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Collection « Les auteur(e)s classiques »

AINSI PARLA L’ONCLE. ESSAIS D’ETHNOGRAPHIE. (1928)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre du Dr Jean PRICE-MARS, AINSI PARLA L’ONCLE. ESSAIS D’ETHNOGRAPHIE. New York: Parapsychology Foundation Inc., 1928. Nouvelle édition, 1954, 243 pp. Un volume avec 10 gravures et une carte par l’auteur.

Préface

Pétionville, le 15 décembre 1927.

Nous avons longtemps nourri l'ambition de relever aux yeux du peuple haïtien la valeur de son folk-lore. Toute la matière de ce livre n'est qu'une tentative d'intégrer la pensée populaire haïtienne dans la discipline de l'ethnographie traditionelle.

Par un paradoxe déconcertant, ce peuple qui a eu, sinon la plus belle, du moins la plus attachante, la plus émouvante histoire du monde - celle de la transplantation d'une race humaine sur un sol étranger dans les pires conditions biologiques - ce peuple éprouve une gêne a peine dissimulée, voire quelque honte, a entendre parler de son passé lointain. C'est que ceux qui ont été pendant quatre siècles les artisans de la servitude noire parce qu'ils avaient a leur service la force et la science, ont magnifié l'aventure en contant que les nègres étaient des rebuts d'humanité, sans histoire, sans morale, sans religion, auxquels il fallait infuser n'importe comment de nouvelles valeurs morales, une nouvelle investiture humaine. Et lorsque a la faveur des crises de transmutation que suscita la Révolution française, la communauté d'esclaves de Saint-Domingue s'insurgea en réclamant des titres que personne jusque là ne songeait a lui reconnaître, le succès de ses revendications fut pour elle tout a la fois un embarras et une surprise - embarras, inavoué d'ailleurs, du choix d'une discipline sociale, surprise d'adaptation d'un troupeau hétérogène a la vie stable du travail libre. Evidemment le parti le plus simple pour les révolutionnaires en mal de cohésion nationale était de copier le seul modèle qui s'offrit a leur intelligence. Donc, tant bien que mal, ils insérèrent le nouveau groupement dans le cadre disloque de la société blanche dispersée, et, ce fut ainsi que la communauté nègre d'Haïti revêtit la défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804. Dès lors, avec une constance qu'aucun échec, aucun sarcasme, aucune perturbation n'a pu fléchir, elle s'évertua à réaliser ce qu'elle crut être son destin supérieur en modelant sa pensée et ses sentiments, a se rapprocher de son ancienne métropole, à lui ressembler, a s'identifier à elle. Tâche absurde et grandiose ! Tâche difficile, s'il en fut jamais !

