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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Marc ANGENOT, Les idéologies du ressentiment. (1997)
Résumé de la problématique


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marc ANGENOT, Les idéologies du ressentiment. Montréal: Les Éditions XYZ, 1997, 200 pp. Collection “Documents poche”. [Texte diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 25 juin 2018, conjointement avec l'autorisation de l'éditeur, le groupe HMH, le 14 août 2018.]

[11]

Les idéologies du ressentiment.

Résumé de la problématique

Le ressentiment a été et demeure une composante de nombreuses idéologies de notre siècle, tant de droite (nationalismes, antisémitisme) que de gauche, s'insinuant dans diverses expressions du socialisme, du féminisme, des militantismes minoritaires, du tiers-mondisme. Le ressentiment s'appuie sur quelques paralogismes principiels : que la supériorité acquise dans le monde empirique, dans le monde tel qu'il va, est en soi et sans plus un indice de bassesse « morale », que les valeurs que les dominants reconnaissent et prônent sont dévaluées en bloc, que ces valeurs sont méprisables en elles-mêmes — et non pas seulement injustes les bénéfices matériels et symboliques qu'inégalement elles procurent —, et que toute situation subordonnée ou infériorisée donne droit au statut de victime — que tout échec, toute impuissance à prendre l'avantage dans ce monde peut se transmuer en mérite et se légitimer ipso facto en griefs à l'égard des prétendus privilégiés permettant une totale dénégation de responsabilité.

Il s'agira dans ce livre de réfléchir sur les variations et le rôle idéologique et identitaire d'un renversement axiologique identifié et analysé d'abord de diverses façons par Nietzsche et par Max Scheler. Un renversement axiologique inséparable d'une personnalité [12] « mentalitaire » et sociale et de doctrines politiques récurrentes dans l'histoire moderne.

Je vais chercher à construire l’idéaltype de ce que j'appelle la pensée du ressentiment, laquelle s'exprime en une rhétorique de l'argumentation (ou, plus justement, une sophistique) et dans un pathos de la plainte et de la rancune spécifiques.

Il me paraît que, dans les sociétés développées de cette fin du XXe siècle, sociétés éclatées en lobbies suspicieux, obsédées par des revendications identitaires — on parlera de néotribalisme — infléchissant la pensée du droit pour la ramener à un marché criard de « droits à la différence », formées de groupes entretenant des différends appuyés sur des contentieux insurmontables et sur une réinvention rancunière de « passés » à venger, le ressentiment particulariste (re)devient envahissant. Ceci, en raison même de l'effondrement des socialismes, et plus largement des utopies de progrès et de dépassement des litiges vers un idéal de justice et de réconciliation rationnelle.

Je me propose donc d'étudier l’axiologie du ressentiment, de montrer ses différentes mais résurgentes expressions dans l'histoire moderne, de donner à comprendre son rapport avec le relativisme qui triomphe dans la philosophie et dans les sciences humaines, de faire voir certains mécanismes de discussion du ressentiment qui lui permettent de s'organiser en une sophistique inexpugnable, hostile au dialogue comme au compromis — ce qui procure aux pensées du ressentiment l'avantage de résister indéfiniment au débat rationnel.

Première approche, définitions heuristiques

* On peut rapporter à la pensée du ressentiment tel que je la définis toute idéologie qui paraît raisonner [13] comme suit : je suis enchaîné, pauvre, impuissant, ignorant, servile, vaincu — et c'est ma gloire, c'est ce qui me permet de me rendre immédiatement supérieur, dans ma chimère éthique, aux riches, aux puissants, aux talentueux, aux victorieux. La revanche des vaincus, c'est de se consoler en prétendant que le vainqueur est condamnable par sa victoire même et que le vaincu est beau non parce qu'il réagit et qu'il lutte (ce ne serait pas du ressentiment sous cette perspective), mais parce que la bassesse de son rang et de ses mœurs, ses insuccès, son infériorisation le montrent glorieusement inapte à prendre l'avantage dans un ordre de choses que, de toutes façons, il lui est glorieux de mépriser ; ceci jusqu'au jour où il parviendrait à en prendre le contrôle : « Les raisins sont trop verts », affirmerait-il comme le renard de la fable.

