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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

INTERVENTIONS ÉCONOMIQUES pour une alternative sociale, nos 22-23, automne 89-hiver 90
Présentation (no 22-23)


Une édition électronique réalisée à partir du texte de la revue INTERVENTIONS ÉCONOMIQUES pour une alternative sociale, nos 22-23, automne 89-hiver 90, 314 pp. Un numéro intitulé: “Économie internationa: les grandes manoeuvres.” Montréal: département de science économique, Université du Québec à Montréal. [Madame Diane-Gabrielle Tremblay, économiste, et professeure à l'École des sciences de l'administration de la TÉLUQ (UQÀM) nous a autorisé, le 25 septembre 2021, la diffusions en libre accès à tous des numéros 1 à 27 inclusivement le 25 septembre 2021 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Présentation (no 22-23)

ÉCONOMIE INTERNATIONALE :
LES GRANDES MANOEUVRES

Le Collectif


Nous avons eu l'occasion, à plusieurs reprises, d'aborder dans la revue les questions économiques internationales. Rappelions pour mémoire le n° 10 (La filière canadienne, printemps 1982) consacré à la place et au rôle du Canada sur la scène internationale et le n° 16 (Développement : la crise des modèles, hiver 1986) consacré aux problèmes du développement dans le Tiers-Monde et à la crise des modèles. Dans le numéro l4-15 (Politiques industrielles, printemps 1985), nous avons eu également l'occasion de souligner l'importance qu’il convenait désormais d'accorder à la contrainte extérieure et à l'insertion des économies dans l'économie mondiale dans la définition et la réorientation des politiques industrielles. Enfin, les deux numéros consacrés à l'État (n° 17, L'État en question I, printemps 1987 ; n° 18, l'État en question II, automne 1987) nous permirent de montrer que la crise financière et la crise de légitimité qui ébranlent l'État et le modèle keynésien depuis le milieu des années soixante-dix trouvaient leur origine, non seulement dans le ralentissement marqué du « trend » de croissance et l'incapacité des gouvernements à maintenir dans un tel contexte un modèle d'intervention économique et sociale qui paraissait jusque là bien établi, mais aussi dans les limites mêmes d'une certaine conception nationale de l’État dans un monde de plus en plus ouvert, de plus en plus interdépendant et, surtout peut-être, de plus en plus soumis aux contraintes d'une concurrence laissée à elle-même sur les marchés internationaux. Placé sous le thème du changement, des « grandes manœuvres », ce numéro est cependant le premier qui aborde de plain-pied la question des relations économiques internationales. En fait, c'est la conjoncture elle-même et le contexte dans lequel s'ouvre la décennie quatre-vingt-dix qui nous forcent à nous interroger sur l’évolution même des relations économiques internationales et, par delà celle-ci, sur l'avenir de la coopération économique internationale, tant les bouleversements ont été majeurs durant cette décennie, tant aussi par leur [8] ampleur les déséquilibres non résorbés laissent-ils planer bien des inquiétudes quant à l'avenir même des relations économiques internationales en cette fin de siècle.

Schéma 1
Orientation des exportations mondiales, par pays
et par zone, 1988

image4

Note : Le diamètre des cercles est proportionnel à la valeur totale des exportations pour l'année 1988.

Source : ONU, Bulletin mensuel des statistiques, juin 1989.

[9]

Les changements qui sont survenus pendant les années quatre-vingt dans ce que d'aucuns conviennent d'appeler l'ordre économique international frappent, en effet, par leur ampleur et leur rapidité, voire parfois, par la brutalité avec laquelle ils se sont effectués. Au moins quatre phénomènes plus ou moins interreliés apparaissent indéniables : le déplacement du centre de gravité de l'économie mondiale, l'altération significative de la division cardinale du monde économique, l'explosion des marchés financiers internationaux et la montée des blocs économiques régionaux. Par ailleurs, la reprise soutenue de l'économie et des échanges mondiaux à partir de 1983 a continué à être marquée par une croissance à des vitesses très variables selon les types de pays. Pour la plupart d'entre eux cependant, qu'il s’agisse de pays industrialisés ou en développement, le contrôle des déséquilibres reste partiel et la restauration de la croissance économique de certains d'entre eux paraît on ne peut plus fragile : l’ombre du problème de la dette recouvre l'avenir de l'économie mondiale avec autant d'intensité qu’auparavant. Certains grands pays industriels continuent de charrier des déficits publics importants et, surtout, l'Amérique latine et l'Afrique, ajustement ou pas, sont en difficulté, mis à part deux ou trois pays.

Le déplacement du centre de gravité
de l'économie mondiale


C’est devenu un lieu commun sans doute que de parler du déclin des États-Unis et de la montée en puissance du Japon, comme le rappelle François Moreau dans son article ; le phénomène est observable depuis longue date, comme en témoigne l’évolution de la part relative des deux pays dans le commerce mondial ou leur évolution industrielle respective comme Bellon et Niosi (1987) l'ont très bien montré. Mais ce qui surprend le plus c'est de voir qu'avec la crise du tournant des années quatre-vingt, le Japon, profitant des tendances nouvelles prises par l'économie mondiale, a pu aussi consolider sa position de grande puissance industrielle et de première puissance financière au monde, position que seule désormais la RFA lui conteste. Comme le montrent très bien dans leurs articles respectifs François Moreau et Antonio Guttierez Pérez, ces déplacements marquent la fin d'une époque, celle d'un monde jusque-là polarisé par l’hégémonie américaine, et le début d’une ère d'instabilité marquée par la coexistence difficile de trois grandes puissances au sein de l'espace économique mondial, les États-Unis, le Japon et, bien entendu l'Allemagne qu'il ne s'agit pas d'oublier, surtout si on la replace dans la perspective de l'Europe de 1992 (voir le schéma 1).

L'émergence du Japon comme nouvelle grande puissance économique mondiale ne va pas, en effet, sans poser le problème de fond de la stabilité d'un ordre économique international dans un monde désormais multipolaire (Beaud, 1989). Alors qu'au cours des années 1960 et au début des années 1970 les États-Unis avaient commencé à éprouver des difficultés à maintenir leur position

[10]

Tableau 1
Croissance de la production (PIB)
et du volume des exportations, pays choisis, 1965-1988
(variations en pourcentage)

1965-1973

1973-1980

1980-1985

1985-1988

PRODUCTION

Économies à revenu faible ou intermédiaire

6.6

4.9

3.4

4.2

Afrique subsaharienne

6.1

3.2

0.5

1.9

Asie de l'Est

7.9

6.5

7.8

8.7

Asie du Sud

3.8

4.4

5.4

5.2

Europe, Moyen-Orient et Afrique du Nord

7.6

4.3

2.3

2.6

Amérique latine et Caraïbes

6.4

3.2

0.5

2.5

Dont, 17 pays très endettés

6.6

5.2

0.2

2.3

• Pays membres de l'OCDE

4.5

2.8

2.4

3.3

• Toutes économies déclarantes

4.9

3.3

2.6

3.6

EXPORTATIONS

• Économies à revenu faible ou intermédiaire

5.2

3.8

4.4

6.5

Afrique subsaharienne

15.1

0.2

-3.3

0.7

Asie de l'Est

9.7

8.7

9.1

12.7

Asie du Sud

-0.7

5.8

3.6

9.4

Amérique latine et Caraïbes

-1.0

0.9

4.5

2.7

Dont, 17 pays très endettés

3.0

1.2

2.4

1.9

• Pays membres de l’OCDE

9.4

5.4

3.3

5.9

• Toutes économies déclarantes

8.7

4.6

2.4

6.0

Source : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, Washington, 1989.

dominante face à l'Europe, la montée en puissance du Japon depuis, tel un coin dans une pièce de bois, est venu distendre définitivement les règles sur lesquelles s'était bâti l'ordre économique mondial d'après-guerre. La consolidation à la fois [11] des économies allemande et japonaise a confirmé l'incapacité pour les États-Unis d'assumer à eux seuls la stabilité de cet ordre. Ce problème n'est pas sans rappeler la période de triste mémoire de l’entre-deux-guerres (Kindleberger, 1973), période qui, on s'en souviendra, fut marquée par l'incapacité d’une Angleterre déclinante d'assurer la stabilité d'un ordre monétaire et commercial qu'elle-même avait contribué à construire. Pourtant à la grande différence de ce qui s'est passé au XIXième et au début du XXième siècle, l'ordre économique international que nous connaissons depuis la guerre n'est plus à proprement parler l'ordre d'un État, en l'occurrence l’Angleterre autrefois, les États-Unis, aujourd'hui, mais un ordre multilatéral. Cet ordre, que l'on avait voulu alors au dessus des États, ne sera pourtant pas à proprement parler un ordre supranational : les États resteront au centre des relations internationales et, ce qui ne sera pas son moindre défaut, la stabilité de cet ordre continuera toujours de dépendre du plus puissant des États au moment de sa création, les États-Unis. Dans un monde devenu multipolaire, cette stabilité n'est désormais plus assurée ; elle l’est d'autant moins que les États-Unis eux-mêmes éprouvent certaines difficultés à s’adapter à un monde interdépendant (Nye, 1989). C'est ce que constate Bernard Élie à propos du système monétaire international : malgré les réformes et les amendements apportés aux statuts du FMI, le système monétaire international n'est pas vraiment sorti des cadres du consensus de Bretton Woods qui avait alors fait des États-Unis le garant de la stabilité monétaire internationale, et du dollar le référent et l'unité de paiement des échanges internationaux.

La division cardinale du monde économique en question

Second changement majeur, en partie lié au premier d'ailleurs, l'éclatement de la représentation cardinale du monde au-delà des bipolarités « Est-Ouest » et « Nord-Sud ». Cette question avait, dans une certaine mesure, été abordée dans le numéro antérieur consacré au développement (Boutaud et Deblock, 1986). Le déplacement du centre de gravité de l'économie mondiale et l'émergence de ces pays que l'on appelle les Nouveaux pays industrialisés (NPI) laissaient alors entrevoir qu’il n’était plus possible de considérer les relations économiques à l'intérieur du schéma simple qui consistait à voir les pays industrialisés, d'un côté, et les pays en développement, de l'autre. Les années quatre-vingt ont confirmé cette tendance. Comme le montrent les tableaux 1 et 2, non seulement la « périphérie » mais aussi le « centre » apparaissent plus éclatés que jamais : la croissance de la production et des exportations indique de profondes différences de rythme selon les pays et les régions, qui confirment bel et bien le développement d'une économie mondiale à deux vitesses et le contraste de plus en plus saisissant, malgré la vigueur de la croissance de l’économie mondiale, entre l'expansionnisme des uns et l'enlisement des autres. Manifestement, si la vision [12] structurale doublée de la vision cardinale que nous avons eue pendant longtemps des relations économiques internationales reste incontournable, les changements qui sont survenus durant les années quatre-vingt montrent à quel point nous ne pouvons plus en rester au schème classique d'un monde divisé, d'un côté, entre le Nord et le Sud et, de l'autre, entre l'Ouest et l'Est

Tableau 2

Croissance de la production (PNB) et du volume des exportations, OCDE, 1968-1989 (variations en pourcentage)

1968-73

1973-79

1979-86

1987

1988

1989

PRODUCTION

États-Unis

3.2

2.4

2.4

3.4

3.9

3.0

Japon

8.4

3.6

3.8

4.5

5.7

5.0

Allemagne

4.9

2.3

1.4

1.8

3.4

3.0

France

5.9

3.0

1.6

1.9

3.6

3.0

Royaume-Uni

3.2

1.5

1.4

3.0

3.9

3.5

Italie

4.6

2.6

2.1

4.6

3.7

2.5

Canada

5.4

4.2

2.7

4.0

4.5

3.5

Total des pays ci-dessus

4.5

2.6

2.3

3.4

4.2

3.5

Total OCDE

4.7

2.6

2.3

3.4

4.1

3.5

EXPORTATIONS

États-Unis

8.8

5.5

-1.4

14.5

22.1

11.0

Japon

12.8

7.8

7.4

0.4

4.3

10.0

Allemagne

11.1

4.8

3.9

2.3

5.8

7.0

France

nd

nd

2.3

2.9

8.6

7.5

Royaume-Uni

7.4

4.4

3.2

2.8

5.5

5.0

Italie

8.0

8.1

2.1

5.3

0.7

4.5

Canada

7.7

3.5

5.8

6.7

9.1

3.5

Total des pays ci-dessus

9.4

5.7

2.9

4.9

8.7

8.0

Total OCDE

9.8

5.2

3.2

5.3

6.5

6.0

Sources : OCDE, Statistiques rétrospectives 1960-1986, 1988-, OCDE, Perspectives économiques de l'OCDE, juin 1989.


Au Nord, rappelons-le, on peut clairement identifier trois pôles de dynamisme : les États-Unis, qui demeurent, malgré leur déclin évident, la locomotive de la croissance de l'économie mondiale et son coeur financier et monétaire ; le Japon, qui, ainsi que le montrent clairement les articles de François Moreau et [13] Antonio Guttierez Pérez, revendique désormais ce statut ; et l'Allemagne de l'Ouest, qui, des trois grandes économies mondiales, demeure peut-être, par la profondeur de sa structure industrielle et l'orthodoxie de ses politiques monétaires et budgétaire, l’économie la plus solide.

Au Sud, ainsi que le montrent les données du tableau 1, les nouveaux pays industrialisés d'Asie de l'Est, encore classés par la Banque mondiale parmi les pays en développement à revenu intermédiaire, ont continué à la fois d'afficher une performance économique remarquable au titre de la croissance de la production et des exportations et d'accroître leur part de marché dans l'économie mondiale. Au contraire, les pays d'Amérique latine et des Caraïbes n'ont pas connu un rythme de croissance suffisant pour leur permettre de faire face à l'alourdissement de la charge du remboursement de la dette, tandis que ceux d'Afrique subsaharienne à faible revenu connaissent une régression économique sans précédent. La crise que traversent actuellement les pays en développement les plus fragiles reste d'autant plus aiguë que, d'une part, malgré tous les efforts consentis, le fardeau de la dette reste insoutenable et que, d'autre part, comme le montre Jean-Philippe Thérien dans son article consacré au Système généralisé de préférences, les mesures qui ont pu être prises pour favoriser l'accès des produits de ces pays aux marchés des pays industrialisés et en stabiliser les cours n'ont guère été à la hauteur des attentes.

À l'Est, également, prenant tout le monde par surprise, les évènements récents laissent entrevoir, par leur ampleur et leur rapidité, la fin d'une époque, celle du partage du monde entre deux systèmes économiques opposés. Certes, la place qu'occupent les pays de l'Est dans l'économie mondiale reste limitée, très limitée même, et, quoiqu'en disent les médias, ils sont loin encore de basculer dans l'économie de marché. Mais, sans que nous puissions encore percevoir toutes les implications des changements en cours on peut déjà constater à quels points ceux-ci ne vont pas sans poser de nouveau, sur le plan interne, le délicat problème de l'arbitrage entre l'efficacité et l'équité (voir à ce sujet les articles fort stimulants de Janos Kornaï et de Youri Soukhotine) et, sur le plan international, le problème tout aussi délicat de la place à part entière que semblent vouloir désormais occuper les économies socialistes au sein d’un ordre économique international auquel elles ont pendant longtemps refusé d'adhérer.

Le désordre : l'explosion des marchés
financiers internationaux


Troisième phénomène notable : il est difficile de dissocier les changements survenus dans l'espace financier mondial de la dimension même qu’a pris cet espace, le plus souvent d'ailleurs au détriment des échanges commerciaux et de la stabilité même des relations économiques internationales. Les mouvements de capitaux ont en effet été d'une ampleur sans précédent durant cette dernière décennie au point que l’on peut parler d'une véritable révolution [14] financière. Les jeux de l'argent ont contribué à remettre en cause la vision du monde qui s'était imposé au lendemain de la guerre, alors qu’il paraissait possible de concilier progrès économique et progrès social, d'un côté, et ouverture des marchés et souveraineté nationale, de l’autre.

En effet, comme le rappellent Bernard Élie et Kostas Vergoupulos dans leurs articles respectifs, la constitution d'un véritable marché mondial des capitaux et l’explosion de celui-ci posent directement le double problème de la marge d'autonomie dont peuvent disposer les États dans la poursuite de leurs objectifs économiques et sociaux nationaux et de leur capacité à coopérer entre eux dans un contexte d’instabilité. Mais par ailleurs c'est aussi toute la question de la solidité même des institutions économiques internationales et du pouvoir qu'ont ces dernières à réguler des marchés, sur lesquels elles ont finalement très peu de prise, qui est ainsi posée. En fait, les changements institutionnels et la coopération économique internationale qui s'imposeraient pour redonner aux États la marge de manœuvre dont ils ont besoin se font toujours attendre alors que, comme le souligne Kostas Vergopoulos, les jeux de l'argent poussent au nationalisme économique et à la confrontation.

Le régime économique international [1] d'après-guerre a, en effet, reposé sur un double compromis historique : le premier, qu’il était possible, à l'intérieur d'un projet d'économie mixte, de concilier un interventionnisme positif de l'État sur le plan économique et social avec le marché ; et le second, qu'il était possible à l'intérieur du multilatéralisme, de concilier le droit de chaque État de poursuivre à l'intérieur de sa sphère de souveraineté des objectifs économiques et sociaux légitimes avec l'accès de chacun d'entre eux au commerce international et la libéralisation graduelle des échanges internationaux. Projet d’économie mixte d’un côté, projet d’ordre multilatéral de l’autre, ainsi croyait-on pouvoir tourner le dos aussi bien aux excès du laisser-faire qu'aux excès de nationalisme, aussi bien aux excès de libéralisme qu'aux excès de dirigisme, deux fléaux dont le monde avait largement souffert durant l'entre-deux-guerres. En un mot, que ce fut dans le cadre des économies nationales ou dans le cadre de l'économie internationale, le libéralisme sera « planifié », « encadré » (embedded liberalism), expression que Ruggie (1982 ; 1983) utilise en empruntant le concept à Polanyi pour désigner le régime économique international et le compromis d'après-guerre. [15] Le déclin des États-Unis couplé aux déplacements survenus ces dernières années dans l’économie mondiale est sans doute l'un des facteurs déterminants de l'affaiblissement de ce régime comme les théoriciens de la stabilité hégémonique ont pu le montrer (Gilpin, 1987). Mais, en dehors de la menace que font peser sur sa stabilité même l’accumulation de déséquilibres financiers à l'échelle mondiale, le développement phénoménal et presque sans contrôle des marchés financiers a été un facteur de perturbation et de déstabilisation beaucoup plus puissant que le seul déclin des États-Unis.

En fait, si le déclin des États-Unis soulève le problème de l'« après-hégémonie » (Keohane, 1984) et celui de l’« après-dollar » (Marris, 1987), le développement sans contrôle ni discipline des marchés financiers internationaux pose directement le problème de la possibilité de poursuivre des objectifs économiques de plein-emploi et de justice sociale dans un contexte de marchés ouverts et celui, complémentaire, de la « sécurité économique internationale » — pour reprendre l'expression utilisée par Furtado dans son article — dans un monde beaucoup moins soumis qu'il ne l'a été à l'arbitraire des États, mais plus soumis que jamais aux jeux de l'argent. Aux prises avec les mouvements de capitaux, les États, sans grande marge de manœuvre, n'ont d'autre choix que de se soumettre, sous la pression de la concurrence internationale (lorsque ce n'est pas sous la pression des institutions financières internationales elles-mêmes), au diktat de l'équilibre et de l'ajustement financiers au plus grand détriment de leur stabilité économique interne et de la réalisation de leurs objectifs sociaux. Dépendantes qu'elles sont des États dont elles relèvent en dernière instance, les institutions économiques internationales n'ont plus guère les moyens d’assurer la stabilité d'un ordre économique international où les considérations financières prennent de plus en plus le pas dans les relations économiques internationales sur les considérations commerciales et les considérations d'équité.

Faut-il, ainsi que nous y invite Bernard Élie, reprendre le débat sur la monnaie internationale là où Keynes l'avait laissé ? Sans doute ! Mais dans une perspective beaucoup plus large et à l'intérieur d'un vaste et ambitieux projet de sécurité économique internationale comme fut le cas au moment des discussions inter-alliées pendant la Guerre, discussions d'où sortirent la plupart des grandes organisations économiques internationales que l’on connaît. Vision idéaliste des choses dans la conjoncture actuelle ? Sans doute si l'on considère que, tout en mettant en lumière l'urgence des réformes et la nécessité d'une plus grande coopération économique internationale, les jeux de l'argent rejoignent les jeux de puissance au niveau international en poussant les États à se comporter de plus en plus en francs-tireurs (free-riders) sur la scène internationale et à répondre dans une perspective nationale, comme le souligne Kostas Vergopoulos dans son texte, aux contraintes d’ajustement que leur impose les marchés financiers.

[16]

La montée des blocs régionaux

Certes, nous sommes loin d'un retour aux égoïsmes nationaux. D'une part, les États ont perdu beaucoup de leur puissance devant la progression des marchés internationaux ; d'autre part, les règles internationales, aussi imparfaites et aussi insuffisantes soient-elles, ont trop montré leur utilité dans le passé pour que l'on puisse envisager un retour à l’ordre des États. Par contre, s'il y a une réalité avec laquelle il faut de plus en plus compter dans le domaine des relations économiques internationales, c'est bien celle des blocs économiques régionaux. Le problème en tout cas a pris suffisamment d'importance dans les années quatre-vingt pour que le GATT, la Banque mondiale et d'autres organisations économiques internationales s'en inquiètent ouvertement. En fait, dans un contexte d'ouverture croissante des économies nationales et d'instabilité grandissante d’un ordre économique international que ni les institutions internationales ni les États eux-mêmes, à commencer par les États-Unis, ne peuvent assurer, on peut se demander si les États ne sont pas amenés à se regrouper sur une base régionale plutôt que sur une base multilatérale comme ce fut le cas au lendemain de la Guerre. Dans la mesure où il s'agit pour eux de préserver l'intégrité de leur espace de souveraineté nationale et de s'ajuster aux contraintes d'un marché plus ouvert, l'espace régional serait-il une voie de repli possible entre un nationalisme désormais impossible à gérer dans un monde trop interdépendant et un multilatéralisme trop contraignant par les limites qu'il impose aux États, aux petits comme aux plus puissants ? À cette question il est sans doute difficile de répondre d'une manière tranchée, mais force est de constater l'attrait que suscite une formule qui semble présenter le double avantage de ne pas aller, du moins explicitement et formellement, à l'encontre des règles internationales établies et d’offrir aux États une alternative viable à un nationalisme économique devenu obsolète.

On doit bien sûr s'interroger avec le GATT (1989) sur l’avenir des relations économiques internationales dans un monde qui semble tourner le dos au multilatéralisme pour s'en aller vers le régionalisme ; mais ce sur quoi il semble tout aussi important de s'interroger à la lumière de l'expérience nord-américaine c'est sur les incidences économiques et sociales d'un processus d’intégration économique régionale qui ne s’accompagne pas de balises politiques. Le cas nord-américain ne peut sans doute pas être totalement comparé au cas européen ou à ce que l'on peut commencer à observer en Asie du Sud-Est tant les raisons qui motivent les uns et les autres diffèrent. Appliquée au cas nord-américain, la question posée plus haut peut cependant nous permettre d'apporter quelques éléments de réponse tant les forces économiques et politiques qui poussent en faveur du continentalisme sont puissantes, au Canada comme au Mexique d'ailleurs, ainsi que nous le rappelle Dorval Brunelle dans son article, tant aussi sont grands les intérêts en jeu dans le réalignement des forces en présence auquel on assiste actuellement au sein de l'économie mondiale.

[17]

L’étude du cas nord-américain montre à tout le moins à quel point l’absence d'institutions politiques peut être lourde de conséquences non seulement sur la nature même des relations économiques que peuvent entretenir les différents pays au sein d’un bloc économique régional donné mais aussi sur la crédibilité même des pays-membres sur la scène internationale. Le cas du Mexique est à cet égard exemplaire du premier problème. Contrairement au Canada, qui, d'une certaine manière, est parvenu jusqu'à un passé récent à négocier son voisinage avec les États-Unis, le Mexique a connu avec les Maquiladoras l'expérience d'un développement sans grandes contraintes pour les firmes transnationales, qui montre à quel point le resserrement des liens économiques dans un contexte d'asymétrie est loin de toujours répondre aux aspirations et aux intérêts économiques nationaux, comme le montre Cary Hector dans son article. Le problème est bien connu au Canada. Ce qui est nouveau par contre dans ce dernier cas c'est de voir à quel point ce pays risque, après avoir privilégié l'option continentale au détriment du multilatéralisme, de se retrouver isolé sur la scène internationale et de voir ses intérêts commerciaux subordonnés à ceux d'une puissance qui, en l’absence d'institutions-cadres, impose les siens sur la scène internationale. En ce sens le vide politique et institutionnel que laisse derrière lui l'Accord de libre-échange signé avec les États-Unis risque d'être lourd de conséquences tant sur la nature même d'un développement laissé désormais au seul jeu du marché que sur la place qu'occupera le Canada dans le monde économique de demain. C’est la question à laquelle nous invite à réfléchir Richard Arteau.

La persistance des facteurs de tension

Déplacement du centre de gravité de l'économie mondiale, explosion des marchés financiers internationaux, perte de sens de la division cardinale du monde, montée des blocs économiques régionaux, si les bouleversements dans l'ordre économique international ont été, durant la décennie qui s'achève, nombreux et lourds de conséquence pour l'avenir des relations économiques internationales, il faut remarquer cependant que nombre des problèmes qui se posaient au début des années quatre-vingt, à commencer par la dette du Tiers-Monde, se posent toujours avec autant sinon plus d’acuité, malgré la vigueur de la croissance économique mondiale. Si les pays qui ne se sont pas engagés dans la voie de l'ajustement voient leur situation se dégrader, les résultats de ceux qui s'y sont engagés ne les ont pas placés, le plus souvent, sur la trajectoire attendue de la croissance. Au mieux, même si certains axes des politiques « standard » d'ajustement structurel ne sont pas remis en cause, le doute s'est installé : le réaménagement des politiques d'ajustement apparaît nécessaire. En fait, entre des résultats modestes et l'exacerbation de tensions internes, un certain nombre de pays font face à une « crise de temps » qui suffit à remettre en cause la pertinence [18] même du processus d'ajustement de première génération. Cette problématique pourrait prendre une actualité sous d'autres cieux et porter des enjeux internationaux également très importants ; l'évolution de la situation dans les pays d'Europe de l'Est porte aussi bien des perspectives économiques favorables pour ces pays et leurs partenaires que des inquiétudes si les « ajustements » qui devraient prendre place ne porte pas leurs fruits assez rapidement.

Depuis la profonde récession de 1982, l'économie mondiale a, en effet, connu, sous l'impulsion de la croissance dans les pays industrialisés, une période d'expansion vigoureuse et ininterrompue qui, par sa durée, est la deuxième plus longue de l’après-guerre. En outre, les données pour 1988 et 1989 indiquent que, contrairement aux prévisions pessimistes qui avaient été faites au lendemain du krach boursier d'octobre 1987, la croissance économique (que la reprise des investissements productifs dans les pays industrialisés est venue soutenir), la progression rapide de leurs importations et surtout la détente sur les marchés de l'argent à la suite du relâchement observé dans les politiques monétaires à la suite du krach, est restée très solide. Le phénomène est observable aussi bien dans l'ensemble des pays de l'OCDE que dans les pays en développement, où les taux de croissance enregistrés ont été d’une façon générale les plus élevés depuis dix ans. Ainsi, le commerce mondial a-t-il cru, en 1988, de plus de 9 p. cent en volume, le plus haut taux depuis 1976, tandis que le PIB mondial a cru de plus de 4 p. cent. Phénomène notable aussi, en raison de la progression modestes du pouvoir d'achat et de la détérioration des termes de l'échange, l'inflation a peu progressé dans la plupart des pays industrialisés.

Un problème majeur demeure cependant, le déséquilibre des soldes extérieurs. Depuis longtemps confrontées au problème du déséquilibre structurel des balances des paiements dans le Tiers-Monde, les autorités monétaires internationales le sont aujourd'hui à celui des pays industrialisés. Comme le montrent les données du tableau 3, les déséquilibres de solde extérieur des trois principales économies restent considérables et tout indique que les renversements observés dans les positions courantes au cours de la décennie sont là pour durer : le déficit courant des États-Unis reste, malgré une forte progression de leurs exportations ces deux dernières années, extrêmement élevé, alors que l'excédent courant de l'Allemagne continue de croître et que celui du Japon, après avoir légèrement diminué en 1988 semble s'accroître de nouveau.

Ces données confirment les changements de position observés dans l'économie mondiale, évoqués plus haut. Plus fondamentalement cependant, ils montrent les limites de l'ajustement à l'intérieur d'un système monétaire qui a été bâti sur l'hypothèse de l'équilibre extérieur et sur l'objectif de son maintien. Non seulement existe-t-il une différence de traitement entre les pays industrialisés et les pays du Tiers-Monde (L'Hériteau, 1986) mais, de surcroît, ne pouvons-nous que constater la médiocrité des ajustements dans les pays industrialisés, particulièrement lorsque les excédents extérieurs témoignent du dynamisme des économies ou, qu'à l’inverse, le déficit extérieur témoigne du déclin de la [19] puissance sur lequel repose le système monétaire international. Une telle situation ne peut qu'engendrer un climat d'instabilité et d'incertitude dès lors qu'il apparaît impossible de réduire le déficit extérieur des uns sans perturber le comportement des marchés financiers internationaux et créer ainsi de vives tensions sur la croissance de l’économie mondiale, ou, à l'inverse, réduire l'excédent financier des autres sans que ce ne le soit au détriment du dynamisme même de leur économie.

Tableau 3
Solde des opérations courantes
(milliards de dollars des É.-U.)

1980

1986

1987

19881

19892

OCDE

États-Unis

1.9

-138.8

-154.0

-135.0

-123.5

Japon

-10.7

85.8

87.0

79.5

80.0

République fédérale d'Allemagne

-13.8

39.3

45.0

48.5

49.7

OCDE, Europe

-30.5

53.8

37.0

15.0

-2.0

Total OCDE

-38.8

-17.5

-49.0

-62.0

-68.0

Amérique latine

-9.0

-8.0

-8.0

4 grands NPI d’Asie

-9.0

23.1

31.0

26.0

21.0

Corée

9.9

14.1

11.0

Taïwan

17.9

9.2

8.0

Hong Kong

2.5

2.4

2.0

Singapour

0.5

0.6

1.0

1988 : Estimation

1989 : Prévision, OCDE.

Sources : FMI, World Economie Outlook, Washington, aut. 1989 ; OCDE, Perspectives économiques de l'OCDE, juin 1981.


Le caractère soutenu de la croissance économique dans les pays industrialisés n'a pas été sans conséquences sur la croissance des pays en développement Celle-ci a cependant été très différenciée selon les régions du monde, comme le montrent les données du tableau 1, et, d'une façon générale, l'inflation a eu tendance à s'accélérer en 1988 et 1989, particulièrement dans les pays les plus lourdement endettés. Enfin, il faut noter que, pour la première fois depuis fort longtemps, la dette du Tiers-Monde a baissé en valeur absolue en 1988 (voir tableau 4). Cette diminution est attribuable en partie aux ajustements à la baisse du dollar américain, en partie aux difficultés de plus en plus grandes éprouvées par les pays du Tiers-Monde d’avoir accès aux sources de financement externe. Cependant, ainsi que le montre aussi le tableau 5, le poids de la dette reste très [20] lourd à supporter pour les pays du Tiers-Monde, particulièrement pour ceux qui sont les plus fortement endettés et pour les pays à très faible revenu de l'Afrique subsaharienne.

Tableau 4

La dette à long terme des pays en développement
(milliards de dollars, É.-U.)

1970

1975

1980

1985

1986

1987

1988

* Encours de la dette totale1

66.9

166.9

570.5

962.6

1052.9

1170.8

1160.4

* Encours de la dette à long terme dont,

66.2

162.1

427.1

793.1

893.8

998.4

993.2

Amérique latine et Caraïbes

27.8

68.0

172.4

323.3

355.8

384.2

367.5

Asie de l'Est et Pacifique

8.2

24.1

64.2

130.3

153.3

170.8

171.6

Europe et pays méditerranéens

8.7

21.2

72.6

134.1

146.9

166.2

163.4

Afrique subsaharienne

5.7

14.7

44.2

73.6

90.1

111.5

115.5

Afrique du Nord et Moyen-Orient

4.3

13.9

46.8

72.7

83.9

93.7

98.7

Asie du Nord

11.4

20.1

33.4

54.2

61.9

72.3

76.3

• Encours de la dette à long terme des 17 pays les plus endettés

31.5

76.6

338.2

453.7

481.2

528.5

511.7

• Flux nets totaux2

5.8

24.5

48.9

33.3

24.4

10.6

11.6

Dont, 17 pays les plus endettés

2.1

9.0

22.9

7.8

4.1

5.0

3.0

• Transferts nets3

4.1

19.0

24.1

-37.2

-42.7

-5.4

-66.5

Dont, 17 pays les plus endettés

1.2

6.0

8.0

-32.4

-32.2

-27.0

-39.3

1988 : Estimation.

1. La dette inclut la dette à moyen et court termes.

2. Flux nets : décaissements — remboursement du principal.

3. Transferts nets : décaissements — remboursement du principal et paiements au titre des intérêts.

Source : Banque mondiale, Worlds Debt-Tables — External Debt of Developing Countries, First Supplement, 1989.

[21]

Tableau 5
Indicateurs d'endettement, 1970-1978
(en pourcentage, 1988 : estimation)

1970

1975

1980

1985

1986

1987

1988

Ratio de la dette

1. /PNB

14.3

16.1

32.6

45.6

48.3

49.8

46.5

      dont, 17 pays les plus endettés

17.6

18.2

33.0

58.6

61.7

63.2

61.2

2. /Exportations

112.9

91.6

131.3

198.2

222.6

212.4

193.8

      dont, 17 pays les plus endettés

137.4

122.1

189.4

295.9

353.1

357.8

321.1

Ratio du service de la dette

3. /Exportations

9.2

8.0

12.5

26.9

28.6

26.4

27.1

      dont 17 pays les plus endettés

12.1

11.9

17.9

38.8

43.2

36.3

43.1

4. /PNB

1.4

1.7

3.1

      dont 17 pays les plus endettés

1.5

1.8

3.1

Intérêt de la dette

5. /Exportations

2.9

3.1

5.7

14.5

14.2

11.7

13.0

      dont, 17 pays les plus endettés

3.8

4.7

8.3

26.3

26.6

21.7

26.5

6. /PNB

0.3

0.5

1.0

3.3

3.1

2.7

3.1

      dont, 17 pays les plus endettés

0.4

0.7

1.5

5.2

4.7

3.8

5.0

Rapport de l'encours de la dette totale au PNB.

Rapport de l'encours de la dette totale à la valeur des exportations de biens et services.

Rapport du service total de la dette à long terme aux exportations.

Rapport du service total de la dette à long terme au PNB.

Rapport de l'intérêt sur la dette à long terme aux exportations.

Rapport de l'intérêt sur la dette à long terme au PNB.

Source : Banque mondiale, World Debt Tables, External Debt of Developing Coun- tries, First Supplément, 1989.


Interrogations sur les politiques d'ajustement

Le cas de l'Afrique mérite une attention particulière puisque, après avoir été durement touchée par le mouvement de contraction du commerce mondial au début de la décennie, celle-ci n'a pas profité significativement de sa réactivation.

[22]

Depuis 1984, l'évolution de la valeur des exportations des pays africains a littéralement décroché au regard de celle des pays industrialisés et des autres pays en développement. Si cette dégradation est essentiellement imputable aux mouvements des prix des « combustibles et minéraux » (les trois quart des exportations industrielles totales de l'Afrique), l'ensemble des exportations n’a pas non plus progressé. C'est le cas notamment des produits agro-alimentaires, du textile et des vêtements, des produits ouvrés en métal, etc. En ce qui concerne les produits de moyenne et longue transformation, aucune percée significative non plus des exportations malgré les mesures prises en leur faveur. En fait, il apparaît de plus en plus que, dans la plupart des pays d'Afrique, notamment dans ceux au Sud du Sahara, l'élaboration des politiques d'ajustement structurel a été défaillante et très mal adaptée aux réalités économiques, culturelles et sociales de ces pays si l'on en juge par la modestie des résultats atteints, notamment au plan industriel. Certes, les experts du FMI et de la Banque mondiale, qui ont proposé, pour ne pas dire dans certains cas imposé, leur vision des ajustements à opérer, et les décideurs nationaux qui ont négocié avec ces organisations internationales les prêts et les programmes d'ajustement structurel sur cette base étaient-ils conscients de ces réalités. Mais, si les premiers comptaient sur une « thérapie de crise » pour forcer le changement et débloquer une situation, les seconds aussi se sont engagés, le plus souvent en l’absence de solutions alternatives réalisables, sur la voie de l'ajustement en mettant en œuvre des politiques économiques somme toute assez conforme à la vision que pouvaient avoir les experts internationaux de la gestion des contraintes et des formes nationales que devaient prendre l'ajustement.

Que les experts aient eu confiance dans l'efficacité intrinsèque des mesures qu’ils proposaient ou que les décideurs publics aient pris sciemment certains risques sur le plan social pour mettre en œuvre les ajustements, il devrait apparaître clairement aujourd'hui que ces attitudes ont largement sous-estimé l'incidence de certains facteurs. En premier lieu, la capacité elle-même à s'ajuster des acteurs directement concernés par les mesures qui ont été prises. Mal préparés à « digérer » et à utiliser les nouvelles mesures qu'ils devaient appliquer, les acteurs privés et publics ont souvent eu des réflexes de recul et des réactions qui ont conduit à des compromis qui n’ont pas été sans conséquences sur la cohérence même des dispositifs prévus. Ensuite, pour autant que les nouveaux signaux aient été adéquatement élaborés et effectivement reçus pour ce qu'ils voulaient être, il ne s'ensuit pas pour autant que les acteurs aient eu le savoir-faire et les moyens financiers des ajustements à opérer. L'identification des niches intéressantes d'exportation, l'insertion dans les circuits de commercialisation et d'approvisionnement, l'ajustement des règles de gestion et d'organisation interne, l'accès aux réseaux de financement, toutes ces tâches rencontrées par les entreprises et ces dimensions à considérer dans le développement de nouvelles activités ne sauraient se réaliser du simple fait que les règles du jeu économiques se seraient plus adéquatement ouvertes à l'initiative privée ou que [23] les environnements sectoriels auraient été partiellement réaménagés. Les mesures d'ajustement doivent être considérées pour ce qu'elles sont. Elles n'ont que la portée d'un aménagement du cadre général d’opération des agents économiques qui est vu comme nécessaire aux fins d'une insertion difficilement contournable dans les circuits de l'économie internationale. Elles ne signifient évidemment pas, par exemple, que la contrainte d'accès aux devises nécessaires au financement des importations ne s'exerce plus, qu'une image propre et positive des produits fabriqués va soudainement apparaître ou encore que la capacité de répondre avec flexibilité, rapidité et assurance aux clientèles étrangères va émerger du seul assouplissement des entraves commerciales.

Si une critique peut donc être portée aux politiques d'ajustement, c'est bien d'avoir laissé entrevoir que le seul aménagement du cadre général de régulation de l'économie nationale aux fins de restauration des équilibres macroéconomiques et d'une marge d'initiative adéquate des acteurs privés (en fait, souvent tronquée) était, en général, suffisante pour placer ces économies sur un sentier de croissance viable et soutenue. Ce biais a eu pour cause une certaine méfiance, souvent légitime d'ailleurs, vis-à-vis des politiques économiques « actives » du FMI, qui, il est vrai n'a pas directement vocation en la matière, et de la Banque mondiale, beaucoup plus directement concernée, et le manque d'inspiration des critiques des politiques traditionnelles d'ajustement pour proposer des voies alternatives ou des aménagements souhaitables. À ce sujet, il faut bien le dire, les institutions économiques internationales reliées plus directement à l'ONU, tardivement prisonnières de leurs anciennes formes d'intervention, n'ont su jouer non plus les franc-tireurs. En tout état de cause, les politiques d'ajustement structurel, malgré certains résultats directs peu douteux sur les grands équilibres macro-économiques et dans le domaine agricole, n'ont pas eu l'efficacité attendue. La nouvelle fonction de l’État s'est largement arrêtée à la simple visée de régulation des équilibres macroéconomiques et son rôle en tant qu'agent de support du développement des activités productives, n'a pas été suffisamment soutenu par la mise en place de mesures d'interventions actives. Or, il est clair qu'il était particulièrement inopportun de minimiser cette dernière fonction si l'on considère, d'une part, que l'Etat le plus souvent est acteur omniprésent dans le système de production nationale de ces pays et, d'autre part, que les pays industrialisés et les pays en développement qui réussissent ne sont pas sans avoir des politiques fort actives, en matière d’industrie et d'agriculture notamment.

Ainsi, pour autant que le contrôle des déséquilibres doit être affronté sans œillères, la « coquille » de l'ajustement semble être une coquille vide qui présente d’abord des risques pour le maintien des équilibres sociaux si l'État n’assume pas entièrement le nouveau rôle qui lui est dévolu. C'est précisément sur ce plan que le bât blesse : il n'y a pas de modèle véritable en la matière pour les aspirants à la croissance et au développement économiques. Sans doute convient-il justement de s'affranchir du besoin de recourir à de tels modèles autrement que comme [24] points de repère et d'élaborer des systèmes de régulation plus complets, plus adaptés aux diverses particularités des pays concernés et plus flexibles.

Que faire de la dette du Tiers-Monde ?

Malgré les plus vives appréhensions au lendemain de la crise mexicaine en 1982, les autorités monétaires internationales sont, jusqu'à présent du moins, parvenues à éviter une crise financière majeure. Le problème de la dette du Tiers-Monde demeure cependant entier comme le rappelle Cheryl Payer dans son article. Comme le montrent les données du tableau 4, importateurs nets de capitaux jusqu'au début des années quatre-vingt, les pays en développement sont désormais devenus exportateurs nets. Négociée en 1986 à environ 70 p. cent de sa valeur sur le marché secondaire, la dette des pays les plus endettés n'est plus aujourd'hui négociée qu'à environ 35 p. cent de sa valeur ; moins de 20 p. cent dans le cas de l'Argentine (FMI, 1989 ; Banque mondiale, 1989). Les mesures d'ajustement structurel mises en place à l'instigation du FMI en complément aux mesures plus traditionnelles de stabilisation de la demande sont, ainsi que nous venons de le dire, loin d'avoir porté leurs fruits jusqu'ici. Dans la plupart des pays endettés, on serait même enclin à penser, à la lumière des résultats économiques et des énormes tensions que font peser ces mesures sur l'équilibre économique et social de ces pays, que c'est le contraire qui semble se produire : un modèle de développement a été directement mis en cause, celui du développement national par la substitution aux importations, comme le rappelle Maria Teresa Guttierez dans l'article qu'elle consacre au modèle sud-américain, mais l'impact des mesures en vue de redonner aux marchés une plus grande flexibilité et de recréer « par le bas » les conditions d'une croissance économique durable ne semblent donner de résultats que dans les pays qui disposent déjà de conditions favorables. Le plus souvent au contraire, la reprise de la croissance économique reste largement entravée par les mesures drastiques de compression de la demande et de rééquilibrage financier alors que, pour des raisons qui tiennent tout autant au comportement des marchés des matières premières, aux problèmes de compétition avec les pays plus avancés dans les gammes de produits à plus forte croissance et à la configuration nouvelle des échanges internationaux évoquée plus haut, la croissance des exportations sur les marchés internationaux reste somme toute beaucoup trop modérée pour soutenir de véritables changements.

Que faire de la dette ? Une dette dont le poids est tel aujourd'hui que tout le monde s'accorde à en reconnaître le « surplomb » et les sacrifices énormes qu’elle impose à la sphère la plus fragile du monde ; une dette, aussi, dont la réduction paraît maintenant inévitable mais fort difficile à mettre en pratique en raison des implications financières ; une dette, enfin, dont le poids lui-même est une source de tensions supplémentaires sur les marchés financiers internationaux ? [25] C'est à cette question que tendent de répondre les différents plans qui ont été proposés en vue de son allègement mais sans que personne n'ait osé pour autant aborder la question de fond, soit celle de la place des pays du Tiers-Monde à l'intérieur d'un ordre économique international qui a été établi sans eux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale !

*
*    *

En somme pour conclure cette présentation, le paysage des années quatre-vingt dix s'ouvre sur des défis majeurs en termes d'aménagement de l'ordre économique international et des modalités d'intervention publique au plan des économies nationales. Y a-t-il lieu d'être, avec Kindleberger (1983), fort pessimiste sur l'avenir des relations économiques internationales dans le contexte que nous venons de décrire ? Sans doute ! Mais en même temps, la nécessité faisant loi, peut-on éviter, à un moment ou à un autre, de devoir reposer toute la question de la sécurité économique internationale dans son ensemble de façon à rétablir, comme l’écrit Furtado dans son article, « des formes de coopération internationale dont l'objectif est à la fois d’assurer les bases d’une croissance renouvelée et de réduire les inégalités qui existent à l'heure actuelle dans le monde ». Mais cela, encore faut-il le faire avec détermination et sur une grande échelle !

[26]

BIBLIOGRAPHIE

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[1] La notion de régime économique, bien que sujette à de nombreux débats théoriques, permet de rendre compte de manière cohérente des changements survenus dans la politique économique, que ce soit dans un cadre national ou au niveau mondial. Un régime peut être défini comme un ensemble d’institutions sociales sur les lesquelles s’entendent un certain nombre d’acteurs d'un champ donné des relations internationales (Young : 1980). Au sens étroit du terme, la notion de régime réfère à un ensemble de règles, principes, normes et procédures sur lesquelles s'entendent les États (Krasner : 1983). Ces règles, principes et normes constituent ce que Ruggie (1982) appelle la grammaire générative du régime. Au sens large du terme, un régime désigne un ensemble de modèles de comportement coopératifs et régulateurs en politique internationale (Keohane, 1980 : 132-133).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 novembre 2021 13:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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