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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Manuel Castells, La question urbaine. (1981)
Mode d'emploi


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Manuel Castells, La question urbaine. Paris: François Maspero, 1981, 526 pp. Collection: Petite bibliothèque Maspero, no 12. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac-St-Jean, Québec. [Autorisation de l'auteur accordée le 12 avril 2021.]

[9]

La question urbaine

Mode d'emploi

ou, si l’on veut, avertissement épistémologique


Ce texte est né d’un étonnement.

En effet, au moment où les vagues de la lutte anti-impérialiste déferlent partout dans le monde, où des mouvements de révolte éclatent au cœur même du capitalisme avancé, où la relance des luttes ouvrières crée une nouvelle situation politique en Europe, les « problèmes urbains » deviennent essentiels aussi bien dans les politiques des gouvernements que dans les mass media et, par là, dans le vécu d’une grande partie de la population.

À première vue, le caractère idéologique d’un tel déplacement de thématique, exprimant dans les termes d’un déséquilibre entre technique et cadre de vie certaines conséquences des contradictions sociales, ne laisse guère de doute quant à la nécessité de sortir, théoriquement et politiquement, du labyrinthe de miroirs ainsi construit. Mais, s’il est facile de s’accorder sur une telle perspective (à moins que des intérêts politico-idéologiques ne jouent en sens inverse) cela ne résout pas les difficultés rencontrées dans la pratique sociale ; au contraire, tous les problèmes commencent à partir de ce moment-là, c’est-à-dire à partir du moment où l’on essaie de dépasser (et non pas d’ignorer) l’idéologie qui est à la base de la « question urbaine ».

Car, s’il est vrai que la « pensée urbanistique », dans ses différentes versions, dont l’idéologie de l’environnement semble être la plus achevée, est avant tout l’apanage de la [10] technocratie et des couches dirigeantes en général, ses effets se font sentir dans le mouvement ouvrier et, plus encore, dans les courants de révolte culturelle et politique qui se développent dans les sociétés capitalistes industrielles. Ainsi, à côté de l’emprise des différents appareils d’État sur les problèmes du « cadre de vie », on assiste à une intervention grandissante de la pratique politique sur les quartiers, les équipements collectifs, les transports, etc., et à l’investissement de la sphère de la « consommation » et de la « vie quotidienne » par la lutte politique et la contestation idéologique. Or, très souvent, ce déplacement d’objectifs et de pratiques se fait sans changer de registre thématique, c’est-à-dire en restant à l’intérieur de la problématique « urbaine ». Il s’ensuit qu’un éclaircissement de la « question urbaine » devient urgent, non seulement comme moyen de démystification de l’idéologie des classes dominantes, mais comme outil de réflexion pour les tendances politiques qui, abordant des problèmes sociaux nouveaux, oscillent entre le dogmatisme des formulations générales et la saisie de ces questions dans les termes, inversés, de l’idéologie dominante.

Il ne s’agit pas seulement, d’ailleurs, de la rendre manifeste ; car cette idéologie est le symptôme d’une certaine problématique intensément vécue, mais encore mal identifiée ; et si elle se révèle socialement efficace, c’est parce qu’elle se propose comme interprétation de phénomènes qui ont acquis une importance de plus en plus grande dans le capitalisme avancé et que la théorie marxiste, qui ne pose que les problèmes suscités par la pratique sociale et politique, n’a pas encore été capable de les analyser de façon suffisamment spécifique.

En fait, les deux aspects du problème n’en font qu’un. Car, une fois établis les contours du discours idéologique sur « l’urbain », le dépassement de ce discours ne peut pas découler d’une simple dénonciation, il demande une analyse théorique des questions de la pratique sociale qu’il connote. Ou, en d’autres termes, une méconnaissance-reconnaissance idéologique ne peut être dépassée, et par là-même interprétée, que par une analyse théorique ; c’est la seule voie capable d’éviter le double écueil que rencontre toute pratique théorique :

1. Une déviation droitière (à l’apparence de gauche) consistant à reconnaître ces nouveaux problèmes, mais à le faire dans les termes de l’idéologie urbanistique, en s’éloignant d’une analyse marxiste, et en leur accordant une priorité théorique — et politique — sur la détermination économique et la lutte de classes.

2. Une déviation gauchiste, qui nierait l’émergence de [11] nouvelles formes de contradictions sociales dans les sociétés capitalistes, en renvoyant les discours sur l’urbain à une sphère purement idéologique, tout en s’épuisant dans des acrobaties intellectuelles pour réduire la diversité croissante des formes d’opposition de classes à une opposition directe entre capital et travail.

Une telle entreprise exige l’utilisation de certains outils théoriques, afin de transformer, par un travail, une matière première, à la fois théorique et idéologique, et d’obtenir un produit (toujours provisoire), où le champ théorico-idéologique se modifie dans le sens d’un développement de ses composantes théoriques. Le processus se complique dans la mesure où, pour nous, il n’y a production de connaissance, au sens fort du terme, que rapportée à l’analyse d’une situation concrète. Ce qui veut dire que le produit d’une recherche est, au moins, double : il y a effet de connaissance spécifique de la situation étudiée ; il y a connaissance de cette situation, à l’aide d’outils théoriques plus généraux, reliés au continent général du matérialisme historique. Le fait qu’ils rendent intelligible une situation donnée se manifeste par la réalisation matérielle (ou expérimentation) des lois théoriques avancées ; ces lois, en se spécifiant, développent, en même temps, le champ théorique du marxisme et en accroissent d’autant son efficacité dans la pratique sociale.

Si tel semble être le schéma général du travail théorique, son application à la « question urbaine » se heurte à des difficultés particulières. En effet, « la matière première » de ce travail, qui est formée de trois éléments (représentations idéologiques, connaissances déjà acquises, spécificité des situations concrètes étudiées), se caractérise par la prédominance, quasi totale, des éléments idéologiques, une très grande difficulté dans le repérage empirique précis des « problèmes urbains » (du fait, justement, qu’il s’agit d’une délimitation idéologique) et la quasi-inexistence d’éléments de connaissance déjà acquis en ce domaine, dans la mesure où le marxisme ne l’a abordé que marginalement (Engels sur le logement) ou dans une perspective historiciste (Marx dans L’Idéologie allemande) ou n’y a vu que pure transcription des rapports politiques. De leur côté, les « sciences sociales » sont particulièrement pauvres en analyses sur la question, à cause du rapport étroit qu’elles entretiennent avec les idéologies explicatives de l’évolution sociale, et du rôle stratégique joué par ces idéologies dans les mécanismes d’intégration sociale.

Cette situation explique le travail, lent et difficile, qu’il a fallu entreprendre dans l’adéquation des concepts généraux [12] du matérialisme historique à des situations et des processus très différents de ceux qui ont été à la base de leur production. Nous essayons, toutefois, d’étendre leur portée sans changer de perspective, car la production de nouveaux concepts doit se faire dans le développement des thèses fondamentales, faute de quoi, il n’y a pas déploiement d’une structure théorique, mais juxtaposition « d’hypothèses intermédiaires ». Cette méthode de travail n’a rien de dogmatique, dans la mesure où l’attachement à une perspective ne vient pas d’une quelconque fidélité aux principes, mais de la « nature des choses » (c’est-à-dire des lois objectives de l’histoire humaine). Il n’y a pas plus de dogmatisme à raisonner en termes de mode de production qu’à partir, en physique, de la théorie de la relativité.

Cela dit, la pauvreté du travail proprement théorique sur les problèmes connotés par l’idéologie urbaine, oblige à prendre comme matière première fondamentale, d’une part, a masse de « recherches » accumulées par la « sociologie urbaine », d’autre part, toute une série de situations et de processus identifiés comme « urbains » dans la pratique sociale.

En ce qui concerne la sociologie urbaine, elle est, en fait, le « fondement scientifique » (non pas la source sociale) de bon nombre de discours idéologiques qui ne font qu’élargir, combiner et adapter des thèses et des données accumulées par les chercheurs. Aussi, même s’il s’agit d’un champ à forte prédominance idéologique, ici et là apparaissent des analyses, des descriptions, des observations de situations concrète^, qui aident à se mettre sur la voie d’un dépistage spécifique des thèmes traités dans cette tradition, et des questions perçues comme urbaines dans la sociologie spontanée des sujets.

Cette sociologie, comme toutes les sociologies « spécifiques », est, avant tout, quantitativement et qualitativement, anglo-saxonne et, plus précisément, américaine. C’est la raison, et la seule, de l’importance des références anglo-saxonnes dans ce travail. D’autant plus que, très souvent, les sociologies « française », « italienne », « latino-américaine », mais aussi « polonaise » ou « soviétique » sont de mauvaises copies des recherches empiriques et des thèmes « théoriques » de la sociologie américaine.

Par contre, nous avons essayé de diversifier, dans la mesure de nos faibles possibilités, les situations historiques servant de repérage concret à l’émergence de cette problématique, afin de mieux cerner les divers types d’idéologie urbaine et de retrouver les différentes régions de la structure sociale sous-jacente.

[13]

Il va de soi que nous ne prétendons pas être arrivé à reformuler la problématique idéologique d’où nous sommes parti et, par conséquent, moins encore, avoir effectué de véritables analyses concrètes, aboutissant à une quelconque connaissance. Ce texte ne fait que communiquer certaines expériences de travail en ce sens, visant à produire une dynamique de recherche plutôt qu’à établir une démonstration, irréalisable dans l’actuelle conjoncture théorique. Le point où nous sommes arrivé est tout simplement celui où nous croyons redondante toute nouvelle précision théorique qui ne serait pas insérée dans des analyses concrètes. Essayant d’échapper au formalisme et au théoricisme, nous avons voulu systématiser nos expériences, pour qu’elles soient dépassées dans la seule voie où elles peuvent l’être : dans la pratique, théorique et politique.

Une telle tentative s’est heurtée à de très graves problèmes de communication. Comment exprimer une intention théorique sur la base d’un matériel avant tout idéologique et portant sur des processus sociaux mal identifiés ? Nous avons essayé de restreindre les difficultés de deux façons : d’une part, en envisageant systématiquement l’effet éventuel produit sur une pratique de recherche à partir de ces analyses et propositions, plutôt qu’en visant la cohérence et la justesse du texte lui-même ; d’autre part, en utilisant comme moyen d’expression d’un contenu théorique, des esquisses d’analyses concrètes qui n’en sont pas. Il s'agit, en effet, d'un ouvrage proprement théorique, c'est-à-dire portant sur la production d'outils de connaissance, et non pas sur la production de connaissances relatives à des situations concrètes. Mais la manière d’exprimer les médiations nécessaires pour aboutir aux expériences théoriques proposées a consisté à examiner telle ou telle situation historique en essayant de transformer sa compréhension à l’aide des instruments théoriques avancés ou, aussi, en montrant la contradiction entre les observations dont on dispose et les discours idéologiques qui y étaient juxtaposés.

Ce procédé a l’avantage de concrétiser une problématique, mais soulève deux graves inconvénients contre lesquels nous voudrions mettre en garde :

1. On pourrait penser qu’il s’agit d’un ensemble de recherches concrètes, alors que, sauf quelques exceptions, il n’y a qu’un début de transformation théorique d’une matière première empirique, le minimum nécessaire pour signaler une voie de travail ; en effet, comment pourrions-nous prétendre analyser de manière rapide un aussi grand nombre de problèmes théoriques et de situations historiques ? [14] Le seul sens possible de l’effort fourni est de dégager, à travers une diversité de thèmes et de situations, l’émergence d’une même problématique dans l’ensemble de ses articulations.

2. On pourrait aussi y voir l’illustration concrète d’un système théorique achevé et proposé comme modèle, alors que la production de connaissances ne passe pas par l’établissement d’un système, mais par la création d’une série d’outils théoriques qui ne se réalisent jamais dans leur cohérence, mais dans leur fécondité pour l’analyse de situations concrètes.

Telle est la difficulté de notre tentative : d’une part elle vise à déduire des outils théoriques de l’observation de situations concrètes (situations que nous avons observées nous-même, ou telles qu’elles sont traitées par l’idéologie sociologique), de l’autre, elle n’est qu’un moment d’un processus qui doit, dans une autre conjoncture, inverser la démarche, en partant de ces outils théoriques pour connaître des situations.

L’importance accordée à ces problèmes de tactique du travail théorique (essentiels, si fon veut lutter, à la fois, contre le formalisme et l’empirisme, sans pour autant se lancer dans un projet volontariste de « fondation de la science ») se reflète directement dans le rythme de l’ouvrage. Une première partie reconnaît le « terrain historique », afin de donner un contenu relativement précis au thème abordé ; ensuite, nous tentons d’établir les contours du discours idéologique sur « l’urbain », qui se veut délimitation d’un champ de connaissance « théorique » et de pratique sociale ; essayant de briser cette enveloppe idéologique et de ré-interpréter les questions concrètes qu’elle contient, les analyses sur la structure de l’espace urbain proposent une première formulation théorique de l’ensemble de la question, mais elles montrent, en même temps, l’impossibilité d’une théorie qui ne serait pas centrée sur l’articulation de la question « urbaine » aux processus politiques, c’est-à-dire relatifs à l’appareil d’État et à la lutte de classes. Le texte débouche ainsi sur un traitement, théorique et historique, de la « politique urbaine ».

Une telle conclusion oblige nécessairement à introduire une remarque dont les conséquences concrètes sont énormes : il n’y a pas de possibilité purement théorique de résoudre (ou dépasser) les contradictions qui sont à la base de la question urbaine ; ce dépassement ne peut venir que de la pratique sociale, c’est-à-dire de la pratique politique. Mais, pour qu’une telle pratique soit juste et non [15] pas aveugle, il est nécessaire d’expliciter théoriquement es questions ainsi abordées, en développant et spécifiant les perspectives du matérialisme historique. Les conditions sociales d’émergence d’une telle reformulation sont extrêmement complexes, mais, en tout cas, on peut être sûr qu’elles exigent un point de départ historiquement lié au mouvement ouvrier et à sa pratique. Ce qui exclut toute prétention « avant-gardiste » d’une œuvre théorique petite-bourgeoise ; mais ce qui n’exclut pas l’utilité d’un certain travail de réflexion, de documentation et d’enquête, en tant que composante d’un mouvement théorico-pratique de traitement de la question urbaine, à l’ordre du jour de la pratique politique.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 18 juin 2024 9:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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