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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Manuel Castells, “Y a-t-il une sociologie urbaine ?” Un article publié dans la revue Sociologie du travail, vol. 10, no 1, janvier-mars 1968, pp. 72-90. Chronique: “Notes critiques”. persée. [Sous licence Creative commons]

[72]

Manuel CASTELLS

Faculté des Lettres de Paris-Nanterre,
Laboratoire de sociologie industrielle

Y a-t-il une sociologie urbaine ?

Un article publié dans la revue Sociologie du travail, vol. 10, no 1, janvier-mars 1968, pp. 72-90. Chronique : “Notes critiques”. persée.

I.  Demande sociale et crise scientifique [72]

II.  La ville comme variable sociologique [74]
1. La ville comme variable indépendante [75]
2. La ville comme variable dépendante [77]

III.  Quelques apports récents de la sociologie française [79]

IV.  À la recherche de l’objet perdu [87]


« Ce ne sont point les relations « matérielles » des choses qui constituent la base de la délimitation des domaines du travail scientifique, mais les relations conceptuelles des problèmes : ce n’est que là où l’on s'occupe d'un problème nouveau avec une méthode nouvelle et où l'on découvre de cette façon des vérités qui ouvrent de nouveaux horizons importants que naît aussi une « science » nouvelle. »
Max Weber

I. DEMANDE SOCIALE
ET CRISE SCIENTIFIQUE


C'est un fait connu : il y a des modes sociologiques, suscitées généralement par une demande de la société. La prise de conscience qui s'opère en France au sujet des problèmes posés par la croissance urbaine débouche sur une exigence grandissante de recherches dans ce domaine. La conséquence est une véritable floraison, depuis quelque temps, de ce qu'on appelle « sociologie urbaine », peut-être moins en recherches achevées et publiées qu'en projets d'étude.

Une évaluation systématique de cet effort nous semble non seulement prématurée mais hors de notre portée. Ce que nous essayerons de faire, c'est de nous interroger sur la pertinence scientifique de cette tendance intellectuelle fondamentalement engendrée par l'évolution sociale. La question apparaît avec d'autant plus de force que ce développement de la sociologie urbaine en France coïncide avec une quasi disparition de celle-ci comme entité autonome dans la recherche anglo-saxonne, moins par une absence d'intérêt pour les « problèmes urbains » que par un éclatement de la sociologie urbaine en plusieurs objets d'étude, bien distincts les uns des autres.

Disons, de façon très générale, que si l'on met de côté la masse d'études techniques, économiques et urbanistiques sur les problèmes d'aménagement de l'espace, les travaux sociologiques ou para-sociologiques compris sous la rubrique « urbain » englobent : d'une part les études sur le processus global d'urbanisation, en termes presque démographiques à la manière de Hauser ou, mieux encore, des études de l'International Urban Research (Berkeley), dirigé par Kingsley Davis ; ensuite, des recherches sur la désorganisation sociale et sur l'acculturation dans la perspective de l’École du Chicago [1], poursuivies dans un style nouveau par des chercheurs comme Léo Srole [2], Clinard [3], Killian [4] ou Ruth [73] Glass [5] parmi d'autres ; enfin, la vieille tradition des « community studies » a acquis un statut propre, qu'il s'agisse de l'étude exhaustive d'une petite ville ou, ce qui est le plus fréquent, d'une unité urbaine. Les travaux de l’Institute of Community Studies de Londres [6] représentent une approche systématique des problèmes de la sociabilité dans un cadre spatial donné, alors que dans les études américaines sur la vie suburbaine, en particulier dans celles de Seeley [7], Berger [8] et Dobriner [9] prédomine un souci d'exploration de l'unité spatiale en tant que telle, même si les résultats obtenus mettent en cause la validité d'une telle démarche [10]. D'autre part, la science politique a trouvé dans la communauté résidentielle un terrain privilégié pour l'étude des processus de décision débouchant parfois sur l'analyse du pouvoir local, parfois sur la délimitation des systèmes d'influence [11].

Un peu en marge du domaine proprement sociologique, l'écologie humaine a retrouvé avec Léo F. Schnore et les chercheurs de l'Université de Wisconsin un nouvel élan, plus chargé de sens que ne le laisse entrevoir le caractère à première vue descriptif de ces travaux [12]. Mais ceci pose un problème de fond, sur lequel nous aurons à revenir, concernant le statut théorique de l'écologie humaine.

Ce bref panorama, qui tente seulement de montrer l'éclatement théorique des études urbaines en plusieurs branches portant sur des objets scientifiques bien différents, donne la fausse impression d'un foisonnement de ces études, même à travers cette diversité. Or, un parcours rapide de la littérature anglo-saxonne récente montre la très faible proportion d'articles sur le phénomène urbain dans les principales revues et le peu de recherches originales publiées. Par contre, l'on trouve de très nombreux manuels et recueils sur la vie urbaine qui deviennent, en fait, des ouvrages sur les processus sociaux généraux, les uns sous forme d'un exposé systématique de la « réalité sociale » codée suivant les catégories fonctionnalistes classiques [13], les [74] autres tournant à l'exposé historiciste sur l'évolution sociale [14]. Cette facilité du passage de la « société urbaine » à la « société globale » illustre bien, sous un autre angle, la disparition de la sociologie urbaine en tant qu'objet autonome de recherche : l'identification de cet objet avec la société urbaine amène par voie de conséquence à faire de la société tout court son champ d'étude. C'est justement ce que Martindale notait en reliant la disparition de la ville comme unité sociale autonome à la disparition de la sociologie urbaine comme corps théorique [15].

La crise scientifique de la sociologie urbaine est un fait, souligné par l'un de ses chefs de file aux États-Unis, Albert J. Reiss Jr., dans son introduction à l'un des textes les plus connus sur ce sujet [16]. Ce fait est abordé par Scott Gréer lorsqu'il expose brillamment ce qui constitue pour lui une véritable crise intellectuelle [17]. Il s'agit au fond, comme Louis Wirth lui-même l'avait mis en relief, comme, plus récemment, un jeune sociologue anglais, Peter Mann, l'a signalé, du problème de l'existence hypothétique d'un objet scientifique. Cependant, même des auteurs comme ceux que nous venons de citer, qui ont su poser le problème, n'ont pas pu aboutir à une réponse satisfaisante. Ce qui semble indiquer qu'il ne s'agit pas d'un manque d'imagination sociologique mais d'une difficulté réelle.

Le problème n'est pas purement académique. Savoir si la ville est simplement un objet réel qui doit être recomposé à partir d'objets proprement scientifiques ou si elle a une entité proprement sociologique, est un préalable qui conditionne toute stratégie de recherche. Dans un terrain où une démarche purement déductive nous semble aussi peu utile que prétentieuse dans l'état actuel, nous devons recourir à ce qui a été réellement fait jusqu'à présent en sociologie urbaine et porter une attention toute particulière aux apports récents de la recherche en France. Ceux-ci recevront leur sens par rapport à la problématique que nous essayons d'esquisser.

II. LA VILLE COMME
VARIABLE SOCIOLOGIQUE


Peu de disciplines ont été aussi dépendantes à l'égard d'une école théorique déterminée que la sociologie urbaine à l'égard de l'école de Chicago. Rien d'étonnant donc dans le fait que les deux perspectives théoriques fondamentales qui ont dominé jusqu'à présent, aient été le développement logique des deux textes pionniers de cette école : celui de Robert Park, The City : Suggestions for the Investigation of Human Behavior in the Urban Environment [18] et celui d'Ernest Burgess, The Growth of the City : An Introduction to a Research Project [19]. On pourrait les résumer en employant deux termes : urbanisme et urbanisation. L'urbanisme as a way of life, l'urbanisation comme processus organisé par un pattern d'interaction entre l'homme et le milieu, voilà, en [75] termes proprement sociologiques, l'objet réel de ce qui a été, de ce qui est encore, la sociologie urbaine.

1. La ville comme variable indépendante [20]

Dans le programme de recherche proposé explicitement par Robert Ezra Park on peut retrouver pratiquement tous les processus réels auxquels la sociologie a consacré son effort de compréhension. Est objet d'étude tout ce qui se passe dans un contexte urbain. Or, étant donné l'accroissement constant de la population urbaine dans les sociétés industrielles, toute la science de la société serait alors sociologie urbaine. C'est un peu la ligne poursuivie par les études de communautés, en particulier par les premières grandes études (Lynd, Warner, Hollingshead, William F. Whyte, etc.) : analyse exhaustive d'une société locale suivant une tradition proprement ethnologique.

Cependant, un examen des principaux travaux de l'école de Chicago montre que leur thème central n'est pas tellement tout ce qui se passe dans la ville, mais (nous ne faisons que « appeler un fait connu) les processus de désorganisation sociale et d'inadaptation des individus, la persistance de sous-cultures autonomes, déviantes ou non, et leur résistance à l'intégration. On imagine aisément l'effet frappant qu'a dû produire sur des observateurs de la vie sociale la ville de Chicago, en train de s'accroître entre 1900 et 1930 à raison d'un demi-million d'habitants tous les dix ans, immigrants pour la plupart. Mais ce biais exceptionnel dans leur observation n'a pas eu seulement comme résultat une délimitation particulière de la réalité à analyser, mais une orientation théorique spécifique. C'est en particulier Louis Wirth qui a su expliciter ce qui était en fait implicite dans les travaux classiques de Zorbaugh, Anderson, Thrasher, Reekless, etc. [21]. La ville n'est pas seulement un cadre d'étude, un laboratoire commode, pour utiliser l'expression de Park. La ville, traduite sociologiquement en termes de culture urbaine (selon l'expression citée : urbanism as a way of life) est une variable explicative. L'établissement permanent d'une collectivité humaine à forte densité et d'une hétérogénéité suffisante assure l'émergence d'une nouvelle culture caractérisée par le passage des relations primaires aux relations secondaires, la segmentalisation des rôles, l'anonymat, l'isolement, les relations instrumentales, l'absence de contrôle social direct, la diversité et la fugacité des engagements sociaux, le relâchement des liens familiaux et la concurrence individualiste. C'est ce contexte socio-culturel qui explique, finalement, les formes nouvelles du comportement humain [22]. Évidemment, il faut alors opposer cette culture à une autre culture pré existante, la culture rurale.

Malgré le peu de consistance de cette thèse, le caractère avant tout polémique des critiques qui lui ont été portées n'a pas permis de tirer suffisamment au clair un certain malentendu. [76] En effet, après avoir en fait démontré l'absence de base scientifique de ces travaux, plusieurs sociologues n'ont pas pu éviter de réagir contre le caractère passéiste et idéologique des œuvres de Wirth ou contre le bucolisme d'un Redfield, sans cependant en faire la critique proprement théorique. Ainsi, Wilensky, après avoir signalé la confusion de Wirth entre effets de l'industrialisation et de l'urbanisation, se contente de nier les effets de désorganisation sociale dans les villes à travers l'examen des nouvelles formes de contrôle social, reliant en fait l'école de Chicago et la théorie de la société de masses [23].

Or, le point essentiel est le suivant : tout ce qui, dans la thèse de Wirth, est « culture urbaine » est en fait la traduction culturelle de l'industrialisation capitaliste, l'émergence de l'économie de marché et le processus de rationalisation de la société moderne. Un auteur comme Stein, analysant les travaux des pionniers de l'étude de communautés (Parle, Lynd, Warner), montre comment en fait ils ont étudié respectivement les processus d'urbanisation, d'industrialisation et de bureaucratisation [24] de la société américaine. Gist et Fava n'hésitent pas à assimiler les termes d'urbanisation et de modernisation, le sens de ce dernier devenant entièrement clair quand on utilise de façon équivalente le terme westernization, appliqué au processus de développement des sociétés non modernes et non urbaines [25]. De façon plus ou moins claire toute la sociologie urbaine « culturaliste », forte de sa référence « au contexte urbain », est basée sur ce principe, spécialement quand elle traite des problèmes de désorganisation sociale.

Déduction logique : il ne s'agit donc pas seulement d'une non-spécificité de l'objet scientifique (tout ce qui se passe dans un cadre urbain) mais de l'existence d'un objet scientifique différent et non explicite : le processus d'acculturation à la « société moderne », c'est-à-dire à la société américaine.

C'est ceci qui fait, par exemple, la différence avec la sociologie industrielle. En effet, une partie de la critique que nous portons contre la sociologie urbaine pourrait s'appliquer à toute branche sociologique spécialisée en termes de réel et non pas en termes de champ théorique. Toutefois l'on peut défendre la commodité d'une certaine organisation de la recherche dans laquelle des chercheurs « sociologues urbains » sont spécialisés en fonction d'un concret urbain qui doit être décomposé et recomposé théoriquement en fonction de chaque objectif de recherche. Ceci ne va pas sans problèmes, comme nous le verrons plus tard. Mais même en acceptant ce critère, une bonne partie des études de sociologie urbaine ont un objet, scientifique cette fois et non seulement réel, qui n'a rien d'urbain. Il s'agit d'une sociologie de l'intégration. Malgré les apparences, nous ne portons pas une accusation contre l'idéologisation, d'ailleurs manifeste, d'une telle sociologie. L'intégration sociale est un objet d'étude parfaitement légitime. Encore faut-il que l'on ne prétende pas épuiser avec son étude la compréhension de la vie sociale urbaine.

À un plus bas niveau de théorisation, l'utilisation du contexte urbain comme variable indépendante pourrait provenir d'une différence de comportement suivant le type de zone urbaine. Mais les résultats acquis dans ce sens tendraient à montrer la non-pertinence du contexte comme variable explicative. Ainsi, si nous prenons comme exemple l'étude classique de la sociabilité selon le contexte urbain, Sweetser trouva que les facteurs d'âge et sexe étaient les déterminants de la sociabilité dans l'unité [77] de voisinage [26], Form montra comment l'intensité des relations variait selon le statut social de la zone de résidence [27] et Dotson put attribuer le modèle de participation sociale locale aux classes moyenne et haute [28] : Willmott et Young ont mis en relief la différence de comportement des classes sociales vis-à-vis des relations d'amitié et de famille, même à l'intérieur du même contexte urbain [29] alors que Dobriner, dans sa remarquable étude sur les « suburbs », affirme que les caractéristiques des zones urbaines dépendent des caractéristiques sociales [30]. Nous retrouvons des résultats analogues, qu'il serait trop long d'énumérer, dans les travaux de Ross, Catton et Smircich, Axelrod, en ce qui concerne la participation sociale [31], dans la recherche de Boggs sur les zones criminelles [32] et dans la très intéressante étude comparative de contextes d'Elias et Scotson [33]. Dès que l'on décompose le contexte urbain, même en catégories aussi grossières que les classes sociales, l'âge ou « les intérêts », les processus qui semblaient être caractéristiques de l'unité urbaine se spécifient par rapport à d'autres facteurs. Toutefois, quand il y a coïncidence d'une unité sociale et d'une unité spatiale, on se trouve en présence d'un modèle spécifique de sociabilité. Pour William H. Whyte le morning Kaffee-Klatsch pattern de sociabilité trouvé dans la classe moyenne résidant à Park Forest obéit à la coïncidence d'une même classe socio-économique et de groupes d'âge, avec une proximité spatiale et une similarité de l'habitat [34]. Nous trouvons des conclusions parallèles pour la classe moyenne dans la recherche de Seeley à Toronto et pour la classe ouvrière dans le livre de Berger.

Ces dernières remarques montrent que ce serait peut-être une erreur de rejeter tout de suite toute influence des conditions spatiales sur les conduites. Mais ce qui d'ores et déjà nous semble clair est la nécessité d'inclure cet espace dans la trame des structures sociales, non pas comme variable en soi mais comme élément du réel à retranscrire chaque fois en termes de processus social.

2. La ville comme variable dépendante

Le travail de Burgess sur le modèle de croissance urbaine suivant des zones concentriques est le point de départ d'une autre perspective théorique qui va au-delà de l'écologie urbaine proprement dite. En effet, concevoir la ville comme le produit de l'action du complexe écologique (système interdépendant de l'environnement, la population, la technologie et l'organisation sociale) [35] revient à l'analyser [78] comme produit de la dynamique sociale d'une formation historico-géo-graphique particulière.

Le côté irritant de la formulation de Burgess tient à ce qu'il présente (implicitement) comme un trait d'ordre universel ce qui est un processus social déterminé. En fait, cette analyse rend compte d'une certaine dynamique urbaine, comme le prouvent certaines études réalisées dans d'autres pays [36], et notamment à Paris par Chombart de Lauwe [37]. Léo F. Schnore a étudié récemment l'adaptation des villes latino-américaines au modèle de Burgess. À travers 7 études approfondies et une analyse générale de 50 autres cas [38], il arrive à la conclusion, assez intéressante, qu'il y a aussi un autre modèle urbain (avec la classe supérieure au centre de la ville et les « gens hors-société » à la périphérie), mais qu'il s'agit de deux moments d'un même processus : un processus d'industrialisation rapide, dans une économie de marché et sans contrôle social volontaire de la croissance urbaine. En fait, les thèses de Burgess reposent sur quelques préalables implicites que Quinn, l'orthodoxe des écologues, a très bien exposés : une hétérogénéité sociale, une ville commerciale-industrielle, la propriété privée, l'absence de différences significatives dans les moyens de transport, de l'espace disponible à bas prix dans la périphérie de l'agglomération, la liberté d'implantation soumise aux règles du marché.

Dans cette perspective, la critique de Sjoberg, montrant, après Weber, la correspondance entre les types urbains pré-industriels et les valeurs sociales [39], ne fait qu'obliger l'écologie humaine à dater historiquement ces processus prétendument biologiques. De toute manière, Walter Firey avait bien montré l'influence des « pattern » culturels sur l'occupation du sol dans le centre de Boston [40]. Ainsi quand Kolb analyse la structure dynamique d'une ville comme expression de l'orientation vers des valeurs universalistes et centrées sur la réussite [41], il n'y a pas de retournement de perspective, même s'il faut reconnaître l'utilité d'ajouter « un facteur de plus », les valeurs sociales, à la formation de l'espace urbain.

