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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

INTERVENTIONS ÉCONOMIQUES pour une alternative sociale, printemps 1996
Présentation (no 27)


Une édition électronique réalisée à partir du texte de la revue INTERVENTIONS ÉCONOMIQUES pour une alternative sociale, printemps 1996, 148 pp. Un numéro intitulé: “Assistance sociale. La solidarité à l'épreuve.” Montréal: département de science économique, Université du Québec à Montréal. [Madame Diane-Gabrielle Tremblay, économiste, et professeure à l'École des sciences de l'administration de la TÉLUQ (UQÀM) nous a autorisé, le 25 septembre 2021, la diffusions en libre accès à tous des numéros 1 à 27 inclusivement le 25 septembre 2021 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

Présentation (no 27)

La solidarité sociale :
de nouvelles règles du jeu


Le Collectif

Les politiques sociales font aujourd’hui l’objet de profondes remises en cause. Ce mouvement de révision des modalités de fonctionnement des systèmes publics de protection sociale n’est pas nouveau puisque, dès les années soixante-dix, on en constate les premières manifestations. Toutefois, c’est avec une intensité nouvelle que se manifestent aujourd’hui les changements de sorte qu’il est permis de se demander si l’on n’assisterait pas actuellement à une redéfinition fondamentale des règles du jeu de la solidarité sociale. Les changements apportés sont en effet radicaux. Ils concernent toutes les branches de la protection sociale (santé, vieillesse, chômage, famille, « pauvreté ») et se produisent à l’échelle de l’ensemble des pays de l’OCDE. L’enjeu des mutations en cours est fondamental. Il concerne les modalités de la solidarité sociale qui définiront la société de demain.

Bien sûr, une question aussi importante nécessiterait un traitement beaucoup plus exhaustif que celui que nous permet de réaliser un seul numéro de la revue. Aussi aurons-nous l’occasion d’y revenir ultérieurement dans de prochains numéros d’Interventions économiques. Dans ce numéro, nous avons choisi d’aborder cette question à partir des changements qui affectent les politiques d’assistance sociale. Par assistance sociale, nous entendons les programmes dont le but est de soulager la pauvreté par des transferts monétaires forfaitaires qui sont à la fois sélectifs et non contributifs. Ainsi, il s’agit [10] d’une aide financée, non par des cotisations, mais par les fonds publics et dont le versement est subordonné à un test de revenu (ou de ressources) ; l’aide n’est accordée qu’à la condition que les revenus (ou les ressources) ne dépassent pas un certain seuil.

Nous avons aussi choisi de rassembler dans ce numéro des contributions qui rendent compte de l’évolution récente des politiques d’assistance dans différents contextes nationaux. Cette mise en parallèle, susceptible de fournir un éclairage comparatif, facilite le repérage des logiques d’ensemble et donne ainsi aux changements identifiés une plus grande intelligibilité. Les textes présentés traitent ainsi des réformes réalisées au Canada, en France et aux États-Unis. Dans le langage courant, l’assistance est désignée, dans chacun de ces pays, sous diverses appellations : elle porte le nom d’« aide sociale » au Canada et au Québec, de « solidarité » en France et de « welfare » (plutôt que de « social assistance ») aux États-Unis. Les réformes dont il est question dans ce numéro concernent les programmes suivants : au Québec, ceux qu’encadre la Loi sur la sécurité du revenu [1], en France, le Revenu Minimum d’insertion (RMI) et, aux États-Unis, le Aid to Families with Dependent Children (AFDC).

Même si nous nous penchons sur une petite partie des changements actuels, il n’est pas inutile de rappeler certains éléments de cadrage qui permettent d’en restituer la portée. Premièrement, la révision des politiques sociales doit être analysée à l’aune du phénomène de mondialisation des économies nationales. Comme l’expliquent C. Deblock et B. Hamel (1994-1995 : 29), la donne internationale a changé de statut : « il ne s’agit plus de voir le monde comme une contrainte externe dont il faudrait tenir compte dans (la définition des politiques) mais tout simplement comme le nouveau cadre dans lequel reste à définir ces politiques ». Alors que l’ordre international mis en place au lendemain de la guerre, « l’ordre des nations », visait notamment à accroître la marge de manœuvre des États et à leur permettre de poursuivre les objectifs de plein emploi et de justice sociale, l’« ordre des marchés », qui définit aujourd’hui les règles du jeu au niveau mondial, renverse le sens du processus d’ajustement [2]. Désormais, pour réussir leur insertion dans une économie mondiale, les États sont tenus de s’ajuster aux exigences de compétitivité. Pour atteindre cet objectif, l’ensemble des politiques économiques et sociales sont mises à contribution. Ce changement dans les vecteurs de la prospérité économique, que C. Deblock et B. Hamel appellent le passage de « l’État-providence à l’État compétitif » [3], est ainsi venu modifier la fonction des politiques sociales. Celles-ci ne sont plus considérées comme des fins en soi, visant à procurer une plus grande sécurité économique aux individus, mais comme les moyens d’une [11] meilleure performance économique des États dans le cadre contraignant de la concurrence élargie à l’échelle mondiale.

L’article de Richard Langlois illustre ce changement de cap à l’aide du cas canadien. Au Canada, les programmes sociaux sont maintenant considérés, dit l’auteur, comme partie intégrante de la stratégie économique du gouvernement canadien, dont ils forment un volet clé. Analysant les orientations fédérales canadiennes en matière essentiellement d’aide sociale et d’assurance-chômage, que l’on peut, selon lui, résumer sous l’appellation de la « réforme Axworthy-Martin » [4], il en conclut que les « règles du jeu en matière de protection sociale seront désormais radicalement changées ». L’assurance-chômage et l’aide sociale sont subverties puisque, selon R. Langlois, ils « deviennent davantage des instruments de relance économique et d’adaptation à la concurrence internationale » que des outils visant à pallier l’insécurité économique. « Jamais depuis sa naissance, l’État social n’a, selon lui, été aussi ébranlé ».

La « modernisation » des programmes sociaux canadiens, conduite au nom des impératifs de compétitivité et de lutte au déficit, entraînera des économies substantielles dans les dépenses sociales. La réforme passe par des changements institutionnels majeurs. Ainsi, le Régime d’assistance publique du Canada (RAPC), à partir duquel sont financés les programmes d’aide sociale des provinces canadiennes, et le programme Financement des programmes établis (FPE) seront fusionnés à partir de 1996-1997 en un nouveau programme : le Transfert social canadien (TSC). Ceci s’accompagne d’un changement dans la manière dont est fixé le montant des transferts sociaux versés aux provinces par le gouvernement fédéral. Le remplacement de la formule de financement à frais partagés par une formule de financement global permettra à ce dernier d’économiser plusieurs milliards de dollars. Dans le cas du Canada, R. Langlois montre ainsi que l’État fédéral a choisi de déplacer la contrainte de l’ajustement au niveau provincial : ce sont désormais aux provinces de s’ajuster en matière de dépenses sociales puisque l’enveloppe financière fédérale est devenue fixe. Aussi, en abrogeant le RAPC, soutient R. Langlois, Ottawa invite les provinces à durcir leur approche et à emprunter la voie du « workfare », c’est-à-dire à subordonner les droits sociaux à de nouvelles conditions [5].

Deuxième type de considérations qu’il importe d’avoir à l’esprit pour analyser les changements actuels, ceux-ci participent de l’orientation qu’empruntent les politiques du marché du travail dans les pays industrialisés, où l’axe des « politiques actives » occupe une place de premier choix. Les politiques actives sont définies par l’OCDE en [12] opposition aux mesures de garantie de revenu, qui sont dites « passives ». Ainsi, il s’agit de remplacer les programmes traditionnels de transferts par des mesures qui ne se bornent pas, selon l’OCDE, au seul versement d’un revenu, mais tentent de réduire le volume du chômage. Les mesures comme la formation, l’aide à la recherche d’emploi, les programmes de placement et de réinsertion en sont des exemples. Pour l’OCDE, il s’agit de « passer d’un concept statique de garantie de revenu et de protection à un concept dynamique, orienté vers l’avenir, d’investissement dans les ressources humaines » (OCDE 1990 : 22). Cette notion de politiques actives est à manier avec prudence puisque l’efficacité d’une politique tient plus à la manière dont elle s’intègre dans une stratégie d’ensemble qu’à des vertus qui lui seraient intrinsèques. Toujours est-il que c’est au nom des mesures actives, indique R. Langlois, que les mesures de formation professionnelle canadiennes sont financées à même le budget de l’assurance-chômage. C’est aussi dans l’optique de l’« activation » des dépenses sociales, rappelle S. Morel, que des mesures d’intégration à l’emploi sont greffées aux allocations d’assistance, ceci aussi bien dans le cas américain que dans le cas français.

Troisièmement, la réorientation des politiques d’assistance sociale va de pair avec un mouvement plus large d’extension des programmes d’assistance dans les pays occidentaux. La montée de l’assistance est un fait indéniable : « [l]a généralisation, la réforme ou le renforcement des revenus minima en Europe à la fin des années 1980 et au début des années 1990 constitue un fait majeur des politiques sociales occidentales » (Gazier 1990 : 101). L’aggravation du chômage est l’une, sinon la principale raison de cette extension de l’assistance sociale. Une fraction croissante des chômeurs et chômeuses sont en effet indemnisés, non par des programmes d’assurance-chômage mais par l’assistance sociale. Ceci s’explique par la hausse du nombre de chômeurs et chômeuses de longue durée, phénomène particulièrement préoccupant en Europe. Ces personnes n’ont plus droit à l’assurance-chômage quand la durée de leur chômage dépasse la période maximale d’indemnisation. Le type d’insertion en emploi d’un nombre croissant de personnes ne leur permet pas non plus de satisfaire les conditions d’admissibilité des programmes d’assurance. Tel est le cas des personnes occupant des emplois précaires de brève durée et de ceux et celles qui sont à la recherche d’un premier emploi (Freyssinet 1991). Les restrictions apportées aux programmes d’assurance-chômage, en termes de conditions d’admissibilité ou de durée d’indemnisation, ont aussi accru le flux des chômeurs et chômeuses forcées de se replier sur l’assistance sociale pour obtenir une protection.

[13]

Ceci met en relief l’articulation des logiques d’assistance et d’assurance dans la protection sociale (Morel, 1994). Les choix pratiqués dans le cadre des programmes d’assurance se répercutent sur les charges auxquelles ont à faire face les programmes d’assistance. Ces deux types de programmes évoluent donc conjointement. L’article de R. Langlois témoigne de l’existence de cette proximité s’établissant entre les différentes politiques sociales dans la stratégie du gouvernement canadien. Le projet de réforme fédéral annonçait aussi une importante réforme du programme d’assurance-chômage, laquelle a été présentée en décembre 1995. Sa mise en place ne manquera pas de créer des pressions additionnelles sur les programmes d’aide sociale des provinces canadiennes.

Avec ce numéro, l’équipe Interventions économiques vous convie à une réflexion sur la dynamique des droits et des devoirs que met en œuvre la protection sociale, en vertu de laquelle se définit la solidarité. Déjà, l’affaiblissement de la protection assurancielle au bénéfice d’un élargissement de l’assistance, représente un délitement du droit à la sécurité économique que consacre la protection sociale. Ceci est dû à au moins trois facteurs. Premièrement, les allocations d’assistance sont généralement d’un montant plus faible que les prestations d’assurance, qui sont proportionnelles au salaire antérieur [6]. En second lieu, l’assistance est plus vulnérable politiquement que l’assurance car elle instaure une séparation stricte entre « ceux qui paient et ceux qui en profitent » [7]. Tel n’est pas le cas des programmes d’assurance sociale qui sont plutôt vus comme un droit pour les personnes qui en bénéficient parce que ces dernières ont, par leurs cotisations, contribué au financement des indemnités qui leur sont versées. Autrement dit, avec l’extension de l’assistance, c’est une solidarité restreinte, ciblée sur les pauvres, qui se substitue à la solidarité plus large de l’assurance sociale, où tous à la fois contribuent et reçoivent. Enfin, l’érosion de l’assurance sociale et la montée de l’assistance mettent en cause un véritable acquis démocratique. Ce processus risque en effet de se solder par un affaiblissement de la démocratie sociale, à tout le moins dans des pays comme, par exemple, la France, où les « partenaires sociaux » ont acquis un droit de décision et de gestion dans la conduite des programmes d’assurance sociale.

C’est ensuite au sein même de l’assistance sociale, que se présente sous un nouveau jour l’équation des droits et des devoirs. En témoigne le cas de la France avec l’institution en 1988 du Revenu minimum d’insertion (RMI). Pour Serge Paugam, qui fait le bilan des réalisations de ce programme, six ans après sa création, l’instauration du RMI représentait incontestablement une « avancée sociale ». Le RMI s’inscrivait « dans la continuité historique du développement [14] de l’État-providence : l’extension des droits des plus démunis en fonction d’une nouvelle appréciation des risques auxquels ils sont confrontés ». Ce programme, qui s’ajoutait à un système complexe de minima sociaux, ne représentait pas, selon lui, le simple ajout d’une allocation supplémentaire mais « un autre mécanisme de gestion de la pauvreté fondé tout à la fois sur la reconnaissance d’un droit à un revenu d’existence, sans distinction entre les “bons” et les “mauvais” pauvres, et sur la recherche collective de solutions d’insertion ».

La contribution de S. Paugam apporte aussi des éléments de réflexion en matière d’évaluation des politiques publiques. Comment évaluer aujourd’hui les effets d’un dispositif dont l’objectif était de renforcer la cohésion sociale, se demande S. Paugam. L’insertion, qui confère au RMI son originalité, a-t-elle produit les résultats attendus ? L’auteur nous met en garde contre une analyse trop simpliste. L’évaluation du RMI requiert que l’on reconnaisse d’abord l’hétérogénéité de la population allocataire de ce programme et, par conséquent, la diversité des fonctions que ce dernier remplit. Ainsi, « l’insertion n’a pas le même sens pour tous les allocataires », indique

S. Paugam. À partir d’une typologie élaborée en fonction de deux axes, la situation par rapport à l’emploi et l’intensité des liens sociaux, trois catégories d’allocataires sont identifiées. Pour le premier groupe, constitué des personnes les moins éloignées de l’emploi, le RMI a une fonction d’indemnisation du chômage. Pour le second groupe, composé d’allocataires dont le lien à l’emploi est ténu mais dont l’inscription dans le réseau social est forte, le RMI correspond davantage à une « allocation d’assistance ordinaire ». Enfin, selon l’auteur, pour le troisième type d’allocataires, dont la situation se caractérise par un cumul des handicaps professionnels et sociaux, le RMI est un « moyen de survie » et un « facteur de socialisation ». Les effets du RMI sont, somme toute, « contrastés », conclut S. Paugam : si on l’examine en fonction de ses effets sur le retour à l’emploi, ses résultats sont modestes, si on l’envisage dans toute son ampleur, c’est-à-dire comme « un mode de régulation du lien social », le dispositif « a toutes les chances de se maintenir ». En effet, pour S. Paugam, le RMI « a permis d’atténuer la désocialisation et le risque d’assistance » tout comme, en affirmant « la nécessité du partenariat entre l’État, les collectivités locales, les associations, voire les entreprises », il a favorisé la recherche d’un meilleur équilibre entre la solidarité nationale et la solidarité locale.

Pour S. Morel, la redéfinition des droits et des devoirs sur lesquels s’appuie l’assistance sociale passe la mise en place d’une nouvelle approche « contractualiste » et du modèle de réciprocité qui l’accompagne. L’auteure analyse aussi l’expérience française du RMI [15] mais à la lumière, cette fois-ci, des réformes américaines du programme Aid to Families with Dependent Children (AFDC), réformes qui ont emprunté la voie des politiques de workfare. Deux notions permettent, selon S. Morel, de caractériser les approches développées dans chacun des pays par rapport aux allocataires de l’assistance sociale : celles d'insertion et de workfare. Ces deux types d’approches, bien que comportant des similitudes, n’en représentent pas moins des choix fondamentalement distincts. Si l’on constate, dans les deux cas, l’institution de nouvelles normes « contractuelles » régulant le versement des transferts sociaux, la définition des « droits » et des « obligations » qui s’y rattache procède selon des normes institutionnelles contrastées.

L’étude des réformes mises en œuvre en France et aux États-Unis permet d’identifier une orientation commune puisque, chacun à leur manière, ces pays ont choisi d’établir un couplage de l’assistance sociale et d’une démarche d’intégration à l’emploi. Ce couplage prend la forme d’une obligation de participation aux programmes d’intégration à l’emploi qui sont offerts aux allocataires de l’assistance. Le refus de participation peut entraîner l’imposition de sanctions qui consistent en la perte totale ou partielle du montant de l’allocation. Les nouvelles politiques assistancielles peuvent donc être vues comme représentant un resserrement de la relation assistance-marché du travail. Cependant, selon que cette connexion entre garantie de ressources et intégration en emploi s’inspire de l’idée de « droit » ou de « contrepartie », on fait face à deux conceptions de ce « nouveau contrat social » au nom duquel les réformes sont souvent défendues : celle mettant l’accent sur la « responsabilité de la société » à l’endroit des exclus ou celle qui renvoie à la « responsabilité des allocataires » de saisir les possibilités qui leur sont offertes. L’obligation peut sembler relever aussi bien de la logique disciplinaire que d’un idéal de réciprocité. Derrière les changements en cours à l’heure actuelle, président ainsi des représentations de la pauvreté et des conceptions de la solidarité et de la citoyenneté très différentes.

Alors que pour S. Paugam, l’enrichissement des solidarités locales, appelées aussi solidarités de proximité, figure à l’actif du RMI, c’est du côté des solidarités « supranationales » que se tourne Georges A. Le Bel, dont l’article est présenté comme note d’actualité. L’auteur examine ainsi la question des droits sociaux, telle qu’elle ressort des travaux du Sommet mondial des Nations Unies pour le Développement social, tenu à Copenhague en mars 1995. Il attire notre attention sur la menace que représente pour la préservation et le développement des droits économiques et sociaux, le changement [16] de perspective opéré, à cette occasion, dans les débats, de même que les postulats « économicistes » qui en sous-tendent l’orientation.

Deux « glissements » des thèmes dans les travaux du Sommet sont ainsi à signaler, selon l’auteur. Le premier concerne le passage du « discours des droits » au « discours des besoins ». Alors que les États s’engageaient auparavant à promouvoir des droits sociaux, engagement par rapport auquel ils étaient tenus de rendre des comptes, note G. A. Le Bel, ils se préoccupent aujourd’hui de satisfaire des besoins minimaux. Ce changement est loin d’être anodin et l’on est en droit de se demander s’il ne nous offre pas un autre indice du renforcement d’un « État-assistance ». Le deuxième glissement, indique l’auteur, a trait au fait que l’on soit « progressivement passé du développement social au droit au développement ». Ainsi, le « paradigme Nord-Sud » n’a pu être dépassé par une « approche intégrée du développement social » qui aurait permis de réunir tous les pays derrière une option alternative permettant de lutter contre les causes profondes de la pauvreté, du chômage et de l’exclusion, soutient l’auteur. En lieu et place d’une telle approche, le Sommet social a « glissé vers un sommet du développement où les pays du Sud ont insisté sur l’accroissement de l’aide internationale pour assurer la croissance économique ». La question des droits économiques, sociaux et culturels s’en est ainsi trouvé négligée. Enfin, autre constat qui augure mal en ce qui a trait à l’évolution des droits sociaux au niveau international, le Sommet, dit G. A. Le Bel, a validé « la sujétion des politiques sociales aux impératifs de marché », comme le montre le fait que les droits sociaux soient désormais subordonnés aux impératifs de compétitivité et de croissance. C’est pour l’ensemble de ces raisons que les ONG ont réagi dans une Déclaration alternative à la Déclaration de Copenhague en dénonçant les postulats économicistes dont était empreinte cette dernière.

Enfin, les droits et des devoirs que comporte la protection sociale ne doivent-ils pas prendre appui plus fondamentalement sur un droit à l’emploi ? En d’autres termes, une solidarité étendue en matière de protection sociale ne doit-elle pas avoir pour socle une solidarité en matière d’emploi ? C’est la solution pour laquelle penche Denis Clerc qui analyse les justifications et le bien-fondé du revenu d’existence. Ce dernier se réfère aux propositions (allocation universelle, revenu minimum, revenu de citoyenneté, etc.) visant à instaurer le droit de chacun à un revenu inconditionnel. Le revenu d’existence a pour but de dépasser les limites d’un programme comme le RMI, c’est-à-dire l’impasse à laquelle conduit le versement d’un revenu « en contrepartie d’un contrat d’insertion ». Le mode dominant d’insertion est l’emploi, indique l’auteur, mais le niveau de celui-ci ne [17] permet pas d’absorber toutes les personnes désireuses de s’y insérer. Le revenu d’existence intervient donc comme un au-delà de « ce droit bâtard » (à l’insertion) pour proposer un « droit absolu », un droit à un revenu versé sans condition : « il concrétise le contrat social [...] Le devoir d’insertion n’a plus lieu d’être : la société paye, elle est quitte, elle a rempli le contrat ». De plus, en détachant le revenu de l’emploi, poursuit D. Clerc, il « permet d’envisager une nouvelle régulation sociale ».

Mais le revenu d’existence reste, selon D. Clerc, « une fausse bonne solution ». En instaurant un « droit au revenu » et non un « droit au travail », ce type de propositions ne s’attaque qu’aux effets et non aux causes. Les partisans du revenu d’existence prennent pour acquis que le modèle salarial a fait la preuve de son épuisement et que, par conséquent, il convient de revoir entièrement les modalités de la lutte contre le chômage et l’exclusion. La vraie question, affirme D. Clerc, est bien donc celle de la capacité de la société à revenir au plein emploi. Or, selon lui, il n’est pas illusoire de continuer de poursuivre l’objectif du plein emploi. La « réduction structurelle et irréversible de l’emploi », qui est l’argument que mettent de l’avant les défenseurs du revenu d’existence, est surtout le résultat de « notre incapacité à faire de la durée du travail la variable centrale d’ajustement », juge-t-il. Faute de « parvenir à impulser une dynamique de réduction de la durée du travail, nos sociétés ont utilisé l’emploi comme variable d’ajustement, créant par là même l’illusion que la demande de travail devenait un facteur rare ». Le lien entre droit à une allocation et droit au travail doit, selon lui, être préservé.

Les politiques sociales sont des interventions qui ont ceci de particulier qu’elles s’élaborent explicitement sur des valeurs de solidarité humaine. En explorant les transformations à l’œuvre dans ce domaine, en s’interrogeant sur l’éventail des possibles et sur les voies à privilégier, c’est bien différentes conceptions de la solidarité que l’on s’applique à évaluer. Les changements dans l’assistance sociale sont-ils une préfiguration de mutations plus profondes au sens où, comme le prétend Pierre Rosanvallon, dont le dernier ouvrage fait l’objet d’une recension dans ce numéro, la formulation de contreparties aux droits sociaux serait désormais incontournable ? Sont-ils, au contraire, le signe de la dérive d’une société qui se refuse à attaquer le mal à la source en faisant de l’emploi et de son partage la cible de toutes ses politiques ? Les questions sont lancées. Sans prétendre y répondre définitivement, il est clair que les solutions ne pourront s’élaborer en oubliant l’existence, comme le disait Léon Bourgeois (1898), de la « loi de la solidarité », « ce lien fondamental [18] d’interdépendance réciproque qui unit tous les êtres dans une société et dont nul ne peut se dégager ».

[19]

Références bibliographiques

BOURGEOIS, Léon (1898), La solidarité sociale, Paris.

DEBLOCK, Christian, HAMEL, Bruno (1994-1995), « Bretton Woods et l’ordre économique international d’après-guerre », De l’ordre des nations à l’ordre des marchés, Bretton Woods, cinquante ans plus tard, Interventions économiques, n° 26, pp. 9-42.

ELLWOOD, D.T. (1988), Poor Support : Poverty in the American Family, New York, Basic Books, 271 p.

GAZIER, Bernard (1990), « L’analyse économique des revenus minima en Europe », Revue française des affaires sociales, Politiques sociales en Europe : quelles convergences ?, juillet-septembre, n° 3, pp. 101-112.

FREYSSINET, Jacques (1991), Le chômage, Paris, La Découverte, Collections Repères, 128 p.

LÉSÉMANN, Frédéric (1988), La politique sociale américaine, Montréal & Paris, St-Martin/Syros, 192 p.

MOREL, Sylvie (1994), « La sécurité du revenu en matière de chômage : une comparaison France-Canada-Québec », dans : Brunelle, Dorval, Deblock, Christian, (dir.), L’Amérique du Nord et l’Europe communautaire. Intégration économique, intégration sociale ?, Montréal, Presses de l’Université du Québec, pp. 353-378.

OCDE, ORGANISATION DE COOPÉRATION ET DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUES (1990), Le marché du travail : quelles politiques pour les années 90 ?, Paris, 142 p.

[20]



[1] Depuis août 1989, celle-ci remplace la Loi sur laide sociale.

[2] Voir, à ce sujet, le numéro 26 d'Interventions économiques : De l'ordre des nations à l'ordre des marchés, Bretton Woods, cinquante ans plus tard, automne 1994 / hiver 1995, 246 p.

[3] Non pas, précisent les auteurs, l’État compétitif des économistes libéraux, mais celui « de la nouvelle économie industrielle ou de la nouvelle économie internationale ».

[4] Des noms des ministres respectivement du Développement des Ressources humaines et des Finances.

[5] Au lendemain du referendum d’octobre 1995, le Québec a annoncé que la diminution des transferts fédéraux l’obligeait à restreindre ses propres dépenses au chapitre de l’aide sociale. Pour l’exercice financier débutant en avril 1996, il était question d’économiser 180 millions de dollars au budget du ministère responsable du programme de l’aide sociale et, en janvier 1996, on imposait des contraintes supplémentaires aux jeunes bénéficiaires. Le Québec doit en outre présenter une réforme du système de l’aide sociale au printemps 1996. Pour ce qui est des autres provinces canadiennes, on sait que l’Ontario a aussi procédé à des diminutions importantes du montant des allocations versées aux personnes vivant de l’aide sociale et que l’Alberta expérimente maintenant des formules de travail obligatoire en échange de l’aide sociale, c’est-à-dire des formules de « workfare ».

[6] Ceci provient du fait que les programmes d’assurance ont une fonction différente des programmes d’assistance sociale. Ils visent en effet à protéger les revenus d’emploi par le remplacement d’une partie du salaire alors que l’assistance vise à pallier l’absence ou l’insuffisance de revenu par un soutien total ou partiel du revenu. Mentionnons qu’il existe un troisième type de transferts sociaux : les programmes de transfert universel, qui, pour leur part, prennent en compte les charges additionnelles de certains groupes de la population (personnes avec enfants à charge, personnes âgées, etc.) par un revenu de base ou un complément de revenu.

[7] Les États-Unis sont un bon exemple de cette vulnérabilité des programmes d’assistance sociale qui ont fait l’objet d’attaques sans commune mesure avec leur poids dans l’ensemble des dépenses de protection sociale (Ellwood 1988 ; Lesemann 1988). Cela continue d’être le cas aujourd’hui.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 novembre 2021 16:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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