RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marc ANGENOT, “Lecture et critique.” In revue CRITÈRE, nos 6-7, septembre 1972, pp. 133-138. Numéro intitulé: “La lecture”. [Texte diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 25 juin 2018.]

[133]

Revue CRITÈRE, Nos 6-7, “La lecture”.

LECTURE ET CRITIQUE

LECTURE ET CRITIQUE.”

Marc ANGENOT

Professeur de Littérature,
Université McGill

On voit aujourd’hui à l’œuvre dans toute la recherche critique, quoique, selon les cas, à des niveaux stratégiques différents, une volonté de travailler les rapports entre écriture et lecture, volonté qui s’inscrit dans une réorganisation générale de la logique du signe et du sens.

Le statut de l’œuvre littéraire et celui de l'écrit en général, le mode d’insertion des différentes pratiques discursives dans le champ idéologique, la fonction même de la critique se trouvent donc repensés.

Nous voudrions marquer ici, en passant, comment s’organise cette transformation autour du thème de la lecture.

Lire, pour l’idéologie courante, est une activité seconde et contingente. Le livre est un absolu : un Homme y métamorphose un Univers intérieur en Forme. Le lecteur reproduit ce processus en l’inversant : il retrouve l’Homme et lui restitue avec usure le Sens qu’on lui avait prêté.

Il peut arriver qu’aux yeux du Lecteur, la Forme excède le Sens ultime qu’il découvre : scandale, alors, de la dépense, du gaspillage, inflation de la Forme qui n’est plus couverte par une réserve de sens. Le sens, en tout cas, s’identifie à la vérité du texte ; le lecteur-castrat cherche vainement, à travers le manque du texte une vérité a priori garantie par la subjectivité souveraine qui est censée l’avoir produit.

Mais, tel le furet du Bois-Madame, le sens court dans le texte sans se laisser toujours attraper.

L’institution scolaire a poussé jusqu’à la caricature la logique de la lecture normative enfermée dans le mouvement d’une répétition aussi adéquate que possible du texte même. Qui ne sait désormais que la fidélité à l’écrit, ainsi conçue, en est la brutale trahison.

[134]

Le respect du texte à quoi se vouait l'explication traditionnelle n était que méconnaissance de ce qui se produit dans le texte, de son mode particulier de production : méconnaissance du « style » qu’il était à propos de distinguer de la « pensée », méconnaissance du style comme pensée.

L’ancienne rhétorique concevait le style comme un ornatus, un supplément ornemental qui recouvre, « enrobe » les « idées », auxquelles il n’est guère permis de se montrer nues. D’où les notions-écrans de sens premier, d’écart, de figures. Il s’agissait de « relever » les figures et, d’autre part, d’« expliquer » les idées. Dichotomie fondamentale : l’opération de la critique scolaire sur le texte apparaît analogue à celle de la ménagère qui sépare du jaune le blanc de l’œuf pour le battre « en neige ».

Parmi les pratiques plaisantes qui trahissent le fond idéologique de notre société, les méthodes de « lecture rapide » méritent qu’on s’y arrête. Conception exactement inverse de l’idéal scolaire (lecture au microscope, « close reading »), la lecture rapide est supportée par une valorisation du quantitatif où le texte n’est plus à interroger mais à ingurgiter. La lecture véritable échappe aux mythes alternés de l’accumulation et de la profondeur, elle est pervertive et fantasmatique, elle déconstruit ce qu’elle investit. [1]

Dans la perspective qui fait de la lecture la redécouverte d’un sens après traversée du style, le critique apparaît comme un lecteur parmi les autres, armé d’un bon sens privilégié ou, au mieux, de quelques notions impressionnistes, mais enfin avant tout un lecteur primas inter pares.

Pour aboutir à pareille conception, il fallait d'abord ignorer les exigences de l’activité critique même, la ramener à une pure causerie entre gens de bon ton, mais il fallait aussi fonder son statut sur la conception de la lecture-reflet que nous venons d’évoquer.

Le critique se situe en réalité dans un écart significatif par rapport au lecteur, mais il lui faut reconnaître tout [135] d’abord la nature de la lecture dans son fonctionnement nécessaire de transformation et de perversion du texte.

Nous disposons désormais de quelques concepts qui peuvent servir de pierre d’attente pour une théorie de la lecture.

C’est la pensée du signifiant, chez Lacan ; le travail sur l’archive, chez Foucault ; la théorie des paragrammes, chez Julia Kristeva. C’est la conception de l’œuvre ouverte, chez Umberto Eco, l’opposition stratégique entre lisible et scriptible chez Roland Barthes. C’est encore Umberto Eco avec la notion de « décodage aberrant ». (Critique sociologique et critique psychanalytique, R.I.S., p. 13).

C'est Pierre Macherey qui montre à l’œuvre dans Robinson Crusoé le jeu des lisibilités successives, des érosions de sens, subies par ce qui fut lu, à l’origine, comme un pamphlet politique.

C’est Michel Zeraffa qui, avec la notion de « cadre de lecture » aborde les recettes de consommation culturelle qui contiennent l’œuvre (comme on dit que la police a « contenu » la foule). [2]

De Ferdinand de Saussure pourchassant les cryptogrammes chez les poètes latins à Roland Barthes récitant le récit balzacien en en faisant éclater l’apparente ordonnance, c’est tout le XXe siècle qui semble réapprendre à lire.

La lecture non réprimée n’est pas absorption mais production, « lire et écrire n’étant que les moments d'un même processus ». Lire n’est pas s’identifier, c’est, si l’on veut, trahir ; le plus traître étant, comme dans les mélodrames, celui qui joue au fidèle inconditionnel (qu’on relise Edmond Jaloux ...).

Sade lecteur d’Helvetius, Fourier lecteur des moralistes, Lautréamont lecteur de La Rochefoucauld, Marx lecteur d'Adam Smith : nous connaissons ainsi — mais en tirons-nous toutes les conséquences ? — quelques exemples de lectures-limites : ce sont celles, justement, qui ont lu dans le texte ce qu’apparemment il ne disait pas, ce que tout [136] y appelait pourtant et que l’économie du discours ne permettait pas de faire affleurer.

La lecture n’est pas une claire activité d’appropriation-restitution. Elle est projection libidinale, visant le sens à travers le sensuel. Le lecteur ne se borne pas à enregistrer des séquences de signes dont un denotatum non fractionné surgirait de lui-même.

Pour aboutir à la conception de la lecture-reflet, il fallait refouler tout ce que les divers modes de lecture supposent de libidinal (sans parler ici de ces livres érotiques que, disait Nerciat, on ne lit que d’une main...).

La lecture libidinale, objet de la Psychopathologie de la vie quotidienne, est la seule possible. Qu’on se rappelle ces « cas » relevés par Freud de lapsus visuels dont une promenade en rue ou un livre qu’on ouvre au hasard sont l’occasion. La lecture du texte littéraire est un lapsus généralisé.

Le texte est « pervers polymorphe » ; au contraire, l’écrit fonctionnel, au prix d’un refoulement de la signifiance, parvient à se sublimer dans un sens univoque.

« Lire entre les lignes » : ô exégèse des lieux communs : toute vraie lecture est lecture entre les lignes ; le texte lu est traversé, relayé, étalé dans le jeu intertextuel.

Il faut que le lecteur puisse lire avec l’intertexte, dans l’intertexte, qui est le contexte véritable.

Tout lecteur est sujet à un phénomène analogue à celui (en optique) de la rémanence rétinienne : simulacre d’un objet longtemps fixé que le regard transporte avec lui pour en surcharger tout objet nouveau. Lire quelques pages de Sade et, sur sa lancée, un chapitre de Maurois pour en voir le texte s’organiser en continuum Sado-mauroisien : qui n'a fait à l’occasion cette expérience des vases communicants ?

Lecture de l'œuvre dans le système général des signes verbaux et non verbaux où tout devient rappel, répétition, insistance, métaphore d’autre chose ... L’écrit redouble le jeu des signes sociaux : le lecteur de Proust lit à travers Swann le code des Verdurin, la folie présumée de Vinteuil à travers la Sonate, le bon usage des idiomatismes à quoi achoppe Cottard, la phraséologie du diplomate, le jargon mondain : tout se donne à lire, pour [137] aboutir au renversement du signifié : l’amour en indifférence, le désir cru partagé par Odette en un autre désir, incompréhensible, celui d’Odette pour une femme. Swann tente d’élucider, en scrutant par transparence l’enveloppe d’une lettre d’Odette à Forcheville, un texte qui devrait lui donner enfin « le vrai » des choses, mais aurait-il ce texte que l’improbable vérité lui échapperait encore ... — et nous-mêmes lisons à notre tour Proust par transparence.