Nous voilà sur le point de rejoindre une tendance très historiciste, très européenne, très française : la ville est le produit de l'Histoire, le reflet de la société, l'action de l'Homme sur l'espace pour construire sa demeure et, ainsi rassurés, nous relions la sociologie urbaine au devenir universel. En effet, que pourrait-on reprocher à des propos aussi sages ? Rien, justement, on ne peut rien dire, sauf s'accorder sur le bon sens général de [79] cette déclaration de principe. Le vrai problème commence après, quand il faut préciser l'objet d'étude, ou, plus exactement, quand on doit formuler une hypothèse. Une fois accepté l'énoncé trop général d'une relation étroite entre le processus social et l'espace, en l'occurrence urbain, il faut spécifier quel est le caractère de cette relation. L'espace urbain est-il une page blanche où l'action sociale s'exprime sans autre médiation que les événements de chaque conjoncture ? Y a-t-il, par contre, certaines régularités dans ce processus dialectique d'une action sociale façonnant un contexte et recevant l'influence des formes déjà constituées ? L'hypothèse qui affirme la construction purement sociale de l'espace équivaut à faire naître la nature de la culture, de même que les plus primitives formulations de l'écologie humaine reviennent à une détermination directe de la culture par la nature. Or, l'on admet généralement aujourd'hui que la sociologie existe justement à partir de la compréhension du monde social comme ensemble intégré d'éléments « naturels » et d'éléments « construits », dans une structure non seulement indissoluble dans le réel, mais analytiquement indissociable. Dans la formulation même de Robert Parle, il y a les éléments de prévention contre ce double danger d'une histoire naturelle des sociétés ou d'une interprétation idéaliste du monde : « La ville possède une organisation morale aussi bien que physique, et ces deux organisations se trouvent prises dans un processus d'interaction qui les façonne et les transforme l'une par rapport à l'autre. La structure de la ville est ce qui nous frappe d'abord en raison de son amplitude et de sa complexité. Mais cette structure est elle-même fondée sur la nature humaine, dont elle est une des formes d'expression. Par ailleurs cette vaste organisation a surgi en réponse aux besoins des habitants, mais, une fois formée, elle s'impose à eux comme un fait brut extérieur et les façonne à son tour en fonction de l'intention et des intérêts qu'elle manifeste. Structure et tradition ne sont donc que des aspects différents d'un complexe culturel unique qui détermine ce qui est caractéristique et spécifique de la ville » [42]. Nous nous sommes bien éloignés des terrains rassurants de la collecte de faits, si cultivée en sociologie urbaine. Cependant, il nous semble que c'est seulement à un certain niveau de théorisation que l'on peut retrouver des lignes de recherche permettant de dégager ce qu'il peut y avoir de scientifique dans l'amas confus des études sur l'urbain. Évidemment, les dimensions de cette note sont beaucoup plus modestes. Elle ne cherche qu'à poser certains problèmes sans pouvoir apporter une solution. Et quoi de mieux pour jeter un pavé dans la mare, pleine de bonne conscience, de la sociologie urbaine française, qu'un examen « partisan » des derniers produits de notre usine ?

III. QUELQUES APPORTS RECENTS
DE LA SOCIOLOGIE FRANÇAISE


La question à laquelle nous ne répondrons pas, est : l'importance grandissante de la sociologie urbaine en France a-t-elle un sens autre que l'utilisation d'une abondance (très relative) de crédits de recherche sur ces problèmes ? Dans quelle mesure trouve-t-on dans quelques-uns des derniers travaux français des apports théoriques, des éléments permettant d'ouvrir des voies nouvelles ? Ou au contraire, ces recherches sont-elles le constat d'un fiasco intellectuel ? On voit aisément qu'il est trop difficile de répondre directement. Nous préférons, dans une démarche « empirique », passer en revue les études qui nous ont intéressé le plus parmi celles publiées en France dans les deux dernières années.

Notre lecture est sélective. Dans un double sens : d'abord, c'est en fonction de notre objectif de recherche [80] que nous le faisons. Nous cherchons le point d'ancrage théorique de chaque travail, plus qu'une description, forcément trop schématique dans cette note, des découvertes réalisées [43]. Ensuite, nous n'examinerons ici, ni la masse énorme d'études urbanistiques et de description de la structure sociale urbaine [44] ni quelques ouvrages très importants mais qui ne rentrent pas dans notre propos [45].

Pour commencer, sortons de la ville. À l’ombre de la ville historique, une nouvelle civilisation se préfigure en marge du vieux noyau. Mais cette banlieue, est-elle autonome ? Y a-t-il des villes ? Ou, par contre, une ville et des sous-villes ? Pour mesurer l'attraction de Paris sur sa banlieue [46] l'équipe du C.E.G.S. (aujourd'hui Centre de Sociologie Urbaine) a effectué une enquête par questionnaire auprès de 1 053 ménages, suivant un échantillon stratifié à partir de cinq variables : distance par rapport à Paris, facilités de liaison avec le centre, type d'habitat, âge et catégorie socioprofessionnelle. La réalisation et l'exploitation de l'enquête semblent avoir été très au-dessus de la moyenne française, du point de vue technique. B. Lamy étudie l'image de Paris en fonction de la résidence et des catégories socio-professionnelles. La banlieue est préférée comme milieu d'habitation, les quartiers centraux de Paris en tant que noyau commercial et de loisir. Le Paris monumental n'exerce guère d'attrait. Le centre de l'agglomération serait donc purement fonctionnel malgré l'affirmation de l'auteur, dans le texte ronéoté non publié, sur son caractère symbolique. B. Lamy a essayé de montrer, dans un travail postérieur [47] comment la fréquentation du centre est en fait liée à la stratification sociale et écologique. C'est aussi dans ce sens que s'oriente la recherche de M. Imbert sur la vie de loisir. Si les banlieusards fréquentent moins les loisirs, étant donné le sous-développement dont ils souffrent, la distance au centre renforce le caractère sélectif de l'attraction propre aux différents types de spectacle : plus on s'élève dans la hiérarchie sociale et moins la distance produit un effet de découragement dans la fréquentation de certains loisirs propres au centre, tout particulièrement du théâtre. Mais, pour l'essentiel, l'attraction du cadre parisien est fondée sur un équipement de loisirs [81] supérieur. Et, conséquence logique, l'on souhaite une décentralisation de cet équipement en banlieue. Il y a donc, chez les banlieusards, une certaine indifférence par rapport au milieu parisien et une conscience d'être sous-équipés et handicapés par des obstacles matériels (distance, situation de famille, etc.).

Cette autonomie potentielle des centres de banlieue, nous la retrouvons dans le minutieux rapport de Cornuau et Rendu sur les achats anomaux des banlieusards, car la proportion de ces achats faits à Paris varie en fonction du potentiel commercial de la commune de résidence. Toutefois, quand on achète à Paris, les facteurs décisifs (qui jouent de façon cumulative), sont : le lieu de travail à Paris, le fait d'être cadre ou employé, l'origine parisienne.

L'étude qui nous semble la plus sociologique est celle de J. O. Retel sur les relations sociales dans l'agglomération parisienne. En effet, après avoir montré l'importance des relations de parenté, il pose la question, vraiment fondamentale, de la structure spatiale des relations sociales. Il découvre, d'une part, un mode de sociabilité replié sur l'espace immédiat, caractéristique des bourgs anciens de banlieue, et en particulier de ceux où vivent les ouvriers. Par contre, les résidents parisiens et dans une moindre mesure les habitants des questions neufs de banlieue, se caractérisent par la dispersion des relations de famille et d'amitié dans l'ensemble de l'agglomération. Et cela malgré l'insatisfaction que suscitent les longs parcours. C'est plutôt une facilité de communication dans l'agglomération qui est désirée, de préférence à la revendication d'un micro-milieu social. Retel constate donc, selon ses propres termes, que « la vie sociale urbaine, après être passée par une phase de structuration territoriale, va trouver un nouveau souffle dans une structuration proprement sociologique des groupes urbains entre eux ». Ce qui revient à reconnaître la séparation entre l'unité urbaine et la vie sociale et, par conséquent, à assimiler l'analyse des relations sociales urbaines à celle des relations sociales tout court.

Si les relations sociales se diffusent dans l'espace, si l'attrait du centre est plus fonctionnel que symbolique, si les fréquentations de loisirs ne répondent pas à l'existence d'un noyau urbain mais à un problème d'accessibilité, si les achats anomaux à Paris se font aussi suivant la possibilité quotidienne d'y aller, on voit disparaître tout ce qui fait d'une zone urbaine un noyau social, car il s'agit vraiment du cumul géographique d'un ensemble de fonctions que l'on devrait décentraliser pour en faciliter l'accès. La conclusion des auteurs qui soutiennent la nécessité de créer de nouveaux centres urbains dans la Région Parisienne, nous semble alors une option personnelle. En effet, rien n'oblige à une nouvelle concentration des fonctions, sauf le parti pris contre « un ensemble humain devenu trop vaste et trop anonyme parce que mal structuré » (p. 274).

