RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean DORION, “Droits des peuples et droits individuels : le cas du Québec.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyne Lamoureux, Droits, liberté, démocratie. Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1989, pp. 245-248. Montréal: ACFAS, 1991. Les cahiers scientifiques, no 75, 308 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classi-ques des sciences sociales.]

[245]

Droits des peuples
et droits individuels :

le cas du Québec.”

Par Jean DORION

Président, Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal

"Je ne puis être libre que dans la mesure où autrui est empêché de mettre à profit la supériorité physique, économique ou autre dont il dispose pour asservir ma liberté, et seule la règle sociale peut mettre obstacle à cet abus de pouvoir."
Émile Durkheim

On a déjà maintes fois souligné que la question des droits individuels, en matière linguistique, comme dans d'autres domaines, ne saurait être posée dans l'abstrait. On ne peut en effet ignorer le contexte historique, social, économique, psychologique etc., dans lequel les "droits" proclamés seront exercés. On ne peut pas non plus faire abstraction de l'impact de l'exercice de ces "droits", dans un contexte donné, sur l'exercice de droits concurrents.

Au Québec ce contexte en est un de subordination linguistique de la majorité : l'anglais, langue maternelle d'une minorité d'environ 10%, demeure en effet chez nous la langue dominante : divers sondages et enquêtes montrent que c'est la langue la plus fréquente des échanges entre francophones et anglophones, entre anglophones et allophones et entre allophones de langues différentes.

Chez les allophones adultes, l'abandon de la langue d'origine se fait majoritairement en faveur de l'anglais. Lorsqu'on parle de ce phénomène, on souligne surtout le danger qu'il représente pour l'avenir du français, au point qu'on en oublie un autre aspect : ce choix de l'anglais réfute clairement les prétentions de certains à l'effet que le français est maintenant en position dominante au Québec. Car si tel était le cas, on imagine mal alors pourquoi la plupart des immigrants le dédaigneraient pour adhérer plutôt à une minorité qui serait, à en croire certains, linguistiquement défavorisée.

Ce déclassement de la majorité linguistique québécoise, illustré par le choix linguistique des immigrants, constitue une anomalie si on compare notre situation à celle des autres peuples créés par la colonisation européenne sur notre continent : en Argentine, au Brésil, aux États-Unis ou en Colombie- britannique, par exemple, le groupe linguistique européen original a réussi à imposer sa langue aux vagues d'immigration allophones successives qu’il a accueillies, augmentant ainsi, à chaque génération, le nombre de locuteurs de [246] cette langue. L'immigration, au lieu de jouer contre lui, a donc joué en sa faveur. Il faut donc se demander pourquoi, au Québec, il en est allé tout autrement.

Contrairement à ce qu'on affirme souvent, la situation anormale que nous vivons ici ne résulte pas en premier lieu de la prédominance de l'anglais en Amérique du Nord ; elle dérive essentiellement du bilinguisme de nos propres institutions, qui a permis aux anglophones de ne pas s'intégrer et qui a pour effet d'offrir aux autres immigrants un choix qu'ils n'auraient pas ailleurs. C'est à partir de là seulement que le poids linguistique du reste du continent joue pleinement contre le français. Cette présence obligatoire de l'anglais dans les institutions québécoises, garantie par la constitution canadienne, résulte de la conquête de 1760 ; elle n’est que la traduction dans l'ordre linguistique d'une situation de subordination militaire, économique et politique qui a débuté avec cette conquête. Depuis lors, toutes les réformes constitutionnelles ont compté parmi leurs principaux objectifs non seulement le maintien, dans toute la mesure du possible, de cette situation de subordination, mais aussi l'occultation de sa nature et de ses origines, en prétendant donner aux privilèges de la minorité anglo-québécoise une apparence de caractère démocratique. Bien plus : en les présentant comme faisant partie de l'essence même de la démocratie.

Depuis deux siècles, et surtout depuis deux décennies, les Québécois ont tenté de réinstaurer la normalité linguistique au Québec, c'est-à-dire d'y rétablir les conditions permettant l'exercice de leur droit, comme peuple, de vivre dans leur langue. Dans notre contexte, l'atteinte d'un tel objectif passe par le retour à l'unilinguisme français des institutions publiques, aboli depuis 1760. Il a bien fallu en convenir après l'échec de plusieurs tentatives de solution plus "modérées”. Comme la constitution de 1867 faisait obstacle à la dé-bilinguisation des institutions publiques les plus importantes, le gouvernement québécois a finalement cherché à créer dans d'autres champs (comme ceux du travail et de l'affichage) des zones d'unilinguisme français.