Mais une telle lecture polymorphe, l’idéologie culturelle n’a de cesse qu’elle ne soit policée, codifiée, organisée, circonscrite. D’où peut-être, l’intérêt, aujourd’hui pour la paralittérature (feuilleton, roman policier, thriller,... « livres érotiques sans orthographe »), production qui n’est pas doublée par le discours valorisant d’une culture et qui demeure censurée par son exclusion idéologique : lire l’oubli, le déchet, le refoulé, l’indicible derrière le stéréotype.

(La constitution d’une recherche sur le paralittéraire est de toute évidence un moment de la dissolution de la notion de littérature et non l’effort de constituer un nouveau champ du savoir, une « discipline » accessoire.)

La critique

L’activité du critique est-elle de l’ordre de la lecture ? C’est l’ancien critique qui tentait de dissimuler son travail idéologique en se voulant un lecteur, rien de plus.

Roland Barthes situe la critique comme une activité intermédiaire entre la lecture et la théorie : « elle donne une parole, parmi d’autres, à la langue mythique dont est faite l’œuvre et dont traite la science. » (Critique et vérité, p. 63).

À notre avis, il s’agit, de la lecture à la critique, de deux pratiques sans commun registre : en tant qu’auto-représentation de son processus producteur, le texte littéraire est le lieu d’une déconstruction de l’idéologie dont la critique prolonge et aménage l'effet démystificateur. En ceci, la fonction critique est bien, comme le veut J.-L. Baudry, de « rendre conscient le système (idéologique) qui pour obtenir son universalité doit demeurer inconscient ». (Tel Quel, no 31, p. 17).

[138]

Le critique confronte le texte avec l’ensemble des signes sociaux où il s’intègre. Il ne dit que ce qui, dans l’écriture s’accorde à un intelligible historique, — la notion d’intelligibilité étant inséparable de celle de totalisation.

Certes, la critique a renoncé à croire qu’il suffit de « creuser » pour trouver un sens immanent. Mais en choisissant une certaine totalité, elle dit ce qui dans le texte s’y accorde et y signifie, le sens s’établissant dans le mouvement même de la clôture.

En ceci, la critique n’est plus une forme de lecture, même si son discours se doit de reconnaître la lecture en son lieu comme pratique libidinale et transformatrice.

La critique comme activité délibérée doit compter avec le dicible, l’efficace propre à la formation discursive où elle s’insère. Tout discours est assertif, même le plus modeste ; toute énonciation est violente. Sachant que le sens est toujours en surnombre, la critique sait aussi qu’elle n’atteint une certaine rationalité qu’au prix d’un appauvrissement. Subjective certes, dans la mesure où elle est le choix d’une parole possible, mais non pas en cela, comme le voudraient ses censeurs réactionnaires, purement doxologique, elle situe l’opinion en en affichant les critères.

Lucien Goldman identifiait la valeur littéraire à la double exigence de richesse et de cohérence, et sans doute a-t-il privilégié celle-ci sans parvenir à penser celle-là, mais son exigence demeure pour le critique, malgré l’apparition de tactiques différentes.

Quoiqu’il soit peut-être illusoire de viser l’inscription du texte dans une totalité transparente de rapports historiques et sociaux, le désir de totalisation qui est à l’œuvre dans l’analyse « sociologique » peut du moins dialectiser son objet, l’arracher à son reliquaire culturel, en étaler la genèse et la consommation dans un espace intelligible.

Parvenir à lire à la fois l’écrit dans sa polysémie et dans sa cohérence, constituer une formalisation tout en montrant le travail de transformation, telle est sans doute l’aporie du discours critique actuel.

Marc Angenot,

Professeur de Littérature,
Université McGill.



[1] Entre la lecture rapide et l’achat d’un livre-objet comme pure acquisition ostentatoire, notre époque fournit plus d’un type de non-lecture parfaitement acceptés.

[2] De même, comme incitation à une certaine réception, les traditions scéniques pour les œuvres théâtrales : « Il existe un vieux fond folklorique racinien comme il existe un comique troupien » (Barthes, Sur Racine, p. 143).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 septembre 2024 6:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref