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http://dx.doi.org/doi:10.1522/030032759

Collection « Méthodologie en sciences sociales »

TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.

Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.

Représentations interpersonnelles et prophéties autoréalisatrices: Rosenthal et Jacobson, Pygmalion à l’école”.
Extrait de: Robert Rosenthal et Lenore Jacobson, Pygmalion à l’école –
L’attente du maître et le développement intellectuel des élèves, Paris, Casterman, 1971, pp. 245-255.

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Rosenthal et Jacobson, Représentations interpersonnelles et prophéties autoréalisatrices: Rosenthal et Jacobson, Pygmalion à l’école”.

Dans toute relation humaine, des influences involontaires et inconscientes s’exercent sans être reconnues comme telles et en étant au contraire attribuées à la nature des choses. Notamment, au début d’une relation, la représentation initiale, en quelque sorte a priori, qu’un individu A se fait d’un individu B, (représentation anticipée et donc injustifiée, souvent inexacte, mais nécessaire pour permettre un commencement de conduite de A vers B) va formater, selon ses caractéristiques, le comportement de A, notamment en ce qu’il exprime de ses attentes (espérances sur ce qui est possible ou non de vivre de la part de B à court terme, à moyen terme et à long terme). Ce comportement de A avec tout ce qu’il suggère va ensuite influer, tout autant inconsciemment et involontairement, sur le comportement de B qui va recevoir de A, comme par contamination, des représentations sur des possibilités initiales de comportement attendues par A. Même si B avait potentiellement des possibilités pour d’autres comportements, il va tendre à développer des comportements que A originellement a jugés possibles, pour s’adapter de la sorte à A, ne pouvant suivre d’autres comportements qu’au risque de désadapter A, lui étant plus facile de suivre A, d’autant qu’étant au début d’une relation où plus de possibilités sont offertes qu’à sont terme B ne peut être déterminé avec certitude sur les options d’évolution de celle-ci et cherche tout indice pouvant l’orienter. L’individu A, de son côté, aura eu tendance à se contenter de la manifestation, peut-être d’abord due au hasard, du comportement attendu qu’il verra advenir comme une nécessité à laquelle il faut se soumettre ou dont il faut se contenter, tandis qu’un comportement non attendu, s’il apparaît au début chez B, sera plutôt considéré comme anormal, accidentel, susceptible de disparaître, devant être corrigé, A alors se préparant à cette disparation et la favorisant d’autant plus. Ainsi notamment un changement, une progression, une amélioration dans le comportement de B n’aura le maximum de chance de s’accomplir que s’il correspond à un préjugé favorable de la part de A et que si celui-ci s’y dispose dès le début. 

Et voilà enfin une représentation première de A qui, d’inexacte ou même de carrément fausse, devient totalement justifiée en finissant par correspondre à un comportement de B qu’elle a modelé. Ce n’est pas l’individu A qui a prévu, comme il le croit, l’évolution d’une relation humaine, mais c’est cette relation qui a évolué en fonction de cette prévision. Mais le préjugé trouve alors sa confirmation et se renforce d’autant plus, accentuant le processus en cours. 

Ces interactions, appelées «prophéties interpersonnelles autoréalisatrices» sont en efficience dans bien des cadres sociaux: les rapports médecins – malades (ceux-ci ayant plus de chance de guérir si leur médecin a initialement conçu un pronostic favorable), les rapports enseignants-élèves (ceux-ci ayant d’autant plus de chance d’avoir de bons résultats scolaires et intellectuels que leur enseignant les considère par préjugé comme de bons élèves). 

Les deux psychosociologues américains qui rappellent ci-dessous leur expérience faite dans le courant des années 1960, ont brillamment attesté ce phénomène dans le cadre scolaire. Avant que ne débutent les cours d’une année dans une école primaire, ils ont tiré au sort, parmi une quasi-totalité d’élèves de niveau insuffisant ou médiocre (leur origine sociale mexicaine étant surtout le facteur de ce niveau), un petit groupe d’élèves qu’ils ont présentés à leurs enseignants comme ayant obtenu d’excellentes notes à un test d’évaluation de compétences intellectuelles. Et voici que ces élèves pour lesquels on a avantageusement menti et produit chez les enseignants des préjugés positifs, deviennent au fil des mois suivants de bons élèves manifestant un développement intellectuel excellent, tandis que leurs camarades demeurent dans la médiocrité qui avait été annoncée! 

(Le lecteur en profitera pour lire dans l’extrait suivant les caractéristiques d’un protocole d’enquête assez particulier, propre à la psychologie sociale américaine, avec des chercheurs acteurs mettant en place une totale expérimentation où des variables sont modifiées afin de tester leur efficience respective. On pourra aussi s’interroger sur les artefacts possibles…) 

En ce qui nous concerne, nous chercheurs en sciences sociales, nous tirerons leçon de cette expérience pour nous prémunir des dangers résidant dans les représentations premières et anticipées que nous nous faisons (certes nécessairement et utilement) à l’égard des personnes que nous allons enquêter (lors des entretiens surtout ou des observations directes) et qui sont exposées, en fonction notamment des catégories dans lesquelles nous les avons classées (catégories de sexe, d’âge, socioprofessionnelles…) à devenir telles que nous les avons pensées, nous amenant à n’explorer que le champ de nos influences et à donner vie à nos statues, comme l’a fait le sculpteur Pygmalion trop amoureux de sa création.

Bernard Dantier, sociologue
6 novembre 2007
.


Extrait de: Robert Rosenthal et Lenore Jacobson,
Pygmalion à l'école. L'attente du maître et le développement intellectuel des élèves.
Paris, Casterman, 1971, pp. 245-255.

L'idée centrale de ce livre est que les préjugés d'une personne sur le comportement d'une autre pouvaient devenir des prophéties à réalisation automatique. Ce n'est pas une idée neuve, et il se trouve des anecdotes et des théories pour appuyer sa validité. Mais la preuve expérimentale de l'action de ces prophéties interpersonnelles à réalisation automatique découle pour une grosse part d'un programme de recherche dans lequel les prophéties ou les préjugés furent créés expérimentalement chez des chercheurs en psychologie dans le but de déterminer si ces prophéties pouvaient se réaliser automatiquement. 

Le plan général d'études antérieures consistait à établir deux groupes de «collecteurs de données» et à fournir aux expérimentateurs de chaque groupe une hypothèse différente quant aux résultats que leur apporteraient les sujets faisant l'objet de leur recherche. Dans de nombreuses expériences de ce genre, mais non pas dans toutes, les expérimentateurs obtenaient de leurs sujets des résultats conformes aux espérances qu'ils nourrissaient à leur égard. Bien entendu, certaines de ces expériences se rapportaient aux espoirs entretenus par les expérimentateurs quant à la performance intellectuelle de leurs sujets. 

En plus de ces expériences portant sur des êtres humains, des études furent menées sur des animaux. Quand les expérimentateurs étaient invités à croire que leurs animaux étaient génétiquement inférieurs, les performances de ceux-ci se révélaient plutôt médiocres. Au contraire, quand ils étaient induits à croire que leurs animaux étaient mieux doués, ces derniers donnaient des résultats supérieurs. Bien entendu, dans la réalité, il n'y avait pas de différence génétique entre les animaux soi-disant médiocres ou brillants. 

Si des animaux considérés comme plus brillants par leurs dresseurs devenaient effectivement plus brillants grâce aux préjugés favorables de ceux-ci, cela pouvait être vrai aussi pour les écoliers. C'est ainsi que Oak School devint le laboratoire expérimental de notre hypothèse. 

Oak School est une école publique élémentaire d'un quartier populaire d'une ville de moyenne importance. L'école est fréquentée par un groupe minoritaire d'enfants mexicains qui représentent environ le sixième de l'effectif scolaire. Chaque année deux cents sur les six cent cinquante élèves que compte Oak School quittent cet établissement, et chaque année deux cents nouveaux élèves y sont inscrits. 

Oak School est organisée selon un système qui répartit chacune des six classes en trois sections d'aptitudes: rapide, moyenne et lente. L'aptitude à la lecture est la base fondamentale de l'affectation à ces sections. Les petits Mexicains sont sur-représentés dans les sections lentes. 

Du point de vue de notre hypothèse, il eût été désirable de savoir si les préjugés favorables ou défavorables des maîtres pouvaient se traduire par une augmentation ou une diminution correspondante de la capacité intellectuelle des élèves. Pour des raisons d'ordre éthique, il fut toutefois décidé de ne tester que l'hypothèse selon laquelle les préjugés favorables des maîtres pouvaient amener un accroissement de la valeur intellectuelle des élèves. 

Tous les enfants de Oak School furent pré-testés avec un test standard non verbal d'intelligence. Ce test fut présenté aux maîtres comme étant susceptible de prédire «l'épanouissement» ou «le démarrage» intellectuel des élèves. Le test de Q.I. employé donnait trois scores de Q.I.: un Q.I. total, un Q.I. verbal et un Q.I. de raisonnement. Les items verbaux consistaient à demander aux enfants de relier les items illustrés aux descriptions verbales données par le maître. Pour les items de raisonnement, les élèves devaient indiquer lequel, parmi cinq dessins, différait des quatre autres. Le Q.I. total était basé sur la somme des items verbaux et de raisonnement. 

Tout au début de l'année scolaire qui suivit le pré-test administré à toute l'école, on donna à chacun des dix-huit maîtres des six classes le nom des enfants qui, dans leur classe, feraient montre d'un développement intellectuel spectaculaire dans l'année en cours. Ces prédictions avaient prétendument pour base les scores obtenus par les enfants distingués par le test de «l'épanouissement» scolaire. Environ 20% des enfants de Oak School étaient de soi-disant «démarreurs» en puissance. En fait, pour chaque classe, les noms de ces enfants avaient été tirés au sort. La différence entre les enfants des deux groupes n'existait ainsi que dans l'esprit du maître. 

Tous les enfants de Oak School furent re-testés avec le même test de Q.I. au bout d'un semestre, d'une année scolaire et de deux années scolaires. Pour les deux premiers re-tests, les enfants étaient dans la classe du maître qui avait reçu des renseignements favorables sur le développement intellectuel de certains d'entre eux. Pour le dernier re-test, tous les enfants étaient passés dans des classes dont les maîtres n'avaient reçu aucun renseignement spécial. Ce test de contrôle avait été prévu pour vérifier si les avantages des préjugés qui seraient éventuellement trouvés dépendaient d'un contact continu avec le maître qui entretenait ces préjugés favorables. 

Pour les enfants du groupe expérimental et ceux du groupe-témoin, on calcula les gains au Q.I. du pré-test au re-test. L'avantage était défini par l'excès de points obtenus au Q.I. par les enfants du groupe expérimental par rapport à ceux du groupe-témoin. Après la première année de l'expérience, on trouva un avantage significatif, en particulier chez les enfants des classes du C.P. et du C.E.l (lre et 2e classes). Cet avantage dû au fait d'avoir été considérés comme susceptibles de s'épanouir était évident chez les plus jeunes aux Q.I. total, verbal et de raisonnement. Les enfants du groupe-témoin de ces classes avaient obtenu de bons gains au Q.I., 19 % d'entre eux ayant gagné vingt points et plus au Q.I. total. 47 % des enfants du groupe expérimental, toutefois, avaient gagné vingt points et plus au Q.I. total. 

Au cours de la dernière année, les plus jeunes des deux premières classes perdirent cet avantage. Les enfants des grandes classes, toutefois, montrèrent un avantage croissant au cours de l'année de contrôle. Les plus jeunes, qui semblaient plus influençables, auraient peut-être eu besoin d'un contact plus continu avec leur maître pour pouvoir conserver leur avantage. Les plus âgés, qui étaient au départ plus difficiles à influencer, peuvent avoir été davantage en mesure de maintenir, de façon autonome, l'avantage acquis. 

Dans la mesure où ils étaient aidés par des préjugés favorables, les garçons et les filles ne présentèrent pas de différences extraordinaires dans les gains du Q.I. total. Après un an comme après deux ans, les garçons qui devaient soi-disant s'épanouir intellectuellement, réussirent mieux au Q.I. verbal; les filles s'épanouirent plus au Q.I. de raisonnement. Il semble que les préjugés des maîtres aident davantage chaque sexe dans la matière où ils ont excellé au pré-test. A Oak School, les garçons ont généralement un meilleur Q.I. verbal et les filles un meilleur Q.I. de raisonnement. 

Nous rappelons que Oak School est organisée selon le système des sections rapide, moyenne et lente. Nous avions pensé que les préjugés favorables des maîtres se révéleraient plus bénéficiaires pour les enfants de la section lente. Ce ne fut pas le cas. Après un an, ce furent les enfants de la section moyenne qui retirèrent le plus grand avantage de ces préjugés, bien qu'ils fussent suivis de près par ceux des autres sections. Après deux ans, toutefois, les enfants de la section moyenne montrèrent des avantages nettement plus grands. Il paraît surprenant que ce soit l'enfant le plus moyen d'une école de milieu populaire qui bénéficie le plus du préjugé favorable de ses maîtres. 

Après la première année de l'expérience, tout comme après la deuxième année, les petits Mexicains montrèrent un plus grand avantage que les autres, bien que cette différence ne fût pas statistiquement significative. Un effet intéressant noté dans le groupe minoritaire devint toutefois significatif, bien qu'il ne portât que sur un tout petit échantillonnage. Pour chacun des enfants mexicains, l'importance de l'avantage du préjugé fut calculé en soustrayant de son gain au Q.I. du pré-test au re-test, le gain au Q.I. obtenu par les enfants du groupe de contrôle dans sa classe. Cette mesure de l'avantage des préjugés fut alors comparée avec l'aspect «mexicain» des visages des enfants. Après un an, et après deux ans, les garçons qui avaient un type mexicain plus accusé profitaient davantage des prophéties positives des maîtres. Préalablement à l'expérience, les espérances des maîtres vis-à-vis des performances intellectuelles de ces garçons étaient probablement les plus faibles de toutes. Leur mention sur une liste de «démarreurs» probables a sans doute surpris leurs maîtres. L'intérêt a pu ensuite succéder à la surprise et, de quelque manière, l'attention portée sur la manifestation de signes croissants de brillant intellectuel a pu conduire à un brio effectivement plus important. 

En plus de cette comparaison des gains au Q.I. des enfants ordinaires et des enfants du groupe expérimental, nous avons pu confronter ces gains après la première année de l'expérience au rendement scolaire tel qu'il était noté sur les fiches scolaires des enfants. C'est seulement en lecture qu'apparaissait une différence significative dans les gains portés sur les fiches. Les enfants dont on attendait un épanouissement intellectuel furent notés par leurs maîtres comme ayant fait le plus de progrès en lecture. Tout comme pour les gains au Q.I., les plus jeunes montraient les avantages les plus grands aux scores de lecture. Plus une classe avait été bénéficiaire en gains globaux au Q.I., plus elle montrait d'avantages dans les scores de lecture. 

Tout comme ils avaient bénéficié le plus au Q.I. des préjugés favorables de leurs maîtres, les enfants de la section moyenne étaient ceux qui bénéficiaient le plus de ces avantages dans l'aptitude à la lecture. 

Les notes sur la lecture portées sur les fiches émanant des maîtres, leur jugement peut avoir été affecté par leurs espoirs. Il est donc possible que les enfants «prédestinés» n'aient pas réellement bénéficié de ces préjugés. Cet effet pouvait très bien n'avoir existé que dans l'esprit du maître et non pas dans le progrès en lecture réel de l'enfant. Nous disposons, toutefois, de quelques éléments qui permettent de dire que ces effets de halo ne se sont pas produits en fait. Des tests de performance avaient été administrés à un certain nombre de classes. Quand l'évaluation provenait de ces tests objectifs, les avantages étaient plus grands que ce n'était le cas dans une évaluation subjective par le maître. Si elles indiquent quoi que ce soit, les notations du maître ne révèlent qu'un effet de halo négatif. Il semble que les enfants du groupe expérimental aient été sanctionnés plus sévèrement par les maîtres que ne l'ont été les enfants ordinaires. Il se pourrait même que ce soit précisément ce type de cotation des élèves qui soit pour une part responsable des effets des préjugés favorables. 

On a souvent manifesté la crainte que l'enfant désavantagé ne le soit plus encore par des normes de cotation inadéquatement basses (Hillson et Myers, 1963; Rivlin, sans date). Wilson (1963) a apporté la preuve manifeste que les maîtres cotent en fait au plus bas les enfants des zones les plus défavorisées. Il se peut également — et cela devrait faire l'objet d'une recherche plus approfondie — que plus un maître fonde d'espérances dans les possibilités de ses élèves, plus les cotes qu'il leur alloue sont sévères. Il peut y avoir ici un processus cyclique avantageux. Les maîtres peuvent non seulement obtenir davantage quand ils espèrent davantage, mais aussi espérer plus quand ils obtiennent plus. 

Tous les maîtres avaient été invités à évaluer chacun de leurs élèves selon des variables liées à la curiosité intellectuelle, à l'adaptation personnelle et sociale et au besoin d'approbation. En général, les enfants dont on attendait qu'ils s'épanouissent intellectuellement furent jugés plus curieux intellectuellement, plus heureux et — ceci en particulier dans les petites classes — moins en quête d'approbation. Selon ce que percevait le maître de leur conduite en classe, ici comme au Q.I. et à l'aptitude à la lecture, ce furent les plus jeunes qui marquèrent les plus grands avantages. Une nouvelle fois, du fait qu'il leur était attribué une plus grande curiosité intellectuelle et un moindre besoin d'approbation, les enfants de la section moyenne furent les plus avantagés par les espoirs qui étaient fondés sur eux. 

Si nous considérons les avantages des préjugés selon les critères de la curiosité intellectuelle telle qu'elle est perçue par les maîtres, nous voyons que les petits Mexicains n'ont pas eu leur part dans ces avantages. Les maîtres n'ont pas vu les petits Mexicains plus curieux intellectuellement, alors qu'il était attendu d'eux un épanouissement intellectuel. Il y avait même une légère tendance (plus forte en ce qui concerne les garçons) à percevoir les enfants mexicains du groupe expérimental comme moins curieux intellectuellement. Cela semble d'autant plus surprenant que les enfants mexicains avaient montré les plus grands avantages dus aux préjugés au Q.I., en lecture et, pour ce qui est des garçons, aux performances pour l'école tout entière. C'est comme si, pour ce groupe minoritaire, il était plus facile aux maîtres de provoquer cette compétence intellectuelle que d'y croire. 

Les gains des enfants au Q.I. au cours de l'année de base de l'expérience furent mis en corrélation avec la perception qu'avaient les maîtres de leur conduite en classe. On l'évalua séparément pour les enfants des sections supérieure et inférieure des groupes expérimental et témoin. Plus les enfants de la section rapide du groupe expérimental avaient gagné au Q.I., plus favorablement étaient-ils jugés par leurs maîtres. Plus les enfants de la section lente du groupe témoin avaient gagné au Q.I., plus leurs maîtres les jugeaient défavorablement. On n'avait créé aucun espoir particulier pour ces enfants et le fait de leur appartenance à la section lente rendait improbable, aux yeux de leurs maîtres, qu'ils puissent acquérir une compétence intellectuelle quelconque. Plus compétents devenaient-ils, plus ces enfants étaient jugés négativement par leurs maîtres. On devrait diriger les futures recherches sur le rôle possible du hasard dans un développement intellectuel imprévu et non «garanti». Il est possible que les maîtres aient besoin d'un temps de préparation avant que d'être capables d'accepter le comportement scolaire imprévu résultant de la mobilité intellectuelle ascendante d'un enfant. 

Nous disposons d'un grand choix «d'hypothèses» pour expliquer nos résultats. Celles de 1' «accident» rendent les artefacts responsables des résultats obtenus, sans qu'il y ait rien à expliquer. Les problèmes soulevés par l'infidélité des tests et les variations du Q.I. au pré-test ont été allégués, mais ils n'ont pas résisté à l'épreuve. La possibilité que les maîtres aient une conduite différente envers les enfants du groupe expérimental uniquement durant le processus du re-test a également été débattue. Le profil des résultats, le fait qu'un examinateur «aveugle» ait obtenu des effets encore plus spectaculaires que les maîtres eux-mêmes, la mauvaise mémoire qu'avaient les maîtres des noms de leurs élèves du groupe expérimental, et le fait que ces résultats n'aient pas disparu un an après que les enfants aient quitté les maîtres qui avaient été favorablement renseignés à leur sujet, tout cela affaiblit la valeur de cet argument. La preuve la plus évidente de l'hypothèse que nous avons avancée, à savoir que les préjugés favorables des maîtres peuvent affecter sensiblement les performances de leurs élèves, ce sont les résultats préliminaires des trois répétitions de l'expérience qui nous l'apportent. Toutes ont démontré les effets signifiants des préjugés des maîtres. Toutefois, ces trois répétitions suggèrent aussi que les effets des préjugés du maître peuvent être affectés et compliqués, quant à leur importance et leur direction, par la variété des caractéristiques de l'élève et par les variables situationnelles de la vie de l'enfant [1]. 

On pouvait raisonnablement penser que les progrès intellectuels des enfants du groupe expérimental étaient acquis aux dépens des enfants ordinaires. Les maîtres avaient peut-être consacré plus de temps à ceux sur lesquels des espoirs étaient fondés. Mais il est apparu que les maîtres consacrèrent légèrement moins de temps aux enfants du groupe d'expérience. De plus, les classes dans lesquelles les enfants expérimentaux obtinrent le plus de gains au Q.I. étaient aussi celles où les enfants ordinaires en gagnèrent le plus. L'hypothèse du «vol au détriment de Pierre» aurait prédit que les enfants ordinaires gagnent moins au Q.I. là où les enfants du groupe expérimental gagnent plus. 

Sur la base des autres expériences sur les prophéties interpersonnelles à réalisation automatique, nous ne pouvons que nous livrer à des spéculations quant au «comment» les maîtres provoquent une compétence intellectuelle simplement en l'espérant. Les maîtres peuvent avoir traité leurs enfants d'une façon plus affable, amicale et encourageante quand ils s'attendaient à plus de progrès intellectuel de leur part. Une telle conduite s'est révélée améliorer les performances intellectuelles, probablement par son effet favorable sur la motivation de l'élève. 

Les maîtres surveillèrent probablement leurs enfants d'expérience de plus près, et cette attention particulière a pu conduire à un plus rapide renforcement des bonnes réponses, avec pour conséquence, un accroissement dans l'apprentissage des élèves. Les maîtres peuvent aussi avoir réfléchi davantage quand il s'agissait d'évaluer les performances intellectuelles des enfants d'expérience. Cette réflexion accrue des maîtres a pu conduire leurs élèves d'expérience à réfléchir eux-mêmes davantage et ce changement dans le mode cognitif aurait favorisé les performances des aptitudes non verbales requises par le test de Q.I. utilisé. 

Pour nous résumer, disons que grâce à ce qu'il dit, comment et quand il le dit, par les expressions de son visage, par ses gestes et peut-être son contact, le maître a pu communiquer aux enfants du groupe expérimental qu'il espérait une amélioration de leurs performances intellectuelles. Une telle communication, jointe à une modification possible des techniques pédagogiques, peut avoir contribué à l'apprentissage de l'enfant en modifiant la conception qu'il avait de lui-même, la confiance en ses propres possibilités, ses motivations, sa manière d'apprendre et ses aptitudes. 

Il va de soi qu'une recherche complémentaire est nécessaire pour resserrer l'éventail des mécanismes possibles par lesquels les espoirs du maître se traduisent par un développement intellectuel de l'élève. Il serait précieux, par exemple, de pouvoir disposer de films bien .faits sur l'interaction des maîtres avec leurs élèves. Nous pourrions alors rechercher les différences dans la manière dont un maître interagit avec les enfants dont il espère un développement intellectuel par rapport à ceux sur lesquels il fonde moins d'espoir. D'après les films sur l'interaction d'expérimentateurs en psychologie avec des sujets dont sont attendues des réponses différentes, nous savons que, même dans des situations aussi standardisées, les communications involontaires peuvent être incroyablement subtiles et complexes (Rosenthal, 1966). La communication est peut-être encore plus subtile et complexe entre enfants et maîtres, lorsque ces derniers ne sont pas contraints par les exigences du laboratoire expérimental à avoir une conduite identique avec chacun dans la mesure du possible. 

Les implications de la recherche décrite ici sont de plusieurs sortes. Il y en a d'ordre méthodologique pour la conduite de la recherche pédagogique, et elles ont fait l'objet du précédent chapitre. Il en est d'autres pour les recherches ultérieures sur les processus d'influence involontaire, en particulier lorsque ces processus entraînent des prophéties interpersonnelles à réalisation automatique, et nous avons discuté de certains d'entre eux. Il y a enfin des implications possibles pour la politique éducative elle-même. Nous en exposerons brièvement quelques-unes. 

Avec le temps, la question qui se pose pour notre politique éducative n'est plus: «Qui doit être éduqué?» mais bien: «Qui est capable d'être éduqué?» La question éthique s'est transmuée en question scientifique. Les enfants, dont on doute qu'ils soient éducables sont étiquetés. Il s'agit de ces enfants désavantagés, scolairement, culturellement, socio-économiquement et dans l'état actuel des choses, ils ne paraissent pas être capables d'apprendre comme le font ceux qui sont plus avantagés. Entre les enfants avantagés et désavantagés il existe des différences de revenus familiaux, de valeurs familiales, de scores aux divers tests de rendement et d'aptitude, et souvent de couleur de peau et autres expressions phénotypiques de leur héritage génétique. Ces différences entre avantagés et désavantagés sont absolument inséparables de celles qui existent dans les préjugés des maîtres quant à ce qu'ils peuvent réaliser à l'école. Aucune expérience ne montre qu'un changement de couleur de peau peut conduire à une meilleure performance intellectuelle; mais l'expérience décrite dans ce livre montre qu'un changement intervenant dans les préjugés du maître peut conduire à une meilleure performance intellectuelle. 

Rien n'a été fait directement à Oak School pour l'enfant désavantagé. Il n'y a pas eu de programme-choc pour améliorer leur aptitude à la lecture, pas de projet spécial pour les leçons, pas d'heures supplémentaires pour les instruire, pas de visites aux musées ou aux galeries d'art. Il n'y avait que la certitude qu'ils avaient besoin d'être suivis, qu'ils avaient des capacités intellectuelles qui se révéleraient en leur temps. Notre programme de changement pédagogique a été entrepris directement pour le maître, et indirectement pour ses élèves. C'est peut-être, dès lors, sur le maître qu'il nous faudrait surtout concentrer nos recherches. Si nous pouvions savoir comment il est susceptible de provoquer une amélioration substantielle de la compétence de ses élèves sans changer ouvertement ses méthodes d'enseignement, nous serions en mesure d'enseigner à d'autres maîtres comment en faire autant. Si une recherche ultérieure démontrait qu'il est possible de sélectionner des maîtres dont le style interactif naturel fait pour la plupart de ses élèves ce que nos maîtres ont fait pour les enfants du groupe expérimental, il peut être possible de combiner cette sélection factice des maîtres et leur formation en vue d'améliorer au maximum l'instruction de tous les élèves. 

Si les écoles normales se mettaient à enseigner que les préjugés des maîtres sur les performances de leurs élèves peuvent devenir des prophéties qui se réalisent d'elles-mêmes, une nouvelle espérance pourrait naître, à savoir que les enfants sont capables d'apprendre plus qu'on ne le croit. C'est ce que soutiennent de nombreux pédagogues, quoique pour des raisons tout à fait différentes (par exemple, Bruner, 1960). Avec une telle espérance, les maîtres ayant affaire à des élèves désavantagés pourront difficilement dire: «Après tout, que pouvez-vous attendre de ces enfants?» L'homme de la rue peut se permettre d'avoir des opinions et des préjugés sur les enfants mal tenus qui traînent dans une misérable cour d'école. Le maître d'école a besoin d'apprendre que ces mêmes prophéties, si elles sont en lui, peuvent se réaliser; il n'est pas un passant du hasard. Son rôle est peut-être davantage celui d'un Pygmalion à l'école.


[1] Au moment où l'édition américaine de ce livre était sous presse, nous avons été informés d'une nouvelle expérience montrant les effets du préjugé du maître sur la performance de l'élève (Béez, 1967). Il s'agissait cette fois de soixante préscolaires d'une session d'été à Headstart. Un maître enseigna à chacun des enfants la signification d'une série de symboles. Trente maîtres sur soixante avaient été amenés à espérer un bon apprentissage des symboles, tandis que les trente autres avaient été amenés à espérer le contraire. La majorité des élèves (77 %) considérés comme soi-disant meilleurs, apprirent cinq symboles et plus, mais seulement 13 % des enfants considérés comme ayant des possibilités moindres en apprirent autant ou plus (p < 2 sur 1 million). Dans cette étude, la performance réelle des enfants fut évaluée par un expérimentateur qui ne savait pas ce qui avait été dit au maître quant aux possibilités de l'enfant dont il s'était occupé. Les maîtres à qui des renseignements favorables avaient été donnés essayèrent d'enseigner plus de symboles à leurs enfants que ne le firent les autres maîtres. La différence des efforts d'enseignement fut extraordinaire. 87 % des maîtres qui espéraient une meilleure performance enseignèrent huit symboles et plus. Seulement 13% de ceux qui s'attendaient à une performance moindre s'efforcèrent d'en enseigner autant (p < 1 sur 10 millions). Ce qui, cependant, surprit, c'est que là où ces différences d'avantages pédagogiques furent contrôlées, les enfants dont on attendait un rendement supérieur réalisèrent une performance supérieure (p< 0,005 unilatéral), bien que l'importance de l'effet fût diminuée de moitié. Nous sommes reconnaissants à W. Victor Béez de nous avoir communiqué ces données.

Fin de l'extrait.



Revenir à l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, Univeristé de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 mars 2011 15:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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