Au fond, cette vaste recherche qui apporte beaucoup de connaissances nouvelles, d'une part sur les processus socio-écologiques de la Région Parisienne, d'autre part sur quelques attitudes et représentations à l'égard de certaines parties de l'agglomération, nous déçoit dans la mesure où elle s'interdit dès le départ l'explication sociologique en ne construisant pas des variables « ad hoc » et en utilisant comme variables d'analyse ce qui ne devrait être que des catégories d'échantillonnage. Sans un cadre théorique spécifique, on ne peut pas relier catégories socio-professionnelles et comportements spatiaux à moins de recourir à de vagues sous-cultures dont l'existence n'est ni généralement démontrée ni établie en l'occurrence. On doit alors faire appel, finalement à une théorie des besoins et des aspirations, frustrés ou satisfaits par les obstacles naturels (tel la distance) ou les barrières sociales (le niveau socio-économique).

Pour montrer l'absence de coordination et le profond particularisme [82] des diverses équipes qui travaillent en sociologie urbaine, introduisons-nous dans un autre monde qui n'a pratiquement aucun lien théorique avec celui que nous venons d'explorer. Laissons-nous guider par l'Institut de Sociologie Urbaine à travers le monde pavillonnaire. [48] Cette recherche est basée sur l'analyse sémantique de 265 interviews non directives auprès d'habitants de pavillons dans 11 communes réparties dans toute la France ; un petit groupe d'habitants de logements collectifs et copropriétaires a également été interviewé. L'échantillon se veut compréhensif d'une certaine variété de situations sociales mais non pas représentatif, car l'analyse statistique n'avait pas de sens dès lors que l'on ne voulait pas expliquer les conduites des acteurs mais saisir l'idéologie pavillonnaire. Pourtant, dans une première partie appuyée par une très sérieuse analyse historique et documentaire, on met en rapport l'évolution des pavillons en France avec la politique de l'État et des forces sociales, ainsi qu'avec ces expressions idéologiques de la littérature urbanistique. En replaçant le pavillon dans le contexte historique, on peut apprécier facilement les liens entre une urbanisation désordonnée et le succès du mythe pavillonnaire, à la fois réaction réformiste contre le collectivisme et instrument d'une idéologie de l'ordre et de l'austérité ; il s'agit d'un individualisme replié sur la famille, suscité en même temps par une bourgeoisie intégratrice et par les méfaits certains d'un logement collectif sans vie collective réelle. Cependant, s'il est facile de relier le développement du pavillon à l'évolution sociale dans les cas d'une politique avouée ou d'une profession doctrinale, il l'est moins quand il n'y a pas de volonté organisée, c'est-à-dire quand il faut déceler dans la structure sociale les traits qui vont d'une dynamique sociale à un fait précis : l'attachement au pavillon. Pour les chercheurs de l'I.S.U. il ne peut pas s'agir d'une étude de motivations mais de l'enracinement social d'une idéologie : l'idéologie pavillonnaire. D'où, premier pas semble-t-il d'un vaste projet d'étude, cette recherche qui se présente essentiellement comme analyse du pavillon en tant qu'objet expressif, de l'espace du pavillon en tant que système symbolique, de l'idéologie pavillonnaire en tant que code de communication entre l'habitant et la société. À partir du codage des interviews, ce système symbolique est minutieusement recomposé. Même si la méthode ne nous semble pas très rigoureuse [49], surtout par l'absence d'une définition du champ sémantique de chaque terme préalable au choix du terme en tant que signifiant ou signifié, on ne peut qu'être séduit par la pénétration de certaines analyses. Cette étude appartient au groupe de ce que l'on pourrait nommer « sociologie clinique », plus portée à l'observation en profondeur qu'à l'établissement de régularités. Or de telles observations sont d'autant plus profitables qu'elles s'inscrivent dans un système théorique. Et ce système, dans le cas présent, n'est pas entièrement délimité. En tout cas, une vision de l'espace intérieur du pavillon se recompose petit à petit, nous montrant un monde clos mais susceptible d'investissement. Le pavillon, c'est l'ordre, monde autosuffisant, dépositaire fidèle, parce que [83] stable, d'une individualité refusée au-delà de ces clôtures que l'on construit de façon différente suivant le projet de sociabilité. Mais ceci n'implique pas une assimilation facile avec une idéologie conservatrice. En fait, la difficulté — que montre le rapport — à relier le système symbolique du pavillon à l'idéologie pavillonnaire tient à la difficulté d'analyser celle-ci sans la relier à une analyse générale des idéologies sociétales. Le simple examen des allusions courantes nous permet d'entrevoir des liens entre l'idéologie de l'ordre et de la stabilité qu'est l'idéologie pavillonnaire et le monde volontairement limité et sage de l'espace intérieur du pavillon. Par contre, nous doutons de la possibilité d'étendre la même perspective d'étude à la liaison entre le système symbolique et la pratique sociale. En effet, un système de signes ne peut renvoyer qu'à d'autres signes, c'est-à-dire, dans ce cas, à d'autres systèmes idéologiques. Relier ceux-ci à des acteurs demanderait, pour la saisie directe de cette genèse, une analyse en termes de structures de l'action sociale, car la simple analyse historique ne ferait que replacer une fois de plus les systèmes de signes dans « le contexte » et le lien ne pourrait être autre qu'une affirmation doctrinale.

Nous en tenant au travail présenté, le mérite de cette étude nous semble être d'avoir rompu avec une tradition bêtement fonctionnelle des études sur l'habitation. Il n'y a pas que des besoins. Même si l'on améliore la qualité des logements collectifs, il y a une expressivité de certains espaces intérieurs qui satisfait des « pulsions » et des « frustrations ». (Nous croyons déceler ici une référence implicite à une interprétation psychanalytique qui assurerait le passage de ce système à la personnalité, alors que l'analyse des structures sociales de l'idéologie relierait ce monde à la société globale.) C'est justement cette transcription des éléments d'un espace dans des unités d'analyse formant système et gardant la cohérence du niveau d'analyse, le niveau des signes, qui garantit à nos yeux sa profonde innovation. Le pavillon devient non plus fait social, mais signe. Et son monde, un monde de signes. S'agit-il donc d'une vraie sémiologie Urbaine ? Peut-être. Mais seulement en tant que des éléments spatiaux ont besoin d'une retranscription spécifique au niveau des signes. Prouver alors la coïncidence entre un système fermé de signes et une communauté urbaine, pourrait être une des perspectives de cette sémiologie urbaine introduite par l'intelligente étude sur l'habitat pavillonnaire.

Dans une perspective assez différente, une autre équipe de l'I.S.U. sous la direction d'Henri Lefebvre, analyse la place du quartier dans la ville [50]. Après une vigoureuse dénonciation de l'idéologie de quartier comme idéologie intégratrice, M. Lefebvre pose le vrai problème sociologique. Le quartier, est-il ou non une unité de vie sociale ? Y a-t-il coïncidence de « l'espace social et l'espace géométrique » ? Y a-t-il transfert de la communauté locale, en tant que réseau social, au niveau du quartier ? Il s'agit, à notre avis, de la formulation d'une réelle problématique théorique. Malheureusement, les recherches ainsi introduites non seulement n'apportent pas de réponse mais elles ne se donnent pas les moyens de le faire. Il s'agit de deux monographies géographico-historiques, l'une sur l'évolution urbaine d'Argenteuil et Choisy-le-Roi, l'autre sur une typologie des quartiers à Suresnes, Vitry et Choisy-le-Roi. Dans la première, on nous décrit les bouleversements urbains dus à la croissance rapide provoquée par l'industrialisation et l'on cherche les voies possibles d'une vie sociale locale, généralement conçue en termes [84] de participation à des associations. Mais cette vie est saisie au niveau institutionnel. D'où, puisque les centres de décisions institutionnels sont au niveau communal, on conclut à l'absence d'une vraie vie de quartier et l'on recommande la création de milieux d'échange autour des équipements. Le caractère strictement descriptif et l'analyse au niveau du manifeste nous semblent interdire toute possible vérification de l'hypothèse première.

D'autre part, l'étude des quartiers débouche sur une typologie en termes d'occupation du sol. Mais, nous dit-on, l'intérêt est de relier cette occupation différentielle à la stratégie des forces sociales et économiques le long de l'histoire communale. Et c'est là où nous nous croyons en présence d'un truisme assez répandu dans la sociologie urbaine française. On prend l'habitude de fabriquer, presque à la chaîne, des études où l'évolution démo-urbaine, en termes d'activité, d'occupation du sol et de densité d'habitation, est reliée à quelques dates d'implantation d'usines ou d'élections municipales. Or ceci ne nous apprend rien, car il n'y a plus d'esprits suffisamment étourdis pour nier que l'évolution d'un espace n'est pas indépendante de l'évolution sociale générale (ou s'il en reste encore, il ne faut pas en tenir compte...). La vraie recherche commence après. De quelle façon une structure sociale déterminée contribue-t-elle à la constitution de l'espace ? Il ne suffit pas de décrire des événements particuliers, il faut au préalable une théorie de la création de l'espace qui ne peut pas être une histoire sociale de cet espace. Autant la notion de totalité est féconde pour situer un problème et pour exiger la cohérence des approches partielles, autant elle devient tautologie quand on se contente de juxtaposer la totalité à l'événement. Ceci nous semble, dans cette étude, avoir empêché d'aboutir la très riche perspective posée dès le départ.

Le plus séduisant peut-être, des travaux récents de la sociologie urbaine française est l'étude d'Henri Coing sur la rénovation de l'îlot n° 4 du XIIIe arrondissement de Paris [51]. Admirablement écrit, très influencé par la manière d'un Oscar Lewis, le livre essaie de reconstruire les conditions quasi expérimentales d'un processus de changement social. Que se passe-t-il dans un vieux quartier insalubre, formant une véritable unité de vie sociale, quand les bulldozers arrivent et que les nouveaux gratte-ciel se devinent sur les premiers ciments ?

À partir d'une étude documentaire et statistique préalable, de l'observation de quelques familles, d'entretiens semi-directifs auprès d'un échantillon non représentatif de 60 ménages, H. Coing reconstruit tout d'abord la communauté de quartier, fondée non pas sur une simple image mais sur certaines caractéristiques écologiques et sociales : la polyvalence des activités, la stabilité de la population, la proximité des lieux de travail, l'importance du commerce de détail avec des relations très personnalisées avec la clientèle, et, surtout, l'appartenance ouvrière. C'est finalement cette sous-culture ouvrière inscrite dans la géographie qui contribue à l'existence de ce système complet de relations sociales. L'auteur ne fait pas nettement la séparation entre l'image, un peu mythique, de cette vie de quartier (les habitants sont interrogés, ne l’oublions pas, en pleine rénovation) et les rapports sociaux réels qui définissent une communauté qui nous semble trop harmonieuse. Oscar Lewis ne montre pas la même image dans les Enfants de Sanchez et son étude de Tepoztlan est une tentative, réussie à notre avis, de déceler les conflits sociaux là où Redfield avait cru trouver le prototype de la communauté intégrée [52]. En tout cas, Coing définit exactement le quartier du point de [85] vue du sociologue en reliant, dans un même complexe de rapports, les éléments culturels et les bases matérielles, montrés comme étroitement dépendants. L'équilibre de ce monde est détruit par l'opération de rénovation à travers la destruction du mode d'habitat, ce qui entraîne le changement de toute la structure. Mais cette destruction aurait pu être différente, et en fait un autre processus de dissolution était déjà en cours à travers la pénétration de cette sous-culture particulière par ce que l'auteur appelle la « vie urbaine », c'est-à-dire la culture dominante dans la société globale. Ce qui est spécifique de la rénovation, c'est le rythme beaucoup plus rapide de désagrégation du monde pré existant. D'où, des difficultés d'adaptation dans certains cas. Mais H. Coing refuse, avec raison, cette interprétation sommaire et paternaliste qui est sous-jacente aux explications en ternies de résistance au changement. La rénovation est un processus de mobilité sociale. Pour ceux qui sont capables d'en percevoir les possibilités, la mobilité est ascendante. Ceux qui en sont incapables se trouvent rejetés dans des strates inférieures de l'agglomération urbaine où les marginaux du processus de croissance sont en train de se concentrer. Cette capacité n'est pas comprise en termes d'adaptation psychologique, mais déterminée par la structure sociale. Il faut d'abord des moyens économiques,, il faut aussi une certaine disponibilité, dépendant de la taille de la famille, de l'âge du ménage, du travail de la femme, beaucoup moins de la catégorie professionnelle. Mais l'auteur signale que des différences de niveau économique n'expliquent pas tout. Il y a aussi des attitudes vis-à-vis de cette nouvelle vie urbaine. Entre le retrait sur le mode de vie ancien et « l'innovation maîtrisée », il y a aussi ceux qui saisissent la nouvelle culture urbaine sous la forme d'une course à la consommation et deviennent esclaves du maintien de ce nouveau statut. C'est là, il nous semble, qu'une typologie descriptive ne suffit pas et qu'il faudrait saisir les orientations vers la modernité qui commandent en somme le processus de mobilisation. Cependant, le tableau est complet, le problème bien posé. La communauté de quartier se dissout dans le milieu urbain. Pour H. Coing c'est un fait inéluctable. Ce passage est d'autant plus facile que le groupe se défait de sa sous-culture particulière, dans ce cas une sous-culture ouvrière. D'autant plus facile aussi que l'insertion des individus dans la société globale est possible à travers une multiplicité de relations et une diversité d'ambiances. Si l'on ne peut pas suivre, on craque ou l'on se replie.

Le seul reproche sérieux qu'on pourrait faire à cette étude est l'absence d'une démonstration rigoureuse. Il ne s'agit pas seulement de non quantifiable, de l'absence de traitement statistique. Même une « étude sur le terrain » doit s'appuyer sur un cadre théorique défini, établir des indicateurs, apporter la preuve matérielle de chaque observation, relier logiquement ces observations aux hypothèses. Le récit de Coing est très cohérent et personnellement nous convainc. Mais dans le processus d'accumulation auquel toute science doit tendre, cela ne suffit pas. Ce travail a dégagé un très bon système d'hypothèses. Il faut encore le vérifier, que ce soit statistiquement, que ce soit par l'observation systématique. D'ailleurs, qu'il nous soit permis de rappeler l'erreur qui consiste à opposer le caractère « qualitatif » d'une étude et l'usage de techniques statistiques dans le processus de vérification.

L'apport récent le plus important fait à la théorie de la ville par la sociologie de langue française est l'ouvrage d'un économiste belge [53]. Malgré son [86] caractère économique, nous nous y référons tout d'abord parce qu'il est largement ouvert sur la sociologie, mais surtout parce que l'objectif théorique nous semble exemplaire et digne de susciter une démarche parallèle dans une optique proprement sociologique.

Jean Rémy pose d'emblée le problème d'une spécificité de la ville à l'intérieur de la théorie économique : « La ville est-elle simplement un champ d'application de théories élaborées pour d'autres éléments du système économique, ou se trouve-t-on devant une unité économique originale non réductible à aucune autre ? ». La réponse à cette question lui semble un préalable à toute recherche concrète, à toute construction d'instruments de mesure. Il essaie, se fondant sur une masse de travaux économiques et sociologiques sur les questions urbaines et spatiales, de procéder à une réflexion systématique qui détermine certaines de ces spécificités urbaines sur le plan économique.

L'unité urbaine est tout d'abord définie comme juxtaposition née des économies de dimension. Ces économies de dimension sont les avantages fondés sur un regroupement spatial de fonctions et d'entreprises, de telle façon qu'elles ne peuvent pas naître à l'extérieur de cet ensemble. Au fond, l'essentiel, c'est ce regroupement avec l'ensemble interdépendant d'éléments mobiles et immobiles qui le constituent, plus que l'espace concret qui lui sert d'assise et qui peut s'expliquer historiquement mais non pas comme processus économique. Ces avantages peuvent être résumés en deux mots : échange et, surtout, innovation. La ville est définie, de ce point de vue, comme unité de production de connaissances socialement nouvelles. Dans la mesure où l'information et l'innovation sont à la base de l'industrie de pointe dans la société technologiquement la plus avancée, la ville devient non pas « monstre urbain » dysfonctionnel mais élément de base du développement économique. La ville est également conçue comme une organisation générale de l'espace, de nature à créer des biens collectifs à l'intérieur desquels se valorisent des biens individuels. La ville est le règne du choix, le champ privilégié des processus de mobilité sociale et géographique. Mais ces avantages individuels reposent sur l'ensemble du contexte, sur la juxtaposition d'unités productrices, de centres d'échange, sur la diversité fonctionnelle de l'espace urbain permettant de changer de milieux à l'intérieur d'un même système d'inter dépendances. C'est plutôt cette souplesse de l'organisation sociale, liée à la complexité du système, qui caractérise la ville, plus qu'une culture particulière.

Ce qui nous intéresse le plus, ce sont les remarques concernant la vie sociale urbaine. En effet, si la ville est le monde du choix, de l'échange, de l'innovation, il faut qu'il y ait, au niveau même du processus de consommation, une réintégration de ces forces centrifuges dans le système d'habitation. Ainsi par exemple, la segmentalisation des rôles s'accompagne d'un processus de différenciation symbolique de l'espace urbain qui permet la reconnaissance des partenaires et partout la possibilité de l'échange et la constitution de milieux relativement homogènes sinon par le genre de vie, du moins par la strate sociale. C'est le passage de la fonction de relation du quartier à la fonction symbolique de la zone urbaine.

Plus encore : la ville n'est pas un milieu de désorganisation sociale comme on l'affirme souvent, mais au contraire, le milieu d'acculturation à la « vie moderne », c'est-à-dire au processus de changement rapide qui caractérise la société industrielle. Ce qui est caractéristique du milieu urbain est justement cette capacité de susciter l'innovation tout en la réintégrant dans l'organisation sociale du fait de sa réceptivité aux innovations de croissance. En sens inverse, la culture industrielle contribue à transformer le contexte urbain. C'est aussi un système structuré où les faits majeurs sont la reconnaissance de [87] l'innovation et de l'échange comme principe moteur et la capacité d'absorption sociale comme contrepartie nécessaire.

C'est suivant des perspectives théoriques aussi larges que le problème d'une sociologie urbaine mérite d'être posé.

IV. À LA RECHERCHE
DE L OBJET PERDU


Nous voudrions mettre un certain ordre dans l'ensemble de réflexions suscitées par ces lectures, comme premier résultat provisoire de notre critique. Nous essayons seulement d'apporter quelques lumières sur une voie encore trop peu explorée pour être proches d'une réponse réelle.

Tout d'abord, il n'est pas possible que l'on continue à parler de « comportements urbains » ou d'« attitudes citadines ». C'est une tricherie ou, dans le meilleur des cas, un passe-partout. Cette terminologie présuppose une culture urbaine spécifique en tant qu'urbaine et qui, par conséquent, s'oppose nécessairement à une culture rurale. Or, il s'agit, nous l'avons déjà dit, d'une dénomination trompeuse pour la culture de la civilisation industrielle. L'étude de Sjoberg sur les villes pré-industrielles montre bien l'existence de villes, même très importantes, qui ne présentent pas ces caractères. De même, Max Weber conclut à la singularité de l'institution urbaine occidentale malgré les agglomérations urbaines existantes ailleurs. Peter Mann montre comment les différences quantifiables entre la ville et la campagne sont beaucoup moins importantes quand on les compare à la même date et non plus, comme on fait généralement en termes d'évolution rural-urbain [54]. Et d'autre part, l'on reconnaît volontiers que les traits caractéristiques de la culture urbaine sont présents dans les villages ruraux ; mais le fait est attribué à l'invasion de la culture rurale par la culture urbaine... Il serait absurde de nier des différences entre villes et campagnes. Ce que nous soutenons c'est que les traits fondamentaux de cette culture urbaine sont la conséquence directe du processus d'industrialisation et, pour certains d'entre eux, de l'industrialisation capitaliste. Il est vrai cependant que la concentration d'une population importante, la diversité des milieux sociaux et la multi-fonctionnalité sans solution de continuité spatiale favorisent un modèle de relations sociales différent de celui permis par la communauté villageoise. Mais ceci fait partie de ce passage à la civilisation industrielle. On est trop habitué à analyser les transformations sociales en termes de facteurs. C'est l'industrie, c'est la ville, etc. En fait, il faut reconstruire le système complexe d'éléments sociaux, comprenant aussi bien les valeurs que la base « matérielle », qui se transforme en transformant. Prenons un exemple : la disposition de l'habitat dans les grandes villes favorise la segmentalisation de rôles. Mais l'urbanisation rapide est la conséquence de l'industrialisation. Et l'industrialisation capitaliste est fondée sur la considération du travail comme marchandise, ce qui suppose et entraîne une rupture des appartenances sociales et une individualisation de la force de travail.

Les classes sociales se constituent comme acteurs dans le processus d'industrialisation. Mais elles s'organisent sur l'existence de groupes sociaux réels, dont une des origines est précisément la ségrégation socio-écologique. Et ainsi de suite. Par ces exemples nous voulons indiquer seulement l'impossibilité, même analytique, d'isoler les effets de l'urbanisation au niveau de la culture globale de la société que l'on persiste à appeler urbaine. Nous avons dit que cette masse de travaux, notamment de l'école de Chicago, qui sont centrés sur le processus d'adaptation à la culture urbaine, forment une vaste sociologie de l'intégration, prolongée par une sociologie du changement [88] social, celle qui analyse le passage de la société rurale (ou traditionnelle) à la société urbaine (ou moderne). Toutefois, si nous refusons la spécificité du contexte urbain dans sa généralité, nous reconnaissons qu'il peut y avoir des contextes urbains particuliers, de même d'ailleurs que des contextes particuliers délimités dans l'espace. Par exemple, les villages. Ce qui pourrait fonder la possibilité d'une sociologie des communautés. Nous y reviendrons.

S'il n'y a pas de spécificité du cadre urbain comme objet scientifique, nous pourrons toujours analyser la ville en tant que concret réel, suivant des démarches théoriques pertinentes à chaque question que l'on se pose. Mais même cette délimitation de la sociologie urbaine sur la base d'un concret réel n'est pas nette du tout, comme elle pourrait l'être pour la sociologie de l'entreprise ou la sociologie de l'éducation. D'accord, étudions « la-ville-telle-qu'elle est ». Mais, que doit-on alors étudier ? La ville, l'agglomération, la région urbaine ? Et quel aspect : Les classes sociales ? La fréquentation du centre ? La satisfaction suivant le type de logement ? L'attrait symbolique des monuments ? L'organisation des transports urbains ? La pollution de l'air ? La participation sociale dans le quartier ? Le vote dans les élections municipales ? La mobilité résidentielle ? L'implantation industrielle ? ou la rénovation urbaine ? On voit aisément qu'un tel catalogue est théoriquement disparate. Et cependant tout ceci est appelé « sociologie urbaine ». Au fur et à mesure que le cadre spatial de la vie sociale est presque généralement « urbain » tout devient objet de la sociologie urbaine. Et celle-ci devient sociologie générale.

Soit. Mais il faut encore deux choses : d'une part, distinguer des niveaux d'analyse ; de l'autre, codifier, pour chaque niveau, l'espace, expliciter le passage des processus sociaux au système écologique.

Les niveaux, d'abord. L'étude d'une ville se présente alors comme étude de « la société » à travers un ensemble spatial particulier, de même que la sociologie a généralement été étude de l'action sociale dans un ensemble historique particulier. Il s'agit de déceler dans une coupure spatiale les mêmes processus que l'on a l'habitude de dégager dans une coupure temporelle.

À un niveau pré-sociologique, il y a étude de l'histoire de cet ensemble spatial en tant que tel. C'est le propre de l'écologie humaine, aussi bien en termes d'évolution qu'en termes d'interdépendances conjoncturelles.

Ensuite, il y a analyse de la société locale, en tant que système social. Que ce soit une maison ou une rue, on peut analyser les gens qui y habitent, les coder en acteurs, étudier leur système d'interaction. Il se peut aussi qu'il n'y ait pas de réseau social entre les gens qui habitent la même rue. L'objet réel (les gens de la rue) ne peut pas se transformer en objet scientifique (le système social de la rue). Sauf si la rue disparaît et l'on prend tout simplement les gens en suivant leur piste un par un, jusqu'à trouver le réseau social auquel ils appartiennent. Mais il est aisé de voir comment la démarche logique est la recherche d'un certain système d'interaction plus que le jeu qui consiste à suivre des individus réels.

De même, si nous voulons saisir un élément du système d'action historique (par exemple un mouvement social), il serait absurde de chercher les classes sociales des grands ensembles. Il faudrait recomposer dans le concret le sujet du mouvement social, défini au préalable par rapport à l'enjeu que l'on essaie d'étudier.

Notons que cette pénétration de la « société urbaine » par la « société » tout court, que cette disparition, en fait, de la ville comme objet scientifique d'abord, comme objet réel même, n'équivaut pas à la vision, tant répandue, de la ville comme projection de la société sur l'espace. Cette perspective porte implicitement une démarche sémiologique. En effet, si la ville est une projection, la démarche est inverse de celle que l'on effectue [89] d'habitude. On n'étudie pas un système de relations ou un processus d'action qui se passe, comme toutes choses, dans cette agglomération sociale appelée ville. On lit la ville. Les objets physiques, l'écologie de l'agglomération, deviennent signes. Alors, soit on reste au niveau de la construction sémantique et l'on dégage une pure cohérence de signes, soit on a posé comme hypothèse une organisation sociale de la ville, considérée comme société locale, et la vérification est donnée par la correspondance entre l'organisation des signifiants et celle des signifiés, soit enfin, et c'est le plus fréquent, l'on pratique une sorte d'archéologie sociale : l'histoire a laissé ses traces dans ces pierres, dans ces rues, dans ces usines. La tâche consiste à reconstruire la société passée ainsi reflétée.

Il n'y a alors plus d'urbain, quelle que soit la perspective. Toutefois, nous ne voudrions pas, pour le moment, pousser notre iconoclastie à l'égard de la sociologie urbaine jusqu'à l'extrême limite. D'autant plus que, ici et là, on a pu déceler quelques faibles indices d'une spécificité. Mais nous voudrions suggérer, du moins, à quelles conditions une sociologie pourrait se définir en tant qu'urbaine du point de vue de son objet scientifique.

À notre avis, il pourrait y avoir spécificité urbaine dans le cas d'une coïncidence entre unité spatiale et unité sociale, que ce soit au niveau du système social, du système de signes ou du système d'action.

Pour éclairer cette possibilité, comparons la ville avec l'entreprise. Celle-ci est aussi un objet réel. Elle est aussi traversée par les processus sociaux généraux. Et cependant, il y a une sociologie de l'entreprise. Mais en termes proprement sociologiques, il y a sociologie de l'entreprise parce qu'il y a sociologie de l'organisation et, même si c'est moins clair, parce qu'il y a sociologie de l'institution. C'est-à-dire, parce qu'il y a coïncidence entre une unité réelle, l'entreprise, et un système de statuts et de rôles. Aussi, parce qu'il y a coïncidence entre une unité réelle et un ensemble de moyens orientés vers un objectif socialement spécifique.

Transposons ceci à la sociologie urbaine. Nous avons cru trouver une certaine spécificité chaque fois que l'on pouvait parler de communauté, c'est-à-dire chaque fois qu'une unité écologique coïncidait avec « une unité de vie sociale », avec un système social, généralement unifié par une sous-culture, soutenue elle-même par cette spécificité spatiale. La description de Coing concernait bien une communauté urbaine. Mais cette fusion n'est pas particulière aux sous-cultures urbaines. Elle est aussi l'élément caractéristique de ce qu'on appelle socialement un village, par exemple dans les termes de Redfield. D'ailleurs, le qualificatif de « villageois urbains » [55] n'étonne pas. Ainsi, il ne s'agit pas du passage du rural à l'urbain, mais du processus de destruction des sous-cultures communautaires par la « culture de masse », c'est-à-dire par la culture socialement dominante. Si l'on parle en termes d'évolution sociale on peut faire allusion à la séparation de l'unité spatiale et de l'unité sociale. Mais l'étude sociologique de ce phénomène demande que l'on parte d'un sous-ensemble particulier constitué et que l'on analyse la pénétration de cet ensemble par la société globale, que ce soit par pénétration culturelle (tel que nous le décrit Retel) ou par désagrégation de la base écologique (suivant Coing).

Toujours dans une perspective autonome de la sociologie urbaine, mais nous plaçant à un autre niveau d'analyse, on pourrait parler d'institution urbaine (ou plus simplement de ville) chaque fois qu'il y a coïncidence d'un ensemble écologique et d'un système d'action autonome. Par là, nous entendons un système dans lequel le processus de production qui est à la base de tout système institutionnel est [90] réintégré dans un processus d'organisation complémentaire. Le manque absolu d'études urbaines dans cette perspective rend difficile l'image que l'on pourrait en avoir. Mais, au fond, la définition que Max Weber donne de la ville préfigure cette perspective, car pour lui c'est l'autosuffisance politico-administrative qui définit la ville, une fois l'agglomération spatiale et la base économique acquises [56]. Or, le système politico-administratif est l'expression institutionnalisée d'un système d'action.

Pour reprendre les idées de Remy, dans la civilisation industrielle l'existence d'un milieu d'innovation et d'un mécanisme complémentaire de réorganisation sociale qui assimile le changement accéléré, est un système d'action, puisqu'il est à la base du processus de formation de cette société. S'il est vrai que la ville est la forme spatiale de ce complexe, ne s'agit-il pas de cette fusion écologico-spatiale qui pourrait être appelée institution urbaine ?

L'étude de l'existence ou inexistence de ces communautés et de ces institutions urbaines, des conditions contribuant à leur formation, de leur liaison à d'autres éléments de la structure sociale, pourrait alors être un objet de recherche relativement spécifique.

Cependant, il est aisé de remarquer la précarité de cette perspective. D'une part, ces communautés urbaines sont plutôt des réminiscences dans la civilisation industrielle et, en les étudiant, il serait bien facile de tomber dans une analyse de pur changement social où les forces « externes » s'imposent aux acteurs. Seulement la découverte de nouvelles formes de systèmes de relations sociales spatialement déterminés redonnerait de l'intérêt à cette ligne de recherche. D'autre part, il est bien difficile d'imaginer un « système d'action urbain » [57]. Même l'exemple utilisé, celui de Weber, montre la particularité historique d'une telle situation. L'étude des villes nouvelles pourrait seule apporter une réponse à cette question. Une ville nouvelle, est-elle la mise en forme spatiale d'un système d'action ? Ou bien n'est-elle qu'expression médiatisée d'un élément du système d'action sous-jacent à la politique d'une société ? Peut-être, une dernière grande recherche de sociologie urbaine serait celle qui démontrerait empiriquement l'impossibilité de son autonomie scientifique.

Ces remarques ne constituent que des exemples isolés d'une réflexion possible sur ce qui peut rester de scientifique dans cette sociologie qui essaie de relier processus sociaux et éléments de l'espace. Leur difficulté même illustre bien la profondeur de la crise signalée. S'il y avait encore besoin d'un paradoxe sociologique, ce ne serait pas le moindre que celui de constater, après un demi-siècle d'existence de la sociologie urbaine, qu'un seul thème de recherche reste inédit : son objet.

Manuel Castells

Faculté des Lettres de Paris-Nanterre
Laboratoire de Sociologie Industrielle



[1] Un bon exemple est fourni par l'anthologie des travaux de l'école de Chicago, récemment publiée sous la direction d'Ernest W. Burgess et Donald Bogue, Contributions to Urban Sociology, Chicago, University of Chicago Press, 1964, 674 p.

[2] Léo Srole et al.. Mental Health in the Metropolis : the Midtown Manhattan Study, New York, McGraw Hill, 1962.

[3] Marshall B. Clinard, « A Cross-Cultural Replication of the Relation of Urbanism to Criminal Behavior », American Sociological Review, 25, April 1960, pp. 253-257, et aussi Slums and Community Development, The Free Press, New York, 1966, 384 p.

[4] Lewis Killian and C. Grigg, « Urbanism, Race and Anomia », American Journal of Sociology, Vol LXVII, May 1962, pp. 661-665.

[5] Ruth Glass, London's Newcomers : The West Indian Migrants, Cambridge Harvard University Press, 1961.

[6] Essentiellement, parmi les plus spécifiquement « urbains » de ses travaux : Michael Young et Peter Willmott, Family and Kinship in East London, London, Routledge and Kegan Paul, 1957 (222 p. dans l'édition Pélican Book 1966). Peter Willmott and Michael Young, Family and Class in a London Suburb, London, Routledge and Kegan Paul, 1960 (172 p. dans l'édition NelMentor, 1967). Peter Willmott, Adolescent boys of East London, London, Routledge and Kegan Paul 1966, 184 p.

[7] John R. Seeley, R. Alexander Sim, E. W. Loosley, Crestwood Heights, New York, Basic Books, 1956.

[8] Bennett Berger, Working Class Suburb, University of California Press, 1960.

[9] William M. Dobriner, Class in Suburbia, Englewood Cliffs, New Jersey, 1963, Prentice Hall, 166 p.

[10] L'effort théorique qui nous semble le plus intéressant parmi ceux qui, aux États-Unis, tentent de donner forme à une sociologie de la communauté, est celui des chercheurs de l'Université de Brandeis (Massachussets), cf. en particulier Maurice R. Stein, The Eclipse of Community. An interpretation of American Studies, Princeton, 1960 (Lu dans l'édition Harper Row, New York, 1964, 352 p.). A. Vidich et J. Bensman, Small Town in Mass Society, Princeton 1958 ; et surtout, l'ouvrage publié sous la direction de Bensman, Stein et Vidich, Reflections on Community Studies, New York, Wiley, 1964, 359 p.

[11] Voir à ce propos l'excellente note critique de Catherine Schmidt dans Sociologie du travail, 2/65, pp. 190-196.

[12] Schnore a publié récemment un recueil de ses meilleurs travaux sous le titre de The Urban Scene. Human Ecology and Demography, The Free Press, New York, 1965, 374 p. Pour un exemple de travaux d'autres membres de l'équipe, voir Karl E. Taeuber et Alma F. Taeuber, « White Migration and Socio-Economic Differences between Cities and Suburbs », American Sociological Review, 5/1964, pp. 718-729.

[13] En particulier, Noël P. Gist et Sylvia F. Fava, Urban Society, Thomas Y. Crowell Go. New York, nouvelle édition 1964, 623 p. et aussi, dans un style très mertonien, Alvin Boskoff, The Sociology of Urban Regions, Appleton Century Crofts, New York, 1962, 370 p.

[14] Cf. le plus récent dans cette voie, John Sirjamaki, The Sociology of Cities, Random House, New York, 1964, 342 p.

[15] Don Martindale, « Prefatory Remarks : the theory of the City » in Max Weber, The City, The Free Press, New York, 1958. Voir page 62 de la « paper-back edition », 1966.

[16] « The Sociology of Urban Life : 1946-1956 » in Paul K. Hatt and Albert J. Reiss, Cities and Society, The Free Press of Glencoe, 1957, 852 p. Cf. page 21 de l'édition de 1964.

[17] Cf. Scott Greer, « The City in crisis » premier chapitre de son livre The Emerging City, The Free Press of Glencoe, 1962, 232 p.

[18] Publié dans le recueil de Park, Burgess et McKenzie, The City, The University of Chicago Press, Chicago 1925, pp. 1-46 de la nouvelle réimpression, The University of Chicago Press, 1967.

[19] Ibid., pp. 47-62.

[20] La meilleure vision synthétique de l'état de la recherche dans la sociologie urbaine américaine nous semble être celle de Gideon Sjoberg, cf. « Comparative Urban Sociology » in Merton, Broora, Cottrell (editors), Sociology Today, Vol. II, New York, 1959, pp. 334-359 de l'édition Harper, 1965. Ce travail a été largement développé par Sjoberg dans sa contribution à l'ouvrage collectif publié sous la direction de Hauser et Schnore, The Study of Urbanization, John Wiley, New York, 1965, 554 p. Ces deux articles nous ont orienté considérablement dans notre jungle bibliographique.

[21] Cf. Louis Wirth, « Urbanism as a way of life », American Journal of Sociology, XLIV (July 1938), pp. 1-24, repris dans Louis Wirth, On Cities and Social Life, The University of Chicago Press, Chicago, 1964, pp. 60-83.

[22] Cf. Robert Redfield, « The Folk Society », American Journal of Sociology, 52 (Jan. 1947), p. 294 ; Horace Miner, « The Folk-Urban Continuum », American Sociological Review, Vol. 17, October 1952, pp. 529-537.

[23] Harold L. Wilensky et Charles N. Lebeaux, « Industrialism, Urbanism and Integration », chap. v de leur ouvrage Industrial Society and Social Welfare, The Free Press, New York, 1958 (lu dans l'édition de 1965, 397 p.).

[24] Il se réfère au volume IV de Yankee City Series.

[25] Op. cit., pp. 270-275.

[26] Frank L. Sweetser Jr. « A New Emphasis for Neighborhood Research », American Sociological Review, 7, August 1942, pp. 525-533.

[27] Joël Smith, William H. Form, Gregory P. Stone, « Local Intimacy in a Middle-Sized City », American Journal of Sociology, 60 (Nov. 1954), p. 279.

[28] Floyd Dotson, « Patterns of Voluntary Associations among Working class Families », American Sociological Review, 16, October 1951, pp. 687-93.

[29] Op. cit.

[30] William M. Dobriner, op. cit.

[31] 6. a) H. Laurence Ross, « Uptown and Downtown : a study of middle class residential areas », American Sociological Review, Vol. 30/2, 1965.

b) Morris Axelrod, « Urban Structure and Social Participation », American Sociological Review, 21, Feb. 1956, pp. 13-18.

c) William R. Catton Jr. and R. J. Smircich, « A comparison of mathemati-cal models for the effect of the residential propinquity on mate selection », American Sociological Review, 1964/4, pp. 522-529.

[32] Sarah L. Boggs, « Urban Crime Patterns », American Sociological Review, 30/6, December 1965.

[33] N. Elias et J. L. Scotson, The Established and the Outsiders. A Sociological Inquiry into Community Problems, Frank Cass, London 1965, 200 p.

[34] William H. Whyte, The Organization Man, Simon and Schuster, New-York, 1956, cf. pp. 275-287 de l'édition Pélican Book, London 1965.

[35] Nous ne croyons pas nécessaire de nous étendre sur la ligne générale de l'écologie humaine. Pour une vision synthétique récente, voir la collection d'articles et d'extraits publiée sous la direction de George A. Theodorson, Studies in Human Ecology, Evarston, Row Peterson 1961.

[36] Cf. Dennis C. McElrath, « The Social Areas of Rome », American Sociological Review, 27, June 1962, pp. 389-90, comme un des plus récents exemples.

[37] P. H. Chombart de Lauwe et al. Paris et l'agglomération parisienne, T. I, L'espace social dans une grande cité, P.U.F., Paris, 1952, cf. pp. 40-53.

[38] Léo F. Schnore, « On the Spatial Structure of Cities in the Two Americas » in Hauser et Schnore (editors), op. cit., pp. 347-398.

[39] Gideon Sjoberg, The Pre-Industrial City. Past and Present, The Free Press, New York, 1960 (353 p. in paper-back édition, 1965).

[40] Walter Firey, Land Use in Central Boston, Cambridge, Harvard University Press, 1947. Le même problème est traité de façon plus sociologique par William H. Form, « The Place of Social Structure in the Détermination of Land Use », Social Forces, 32, May 1954, pp. 317-23. La ligne de recherche de Firey a été reprise récemment, de façon beaucoup moins convaincante, par Sidney Wilhelm, Urban Zoning and Land Use Theory, The Free Press, New York, 1962, 244 p.

[41] William L. Kolb, « The Social Structure and Functions of Cities », in Economic Development and Cultural Change, Vol. 3, 1954/55, pp. 30-46 de a réimpression 1966.

[42] Robert E. Park, op. cit., p. 4.

[43] Nous serions très contents d'avoir pu lire ces travaux dans l'esprit et suivant la méthode de travail exposés par Althusser dans Lire « Le Capital », Tome I, pp. 11-35, F. Maspéro, Paris, 1965.

[44] Nous considérons tout particulièrement comme un outil de travail indispensable les études des chercheurs de 1'I.A.U.R.P., dont quelques-unes ont été publiées dans les Cahiers de l’I.A.U.R.P. De même l'enquête de Paul Clerc sur les grands ensembles constitue la première documentation sérieuse dans ce domaine. Cf. Paul Clerc, Grands Ensembles, Banlieues nouvelles, CRU-INED, « Travaux et Documents », n° 49, P.U.F., Paris, 1967, 472 p.

[45] En commençant par ceux du pionnier de la sociologie urbaine en France, Paul-Henry Chombart de Lauwe. Nous avons déjà rendu compte dans cette même revue de son livre, Paris, Essais de Sociologie, 1952-64 ; nous le ferons prochainement du recueil de textes Des hommes et des villes, Payot, Paris, 1965, 250 p. Son « inspiration » est cependant très présente dans les recherches du C.E.G.S. et celles d'Henri Coing, que nous incluons dans notre analyse. D'un intérêt plus indirect pour la sociologie, mais d'incontestable relevance théorique, sont aussi les ouvrages de Pierre George, Sociologie et Géographie, P.U.F., Paris, 1966, 216 p. et surtout de Jean Labasse, l'Organisation de l'espace, Hermann, Paris, 1966, 606 p.

[46] C. Cornuau, M. Imbert, B. Lamy, P. Rendu, J. Retel, l'Attraction de Paris sur sa banlieue. Étude sociologique, Collection « L'évolution de la vie sociale », Les Éditions Ouvrières, Paris, 1965, 320 p. et aussi C.E.G.S. L'attraction de Paris sur sa banlieue. Observations complémentaires, Paris, 1964-65, 172 p. (Ronéo).

[47] Bernard Lamy, « La fréquentation du centre-ville par les différentes catégories sociales », Sociologie du travail, 2/67, pp. 164-179.

[48] Institut de Sociologie Urbaine (Paris) l'Habitat pavillonnaire. Attitude des citadins, Centre de Recherche d'Urbanisme, Paris, 1966, Rapport (67 p. ronéo). Annexes : 1. Étude du développement historique du pavillon en France et analyse idéologique (174 p. + 34 p.) ; 2. L'échantillon (32 p.) ; 3. Analyse des interviews (174 p.). Même si sous cette première présentation l'étude n'est pas signée, l'équipe était dirigée par Henri Lefebvre, et les chercheurs principaux étaient Antoine Haumont, Nicole Haumont, Henri Raymond, Marie-Geneviève Raymond.

[49] Cette remarque exprime plus une intuition qu'une conviction ferme, étant donné notre incompétence avouée dans l'analyse sémantique.

[50] I.S.U., Le quartier et la ville (« Quartier et ville de quartier » par Henri Lefebvre, « Ville et quartier », par M. Coornaeht et C. Harlaut, « Les quartiers dans trois communes de la région parisienne » par A. Haumont) Cahiers de l’I.A.U.R.P., Vol. 7, Mars 1967, 72 p.

[51] Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social, Coll. « L'évolution de la vie sociale », Les Éditions Ouvrières, Paris, 1966, 292 p.

[52] Oscar Lewis, « Tepoztlan Restudied. A Critique of the Folk-Urban Conceptualization of Social Change », Rural Sociology, Vol. 18, 1953, pp. 121-134.

[53] Jean Remy, La Ville, phénomène économique, Éditions « Vie Ouvrière », Bruxelles, 1966, 297 p.

[54] Peter H. Mann, An Approach to Urban Sociology, Routledge and Kegan Paul, London, 1965, pp. 28-69.

[55] Cf. Herbert J. Gans, The Urban Villagers, The Free Press of Glencoe, 1962, étude d'un quartier d'ouvriers italiens à Boston.

[56] Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, traduction espagnole, F.C.E. Mexico, 1964, tome II, page 949.

[57] En parlant de système d'action, nous nous référons, sans qu'il soit ici le lieu de les développer, aux travaux poursuivis autour du séminaire d'Alain Touraine. L'absence d'une cristallisation de ces concepts dans des résultats de recherche, jusqu'à présent, ne doit pas empêcher de noter un niveau d'analyse sociologique que nous croyons fondamental et peu exploré : l'étude scientifique des processus de formation et de transformation d'une société. L'intérêt de la perspective prime les difficultés et contradictions des constructions théoriques particulières.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 18 septembre 2021 9:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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