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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'André Siegfried, “Influence du régime de la propriété foncière sur la formation de l'opinion politique.” In Sociologie politique. Tome 2, pp. 15-31. Textes réunis par Pierre Birnbaum et François Chazel. Paris : Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique. [Autorisation accordée par M. Pierre Birnbaum de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 28 septembre 2010.]

[15]

Sociologie politique.
Tome 2.

Influence du régime de
la propriété foncière sur la formation
de l’opinion publique
.”

André SIEGFRIED

[15]André SIEGFRIED


Position générale du problème

L’influence du régime de la propriété foncière sur la formation de l’opinion politique est, sinon toujours décisive, du moins toujours considérable. Elle se manifeste en tant qu’elle fonde, diminue ou détruit la liberté matérielle ou morale de l’électeur, en tant qu’elle crée l’indépendance d’une classe sociale ou accentue sa dépendance à l’égard d’une autre. En dessinant ainsi la structure sociale d’une société, le régime de la propriété nous prépare donc à comprendre son esprit, son tempérament et ses tendances. Mais l’étude de ces répercussions est à la fois complexe et difficile, car les règles générales, qu’on discerne vite et que nous exposerons, sont conditionnées par une foule de circonstances qui ne prennent leur valeur et ne produisent tous leurs effets que lorsqu’elles sont groupées selon certaines combinaisons bien définies.

Nous envisagerons d’abord l’influence de la petite et celle de la grande propriété, puis celle de la moyenne et des types intermédiaires. Nous pourrons alors, pour conclure, déterminer [16] le rôle du facteur propriété dans l’évolution politique de l’Ouest.

Influence de la petite propriété

La propriété est le plus solide fondement de la liberté politique. La fortune est, d’une façon générale, synonyme d’indépendance. En particulier dans le peuple paysan, et jusqu’à un degré relativement élevé d’aisance, il n’y a vraiment de complète liberté politique que chez le propriétaire. À la différence du fermier, qui craint sans cesse de mécontenter son bailleur, le petit cultivateur qui vit sur son propre bien ne demande rien à personne et offre très peu de prise à la pression. Quand arrive le moment de voter, il fait ce qu’il veut, sans courir le risque de se voir atteint par là dans ses intérêts essentiels : c’est un citoyen en pleine possession effective de ses droits. Cette règle toutefois ne s’applique pas automatiquement à tous les propriétaires. Encore faut-il, pour qu’ils soient vraiment indépendants, que leur bien suffise à les nourrir, car si pour faire l’appoint de leur budget ils sont obligés de s’engager comme journaliers ou de solliciter des secours, les voilà qui retombent de ce fait dans une demi-sujétion. Je ferai une remarque analogue pour l’ouvrier d’usine possesseur d’un champ, car ce champ, loin de lui donner l’indépendance par cela seul qu’il lui appartient, tendra plutôt à le lier davantage à son patron : le travailleur fixé au sol étant pratiquement dans l’impossibilité de chercher du travail ailleurs. C’est donc surtout chez les cultivateurs-propriétaires et qui ne sont que cela qu’on rencontrera la pleine liberté politique.

Arrivés à ce point, gardons-nous de raisonner jamais sur des cas individuels, car, pour que la liberté économique crée un sentiment correspondant de liberté politique, il faut une certaine atmosphère collective. Un petit propriétaire isolé [17] au milieu de fermiers ou de journaliers ne sera pas du tout nécessairement un citoyen fier et inaccessible aux influences : on le constate fréquemment dans la Bretagne française, où la petite propriété coïncide presque partout avec la grande. Il y aura de même toute chance pour qu’un fermier isolé au milieu de propriétaires libres soit libre d’esprit comme eux. L’important est de savoir si la structure sociale du milieu est égalitaire ou hiérarchique. Si la masse des gens sentent perpétuellement au-dessus d’eux quelqu’un dont ils dépendent, directement ou même indirectement, il est bien évident que la pratique de la liberté politique leur sera rendue difficile, et il sera même fréquent de les en voir perdre l’habitude. Mais si au contraire le fond d’une population est composé de gens indépendants et égaux, un esprit démocratique se développera presque inévitablement parmi eux : on en trouve une preuve, qui trompera rarement, dans le fait que ces milieux égalitaires choisissent habituellement pour maires, non des nobles ou des bourgeois, mais des paysans.

Les répercussions politiques d’un régime de petite propriété se déduisent naturellement de ce qui précède. C’est une règle sans exception que les régions de petite propriété — du moins quand elles ne sont pas cléricales — se montrent acquises aux principes et à l’œuvre de la Révolution française et irrévocablement hostiles à l’Ancien Régime : les royalistes n’ont rien à y faire ; elles appartiennent à la démocratie républicaine ou bonapartiste.

Les régions républicaines (je pourrais dire républicaines de principes) sont celles des petits plutôt que des moyens propriétaires, et la propriété y produit ses effets politiques d’indépendance, beaucoup plus que les effets sociaux de conservatisme qu’elle ne manque pas de dessiner dès que l’aisance s’accentue. Il en résulte un type politique bien défini : des gens égalitaires, jaloux du noble et généralement anticléricaux, mais en même temps hostiles à toute nouvelle révolution. La formule banale « Ni réaction ni révolution »

[18] [19]

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[20]

sur laquelle la République vit depuis quarante ans et qui résume bien les tendances de la France paysanne considérée dans son ensemble, s’applique exactement à leur état d’esprit. Or, dans la France de l’Ouest, ils ne se rencontrent qu’à l’état d’exception, justement parce que la petite propriété y est elle-même à l’état d’exception. Nous ne trouvons guère en effet ce type d’opinion politique que sur les côtes de la Bretagne et du Cotentin ainsi que dans la montagne d’Arrée. Nous le trouvons bien aussi sur toute la périphérie orientale de la région : plaines vendéenne et poitevine, vallée du Loir, plaines de Dreux et Saint-André, mais alors c’est déjà le cadre de l’Ouest lui-même. La faiblesse du Parti républicain, dans toute cette partie de la France, paraît y être une conséquence directe de l’absence de morcellement.

Au point de vue politique, la petite propriété crée donc une atmosphère démocratique ; mais au point de vue social, ses effets sont plus compliqués et assez différents. D’une façon générale, en même temps qu’elle donne l’indépendance elle tend à rendre l’individu conservateur, parce qu’elle le fait en somme solidaire de l’ordre social existant. Les paysans propriétaires, qui sont ennemis de la réaction, ne le sont pas moins de la révolution. Voyez par exemple le contraste des pêcheurs côtiers bretons, qui tous possèdent quelque lopin, et des sardiniers de Douarnenez ou de Concarneau, citadins absolument détachés du sol : ceux-ci vibrent aux appels du socialisme, ceux-là les écoutent à peine. Et si l’idée révolutionnaire gagne certains paysans de la Cornouaille, c’est beaucoup dans la mesure où, insuffisamment dotés de terres, ils se sentent plus proches du prolétaire que du propriétaire. Le même contraste se manifeste entre les ouvriers attachés au sol et ceux qui ne le sont pas : l’ouvrier de l’arsenal de Brest, toujours déraciné de son ancien milieu rural, n’a pas la même mentalité que celui de Cherbourg, resté souvent possesseur d’un champ ou d’un jardin. La propriété apparaît donc, dans l’équilibre social, comme un élément de pondération.

[21]

Cette évolution vers une sorte de conservatisme social, qui du reste souvent s’ignore, se fait beaucoup plus vite qu’on ne serait tenté de le croire. Il suffit au paysan français de posséder quelques arpents pour désirer surtout ensuite les garder et les arrondir. Dès lors, le voici très facilement partisan d’un gouvernement fort qui maintienne l’ordre, traduisons : qui lui garantisse la conservation de son bien. Pour peu que le tempérament du milieu s’y prête, qu’il y ait dans l’air des menaces de révolution sociale, on peut voir naître alors l’esprit bonapartiste, qui, dans les campagnes, est essentiellement un esprit de paysans aisés, égalitaires, ni réactionnaires ni cléricaux, mais surtout conservateurs. Tel est, si je comprends bien, le tempérament des vignerons saumurois et nantais, dont le domaine de petite propriété forme un contraste si vif avec le bastion féodal de l’Anjou et de la Vendée. Tel est encore, avec une accentuation plus conservatrice résultant de leur aisance plus grande, le tempérament des Bas-Normands, ces gros cultivateurs, généralement propriétaires, très attachés au régime de 1789, mais extraordinairement craintifs de tout bouleversement social. On remarquera que le bonapartisme et le radicalisme paysan naissent et se développent dans des milieux analogues : ce sont deux branches divergentes du même tronc révolutionnaire.

L’influence politique et sociale de la petite propriété nous apparaîtrait donc très nette et très homogène en somme, s’il n’existait un cas où ses effets sont complètement annulés. Quand une population de petits propriétaires est cléricale, elle ne devient ni radicale, ni bonapartiste, ni conservatrice: elle reste avant tout cléricale, et ce que le prêtre lui dit de faire, elle le fait. C’est la preuve que les facteurs sociaux résultant du régime foncier peuvent être réduits à rien ou presque rien par des facteurs moraux plus puissants. Voyez par exemple la Cornouaille et le Léon, ces deux régions analogues de moyenne et petite propriété: la Cornouaille, qui est plutôt anticléricale, fut en Bretagne le berceau de la [22] République; mais le Léon, cette théocratie, n’a jamais accepté l’esprit du gouvernement actuel. Même observation pour le Marais breton (Vendée), terre morcelée mais catholique, qui résiste à la politique laïque, tandis que le Marais poitevin, qui est laïque de tendances, a passé très vite de son bonapartisme d’hier à un radicalisme caractérisé.

Mais cette exception — importante du reste — étant faite, nous pouvons retenir comme une règle générale que le morcellement de la terre entraîne avec soi une transformation profonde des intérêts, du tempérament et des conceptions politiques et sociales. Partout où le sol est divisé, l’atmosphère de l’Ancien Régime disparaît, laissant place libre à celle de la Révolution française.

Influence de la grande propriété

Alors que la petite propriété crée l’indépendance et l’égalité, la grande tend à façonner des sociétés hiérarchiques, où les classes non possédantes sont dépendantes de celles qui possèdent, et où l’on perçoit comme un reflet lointain de la féodalité. Toutefois, cette proposition générale, qui doit être considérée comme vraie dans son ensemble, demande à être assouplie de distinctions et d’atténuations nombreuses, car deux facteurs supplémentaires, qu’il ne faut jamais négliger dans l’espèce, le régime de l’exploitation et la résidence ou l’absentéisme des propriétaires, sont susceptibles d’en modifier singulièrement les résultats. C’est l’étude des multiples combinaisons de ces trois facteurs (régime foncier, exploitation, résidence) qui nous permettra seule de déterminer, avec quelque précision, les effets politiques de la grande propriété.

Examinons d’abord les circonstances dans lesquelles la domination du seigneur foncier se développe avec le maximum d’ampleur. C’est quand la grande propriété, régnant [23] seule, coïncide avec la petite exploitation, et quand le propriétaire réside en même temps sur ses terres. La réunion de ces trois conditions est irrésistible, et l’on comprend très bien qu’il en soit ainsi : plus le maître est riche, plus le fermier est modeste, plus la différence entre eux s’exagère, et plus l’autorité du premier paraît redoutable au second. Il arrive fréquemment, dans l’Ouest, qu’une même personne possède dix, quinze, vingt fermes. Au moment des renouvellements de baux (surtout dans les périodes de prospérité), cela signifie dix, quinze, vingt paysans qui attendent anxieusement de savoir s’ils conserveront leurs fermes, et cela signifie aussi dix, quinze, vingt électeurs qui n’oseront pas afficher une opinion capable de déplaire. Je n’exagère pas en disant que, dans un grand nombre de cas, ce seront dix, quinze ou vingt clients qui chercheront un mot d’ordre ou du moins le recevront. Le langage populaire reflète cette dépendance. En parlant de ses fermiers, le noble vendéen dit : « Mes gars » ; à Lannion, on parle des « soumis » de tel ou tel « Monsieur » ; dans tout l'Ouest terrien, le paysan appelle son propriétaire : « Not’ maître » ; et dans l’Anjou rural, on entend même cette expression toute féodale : « Je suis de la sujétion de M. X. ou Y. ! »

Quelquefois la pression se fait nette et brutale, avec menace d’éviction comme en Irlande: tel propriétaire refusant par exemple de renouveler son bail à un fermier qui n’envoie par ses enfants à l’école libre ou qui se présente au conseil municipal sur une liste adversaire de la sienne. Mais le plus souvent l’intervention du propriétaire est si bien entrée dans les mœurs qu’aucune menace n’est nécessaire et que le fermier en arrive à ne plus se considérer politiquement comme tout à fait libre. Par crainte de représailles, qui parfois du reste ne se pro-duiraient même pas (car il existe des propriétaires très libéraux), il préfère éviter toute manifestation compromettante, et s’il vote à sa guise, il s’arrange pour le faire dans le plus grand secret. Il sait bien qu’il n’est pas chez lui sur la terre qu’il cultive, et c’est [24] le fond de l’affaire: s’il y était chez lui, il raisonnerait et surtout il sentirait tout autrement. On voit ainsi qu’à la différence de la fortune mobilière, la fortune immobilière entraîne normalement avec elle l’influence politique: cent mille francs de rentes à la ville ne feront pas de vous un leader politique, mais quarante mille francs de rentes en terres dans une commune rurale vous en rendront bien souvent le maître.

Il est vrai que cette autorité du propriétaire diminue singulièrement quand il ne réside pas : il n’est plus alors dans sa commune qu’une sorte d’étranger dont les interventions, se produisant par à-coups, perdent beaucoup de leur efficacité. Mais s’il demeure toute l’année sur ses terres, si, comme la plupart des nobles de l’Ouest, c’est vraiment un rural de goûts, d’habitudes, de tempérament, alors sa situation devient tout naturellement prépondérante. Notons à cet égard qu’il est très important de savoir si l’on est en présence de la grande propriété noble ou bourgeoise : la seconde comporte beaucoup plus d’absentéisme, mais la première est en politique beaucoup plus agissante ; elle met effectivement le paysan sous une surveillance constante. Cette surveillance est encore renforcée quand le fermier est remplacé par un métayer, car le bailleur tient du contrat de métayage lui-même le droit de pénétrer sans cesse dans la métairie et de se mêler aux moindres actes du cultivateur, qui dans ces conditions devient non plus tant un associé qu’un domestique intéressé. Le métayage, dans l’Ouest, est le régime d’exploitation qui provoque le plus la dépendance sociale et politique de l’exploitant.

Nous venons de résumer les raisons combinées de structure sociale qui font de l’Ouest le fief, la forteresse suprême de l’aristocratie foncière et de la noblesse. La démocratie ne peut guère en effet naître ni se développer dans un semblable milieu, et si elle y réussit, ce n’est qu’à titre d’exception ou par une sorte de révolte qui ne se fait ni sans difficulté ni sans lutte. Voyez, sur la carte générale du régime [25] foncier, ce bloc compacte de grande propriété (coupé seulement par le mince sillon de la Loire) qui couvre le Maine, l’Anjou et la Vendée : c’est là surtout que se perpétue cette société hiérarchique et encore semi-féodale que nous évoquions tout à l’heure. Grande propriété noble (c’est en effet dans ces provinces que la noblesse est restée la plus nombreuse et la plus riche), résidence presque générale des propriétaires, petite exploitation partout, avec des fermes, de 5, 10, 20 hectares au plus, enfin métayage dans la majeure partie de l’Anjou, tous les traits y sont, et presque partout combinés. Si l’on ajoute que la race mancelle-angevine est docile, que la race vendéenne est rebelle à toute influence qui n’est pas vendéenne, que de part et d’autre l’action puissante du prêtre vient seconder celle du seigneur foncier, on comprendra sans peine que ces trois provinces soient demeurées, dans leur ensemble, à peu près constamment hostiles à la politique de gauche et même en grande partie à la forme républicaine. Et l’on ne s’étonnera pas non plus de voir ce domaine d’Ancien Régime s’arrêter là même où finit le domaine propre et exclusif de la grande propriété.

La Bretagne, dans quelques-unes de ses régions, présente une structure sociale analogue, mais jamais aussi puissamment constituée; les circonstances qui créent une hiérarchie incontestée n’y existent pas aussi nettement. D’abord, il y a d’ordinaire coexistence de la grande et de la petite propriété, d’où un certain levain d’indépendance. Puis, la noblesse, à part quelques exceptions brillantes, est moins riche, moins solidement assise. D’autre part, il n’y a pas de métayage, et l’idée de l’émigration, toujours tentante pour des Bretons, fait qu’ils craignent peut-être un peu moins de se brouiller avec les autorités sociales. Il faut dire encore que le morcellement se dessine avec une tout autre intensité qu’en Anjou. Enfin, question de tempérament qui est essentielle, les Bretons, qui subissent la pression, la ressentent et soulagent parfois leur rancune en de brusques explosions. Pour ces différentes raisons, le domaine breton de la grande [26] propriété (fort réduit du reste) n’est pas pour les partis de droite une forteresse aussi sûre que les provinces centrales de l’Ouest terrien: la simple inspection de la carte suffit à le faire deviner.

J’avais pris soin de dire en commençant que, dans le sujet qui nous occupe, il faut se garder des généralisations trop simplistes. Nous allons le prouver en étudiant ce qui se passe quand la grande exploitation coïncide avec la grande propriété. Cette coïncidence est du reste l’infime exception dans l’Ouest proprement dit. Je la rencontre, indiquée plutôt qu’accentuée, dans la plaine de Caen, le Marais poitevin, le pays de Caux : mais je ne la trouve vraiment généralisée que dans le Vexin normand, c’est-à-dire dans un pays décidément extérieur au domaine de ce livre. Quelque réduit que soit ce champ d’observation, il est suffisant pour nous permettre de conclure que ces conditions différentes de l’exploitation créent une atmosphère sociale et politique toute nouvelle. Je constate d’abord que la dépendance électorale du fermier s’atténue, au point parfois de disparaître. C’est qu’un gros fermier de 50 ou 100 hectares fait aisément figure d’égal en face de son propriétaire : il ne s’agit plus dès lors, comme précédemment, d’un « maître » et de « son fermier », mais plutôt d’un capitaliste et d’un entrepreneur de culture, c’est-à-dire en somme de deux bourgeois qui, dans la lutte politique, sont généralement « du même côté de la barricade ». Dans le pays de Caux où les exploitations sont souvent grandes, sans être très grandes, le fermier conserve sans doute pour le propriétaire une déférence atavique, sans toutefois jamais devenir l’humble satellite que nous avons rencontré du côté de l’Anjou. Mais dans le Vexin, où le fermier de 400 hectares est fréquemment plus riche que son propriétaire, nul n’imaginerait un seul instant que ce dernier pût songer à commander ou même à conseiller !

Dans ces conditions, il faut à mon avis reculer le problème d’un degré et se demander quelle est, dans les grandes [27] exploitations rurales, le genre d’autorité du chef sur les salariés. Or, ne nous y trompons pas, les rapports entre employeurs et employés n’ont plus ici rien de commun avec ce que nous avons vu dans l’Ouest terrien. Si le patron emploie beaucoup d’ouvriers — et c’est le cas dans toute entreprise agricole un peu centralisée — il pourra sans doute les soumettre à une discipline matérielle plus forte, plus militaire, mais l’action politique ou morale qu’il sera à même d’exercer sur eux restera toujours bien inférieure à l’influence quasi patriarcale du noble angevin sur son métayer. Il devra traiter, au moins pendant la moisson, avec une foule d’individus souvent mal connus de lui, artificiellement concentrés sur un point donné, et tout portés de ce fait à se syndiquer contre un patron de rencontre, au nom de leurs intérêts collectifs. Ces circonstances ne sont plus à vrai dire celles de la vie rurale traditionnelle: elles ressemblent bien davantage, quand la culture est industrialisée, à celles de la vie ouvrière. Comme les ouvriers de la grande industrie en effet et pour les mêmes raisons, ces travailleurs agricoles sont susceptibles de se laisser gagner, soit par le socialisme agraire, soit par une démagogie de caractère nationaliste. Nous avons pu constater, dans la plaine de Caen, l’existence latente d’une démocratie agraire. Un temps viendra peut-être où le socialisme pourra faire des adeptes dans les campagnes de la Seine-Maritime ou de l’Eure.

Au point de vue des effets politiques de la grande propriété, j’arrive donc à cette double conclusion: coexistante avec la petite exploitation, elle tend à maintenir la suprématie des autorités sociales et par conséquent une atmosphère de hiérarchie ; mais combinée avec la grande exploitation, elle ne provoque pas la même dépendance des exploitants vis-à-vis des propriétaires, et elle risque même de susciter à ses côtés un prolétariat agricole, susceptible de devenir pour elle un dangereux ennemi. La seconde alternative s’observe à peine dans l’Ouest; mais la première y est la règle et, [28] plus que tout, contribue à donner à cette partie de la France sa personnalité politique.

Types de propriété intermédiaire

Nous n’avons envisagé jusqu’ici que des types de propriété très définis, et nous avons pu constater qu’ils tendent à créer des types de sociétés politiques également définis. Mais la nature ne présente pas toujours cette simplicité de caractéristiques, de sorte que les types intermédiaires couvrent, au moins dans l’Ouest, une surface aussi considérable que les premiers. Nous ne pouvons donc nous dispenser de les observer ; mais on devine qu’en raison de l’incertitude relative de leur dessin, les répercussions dont ils sont l’origine doivent être infiniment moins nettes et surtout moins décisives. C’est en effet dans ces milieux de transition que les autres facteurs de l’opinion politique, et notamment le facteur si décevant de l’influence personnelle, tendent à prendre une place prépondérante.

Faut-il parler de la moyenne propriété comme d’un type à part ? J’hésite à le faire, pensant qu’il convient plutôt de la considérer comme un prolongement de la petite. Partout où on la rencontre dans l’Ouest, elle correspond a une classe de gros cultivateurs, propriétaires de leur exploitation, mais la dirigeant eux-mêmes et ne la confiant presque jamais à d’autres : pratiquement, elle reste toujours en somme propriété paysanne. C’est le cas dans la Cornouaille, le Léon, le Marais breton, l’Auge, le Bessin, le Cotentin. Et dans toutes ces régions, à condition de mettre la note conservatrice et la réserve cléricale, on remarque que la moyenne propriété fait des gens indépendants, modérés, volontiers républicains à condition que la République ne soit pas réformatrice, jamais partisans de l’Ancien Régime, mais non moins adversaires de toute orientation démocratique [29] un peu accentuée. En disant que l’esprit bas-normand représente très bien celui du moyen propriétaire, on aura sur ce sujet mentionné l’essentiel.

Plus délicate est la situation des milieux où les différentes espèces de propriété coexistent. Le fait est extrêmement fréquent, surtout dans les régions en voie de morcellement, par exemple dans la Sarthe, le Perche, l’Ille-et-Vilaine, la Bretagne française et certaines parties de la Bretagne bretonnante. C’est surtout alors qu’il faut se rappeler que les répercussions politiques des régimes fonciers se produisent, non pas individuellement mais collectivement. Il ne faut pas s’imaginer en effet que, dans une région mixte, les propriétaires seront tous libres et les fermiers tous dépendants. Non ! il naîtra plutôt un esprit général, où la tendance dominante absorbera l’autre. Parfois, la présence de quelques seigneurs fonciers, surtout s’ils sont nobles, suffira pour donner une atmosphère particulière, qui sera celle de la dépendance plutôt que de la liberté : c’est le cas de la partie « française » des Côtes-du-Nord et du Morbihan, où il y a cependant beaucoup de petites propriétés. D’autres fois au contraire, une résistance collective des petits fermiers et des petits propriétaires réunis aura raison des puissances foncières les plus imposantes : tel est le cas de la Haute-Cornouaille. Le plus souvent cependant (voyez l’Ille-et-Vilaine, le Perche, la Sarthe), vous constaterez que l’instabilité, l’incohérence politiques sont en raison directe de l’indécision du régime foncier !

Conclusion

Nous sommes maintenant en mesure de prendre une vue d’ensemble de l’Ouest, et, les yeux sur la carte, nous n’éprouvons aucune hésitation à dire qu’il existe des rapports directs entre le mode de propriété et le tempérament politique. [30] Que la propriété soit paysanne (c’est toujours le cas de la petite et généralement de la moyenne) qu’elle soit bourgeoise ou qu’elle soit noble, voilà qui, dès l’abord, jette sur la vie politique d’une région des clartés essentielles. C’est parce que la côte atlantique, parce que les plaines qui encadrent le Massif géologique de l’Ouest sont morcelées et par suite profondément égalitaires que, dès avant la Troisième République, l’esprit démocratique s’y est trouve indéracinablement établi. C’est parce que le Maine, l’Anjou, la Vendée forment un domaine compact de grande propriété que ces provinces constituent la forteresse, irréductible jusqu’ici des partis de droite. C’est parce que la Normandie (du moins au sud de la Seine) est une terre de moyenne propriété paysanne, sans morcellement excessif mars sans armature féodale, qu’elle se tient à égale distance de l’Ancien Régime et de la démocratie, dans une attitude conservatrice et prudente qu’il faudrait se garder d’appeler hâtivement antirépublicaine. C’est enfin parce que la Bretagne contient à la fois en elle-même, sous leur forme la plus accentuée et la plus agissante, la grande moyenne et la petite propriété que, selon son tempérament d’indépendance et de lutte, elle développe depuis quarante ans le duel le plus passionné qui soit, entre le noble et le paysan !

Ce duel, qui est toute l’histoire de la France paysanne, persiste dans l’Ouest avec une âpreté particulière, parce que les forces du passé y sont demeurées plus vivaces. Toutefois, à l’exception du bloc Maine-Anjou-Vendée ou elle se maintient à peu près, du Caux et du Vexm où elle semblerait plutôt augmenter, la grande propriété est partout en régression marquée. En même temps, par un mouvement parallèle et parfois avec une extrême rapidité, le paysan acquiert la terre dont il n’était antérieurement que le fermier. De ce [31] fait, son tempérament se modifie insensiblement, et avec lui le milieu politique auquel il appartient. Il en résulte, dans les sources de l’esprit public, des transformations importantes qui tôt ou tard apparaîtront à la lumière. D’où cette conclusion que la France de l’Ouest, fortement engagée encore dans l’armature semi-féodale d’autrefois, ne deviendra décidément républicaine que si le développement de la petite propriété la soutient dans cette évolution.



[1] La grande propriété est principalement noble dans le Maine, l’Anjou, la Vendée, la Bretagne ; elle est principalement bourgeoise dans la Normandie.

Tableau politique de la France de l’Ouest
sous la IIIe République,

Paris, Fondation nationale des sciences politiques,
A. Colin, 1913, pp. 370-380.



[1] La grande propriété est principalement noble dans le Maine, l’Anjou, la Vendée, la Bretagne ; elle est principalement bourgeoise dans la Normandie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 décembre 2020 13:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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