que le public éprouve en ce qui concerne l'avenir du franc.

Quand le franc est entre 100 et 120 à la livre la première tâche, concernant la quantité de francs en circulation, n'apparaît pas à l'observateur comme extraordinairement difficile. Lorsqu'il est entre 80 et 100, la question est beaucoup moins certaine. Lorsqu'il est entre 60 et 80, le problème est probablement insoluble. Lorsque les prix internes se sont adaptés au cours du change moins favorable, le produit en francs-papier de nombreux impôts existants se trouvera naturellement accru. D'autre part le chapitre le plus considérable de dépenses, à savoir le service de la dette publique demeurera constant. Ainsi, abstraction faite des impositions nouvelles, le seul mouvement défavorable des changes possède en lui même une tendance à ramener le budget vers une position d'équilibre, pourvu que le public continue à avoir confiance dans les destinées de la monnaie nationale.

C'est en effet dans ce second facteur que réside la clé de la situation. l'insiste sur ce point que la question est entre les mains des Français eux-mêmes et non des étrangers. En effet la quantité de francs détenue par des étrangers n'est probablement pas très considérable. Elle n'est sans doute pas supérieure au reliquat de leurs opérations à la hausse déçues ; et les étrangers rencontrent des difficultés insurmontables pour vendre à découvert des francs qu'ils ne possèdent pas sur une échelle tant soit peu considérable. D'autre part, le volume des billets de banque français ou des Bons de la Défense Nationale détenus en France est énorme. Il dépasse de bien loin le minimum nécessaire pour faciliter les transactions commerciales. Si les Français se mettent dans la tête, (comme chacuns à leur tour, les Russes, les Autrichiens et les Allemands l'ont fait), que leur monnaie légale ne représente qu'un actif qui diminue, alors la chute du franc ne connaîtra pas de limitation prochaine. En effet, dans une telle éventualité, ils diminueraient pour le ramener au minimum ce qu'ils conserveraient de monnaie; ils garderaient dans leur portefeuille ou dans leur coffre-fort moins de billets de banque, ils liquideraient leurs Bons du Trésor et vendraient leurs rentes. Aucune loi, aucune réglementation ne les ferait agir autrement. En outre,- chaque liquidation de francs, chaque conversion en « valeurs réelles» provoquant une nouvelle baisse, tout cela semblerait justifier la divination de ceux qui auraient abandonné le franc les premiers et prépareraient une nouvelle crise de méfiance.

Dans un pareil cas, ni un budget réformé, ni une balance commerciale favorable n'éviterait la chute du franc. Le Gouvernement serait en effet contraint d'absorber tous les billets et toutes les rentes jetés sur le marché que le public ne voudrait pas conserver. Ce serait une tâche au dessus de ses forces. Beaucoup de pays servent d'exemple à ce fait que ce sont les budgets en déficit qui sont la cause initiale de la baisse des monnaies, mais que l'effondrement véritable ne se produit que lorsque la confiance du public est si profondément ébranlée qu'il commence à réduire le montant de monnaie nationale qu'il détenait.

La tâche essentielle du Gouvernement français à l'heure actuelle est donc d'entretenir la confiance du public dans le franc. Car c'est l'absence de cette confiance intérieure non pas la spéculation des étrangers (bien que des étrangers et même des français pris individuellement puissent tirer de grands profits de la baisse d'une monnaie) qui démontrerait ses erreurs.

Si le Gouvernement agit avec opportunité il n'y a rien du tout d'impossible dans la tâche de rétablir et de maintenir la confiance. L'exemple de la Russie, de l'Autriche et de l'Allemagne ne constitue pas un parallèle exact. Ceux qui prévoient l'avenir du franc à la lumière de ces précédents peuvent commettre une lourde erreur. Dans ces pays, en effet, la question de l'équilibre budgétaire était à l'origine une impossibilité totale. Par suite, la force qui poussait les monnaies vers la baisse agissait d'une manière continue. Il n'en est pas ainsi en France. Il n'est point impossible d'atteindre à l'équilibre fiscal pourvu que les dépenses de reconstruction soient raisonnablement reculées. J'applaudis aux efforts du gouvernement et du Trésor français dans cette direction. Mais cela ne suffit pas encore. Il est nécessaire de restaurer la confiance du public. Dans cet ordre d'idées, tout ce qu'ont entrepris les autorités françaises a été dépourvu de sagesse.

Sur quelle base repose donc le crédit d'une circulation monétaire : La base est à peu prés la même que pour une banque. Une banque ne peut attirer et conserver les dépôts de ses clients qu'aussi longtemps qu'ils savent qu'ils sont libres de retirer leurs dépits pour les convertir de quelque manière qu'il leur convient. Tant que cette liberté ne sera pas discutée nul ne songera à en faire usage; les dépôts resteront à la Banque et s'accroîtront. Mais si elle est seulement mise en question, ils diminueront et disparaîtront. De même en ce qui concerne la monnaie. Les hommes conservent une partie de leurs ressources en monnaie nationale, parce qu'ils la croient plus immédiatement et librement interchangeable qu'aucun autre trésor, quel que soit l'objet ou la valeur qu'ils choisissent ensuite. Si une telle confiance apparaît erronée, ils ne conserveront plus de monnaie et rien ne les contraindra à en conserver.

Or le principal objet de la plupart des mesures réglementaires de M. de Lasteyrie était de limiter la liberté des possesseurs de francs s'ils voulaient convertir leurs francs en quelque autre valeur. Par suite, loin de défendre le franc et d'augmenter son crédit, elles semblent faites pour diminuer la confiance et détruire le crédit. Un certain nombre de réglementations de cet ordre supprimerait la valeur du franc, précisément parce qu'elles en annihileraient la principale utilité. Aussi longtemps que l'on pourra douter de la liquidité des actifs disponibles en francs (ou en Bons du Trésor), ces moyens de règlement cesseront de répondre aux desseins pour lesquels le public les conserve; les porteurs se hâteront d'en disposer avant que le doute se soit transformé en une certitude, même si des obstacles ont été préparés sur leur route.

Un exemple instructif de la manière suivant laquelle les réglementations jouent dans le sens opposé à celui pour lequel elles sont faites est fourni par celles qui prétendent prohiber les opérations spéculatives. Ceux qui occupent d'une manière ou d'une autre une position à la baisse contre la monnaie en question ne sont aucunement dérangés, car ils peuvent compter qu'il leur sera toujours possible d'acheter la monnaie qui leur sera nécessaire pour couvrir leur opération. Ceux d'autre part, qui occupent une position à la hausse et qui par conséquent devront vendre la monnaie à une date déterminée seront extrêmement troublés. Ils chercheront en hâte à liquider leur position quand cela leur sera encore possible. C'est pour cette raison que les menaces d'intervention officielle contre la liberté des opérations de change réussit toujours à diminuer la valeur de la monnaie qu'elles cherchent à stabiliser.

Quels procédés devrait donc adopter le Trésor Français en présence des dangers qui l'entourent: Tout d'abord, le Gouvernement doit renforcer sa situation fiscale au point que son contrôle sur la masse des billets en circulation soit hors de doute. Ensuite, - et en particulier durant l'intervalle qui doit s'écouler avant que la première catégorie de mesures soit devenue effective, - le Gouvernement doit rétablir une telle confiance dans les facultés de conversion du franc que nul ne songe par mesure de prudence à vendre des francs, si une telle opération n'est pas vraiment urgente.

Pour réaliser ce dernier objet, il suffit de retourner la politique récente des restrictions des opérations de change, de l'accumulation inutile de l'or, du taux relativement bas de l'escompte et du secret au sujet de la situation réelle du Trésor et de la Banque de France. Les principales mesures qui s'imposent se résument en trois paragraphes;

1. Toutes les limitations apportées à l'usage du franc en vue d'achats de monnaies, de valeurs ou de marchandises étrangères, à terme ou au comptant seront totalement supprimées.

2. Le taux de l'escompte sera porté à un chiffre élevé, probablement 10% dans les circonstances actuelles, (bien qu'il puisse ne pas être nécessaire de conserver un taux aussi élevé pendant longtemps), afin de contrebalancer les prévisions bien ou mal fondées relatives à la dépréciation possible du franc. En raison du taux élevé de l'intérêt des rentes françaises, le taux actuel de l'escompte ne correspond pas aux faits. Il est fait pour stimuler les emprunts. Peut-être l'élévation du taux de la Banque sera-t-il un fait accompli quand ces lignes paraîtront.

3. Une somme importante constituée avec les réserves d'or toujours considérables de la Banque de France devrait fournir la base du crédit extérieur, soit par le procédé de la vente, soit par celui de l'emprunt.

Cette dernière méthode a déjà été adoptée par la Banque de France. Elle est la cause principale du relèvement sensationnel du franc depuis le niveau le plus bas qu'il ait atteint au cours du mois de Mars. Mais, si l'idée générale d'employer de cette manière des crédits extérieurs, pour arrêter la panique qui paraissait se répandre était correcte, le gouvernement français a peut-être commis une sérieuse erreur en laissant le relèvement du franc se développer tellement en avance sur les réformes budgétaires qui peuvent seules le justifier et ne constituent pas encore un fait accompli. Il est possible que la situation budgétaire de la France justifie un jour un change de 80 francs à la livre sterling. J'en doute, et en tout cas ce n'est nullement le cas à l'heure actuelle. Il est dangereux de pousser l'amélioration du franc si loin au delà des chiffres que les faits réels justifient. Il vaudrait mieux modifier d'abord les faits et laisser le change suivre, s'il le pouvait, en son temps.

Le procédé le plus sage eut consisté à fixer le franc d'une manière absolue pendant la période actuelle quelque part entre 100 et 120, et à ajourner la question d'un nouveau relèvement, s'il doit s'en produire un, jusqu'à ce que les réformes financières soient entièrement accomplies et en pleine action. Dans la situation où l'on est, la période d'activité commerciale tarira les ressources étrangères de la Banque de France et créera de nouvelles difficultés. Les autorités n'ont pas compris que ce qui était nécessaire ce n'était pas une valeur absolue élevée du franc, mais une certitude au sujet de sa valeur relative future.

J'affirme que ces mesures simples, combinées avec un politique de modération, avec des économies énergiques et des impôts, sans lesquels les autres dispositions ne peuvent pas être effectives, auraient une efficacité merveilleuse. Quelques semaines de ce traitement, l'acceptation par M. Poincaré ou son successeur du rapport des Experts, et le franc serait ferme comme le roc. Mais si la méfiance dans l'avenir du franc est renforcée et mesurée suivant les méthodes de la Sainte-Inquisition, si les Français préfèrent l'impôt occulte sur le Capital que constitue l'Inflation aux autres formes de taxation, si la France continue à être le « trouble-Paix » de l'Europe, alors le franc pourra suivre la marche des autres monnaies qui elles aussi jadis, furent précieuses.

J.-M. KEYNES.

Retour au texte de l'auteur: John Maynard Keynes Dernière mise à jour de cette page le Samedi 07 décembre 2002 10:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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