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Collection « Les auteur(e)s classiques »

LA CRISE BRITANNIQUE AU XXe SIÈCLE. L’Angleterre des années 30. (1931)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'André SIEGFRIED, LA CRISE BRITANNIQUE AU XXe SIÈCLE. L’Angleterre des années 30. Paris: Librairie Armand Colin, 1931, réédition 1975, 216 pp. Collection U2 Une édition numérique réalisée par Mme Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedy, Ville Laval, Québec.

[7]

La crise britannique au XXe siècle.
L’Angleterre des années 30.

INTRODUCTION
L'ANGLETERRE DU XIXe SIÈCLE

Passer du XIXe au XXe siècle, transition délicate qui n’était pas faite en 1914, voilà sans doute tout le problème anglais d'aujourd'hui : crise angoissante, dont on ne saurait exagérer la gravité presque tragique. L'économie britannique, alors que le XXe siècle est déjà presque au tiers de sa course, repose toujours sur une structure et des pratiques qui datent parfois de beaucoup plus de cinquante ans. Dans cette île, préservée des contacts immédiats du dehors, il semble que le temps ne coule pas comme ailleurs : on y vit encore, et c'est un des secrets de son charme prenant, dans une atmosphère d'autrefois. Mais si le pays veut persister comme grande puissance, ou même simplement vivre, une révision totale s'impose. Ce thème sera le leitmotiv de toute notre étude.

I.- LE RÉGIME DU LIBRE-ÉCHANGE
ET DE L'HÉGÉMONIE  BRITANNIQUE

On voit apparaître chaque jour davantage, avec le [8] recul du temps, tout ce que l'Angleterre, depuis cent ans, devait à des circonstances que les contemporains avaient cru permanentes et qui n'étaient que passagères.

L'hégémonie économique anglaise, quand nous nous retournons pour l'embrasser d'ensemble, coïncide dans l'histoire avec le règne de la machine à vapeur ; la période victorienne, apogée de prospérité et de puissance, évolue tout entière sous le signe du charbon. En effet, tant que les mines de houille britanniques ont joui d'un quasi-monopole et tant que la houille est restée le combustible unique et incontesté de la grande production, l'industrie britannique est demeurée pratiquement sans rivales : elle réalisait les prix de revient les plus bas et conquérait de ce fait, presque sans résistance, tous les marchés du monde. C'est ainsi qu'a pu s'édifier, sur la base étroite d'un territoire plus que médiocre, cette paradoxale superstructure manufacturière, et parallèlement s'épanouir cette population aujourd'hui trop dense, si dangereusement dépendante, pour sa subsistance, des produits importés. Dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle, dont l'avenir ne confirmera peut-être pas l'équilibre, la carte des bassins houillers dessine l'armature même de la nation : on y peut lire sa structure industrielle, la répartition de son peuplement, et jusqu'aux foyers de son énergie, concentrés au pays noir, plus travailleur, plus rude, plus protestant d'esprit que la Merry old England des comtés du Sud. Dans l'organisme économique de cette époque, le charbon agit comme un sinapisme, il attire tout à lui : l'axe de l'activité nationale n'est pas à Londres, mais sur une ligne Londres-Manchester.  C'est une observation qui ne serait peut-être plus vraie aujourd'hui. Dans ces conditions, le jeu parfaitement  agencé de la doctrine libre-échangiste paraissait avoir  été conçu tout exprès pour l'Angleterre, par les soins d'une Providence [9] attentive et partiale. La conviction libérale et l'intérêt se superposaient si exactement chez ce peuple, le plus national de l'Europe mais aussi le plus dépendant de la prospérité internationale, que l'égoïsme arrivait à y produire les mêmes effets qu'un respect désintéressé de l'humanité. La banque, le commerce, vivant d'échanges, ne pouvaient naturellement que souhaiter la plus grande liberté possible des échanges ; mais l'industrie, qui produisait bon marché et exportait une large, souvent la plus large part de sa production, pensait de même : quel avantage eût-elle pu trouver dans la protection ? A cette heureuse époque, la solidarité était complète entre les trois branches principales de l'activité économique : c'était l'intérêt de l'industrie que le capital britannique suscitât chaque jour au dehors la création de clientèles nouvelles ; mais ce n'était pas moins l'intérêt de la banque ou du commerce que la prospérité industrielle entretînt à leur bénéfice un mouvement régulier de transactions, portant sur des marchandises réelles, sans quoi leur activité fût partiellement demeurée en l'air. Il y avait là une sorte d'harmonie préétablie, dans laquelle on ne pouvait accuser aucun des partenaires de se servir des autres sans les servir en retour. Ce fut un signe de décadence quand, au lendemain de la grande guerre, on vit la Cité imposer une politique monétaire qui lésait l'industrie, puis celle-ci préconiser pour sa défense un régime douanier susceptible d'étioler le commerce et la finance : dès l'instant qu'il fallait choisir et que tout choix lésait quelqu'un, c'est que l'organisme était atteint d'un grave désordre.