* L'essence du ressentiment réside en une transmutation des valeurs, c'est-à-dire dans la dévaluation des valeurs prédominantes et la transmutation en valeurs des stigmates, des échecs, des signes mêmes où les Autres voient votre faiblesse, votre médiocrité ou votre servilité. C'est en quoi (paradoxe apparent sur lequel je reviendrai) l’axiologie invertie du ressentiment procède d'une révolte aliénée qui concède au fond de son cœur le jugement du monde extérieur dans le moment même qu'elle paraît le nier et — en dépit de sa rancune et de la survalorisation des « siens » — s'abaisse devant les valeurs hégémoniques et leur abandonne le terrain. On a affaire à des idéologies et à des axiologies paralogiques et autodestructrices parce qu'elles rendent un hommage dissimulé aux valeurs de l'Autre haï dans la frénésie même qui est mise à les mépriser et à les dénoncer comme non avenues.

* Au cœur de la construction idéologique, on trouve donc une axiologie invertie ou renversée, [14] retournée : la bassesse et l'échec sont indices du mérite, et la supériorité séculière — et les instruments et les produits de cette supériorité — sont condamnables par la nature des choses car à la fois usurpés et arbitraires, et dévalués au regard de quelque transcendance morale que le ressentiment se construit.

Dans une même logique du dépit, le ressentiment cherchera à briser les instruments de la valorisation, à casser les moyens de mesure, à poser que tout vaut n'importe quoi puisqu'il n'est de valeurs sociales que par usurpation et par imposition violente, parvenant ainsi à faire que les mœurs et les valeurs méprisées du dominé deviennent elles-mêmes leur propre critérium axiologique.

* Se connaître des mérites non reconnus, se heurter à des obstacles qui bloquent l'épanouissement de ce potentiel, se révolter contre l'injustice de cette situation... — pas de ressentiment dans tout ceci ! Mais évidemment, il faut distinguer (et c'est malaisé comme on le verra) cette sorte de réflexion et de prise de conscience de son inversion sophistique qui consiste à conclure : je n'arrive à rien, donc j'ai des mérites ; d'autres réussissent où j'échoue, donc leur réussite est due à des avantages escroqués à mon détriment...

* L'inversion des valeurs dont nous parlerons consiste non pas à substituer un point de vue axiologique authentique et « vécu » au point de vue prédominant, mais à bricoler des valeurs qui prennent le contre-pied revanchard de celles dont — souvent naïvement et caricaturalement — on croit que les avantagés ou les dominants se réclament, ou bien encore à métamorphoser en valeurs propres les stéréotypes que les préjugés mêmes des autres entretiennent sur votre compte, ceci sans les mettre en cause évidemment, sans les dépasser.

[15]

Autrement dit, c'est ce bricolage contradictoire même, cette « autosuggestion » — dénégation maladroite de l'envie et de la convoitise à l'égard des dominants et des valeurs prédominantes, qui demeurent hors d'atteinte — qui signale une position aliénée et misérable qui se perpétue.

* Ce qu'Albert Memmi voyait comme le mouvement même de la genèse de l'idéologie de la négritude, par exemple : s'acceptant comme « séparé et différent », le colonisé s'empare de « cette négativité » qu'est l'exclusion colonialiste-raciste, il en fait « un élément essentiel de sa reprise de soi et de son combat, il va l'affirmer, la glorifier jusqu'à l'absolu [1]... » « Au mythe négatif imposé par le colonisateur, succède un mythe positif de lui-même proposé par le colonisé. » Albert Memmi, qui voit bien qu'en dépit de ses « ambiguïtés » cette réfection idéologique (mythique) permet au moins de dépasser le mépris de soi pur et simple tout en perpétuant la vie du colonisé « contre et donc par rapport au colonisateur [2] », signale aussi — il ne saurait faire autrement — ce qu'il y a de mauvaise foi [3] dans cette démarche. Démarche de ressentiment dont on peut croire qu'il la jugeait fatale à une certaine étape — car il en sous-estime la perpétuation et les effets pervers.

Évidemment, Albert Memmi avait, dans les années cinquante, au bout de sa réflexion une thèse ou une vision quant au dépassement radical, imminent et nécessaire de cette étape et de sa contrepartie débilitante et souvent chimérique, l’« assimilation » : c'était [16] « la révolte, mais [ensuite le] dépassement de la révolte, c'est-à-dire révolution [4] ».

Cette liquidation révolutionnaire de l'aliénation étant aujourd'hui pratiquement perçue comme chimérique elle aussi, et la perpétuation par les élites « postcoloniales » du ressentiment démagogiquement rentable ayant montré au contraire depuis quarante ans tout son potentiel d'échecs et de mécomptes, la perspective de Memmi est désormais tronquée et je soupçonne que son discours n'est plus guère compris dans sa radicalité même.

* La pensée du ressentiment apparaît (si on esquisse maintenant une sorte d'interprétation spontanée de sa « raison d'être ») comme une tentative de maquiller une position frustrante et sans gloire, que l'on perçoit comme imposée et subie — mais en tout cas inférieure « objectivement », c'est-à-dire dans le monde tel qu'il va — sans avoir à chercher à s'en sortir, ni à affronter la concurrence, ni à se critiquer, à critiquer l'aliénation, la mentalité « d'esclave » qui résultent de la condition même que la domination et la nécessité de s'y adapter vous ont faite. Moyen magique de se voir autre qu'on est et de dominer la domination au moindre coût. Le ressentiment est plus qu'une formation de compromis idéologique et une démagogie sophistique : c'est un modus vivendi, c'est-à-dire une manière de vivre faite à la fois de réel et de fantasmes — compensation fantasmée avec des passages à l'acte.

L'être de ressentiment va vivre dans le monde et juger celui-ci en cultivant en son sein des griefs — détournements narcissiques de la volonté de justice. Le grief remâché devient son mode exclusif de contact avec le monde : tout s'y trouve rapporté, il sert de pierre de [17] touche, de grille herméneutique. Il donne une raison d'être et un mandat social qui permettent cependant de ne jamais sortir de soi-même. Le grief détermine une sorte de privatisation des universaux éthiques et civiques, un détournement ethno-égotiste des valeurs. Le grief est cultivé pour lui-même, la masse de griefs se gonfle — d'avanies en échecs et en accrochages avec les Autres — et occupe tout l'horizon mental. L'être de ressentiment est tellement préoccupé par l'évidence de ses griefs qu'il conçoit mal que ses interlocuteurs ne sont pas possédés par les mêmes obsessions. C'est l'esprit de grief, dont le retour et la dénégation dynamisent la séquence des thèses contradictoires, que je rapporte au « raisonnement du chaudron ». (Voir la section « Rhétorique »)

Le ressentiment bientôt devient « une seconde nature ».

* Tout avantage, toute valeur dont vous êtes frustré et dont d'autres sont possesseurs (usurpateurs) ou simples usufruitaires, sont perçus à la fois comme dignes de dédain, démonétisés et comme privilèges injustifiables, comme dol, comme préjudice commis à vos dépens. Le ressentiment ne raisonne que par paralogismes et inconséquences de cette sorte — ainsi qu'on le montrera plus loin.

* On peut penser qu'il n'y a pas d'oppression « objective » qui ne soit tentée de tirer parti de son état d'infériorisation et de la conscience partielle qu'elle en prend pour ajouter à ses justes revendications tous les sujets possibles de plainte contre tous et chacun, contre la fatalité et la très longue durée — « ayant bien sujet d'accuser la nature... » — et surtout — mais de façon travestie — contre elle-même, contre le groupe plus ou moins opprimé même et la haine de soi refoulée ou travestie que comporte la condition servile et que l'aliénation intériorisée, autant que les bénéfices secondaires [18] qui accompagnent le ressentiment, contribuent à perpétuer. (Voir plus loin « Bénéfices secondaires » dans la section « Composantes, ethos »)

* Le ressentiment naît non tant de l'inégalité constatée des statuts et des privilèges que de la pénurie, morale autant que matérielle. Le ressentiment se développe dans des états de société qui, à force de déstabiliser leurs membres, de leur faire sentir leur impuissance à maîtriser le monde et son sens, de les priver de repères, de les étourdir de contre-vérités, d'obscurcir ce qu'il pouvait y avoir de valeurs collectives, d'entretenir des conflits endémiques, stimulent le ressentiment de tous et de chacun, incitent à trouver des anesthésiques face aux frustrations et aux douleurs qu'inflige la désorganisation sociale. (C'est la thèse que je développe ci-après, dans la section « Le ressentiment aujourd'hui »).

* Cette transvaluation, cette inversion des valeurs, Umwertung aller Werte [5] au cœur du ressentiment, est d'origine éthico-religieuse : je précise le fait dans un moment. Une telle position axiologique et le zèle mis à la défendre nourrissent une pensée du grief et une sophistique de la dénégation  [6]. On perçoit en effet le rapport tout à fait direct entre, d'une part, les idéologies séculières du ressentiment, et, d'autre part, la « pensée religieuse » en Occident en tant que négation [19] ou déclassement de ce monde terraqué — distorsion du rapport du sujet à ce monde par l'invocation d'un Autre Monde, d'un autre ordre des choses plus vrai que le cours des choses, dépouillant te monde empirique du seul caractère absolu qui est le sien : qu'on ne peut que le vouloir, vouloir d'abord le voir globalement et s'y reconnaître, et le vouloir tel quel.

* Le ressentiment vient en second : il est une tentative, elle-même aliénée et mal dirigée, d'échapper à l'aliénation pure et simple, à l'acquiescement de l'indignité. Il demeure une tentative de dépasser l’infériorisation au moindre coût et avec des bénéfices immédiats, ne conservant de l'étincelle de révolte et de prise de conscience fugace qu'une dynamique d'animosité, d'envie mal dissimulée, d'autosatisfaction, d'exorcisation du monde qui vous nie, un refus calculateur et combinard. Je classerais dans la révolte — jugée chose positive — les moyens de dépasser à la fois l'aliénation servile et l'étape du ressentiment.

Le paradoxe définitionnel du ressentiment dérive de son ambivalence fondamentale : le ressentiment est une sorte d'émancipation mais une émancipation radicalement aliénée.

* Définition donc du ressentiment par ce qu'il n'est pas... Il est le contraire de la quête d'émancipation et de la volonté de justice — dans les oripeaux des quels il se drape volontiers. Voir sur ce point une remarque de Pierre Bourdieu :

[20]

Le ressentiment est une révolte soumise. La déception, par l'ambition qui s'y trahit, constitue un aveu de reconnaissance. Le conservatisme ne s'y est jamais trompé : il sait y voir le meilleur hommage rendu à l'ordre social, celui du dépit et de l'ambition frustrée [7].

* Métamorphose ultime de l'homme de ressentiment. Passage soudain du ressentiment à l'acceptation amnésique et intransigeante de l'ordre des choses lorsque la fortune vous sourit et que vous vous rapprochez des lieux de prestige, de jouissance et de pouvoir. C'est pourquoi les partis de ressentiment s'érodent lentement, en dépit de tout, à cause des petites défections sournoises qui sont le résultat de calculs individuels. Passage du « Les raisins sont trop verts... » à « J'y suis — j'y reste » via un « Ôte-toi de là que je m'y mette ! »



[1] Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, Paris, Buchet/Chastel/Corrêa, 1957, p. 178-180.

[2] Ibid., p. 180.

[3] Le mot est prononcé.

[4] Albert Memmi, op. cit., p. 190.

[5] Voir l'ouvrage fameux de Max Scheler, L'homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1950, trad. de Uber Ressentiment und moralischen Werturteil, ouvrage qui dans l'édition remaniée de 1919 prend pour titre Vom Umsturz der Werte. J'ai consulté en allemand la quatrième édition, Berne, Francke, 1955. Le premier à faire du ressentiment un objet de philosophie morale, c'est Kierkegaard — je crois comprendre que c'est par ce mot français que son traducteur anglais rendra une expression danoise dans son livret de 1848, The Present Age.

[6] Ressentiment, dans les dictionnaires philosophiques : rien dans le « Lalande » ; dans le « Foulquié », p. 662 : « [...] Un état d'animosité maintenu par le souvenir d'une offense dont on aspire à se venger. Syn. rancune*, rancœur*. » p. 611 : « [...] la rancune est plus durable que le ressentiment, plus dépendante du fond du caractère, plus couvée... [cit. Lafaye, p. 655]. » p. 611 : « rancœur : [...] ressentiment amer que laisse le souvenir d'une offense ou d'une profonde déception. »

[7] Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, Paris, Seuil, 1992, p. 39.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 29 décembre 2023 18:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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