Mais c'est bien cette curieuse démarche que la métaphysique de M. de Gaultier appelle un bovarysme collectif c'est-à-dire la faculté que s'attribue une société de se concevoir autre qu'elle n'est. Attitude étrangement féconde si cette société trouve en elle-même les ressorts d'une activité créatrice qui la hausse au-dessus d'elle-même parce qu'alors la faculté de se concevoir autre qu'elle n'est devient un aiguillon, un moteur puissant qui la presse à culbuter les obstacles dans sa voie agressive et ascensionnelle. Démarche singulièrement dangereuse si cette société alourdie d'impedimenta, trébuche dans les ornières des imitations plates et serviles, parce qu'alors elle ne parait apporter aucun tribut dans le jeu complexe des progrès humains et servira tôt ou tard du plus sûr prétexte aux nations impatientes d'extension territoriale, ambitieuses d'hégémonie pour la rayer de la carte du monde. Malgré des sursauts de redressement et des bouffées de clairvoyance, c'est par la mise en oeuvre du second terme du dilemme qu'Haïti chercha une place parmi les peuples. Il y avait des chances que sa tentative fut considérée dénuée d'intérêt et d'originalité. Mais, par une logique implacable, au fur et a mesure que nous nous efforcions de nous croire des Français « colorés », nous désapprenions a être des Haïtiens tout court, c'est-à-dire des hommes nés en des conditions historiques déterminées, ayant ramassé dans leurs âmes, comme tous les autres groupements humains, un complexe psychologique qui donne à la communauté haïtienne sa physionomie spécifique. Dès lors, tout ce qui est authentiquement indigène - langage, mœurs, sentiments, croyances - devient-il suspect, entache de mauvais goût aux yeux des élites éprises de la nostalgie de la patrie perdue. A plus forte raison, le mot nègre, jadis terme générique, acquiert-il un sens péjoratif. Quant a celui « d'Africain », il a toujours été, il est l'apostrophe la plus humiliante qui puisse être adressée à un Haïtien. A la rigueur, l'homme le plus distingué de ce pays aimerait mieux qu'on lui trouve quelque ressemblance avec un Esquimau, un Samoyède ou un Toungouze plutôt que de lui rappeler son ascendance guinéenne ou soudanaise. Il faut voir avec quel orgueil quelques-unes des figures les plus représentatives de notre milieu évoquent la virtualité de quelque filiation bâtarde ! Toutes les turpitudes des promiscuités coloniales, les hontes anonymes des rencontres de hasard, les brèves pariades de deux paroxysmes sont devenues des titres de considération et de gloire. Quel peut être l'avenir, quelle peut être la valeur d'une société où de telles aberrations de jugement, de telles erreurs d'orientation se sont muées en sentiments constitutionnels ? Dur problème pour ceux qui réfléchissent et qui ont la tache de méditer sur les conditions sociales de notre milieu ! En tout cas, il apparaîtra au lecteur combien notre entreprise est téméraire d'étudier la valeur du folk-lore haïtien devant le public haïtien. Notre audace apparaîtra plus nette quand nous avouerons que c'est sous la forme de conférences de vulgarisation que nous avions conçu le dessein originel de ce livre. Au fait, nous jetâmes l'amorce de deux conférences sur la division du sujet qui nous sembla la plus accessible au public amateur de frivolités et de bagatelles. Pour le reste, nous jugeâmes plus opportun de lui réserver le cadre d'une monographie. Alors, nous modifiâmes le plan primitif et nous joignîmes bout a bout les essais qui sont ici réunis. Nous confessons sans tarder que de toute la matière du folk-lore les modalités des croyances populaires, leurs origines, leur évolution, leur manière d'être actuelle, les explications scientifiques qui découlent de leur mécanisme ont été les problèmes qui ont le plus vivement sollicité nos recherches. C'est pourquoi elles tiennent une plus grande place dans ce recueil. Les solutions auxquelles nous avons souscrit sont-elles définitives ? Nous n'avons garde de le prétendre. C'est l'éternel souci de l'esprit scientifique de ne jamais considérer que comme provisoires les conclusions auxquelles aboutit l'étude des phénomènes d'ordre biologiques selon les méthodes et les acquisitions les plus récentes de la science. Du moins nous nous sommes efforces d'utiliser les plus doctes travaux qui fussent susceptibles de nous aider a comprendre notre sujet dans ses modalités essentielles. Nous souhaitons que d'autres creusent plus avant le sillon et répandent une plus large profusion de semences...

Mais, nous dira-t-on, a quoi bon se donner tant de peine à propos de menus problèmes qui n'intéressent qu'une très infime minorité d'hommes, habitant une très infime partie de la surface terrestre ?

On a peut-être raison.

Nous nous permettrons d'objecter cependant que ni l'exiguïté de notre territoire, ni la faiblesse numérique de notre peuple ne sont motifs suffisants pour que les problèmes qui mettent en cause le comportement d'un groupe d'hommes soient indifférents au reste de l'humanité. En outre, notre présence sur un point de cet archipel américain que nous avons « humanisé », la trouée que nous avons faite dans le processus des événements historiques pour agripper notre place parmi les hommes, notre façon d'utiliser les lois de l'imitation pour essayer de nous faire une âme d'emprunt, la déviation pathologique que nous avons infligée au bovarysme des collectivités en nous concevant autre que nous ne sommes, l'incertitude tragique qu'une telle démarche imprime à notre évolution au moment où les impérialismes de tous ordres camouflent leurs convoitises sous des dehors de philanthropie, tout cela donne un certain relief à l'existence de la communauté haïtienne et, devant que la nuit vienne, il n'est pas inutile de recueillir les faits de notre vie sociale, de fixer les gestes, les attitudes de notre peuple, si humble soit-il, de les comparer à ceux d'autres peuples, de scruter leurs origines et de les situer dans la vie générale de l'homme sur la planète. Ils sont des témoins dont la déposition ne peut etre négligeable pour juger la valeur d'une partie de l'espèce humaine.

Tel est, en dernière analyse, le sens de notre entreprise, et quel que soit l'accueil qu'on lui réserve, nous voulons qu'on sache que nous ne sommes pas dupe de son insuffisance et de sa précarité.

Pétionville, le 15 décembre 1927.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 mars 2009 10:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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