Conscients de leur primauté, les Victoriens respiraient cet oxygène qui se dégage toujours de la richesse en formation rapide ; ils bénéficiaient de cette prime mystérieuse de vitesse dont s'accroît la force de ceux qui, [10] tout simplement, sont partis les premiers. Un orgueil immense, combien légitime, s'était développé comme conséquence de leur magnifique succès. Il éclate dans un discours fameux de sir Robert Peel, en 1846 : « Une étendue de côtes plus grande, en proportion de notre population et de la superficie de notre sol, que n'en possède aucune autre nation nous assure la force et la supériorité maritimes. Le for, le charbon, ces nerfs de l'industrie, donnent à nos manufactures de grands avantages sur celles de nos rivaux. Notre capital dépasse celui dont ils peuvent disposer. En invention, en énergie, en habileté nous ne le cédons à personne ; notre caractère national, les institutions libres sous lesquelles nous vivons, notre liberté de pensée et d'action, une presse sans entraves qui répand les découvertes, les progrès, toutes ces circonstances nous placent à la tête des nations qui se développent mutuellement par le libre-échange de leurs produits. Est-ce là un pays qui doive redouter la concurrence ! »

Vingt ans plus tard, quand le libre-échange avait déjà porté tous ses fruits, Stanley Jevons écrivait à son tour : « Actuellement les cinq parties du monde sont nos tributaires volontaires. Les plaines de l'Amérique du Nord, la Russie, voilà nos champs de blé ; Chicago, Odessa sont nos greniers ; le Canada, les Pays baltiques nos forêts. L'Australasie contient nos stations de moutons, l'Amérique nos troupeaux de bœufs ; le Pérou, nous expédie son argent, la Californie, l'Australie leur or. Les Chinois cultivent du thé pour nous et, des Indes orientales, affluent vers nos rivages le café, le sucre, les épices. La France et l'Espagne sont nos vignobles, la Méditerranée est noire verger ; notre coton, nous le tirons des États-Unis, comme de maintes autres parties du monde... » Et presque au même moment sir Charles Dilke, qui au sortir de l'Université vient de parcourir [11] la planète, complète d'une note plus politique ces inventaires triomphants : « En 1866 et 1867 j'ai suivi l'Angleterre tout autour du monde : partout je me suis trouvé dans des pays qui parlaient anglais, dans des pays que l'Angleterre gouvernait... L'idée qui, dans tous mes voyages, m'a servi de compagne et de guide, c'est la conviction de la grandeur de notre race. »

Cette conviction n'était pas du reste que celle des Anglais ; le continent européen, même jaloux, la partageait ; elle éclate dans l'œuvre de Jules Verne, conçue et commencée vers cette époque. L'admiration de l'Anglais, considéré comme l'homme énergique et déterminé, inflexible dans ses desseins, magnifiquement égoïste mais toujours à la tête du progrès technique et des initiatives humanitaires, se lit à chaque page du Tour du monde en quatre-vingts jours, de l'Île mystérieuse, de vingt autres romans consacrés à cette épopée : la conquête de la planète par la science moderne appuyée sur le caractère.

II. — LES CONDITIONS ET LES LIMITES
DE L'HÉGÉMONIE BRITANNIQUE


Les initiateurs du régime économique nouveau, Richard Cobden, sir Robert Peel, n'avaient pas été sans se rendre compte des renoncements que comporte l'acceptation intégrale du libre-échange. Il faut envisager le sacrifice éventuel de l'agriculture, car la politique des bas prix nécessite un système douanier de libre importation, susceptible de contredire l'intérêt agricole national. Le pays doit donc s'accoutumer à vivre normalement d'aliments importés, de même que l'usine devra s'alimenter, en proportions croissantes, de matières premières exotiques ; et l'on paiera ces achats à l'extérieur par une exportation, intensément accrue, d'articles manufacturés. Dans un pays de sol [12] et de climat médiocres, comme la Grande-Bretagne, cela signifie l'industrialisation forcée, sans répit et presque sans limites. Tout programme d'indépendance économique devient dès lors une impossibilité : il faut accepter une division du travail qui vous spécialise, s'accommoder des risques de la dépendance internationale. Mais les avantages, alors, peuvent être éclatants.

L'Angleterre, pendant tout un siècle, en a fait l'expérience. Mais l'imprudence du système, quelle que fût sa perfection, c'est qu'il reposait sur plusieurs hypothèses dont il était impossible de garantir toujours le maintien. Le succès britannique, selon ces conditions, comportait un ensemble de circonstances dont la conjonction était, pour le moins, exceptionnelle.

Il fallait d'abord que le monde acceptât, statutairement pour ainsi dire, cette division internationale du travail qui faisait de l'Angleterre (et subsidiairement de l'Europe occidentale) l'usine spécialisée de la planète. Toute la doctrine reposait sur ce principe, hérité du Pacte colonial : aux colonies la production des matières premières, mais à la métropole le privilège de la transformation industrielle. Avec une simple transposition, on présumait que les pays extra-européens demeureraient toujours, vis-à-vis de l'Europe, dans les rapports déférents d'une colonie avec sa métropole, et c'est seulement sur cette base qu'il était raisonnable d'avoir concentré, dans les quelques kilomètres carrés des Iles britanniques, un outillage hypertrophié, d'y avoir accumulé une population, d'excessive densité, dont, en dernier ressort, la vie dépendrait de ses exportations de produits manufacturés. Mais pouvait-on garantir que les pays nouveaux ne voudraient pas un jour manufacturer eux-mêmes leurs propres produits ? Et l'Angleterre elle-même conserverait-elle toujours, parmi ses concurrents, le prix de revient le [13] plus bas ? Cette dernière condition constituait peut-être la clef de tout le système.

Une autre hypothèse s'imposait encore : l'exercice intégral du libre-échange, non seulement dans les relations internationales, mais à l'intérieur même de l'Angleterre. Pour que la liberté douanière produise tous ses effets, il faut qu'elle se complète d'une liberté équivalente dans le régime du contrat de travail : la réaction des prix doit pouvoir s'exercer spontanément dans ce domaine, sans obstacle et en quelque sorte sans merci, bref il doit y avoir libre-échange de la main-d'œuvre comme il y a libre-échange des produits. Ce n'est pas sans raison que Cobden et son époque considéraient avec méfiance l'aspect « social » des problèmes ouvriers ; l'école libérale voulait considérer le travail comme une simple marchandise et refusait d'en parler autrement qu'en termes économiques. Quand elle préconisait par exemple, vers 1840, la libre entrée des blés étrangers, c'est avec la pensée que, le prix du pain baissant, les salaires pourraient être réduits : le niveau de vie de l'ouvrier n'en pâtirait pas, disait-elle, bien au contraire, mais le prix de revient patronal serait allégé d'autant. Si les salaires eussent été bloqués par une législation sociale, la réaction escomptée ne se fût pas produite et le système n'eût pas joué.

Il fallait enfin que le charbon conservât toujours, comme combustible, le monopole de fait que la machine à vapeur lui avait valu, et en même temps que l'Angleterre gardât sur ce terrain l'extraordinaire avance qui était la sienne : en 1868-70, sur une production mondiale de 130 millions de tonnes, elle en extrayait 80 millions. Mais la Prusse en resterait-elle toujours à 12 millions de tonnes, les États-Unis à 14 millions ?

Ces diverses hypothèses étaient admises allègrement par les contemporains, mais nous commençons à voir [14] qu'il y avait quelque imprudence à tenir pour normale une simple étape de l'évolution économique mondiale, à construire sur cette base un édifice qu'il pourrait ensuite devenir difficile de modifier. L'équilibre avait beau être sain au moment où on le consolidait, il n'en demeurait pas moins précaire, avec une marge étroite de sécurité. Selon l'expression nietzschéenne, l'Angleterre acceptait de « vivre dangereusement ».

Dès 1866, il s'était trouvé un esprit pénétrant pour discerner la fragilité essentielle de cet équilibre : c'est le thème de Stanley Jevons dans son livre prophétique, The Coal question. L'Angleterre, soutenait-il, doit son hégémonie, moins à son mérite, comme elle se plaît à le croire, qu'à son monopole minier. Mais, attention, il s'agit d'un capital qui s'épuise, non d'une récolte qui renaît chaque année, éternellement. Si le charbon vient à manquer ou se raréfie, c'est l'extraction plus pénible, la fabrication industrielle plus coûteuse, une difficulté croissante d'exporter. D'un point de vue relatif, il en sera de même s'il y a simplement perte du monopole houiller : à la faveur du charbon extrait ailleurs on peut voir se constituer, sur d'autres points de la planète, de nouveaux systèmes manufacturiers, susceptibles de déplacer vers de nouveaux rivages le centre de gravité industriel du monde. C'est la menace certaine du chômage pour une Angleterre désormais suréquipée et surpeuplée, avec la seule alternative d'une émigration massive ou d'un abaissement permanent du niveau de vie.

L'hypothèse de l'épuisement était gratuite et ne s'est pas réalisée, mais le charbon, en tant que facteur industriel, n'a plus la position unique qu'il possédait jadis : le pétrole, la houille blanche lui disputent une part croissante de son ancien domaine. L'Angleterre, qui n'a que peu de houille blanche et doit importer [15] son pétrole, n'est plus, à cet égard, le pays le mieux doué. Même au point de vue houiller proprement dit, l'ancienne avance britannique est périmée : les États-Unis ont depuis longtemps pris la tête, cependant que l'Allemagne, la Pologne et même la France sont devenues de sérieux concurrents. Sous une forme légèrement différente, comportant tout au plus une simple transposition, les craintes du Cassandre anglais de 1866 tendent donc à se matérialiser au XXe siècle, avec le déroulement exact des répercussions qu'il avait prévues. Son livre, qui était celui d'un prophète, se lit aujourd'hui comme une analyse implacable des difficultés britanniques présentes.

III. — LES PREMIÈRES TRACES
DU DÉCLIN


Quand on envisage l'Angleterre, depuis son apogée économique de la décade 1860-1870, on discerne sans beaucoup de peine les premières traces de déclin, c'est-à-dire la source lointaine de la crise actuelle, vers 1880. C'est à peu près le moment où, pour la première fois, des rivaux sérieux apparaissent : pour la première fois, car jusqu'alors l'industrie britannique était toujours, en fait, restée seule. C'est, avec toute sa portée, un fait nouveau. Le rapport de la Commission d'enquête sur la dépression du commerce et de l'industrie [1], publié en 1886, ne peut laisser le moindre doute à ce sujet.

Or, à cette heure déjà grave où l'Angleterre aurait dû faire un effort, sinon de redressement du moins d'adaptation à des circonstances en voie de changer, nous la voyons justement s'endormir dans le succès. Titulaire d'un monopole de fait, non seulement dans les pays lointains, mais même dans une Europe encore très en retard dans son industrialisation, elle s'est accoutumée, [16] sans même le savoir, à l'atmosphère du monopole. Elle a cru de bonne foi lutter dans les conditions normales de la concurrence internationale, à visage découvert, comme il sied dans la pratique du libre-échange ; mais en réalité ses victoires n'avaient pas la portée qu'elle leur attribuait, parce qu'elle n'a pas rencontré sur son chemin, jusqu'à l'Allemagne de Guillaume II, de concurrence vraiment dangereuse. Insulaire non seulement par situation mais par tempérament, elle s'est dès lors bien naturellement habituée à considérer l'étranger, quel qu'il soit, même l'Européen, comme une sorte d'humanité de seconde zone, vivant sur un plan inférieur au sien. L'Anglais auquel on a prêté le mot légendaire : les nègres commencent à Calais, voulait sans doute rire, mais au fond ne riait pas tout à fait.

Du fait de cette sécurité royale, les qualités d'énergie farouche, de lutte les dents serrées, dont nous nous plaisons toujours à louer l'Anglais, sont justement celles qui, sur le terrain des affaires, ont tendu à s'affaiblir chez lui. Par l'habitude héréditaire du pouvoir joint à la richesse, il a fini par contracter une manière d'être aristocratique, curieusement imbue de droit divin ethnique et qui même a continué de s'accentuer quand déjà la suprématie britannique était contestée. Les jeunes générations de la fin du siècle, nées dans l'abondance et la gloire, prennent l'habitude d'une vie commode, où l'argent se gagne facilement : elles en arrivent à se dire, inconsciemment, que ce succès leur est dû. C'est une dizaine ou une quinzaine d'années après la guerre de 1870, c'est-à-dire juste au moment où la rivalité économique allemande va se déclencher, que l'on s'accoutume, en Angleterre, à venir tard au bureau, à en repartir tôt ; les week ends s'étendent subrepticement ; le samedi matin, le lundi matin souvent sont [17] perdus pour les affaires. En Extrême-Orient, où bientôt les positions anglaises seront attaquées, les magasins tenus par des Anglais ne s'ouvrent que tard dans la matinée et semblent ensuite, je ne sais comment, n'être jamais ouverts ; cependant, sur le même champ-clos, l'Allemand travaille dix heures, le Chinois quatorze. Le manque de frugalité devient un trait distinctif du caractère britannique, en même temps que la subtile menace d'un défaut latent chez lui, la paresse. La technique économique anglaise demeure, c'est vrai, merveilleuse, appuyée sur une pratique, une tradition incomparables ; le rendement, pendant les heures de présence, est excellent, on ne gaspille pas le temps comme en France ; mais on devient de plus en plus incapable de faire à ses affaires le sacrifice de son loisir.

Soulignons du reste ici que, par ces défauts qui peut-être n'en sont pas, l'Angleterre du XIXe siècle crée une conception de la vie originale et charmante, une philosophie moderne du confort et du délassement, une discipline vraiment civilisée des distractions et des loisirs. Mais cette civilisation, malgré certaines apparences contraires, désaccoutume au fond de la lutte pour la vie. Pourquoi, pense le gentleman, s'astreindre à ces corps-à-corps économiques inélégants, dont l'effort excessif use et diminue l'être humain ? Bref il voudrait le résultat sans l'effort et il en vient, insensiblement, à estimer « injuste » (unfair) la concurrence de ceux qui, pour réussir, acceptent de se restreindre et de travailler plus que lui !

À vrai dire, les contemporains, penchés sur les statistiques, avaient compulsé, commenté, avec une honnêteté toute britannique, les symptômes inquiétants de ce premier déclin. Le rapport de la commission d'enquête sur la dépression économique est un monument de lucide objectivité. Dix autres, depuis lors, l'ont suivi. Que voilà [18] donc, pensons-nous, des gens courageux, réalistes, sachant et osant « regarder au fond des crevasses » ! Et cependant, voilà plus de quarante ans que les livres bleus répètent indéfiniment la même note, le même avertissement : « Prenons garde, nous ne sommes plus seuls, des rivaux plus actifs et mieux outillés se dressent sur notre route, nous sommés distancés ! » Le rapport de 1886 disait déjà cela, mais le rapport de lord d'Abernon sur le commerce britannique dans l’Amérique du Sud reprend, en 1930, le même langage, avec les mêmes reproches, qui décèlent, chez le commerçant anglais d'aujourd'hui, la persistance des mêmes défauts qu'autrefois.

Qu'y a-t-il donc qui stérilise ainsi les effets de ces virils examens de conscience collectifs, dont nous Français serions peut-être incapables ? Simplement ceci qu'au moment même où il lit et accepte ces avertissements sur le plan de l'intelligence, l'Anglais les repousse et refuse de les croire sur le plan de l'instinct. Sa Confiance imperturbable en son pays, son orgueil, son invraisemblable faculté de ne pas voir ce qu'il préfère ignorer protestent contre la leçon, l'escamotent, l'annulent. Un optimisme béat, élémentaire, lui souffle qu'il s'en tirera, non pas parce qu'il aura su rajeunir ses méthodes ou renouveler son outillage, mais parce qu'il est Anglais. I’ll muddle through, se dit-il ! Mais pour que la formule fût bonne il fallait être soulevé par une marée montante.

IV. — LE PROBLÈME BRITANNIQUE
DU XXe SIÈCLE


La « Vieille Angleterre » — c'est bien ainsi qu'il faut l'appeler ici — s'était donc flattée de l'illusion que l'esprit et les méthodes du XIXe siècle continueraient de la soutenir dans un siècle nouveau. Jusqu'à la guerre, [19] ses efforts d'adaptation étaient en somme demeurés minimes. C'était comme une maison vénérable, solide et bien bâtie, mais dont on n'a pas, depuis des années, révisé la structure et le mobilier.

La crise qui s'est abattue sur le pays, en 1921, a subitement révélé un ébranlement grave de son armature économique. Dans le tumulte de la guerre qui se prolongeait, l'opinion, tout d'abord, s'était abusée sur la nature et la portée du désordre : on n'y voulait voir qu'un orage passager, né bien naturellement du conflit mondial et qui prendrait fin tout seul quand le monde aurait repris son équilibre ; on espérait toujours retrouver, quelque jour prochain, les conditions d'avant 1914, traduisons : du XIXe siècle. Peu à peu cependant, la durée même du marasme a fini par saper, au moins partiellement, cette confiance. Depuis la grève générale de 1926 notamment, on en arrive à se demander si ce passé, dont vivait l'Angleterre, pourra jamais renaître. La crise, envisagée de ce point de vue, change de caractère, car ses causes se révèlent plus lointaines et plus profondes que la guerre elle-même : il s'agit d'une transformation complète du monde, où l'Angleterre d'hier ne trouve plus bien sa place. On se rappelle alors les craintes de Stanley Jevons et les premières atteintes portées, dès 1880, au monopole britannique. Cette longue incubation souligne justement la gravité du mal, car, par delà le trouble momentané de la guerre, elle attire l'attention sur un déséquilibre chronique qui la  dépasse.

On n'oserait dire que le peuple britannique, dans son ensemble, ait encore compris le sérieux de la situation : son optimisme, fait de patriotisme et de torpeur, est indéracinable. Mais l'élite n'ignore, plus qu'une lourde tâche de réadaptation s'impose. Pour y réussir, il ne suffit pas, comme certains le pensent, [20] de quelques changements de cabinets ou de personnel gouvernant ; l'effort est plus difficile, c'est chaque Anglais qui doit modifier sa façon de penser, de travailler et même de vivre : il no faut rien moins qu'une révision des bases mêmes sur lesquelles s'était fondée l'existence du pays.



[1] Report of the Royal Commission appointed to inquire into tbe depression of trade and industry, 1886.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 8 février 2015 19:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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