À l'effort bicentenaire d'émancipation linguistique des Québécois, les groupes de pression anglo-québécois et le gouvernement canadien ont opposé, pour défendre les privilèges de l'anglais, des tactiques qui ont changé au gré de l'évolution des sociétés canadienne et québécoise. Dans l'ère ultralibérale où nous vivons, une Charte des droits et libertés, assortie d'ailleurs de dispositions linguistiques très inusitées, est apparue comme le meilleur moyen de sauvegarder la position privilégiée de la minorité anglophone au Québec. Je ne prétends pas que tel était le seul objectif visé par l'adoption de cette Charte. Je prétends qu'il s'agissait là d'un objectif essentiel d'un document qui, par ailleurs, n'apportait rien aux Québécois francophones en matière linguistique.

C'est en vain qu'on chercherait dans la Charte canadienne des dispositions assurant aux Québécois le droit, par exemple, de travailler en français. D'ailleurs ce droit ne pourrait être pleinement exercé qu’avec l'intégration de la main-d'œuvre [247] migrante, qu'elle soit allophone ou anglophone et qu'elle provienne d'une migration interprovinciale ou internationale. Or, tels qu'interprétés par les tribunaux, certains articles de la Charte canadienne s'opposent directement ou indirectement, par leur impact dans les secteurs de l'éducation et de l'affichage, par exemple, à cette intégration.

D'autres interprétations d'articles à incidence linguistique de la Charte canadienne restent à venir ; elles auront vraisemblablement pour effet d’affaiblir d'autres moyens de défense prévus par la Loi 101. Le virus introduit dans l'organisme québécois par le docteur Trudeau n'a pas fini d'y faire des ravages.

En matière linguistique, l'économie de la Charte canadienne procède d'une conception étroitement individualiste des droits et libertés, qui permet à quelques-uns de faire obstacle aux aspirations de tout un peuple. Il n'est pas surprenant de constater que la plupart des tenants de l'école trudeauiste vont jusqu'à récuser la notion même de droits collectifs. Cela, à l'encontre même de la Charte des Nations-Unies, laquelle, en reconnaissant le droit des peuples à l’auto-détermination, affirme un droit qui ne saurait être exercé que collectivement.

En pratique, certaines des libertés que protège la Charte canadienne ont le très gros défaut de contrarier la liberté du peuple québécois, du moins dans l'ordre linguistique. A ce chapitre toujours, cette Charte des droits affaiblit nos droits. Cela est vrai d'ailleurs des droits individuels comme des droits collectifs : car en niant le droit qu'a le peuple québécois de prendre les moyens requis pour vivre dans sa langue, sans devoir se poser la question de la survie à chaque génération, on affaiblit le droit de chacun de ses membres de vivre en français.

Triste paradoxe, c'est en la présentant comme une réponse favorable aux griefs historiques des francophones qu'on a réussi, au Québec, à donner à cette Charte truquée un semblant de légitimité. Le gouvernement Trudeau avait même assuré les Québécois, par la voix de la ministre Monique Bégin, que l'adoption de la Charte n'affecterait pas les dispositions de la loi 101 concernant l'affichage [1]. La candeur politique d'une large part de l'électorat [248] québécois, qui croyait voir dans la Charte canadienne un instrument de défense de "nos droits", a fait le reste. Jusqu'au jour où le jugement de la Cour suprême sur l'affichage est venu dissiper les illusions. L'appui qu'avait apporté à la Charte l'establishment anglophone de Montréal, en particulier par la voix de The Gazette, aurait dû pourtant suffire à rendre cette entreprise suspecte dès le départ.

Dans cette affaire, nous avons été semblables à ces poules qui, mécontentes de la qualité du grain qu'on leur sert, accueilleraient avec joie le projet d'une charte garantissant à chacun le droit de manger ce qui lui plaît. Pareille idée recevrait sans doute également l'appui enthousiaste du renard. Parions qu'il serait même le défenseur le plus éloquent d'une telle mesure et qu'il se trouverait plus d'un volatile pour s'en extasier : "Il parle donc bien, hein ?". Mais il serait prudent pour les poules d’assortir à tout le moins leur charte d'une clause nonobstant.



[1] Les gens s'inquiètent au Québec en ce moment, et vont nous dire: "Nous avez-vous enlevé notre Loi 101". Non, nous avons décidé de respecter la Loi 101 pour maintenir la paix sociale au Québec. Toutes les dispositions de l'actuelle Loi 101, l'école française prédominante, le travail en français, l'affichage en français, les affaires en français, et le reste, demeurent. Nous ne proposons qu'un seul amendement, en fait le changement d'un seul mot que l'ensemble des Québécois reconnaît d'ailleurs comme la simple justice, c'est-à-dire la "clause Canada" au lieu de la "clause Québec".

Monique Bégin (24 novembre 1981): Discours à la Chambre des communes, demandant l'adoption du Canada Bill, survenue quelques heures plus tard (c'est l’auteur qui met certains termes en évidence).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 janvier 2021 14:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref