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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Claude Lévi-Strauss, “Panorama de l’ethnologie (1950-1952).” In revue Diogène, revue trimestrielle, no 2, 1953, pp. 96-123, publiée sous les auspices du Conseil international de la Philosophie et des Sciences humaines, et avec l’aide de l’UNESCO. Paris: Les Édi-tions Gallimard. Une édition numérique réalisée par Michel Bergès, bénévole, directeur de la collection “Civilisations et politique”.

[96]

Claude Lévi-Strauss [1908-2009]

Anthropologue et ethnologue français

Panorama de l’ethnologie
(1950-1952).”

In revue Diogène, revue trimestrielle, no 2, 1953, pp. 96-123, publiée sous les auspices du Conseil international de la Philosophie et des Sciences humaines, et avec l’aide de l’Unesco. Paris : Les Éditions Gallimard.


Un panorama de l’activité ethnologique au cours de ces deux ou trois dernières années doit englober des considérations en apparence aussi éloignées que celle des marges d’erreur dans l’évaluation de la durée d’éléments radioactifs et la question de savoir si l’ethnologie relève des sciences de l’homme ou des sciences de la nature. Cet élargissement des préoccupations ethnologiques va de pair avec un intérêt croissant, de la part du public, pour les problèmes ethnologiques ou plus exactement pour les problèmes posés dans les termes et à l’aide des formules, de l’ethnologie ; on doit enfin noter une extension croissante du domaine traditionnel de l’ethnologie, pour lequel on n’hésite plus à revendiquer, à côté des sociétés dites sauvages ou primitives, une compétence s’étendant aux sociétés modernes et aux formes les plus complexes de leur activité. Il y a une trentaine d’années, Kroeber ouvrait la voie en s’attaquant en ethnologue au problème de la mode féminine. On voit aujourd’hui des ethnologues aborder l’étude des mœurs et de l’industrie cinématographique ; et même celle de l’antagonisme entre l’Est et l’Ouest.

En fait, on s’aperçoit chaque jour davantage que, portée par une demande aussi pressante dans ses exigences qu’inconsciente de son objet, l’ethnologie se met en position de formuler un nouvel humanisme. Et peut-être, [97] après tout, que la redécouverte de la culture antique par la Renaissance – avec la collaboration des Arabes était déjà une entreprise ethnographique conçue sur une base limitée. Le mouvement moderne est plus vaste dans ses ambitions, mais non essentiellement différent quant à ses méthodes : il s’agit toujours d’atteindre à la connaissance de l’homme, au moyen de l’étude comparative d’une pluralité d’expériences humaines. Toutefois, on ne cherche plus celles-ci dans l’aventure intellectuelle de quelques esprits exceptionnels — poètes, orateurs ou philosophes — mais dans les humbles labeurs de ces groupements anonymes que sont les sociétés ; et au lieu de ne retenir de celles-ci qu’une élite (choisie toujours d’après des critères subjectifs) on se convainc progressivement qu’aucune conclusion n’est valable pour quelques-unes, qui ne soit inspirée par l’expérience de toutes.

Jamais, sans doute, ambition aussi haute n’a été consciemment formulée par une discipline unique : car il ne s’agit pas moins que d’atteindre à l’homme total, au moyen de la totalité des expériences sociales de l’homme L’ethnographe pourrait se sentir découragé devant la tâche, si, en même temps qu’il en mesurait l’ampleur, il n’apercevait la possibilité d’introduire dans ses méthodes de grandes simplifications permettant en chaque occasion, de saisir l’essentiel à travers la masse écrasante des documents. Des recherches en apparence aussi éloignées les unes des autres que l’élaboration des Human Area Files de Yale University, les enquêtes visant à fonder les notions de « personnalité de base » et de « caractère national », et les analyses structuralistes répondent toutes, en fait, et avec des moyens différents, parfois même des exigences théoriques incompatibles, à la même préoccupation de dégager, dans les coutumes, les croyances et les institutions, ce précipité souvent infinitésimal, mais qui recèle en lui la signification.

En même temps qu’elle prend ainsi conscience de sa mission particulière, l’ethnologie conserve son caractère hybride et équivoque qu’elle doit à son origine historique : elle a reçu pêle-mêle en son sein des observations qu’aucune des sciences humaines traditionnelles n’était disposée à accueillir, soit que les populations qui en étaient l’objet parussent, par la bizarrerie de leurs coutumes et [98] leur bas niveau d’existence, se placer en dehors de tous les systèmes de référence disponibles ; soit même, pour des raisons plus banales, parce que l’absence de monuments figurés ou d’écriture désarmait les entreprises de l’archéologue et de l’historien ; soit même enfin — comme c’est le cas pour l’Amérique précolombienne — parce qu’il faut des pierres de Rosette pour éveiller les Champollion. Chiffonnière des sciences humaines dès l’origine, l’ethnographie croit aujourd’hui avoir trouvé, dans le lamentable rebut recueilli à la porte des autres disciplines, les maîtresses clefs du mystère humain. Mais en même temps qu’elle se prépare à les faire, prudemment et lentement, jouer dans les serrures, elle n’en poursuit pas moins son humble besogne de déballage et de triage des résidus qui continuent à s’accumuler.

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Si les historiens et les archéologues abandonnent aux sciences ethnologiques d’immenses périodes de l’histoire, c’est que les dates y sont fort incertaines, comportant parfois, comme c’est le cas pour le paléolithique inférieur, des marges d’erreur se chiffrant par deux ou trois centaines de millénaires. L’ingéniosité ethnologique a consisté à s’adresser à des disciplines très différentes pour leur emprunter les moyens de réduire ces incertitudes. Ainsi l’analyse pollinique, ou, comme on dit aujourd’hui, la palynologie, et celle des troncs d’arbres ou dendrochronologie, qui font simultanément appel à la géologie, la botanique, la météorologie, l’astronomie et l’archéologie. Quels que soient les progrès effectués grâce à ces méthodes, elles n’en restent pas moins sujettes à des limitations contradictoires : la palynologie permet de remonter jusqu’à des temps reculés, mais elle ne donne jamais que des dates relatives : c’est seulement un système propre à établir des corrélations entre des phases archéologiques, en elles-mêmes indécises. Inversement, la dendrochronologie fournit des dates absolues, mais qui ne permettent guère de remonter au-delà d’un ou deux millénaires. La découverte par W.-F. Libby d’une méthode de datation des vestiges archéologiques d’origine animale ou végétale par la mesure de la radioactivité du carbone 14 (Radiocarbon Dating assembled by F. Johnston, American Antiquity, [99] XVII, 1, 2, 1951) a donc bouleversé, non seulement les perspectives ethnologiques, mais probablement, à très brève échéance, les bases de la division du travail entre les différentes sciences de l’homme.

La méthode se fonde sur l’hypothèse que le carbone radioactif se forme spontanément dans les plus hautes couches atmosphériques par l’effet des rayons cosmiques ; que le taux de formation reste constant à travers l’histoire, comme est également constante en tous les points du globe terrestre la proportion de carbone radioactif dans le carbone inerte. Au moment où l’intervention humaine transforme une matière organique (bois, fibre, os, etc.) en objet fabriqué ou en détritus, celle-ci cesse de se maintenir en équilibre radioactif avec le milieu. Il suffit donc de mesurer la radioactivité résiduelle pour connaître la période écoulée depuis que la matière en question a été appropriée par l’homme. Nous n’entrerons pas ici dans une discussion des problèmes techniques d’une extrême délicatesse qu’il a fallu résoudre ; il suffira d’énoncer les principaux résultats, qui n’ont encore qu’une valeur provisoire. Mise d’abord à l’épreuve sur des séries dont les dates étaient connues par d’autres moyens, la méthode s’est montrée remarquablement exacte. Ainsi, à part une date douteuse pour la tombe de Zoser (qui ne saurait être aussi récente) toutes les dates égyptiennes coïncident approximativement avec la chronologie établie. Il n’a guère été possible, jusqu’à présent, de s’attaquer aux civilisations néolithiques et protohistoriques de l’Orient, en raison de la répugnance des conservateurs de Musée à permettre la destruction (car il faut carboniser préalablement les spécimens) d’objets ou de fragments d’une grande rareté. Les quelques mesures qui ont pu être faites convergent toutes vers la même conclusion : à savoir que la révolution néolithique, caractérisée par l’agriculture et la domestication des animaux, a été suivie par la naissance des grands États beaucoup plus rapidement qu’on ne le supposait. Il ne se serait guère écoulé, entre les deux phénomènes, qu’un ou deux millénaires, contre les trois ou quatre généralement admis. Ainsi, en Égypte, le Fayoum A, pour lequel on trouve une ancienneté absolue (à partir d’aujourd’hui) de 6095 ± 250 ans, ne serait donc antérieur que d’un millénaire [100] à l’apparition de la Première Dynastie (3100 avant J.-C.). C’est vers un même raccourcissement de la chronologie que tend la seule mesure actuellement publiée pour la préhistoire occidentale : celle de charbons trouvés dans la grotte de Lascaux (sans doute ne peut-on être absolument certain que les foyers dont on les a extraits sont contemporains des fresques) qui appartiendraient au treizième millénaire avant l’ère chrétienne.

Mais c’est surtout en histoire et en archéologie américaines que les nouvelles méthodes ont fourni de riches résultats. La raison est double : d’abord parce qu’élaborées aux États-Unis, à l’Institut d’Études Nucléaires de l’Université de Chicago, la curiosité des savants et les ressources locales étaient orientées dans cette direction ; ensuite parce que les estimations en matière d’archéologie américaine étant restées jusqu’ici conjecturales, il était particulièrement urgent d’introduire dans ce vaste domaine un début de stabilité. D’une façon générale on peut dire que tous les résultats suggèrent une conclusion symétrique, mais inverse, de celle obtenue pour l’Ancien Monde : c’est-à-dire que les dates sont, en Amérique, de cinq cents à mille cinq cents ans plus anciennes qu’on ne le supposait. Les très archaïques niveaux sans céramique et avec une agriculture encore ignorante du maïs, récemment découverts au Pérou dans la vallée de Viru et à Huaca Prieta, seraient vieux de quatre mille ans environ ; par contre, on trouve une ancienneté de l’ordre de six mille années pour de très anciens vestiges aux États-Unis (Bat Cave, où l’on a découvert des formes primitives de maïs et Cochise archaïque) et au Mexique (Tlatilco, 6390 ± 300). Les dates du début des cultures historiques de l’Amérique du Sud seraient les suivantes : Mochica, du quatrième siècle avant au deuxième siècle après J.-C. ; Paracas, troisième ou quatrième siècle avant J.-C. ; Nazca, premier ou deuxième siècle avant J.-C. Pour le Mexique, voici les estimations principales : Tehotihuacan et Monte Alban I, entre le début du premier millénaire et le cinquième siècle avant J.-C. ; Monte Alban II, premier au deuxième siècle avant J.-C. ; Tehotihuacan III et Monte Alban III, vers le quatrième siècle après J.-C.

De plus grandes surprises attendaient les archéologues des États-Unis, puisque les importantes cultures préhistoriques [101] de Adena et Hopewell ont été simultanément inversées dans leurs positions respectives, remontées en position absolue, et étalées sur une période plus longue qu’on ne prêtait à leur évolution. Ces conclusions ne sont d’ailleurs pas acceptées de tous, tant elles contredisent d’autres indications. Quoi qu’il en soit, il résulte des observations que les débuts de la civilisation en Amérique, notamment la diffusion des espèces cultivées, remontent au moins un millénaire plus haut que l’on ne supposait. Comme le néolithique de l’Ancien Monde est rajeuni en même temps que celui du Nouveau se trouve doté d’une antiquité supplémentaire, il se pourrait que le problème des relations entre les deux dût se poser sous un jour nouveau.

Quelle que soit l’importance de ces résultats, et les perfectionnements qu’on est en droit d’espérer, il ne faut pas oublier que la méthode de datation archéologique fondée sur la radioactivité du carbone 14 reste sujette à deux limitations. En premier lieu, la période de cet isotope étant de cinq mille six cents ans, elle ne permet, dans l’état actuel des connaissances, que des mesures remontant jusqu’à vingt-cinq mille années environ. À moins qu’on ne découvre la possibilité d’utiliser un autre corps de période plus longue, les époques préhistoriques reculées (paléolithique moyen et inférieur) resteront donc hors d’atteinte. En second lieu, la méthode est fondée sur la mesure d’un phénomène statistique, le rythme de désintégration d’atomes radioactifs ; elle peut tendre vers des valeurs de plus en plus approchées en augmentant la durée de mesure (elle est actuellement de quarante-huit heures), mais seulement au prix d’un rendement inférieur des laboratoires existants. Et par définition, les valeurs déterminées ne seront jamais que des moyennes comportant une marge d’erreur non négligeable. On n’aura donc jamais que des probabilités (qui deviendront de plus en plus hautes) pour qu’une date se situe entre deux limites (qui se rapprocheront progressivement).

D’autre part, les méthodes classiques continueront à se développer et permettront, de concert avec les procédés au radiocarbone, de préciser ces approximations. H. de Terra a publié en 1949 ses conclusions définitives sur l’Homme de Tepexpan (Viking Fund, New York 1949) [102] que le carbone date indirectement (par la mesure de la radioactivité de la tourbe voisine) de douze mille ans. Cette haute estimation, que certains hésitaient à accepter, vient de recevoir une confirmation sensationnelle, de la découverte (non encore publiée au moment où ces lignes sont écrites) dans la même région du Mexique central, d’un squelette de mammouth entre les ossements duquel se trouvaient six outils de pierre taillée, vraisemblablement abandonnés par les dépeceurs surpris dans leur travail, puisque certains membres de l’animal avaient déjà été prélevés.

M. Paul Kirchhoff a annoncé au vingt-septième Congrès International des Américanistes tenu à New York en 1947 (et dont le premier volume des Proceedings vient de paraître : The Civilizations of Ancient America, Univ. of Chicago Press, 1951) ses récentes découvertes sur la chronologie des civilisations mexicaines. Selon lui, les anciens auteurs auraient élaboré une chronologie syncrétique en consolidant les chronologies locales ; il suffirait de débrouiller cette confusion pour retrouver des chronologies distinctes, qui se recoupent les unes des autres avec une précision permettant d’annoncer l’avènement des sociétés précolombiennes à l’histoire véritable. On fixerait ainsi à 1369-1370 les dates de fondation de Tenochtitlan et Tlatelolco. Une autre contribution importante dans le même sens est fournie par l’ouvrage de M. Eric Thompson : Maya Hieroglyphic Writing : Introduction (Carnegie Institution of Washington, Publ. n° 589, 1950), révision critique de tous les documents existants ayant trait au déchiffrement de l’écriture maya ; cet ouvrage qui contient beaucoup d’aperçus nouveaux sur les idées métaphysiques et cosmologiques des anciens Maya et qui élucide le sens de plusieurs hiéroglyphes fait espérer que le moment se rapproche où les écritures mexicaines pourront enfin être déchiffrées.

En fait, ce sont toutes nos conceptions sur la protohistoire du Mexique (et, indirectement, de l’Amérique entière) qui manifestent les signes avant-coureurs d’un bouleversement complet. Depuis un siècle, on tenait les Maya pour les fondateurs des hautes civilisations de l’Amérique centrale. On s’aperçoit maintenant qu’ils ne furent, aux côtés des Zapotèques, que les flamboyants continuateurs [103] d’une culture encore mal connue et appelée arbitrairement « olmèque » qui, au cœur même du Mexique, aurait développé depuis la période archaïque jusqu’au début de l’ére chrétienne, un style d’une grandeur et d’un raffinement insurpassés. Cette tradition olmèque marque déjà de son empreinte les figurines de poterie qui relèvent des niveaux archéologiques les plus anciens. Ainsi donc, à la base de cette fantasmagorie de cultures éblouissantes et éphémères, si caractéristique de l’Amérique précolombienne, il y en aurait eu une autre, dont les traits distinctifs se seraient maintenus pendant une période de mille ou mille cinq cents ans et qui, dans l’état actuel de nos connaissances, apparaît comme la plus parfaite et néanmoins surgie du néant. Le problème de l’origine des civilisations précolombiennes prend ainsi une ampleur insoupçonnée.

Sur le terrain (qu’on aurait pu croire plus solide) de l’archéologie maya, une autre surprise attendait les chercheurs. Jusqu’à présent, on était convaincu que les pyramides servant de base aux temples maya n’étaient que des monticules de terre et de débris revêtus après coup d’un parement architectural. Or des fouilles récentes à Pelenque, dans l’État de Chiapas du Mexique méridional, ont révélé un escalier en zigzag descendant au centre de la principale pyramide, depuis le sommet jusqu’à la base, et conduisant à une salle souterraine dont les murs sont décorés en stuc, et au centre de laquelle se trouve une grande dalle sculptée, représentant un personnage splendidement vêtu et assis sur un trône. En raison de la saison des pluies qui a interrompu les fouilles, cette dalle ne pourra être soulevée qu’au printemps 1953. Que trouvera-t-on dans le coffre ou cercueil de pierre qu’elle paraît recouvrir, on ne sait. Mais il est déjà acquis que des personnages de haut rang avaient été sacrifiés devant l’entrée de la salle avant qu’elle ne fût murée, et que néanmoins il était possible d’y faire parvenir des offrandes ou d’en recevoir messages ou inspiration par l’intermédiaire d’une sorte de tube, ou serpent creux, traversant la paroi. Sont-ce là des indications suffisantes pour évoquer, comme on le fait déjà, les pyramides égyptiennes et leurs salles funéraires secrètes ? Ce serait oublier l’énorme écart des dates et les différences fondamentales des principes [104] architecturaux qui semblent avoir été appliqués dans les deux cas. Quoi qu’il en soit, avec la découverte de Palenque, un chapitre nouveau commence dans l’archéologie américaine.

En ce qui concerne l’Amérique du Sud, les découvertes sur le terrain auxquelles il a été fait allusion ci-dessus sont commentées et discutées dans plusieurs publications : A Reappraisal of Peruvian Archaeology, assembled by W. C. Bennet (American Antiquity, XIII, 4, 2, 1948) et Andean Culture History par W. C. Bennett et J. B. Bird (New York, 1949) ; le point le plus important est la découverte de civilisations agricoles sans céramique et sans maïs. Les études portant sur les phases les plus tardives des civilisations andines recevront aussi une impulsion vigoureuse de la publication du premier volume de la monumentale Bibliographie des Langues aymara et kiéua de P. Rivet et G. de Créqui-Montfort (Paris, Institut d’Ethnologie, 1951), publiée, avec l’aide de l’Unesco, sous les auspices du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines.

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Aidée d’un côté par la physique nucléaire, l’ethnologie se tourne d’autre part vers la botanique et plus spécialement la génétique, pour obtenir des résultats qu’il va bien falloir essayer (et ce ne sera peut-être pas très difficile) de mettre en harmonie avec les précédents. De récents articles des botanistes G. F. Carter (Southwestern Journal of Anthropology, 6, 2, 1950) et C. R. Stonor et E. Anderson (Annals of the Missouri Botanical Garden, 39, 1919) apportent des arguments extrêmement troublants en faveur de l’origine sud-asiatique des formes américaines du coton, et de toutes les formes de maïs. Le coton cultivé américain à vingt-six chromosomes serait né d’un croisement entre le coton cultivé asiatique à treize chromosomes et le coton sauvage péruvien à treize chromosomes également. Des considérations empruntées à la génétique et à la chronologie au carbone 16 suggèrent que l’introduction des espèces asiatiques en Amérique du Sud serait antérieure au premier millénaire. En ce qui concerne le maïs. In situation est encore plus étrange. Il [105] n’existe aucune plante cultivée dont l’origine américaine ait été plus volontiers admise, et pourtant il paraît impossible de découvrir son lieu de domestication ainsi que les espèces sauvages à partir desquelles elle aurait été dérivée. Par ailleurs, la linguistique et l’archéologie suggèrent une introduction tardive du maïs en Amérique ; les plus anciens spécimens, très différents des formes actuelles, remonteraient à 2500 avant J.-C. environ, et aussi bien en Amérique du Sud qu’en Amérique du Nord, on connaît des vestiges de cultures agricoles sans maïs. La présence, dans les vallées montagneuses de l’Asie du Sud-Est, de formes primitives de maïs restées inconnues de l’Inde et de la Chine jusqu’à la réintroduction du maïs américain au XVIIe siècle, pourrait fournir une solution très séduisante. Néanmoins, il faut bien admettre que des relations régulières entre l’Asie du Sud et l’Amérique à une date qui ne saurait être moins ancienne que le troisième millénaire, posent des problèmes qui ne sont pas près d’être résolus. D’un autre côté, il semble solidement établi sur des bases génétiques qu’un bon nombre de plantes hawaïennes ont été importées d’Amérique à une époque ancienne. Le lecteur ne manquera pas de rapprocher ces spéculations de l’expédition du Kon-Tiki (T. Heyerdahl, The American lndians in the Pacific, Stockholm 1952). Si Heyerdahl et ses compagnons n’ont certainement pas réussi à prouver leur hypothèse d’une origine américaine des civilisations polynésiennes, ils ont au moins démontré, par leur prodigieuse équipée, que des contacts intermittents furent possibles entre l’Amérique et l’Océanie, et comment ils se sont vraisemblablement produits.

Aux découvertes d’Ipiutak, au bord du Détroit de Behring, que leurs auteurs rattachent aux civilisations sibériennes du premier millénaire avant J.-C. (H. Larsen and F. Rainey, Ipiutak and the Artic Whale Hunting Culture, Anthrop. Papers of the Amer. Mus. of Nat. Hist., 42, 1948) il faut, à l’autre bout du continent, ajouter celles de M. Reichlen dans le nord du Pérou (Journal de la Société des Américanistes, 39, 1950). Les villages funéraires qu’il décrit, creusés à flanc de falaise et garnis de maisons et de figurines modelées, évoquent des usages similaires des indigènes des îles Célèbes. Tous ces faits contribueront [106] sans doute à la réouverture du dossier, jamais classé, des relations préhistoriques entre l’Amérique et l’Asie.

Peut-être le progrès des connaissances en matière de civilisation archaïque de l’Asie et du Pacifique aidera-t-il, de son côté, à combler le fossé qui subsiste toujours entre les deux mondes. Les recherches archéologiques, folkloriques et ethnographiques ont repris au Japon. Pour la Chine, on ignore malheureusement tout des travaux menés sous le nouveau régime, mais nul n’a perdu le souvenir de l’émotion suscitée par la publication des trouvailles de von Kœnigswald touchant le « géant » de Chine méridionale au même moment où des fouilles sud-africaines révélaient, à des niveaux apparemment plus anciens, que tout ce que l’on soupçonnait alors, l’existence de « pygmées » utilisant le feu et chassant en bandes. On attend les publications définitives de ces dernières découvertes (voir S. Zuckerman, dans Nature nos 165 et 166, 1950) ; quant au « giganthropus », on commence à supposer qu’après tout, ce pourrait être un singe anthropoïde et non un hominien. L’ensemble des connaissances en matière de paléontologie humaine et de préhistoire de l’Extrême-Orient ont fait l’objet d’une attentive mise au point de H. L. Movius Jr. (The lower paleolithic Cultures of Southern and Eastern Asia, Transactions of the American Philosophical Society, 38, 4, 1949). Le problème essentiel est celui de la présence d’une industrie à bi-faces rencontrée dans deux régions fort éloignées l’une de l’autre, Punjab et Java, en contraste avec la prédominance dans toute l’Asie d’une industrie à éclats ; d’autre part il semble que la préhistoire de l’Asie soit en retard de quelques centaines de milliers d’années sur celle de l’Europe et de l’Afrique.

Un nouveau chapitre de l’ethnologie est en train de s’ouvrir avec le début d’une archéologie océanienne. Des recherches sur le terrain comme celles de Avias en Nouvelle Calédonie (Journal de la Société des Océanistes, T. 6, 1950) de Gifford à Fidji (Archaeological Excavations in Fiji, Univ. of California Press, 1951) et d’autres, de la vaste compilation de Riesenfeld, des expéditions archéologiques du Chicago Museum of Natural History à Saipan et Tinian en Micronésie en 1949-1950, une chronologie complexe commence à se dégager et on peut espérer [107] l’éclaircissement progressif des mouvements des populations, migrations et révolutions qui concourent avec la physiographie à donner à ces îles une apparence aussi hétéroclite. Rien de très archaïque n’apparaît d’ailleurs dans cette région du monde où l’archéologie est curieusement mise à contribution, de concert avec la mythologie, les légendes et les généalogies conservées par la mémoire des indigènes, pour déterminer des périodes vieilles à peine de trois ou quatre siècles.

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En ce qui concerne les populations encore vivantes, le plus grand progrès accompli dans leur connaissance au cours de ces dernières années est sans doute marqué par l’achèvement du Handbook of South American Indians (Bureau of American Ethnology) dont le sixième volume vient de paraître (il n’en manque plus qu’un consacré aux index). Cette vaste compilation, dirigée par le Prof. J. Steward, contestable quant à sa conception d’ensemble, présente l’immense mérite d’être l’œuvre d’un groupe de savants internationaux qui ont, presque tous, une connaissance directe de l’indigène américain ; même quand ils résument des travaux anciens, leur analyse est vivifiée par l’expérience ethnographique et beaucoup d’observations nouvelles trouvent place dans cette véritable somme à laquelle Alfred Métraux a fourni la principale contribution.

En Amérique du Sud même, on assiste à l’éveil des études ethnologiques sur le plan national. Ce mouvement est surtout marqué au Brésil où la Revista do Museu Paulista dirigée par le Prof. H. Baldus publie depuis quelques années un riche ensemble d’études dues à des jeunes savants tels que E. Galvâo, F. Fernandez, E. Schaden, D. Ribeiro, etc. En Colombie, M. Reichel Dolmatolf vient de livrer au public le deuxième volume d’un ouvrage consacré aux Indiens Kogi. Cette monographie révèle une organisation sociale en clans, et un système métaphysico-religieux d’une extraordinaire richesse où l’on voit revivre bon nombre de traits qui ont sans doute, à l’époque précolombienne, caractérisé les grandes civilisations andines. Ainsi, à défaut d’écriture, ce sont des [108] coutumes toujours vivantes et des traditions orales qui pourront permettre l’interprétation de cette masse prodigieuse de vases peints et de monuments ligures dont les motifs attendent toujours, dans tous les musées du monde, d’être convenablement déchiffrés. Le fameux motif du jaguar cannibale qu’on rencontre depuis le Pérou jusqu’aux Antilles est tout illuminé par le commentaire, présenté par M. Reichel Dolmatoff, des croyances Kogi relatives à la mort. Les Indiens Kogi ont également la coutume de symboliser tous les noms, les sexes, les âges, les statuts sociaux et religieux au moyen des différentes variétés de perles de collier trouvées dans les anciennes tombes qui abondent autour de leurs villages. Ils ont ainsi élaboré un vaste système doté de règles, dont les matériaux sont les vestiges archéologiques laissés par leurs ancêtres lointains.

L’abondance des publications nord-américaines permet seulement de détacher quelques titres. C’est la tradition de l’école de Boas que Mme Gladys Reichard, dernière disciple de stricte observance, illustre de son étude : Navaho Religion : A Study of Symbolism (Bollingen Series, New York 1950). Ces deux volumes constituent une tentative jusqu’à présent unique pour établir, à propos d’une tribu indigène, un système complet de corrélations entre le panthéon, les mythes, le rituel, les idées morales, les classifications sensorielles et l’art. Même quand on trouve que l’auteur s’est arrêté à mi-chemin, on ne doit pas moins reconnaître que son travail offre des aperçus au psychologue comme au linguiste, à l’historien de l’art comme à celui de la pensée scientifique. C’est aussi dans une perspective structuraliste que se place Fred Eggan, disciple de Radcliffe-Brown, dont le livre Social Organisation of the Western Pueblos (Univ. of Chicago Press, 1950) vise à déterminer les corrélations entre les systèmes de parenté et les différentes tribus Pueblo et les autres aspects de leur organisation sociale. Avec Mandan Social and Cérémonial Organization de A. W. Bowers (Univ. of Chicago Press, 1950), the Northern and Central Nootka Tribes de Ph. Drucker (Bulletin 144, Bureau of American Ethnology, 1951), Los Otomies de P.C. Pizana (Universidad Nacional, Mexico 1951) on découvre la richesse d’informations inédites qu’une saine méthode d’enquête [109] peut recueillir des populations en apparence les plus altérées par un long contact avec les blancs.

Dans le reste du monde, de nouveaux domaines s’offrent à l’enquête ethnologique et d’autres, qu’on croyait épuisés, se réveillent. Depuis cinq ans environ, les populations les moins aryanisées de l’Inde font l’objet d’études approfondies comme celles de Verrier Elwin (The Muria and Their Ghotul ; Myths of Middle India, Oxford University Press, 1947 et 1949) de Christopher von Fürer Haimendorf (The Raj Gonds of Adilabad, vol. 1, Mc Millan, Londres, New York, 1948) ; ou celles encore inédites de Louis Dumont. On s’aperçoit ainsi que des races et des cultures primitives dont on cherchait les prototypes dans les populations mongoliques d’Assam et de Birmanie (E. R. Leach : Jinghpaw Kinship Terminology, Journal of the Royal Anthropological Institute, 1950) s’étendent en fait beaucoup plus à l’ouest, jusque dans les Provinces Centrales ; or ces populations offrent des types d’institutions, comme les maisons de célibataires ou des formes asymétriques de mariage préférentiel, dont la connaissance est probablement indispensable à la reconstitution des formes les plus archaïques des cultures indo-européennes. Ce problème, jusqu’à présent posé sur un terrain purement archéologique par les frappantes analogies entre certaines pièces sud-asiatiques et leur contrepartie Scandinave, promet, grâce à ces études qui sont, par ailleurs, des modèles d’investigation ethnographique, des développements nouveaux sur le plan de la sociologie. Comme ces institutions semblent s’étendre vers l’est jusqu’au Japon et en Indonésie, un immense problème se trouve posé, soit en termes historico-géographiques, soit dans ceux d’une typologie structurale. Les études indochinoises de K. G. Izikowitz (Lamet, Hill Peasants in French Indochina, Göteborg 1950) et celles inédites de M. G. Condominas apportent des faits nouveaux pour cette région du monde.

Du côté japonais, nous avons signalé les efforts des spécialistes tels que M. Takeda Hisayoshi Yanagida Kunio et Naoe Hiroji pour recueillir avant qu’il ne disparaisse complètement un folklore peu banal. Du côté indonésien, on signalera l’ouvrage de A. E. Jensen, Die Drei Ströme, Züge ans dem Geistigen und Religiösen Leben der Wemale, [110] ein Primitiv-Volk in den Molukken (Francfort-sur-le-Main, 1948), matériaux recueillis avant la guerre, mais qui sont à la source d’un ouvrage théorique récent du même auteur, Mythos and Kult bei Naturvolkern (Wiesbaden, 1951), et, plus particulièrement sur la sociologie de cette partie du monde : P. E. de Josselin de Joug, Minangkabau and Negri Sembilan Socio-political Structure in Indonesia (Leyde, 1951).

Les îles du Pacifique sont le sujet d’importantes transformations économiques et sociales, et il est saisissant d’apprendre par des ouvrages tels que Transformation Scene, de Ian Hogbin (Routledge and Kegan Paul, Londres, 1951) ce qu’est devenue la culture d’un village de Nouvelle-Guinée (c’est-à-dire une des régions les moins connues et les moins fréquentées du monde jusqu’en 1939) après plusieurs années d’occupation japonaise, puis américaine et une prise de contact avec les moyens de transport et de destruction les plus perfectionnés de la civilisation moderne. Le tableau est assez pitoyable. Par contre, on doit incontestablement à la prise en charge par la Navy américaine des îles de la Micronésie et à l’aide généreuse de la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Studies (qui a aussi permis les études au carbone 14 citées plus haut) la plus vaste investigation systématique des coutumes, de la langue et des institutions jamais entreprise dans un groupe de populations indigènes. La Micronésie, presque inconnue jusqu’à présent au point de vue ethnographique, se révèle à travers une multitude d’enquêtes [1]) et les carnets de notes que les indigènes eux-mêmes apprennent à tenir.

En Australie, la rigueur et la pénétration des enquêtes et de l’enseignement de A. P. Elkin, la qualité des travaux publics depuis une vingtaine d’années par l’élite de chercheurs groupés autour de lui à la revue Oceania, ont abouti à ce que l’on considérerait volontiers comme un petit miracle ethnographique si le terrain n’avait été de longue date aussi généreusement préparé. Un couple de jeunes chercheurs, Mr. et Mrs. Berndt, fait renaître un aspect entièrement nouveau de ces sociétés australiennes [111] qu’on pouvait croire doublement épuisées par le zèle des enquêteurs et les progrès de la civilisation. Dans une série de publications dont le nombre ne nuit en rien à la vigueur et à la densité : Women’s Changing Ceremonies in Northern Australia (L’Homme, Paris, 1950) ; Kunapipi, A Study of an Australian Aboriginal Religious Cult (Cheshire, Melbourne, 1951) ; Art in Arnhem Land (en collaboration avec A. P. Elkin, Melbourne, 1949) ; Sexual Behaviour in Western Arnhem Land (New York, 1951) auxquels il faut ajouter de nombreux articles et d’autres ouvrages actuellement sous presse, ce ménage exceptionnellement doué est en train d’écrire à lui tout seul un chapitre de la sociologie de cette partie du monde. L’intérêt de leurs publications se partage entre leurs observations ; les textes de rituel complets qu’ils ont pour la première fois recueillis, transcrits et munis d’un appareil critique ; enfin les peintures indigènes qu’ils publient : étonnantes compositions d’accouplements où les humains paraissent des insectes, et illustrations mi-symboliques et mi-réalistes des mythes où chaque détail, chaque couleur ont une signification.

On est trop mal renseigné sur les recherches soviétiques pour donner une analyse détaillée des progrès accomplis en ethnographie sibérienne et ailleurs. Certains travaux analysent l’impact de la collectivisation des terres sur la structure sociale traditionnelle des populations de l’Asie centrale : de curieuses transitions fonctionnelles apparaissent entre les clans ou sous-clans exogamiques et les brigades de travail. Un article récent de I. A. Lopatin dans le Journal of American Folklore (n° 252, 1951) montre, dans le même sens, comment la forme poétique de la chastushka se maintient dans les villages tout en exprimant de nouvelles préoccupations.

Jusqu’à l’année dernière, les doctrines ethnographico-linguistiques de Marr dominaient les interprétations théoriques des savants russes. On sait qu’une vigoureuse polémique entre spécialistes, tranchée contre le Marrisme par trois interviews retentissantes de Staline, a complètement modifié l’orientation. L’ensemble des textes relatifs à cette affaire ont été traduits et publiés par l’Université Columbia (The Soviet Linguistic Controversy, King’s Crown Press, 1951). La thèse officielle est, à présent, que [112] le langage ne relève ni des superstructures comme le voulait Marr (avec cette conséquence que chaque état de la langue serait un instrument au service de la classe dominante), ni des infrastructures, mais d’une catégorie à part, où il se rencontre avec l’outillage technique : « car l’outillage technique, comme le langage, est en quelque sorte indifférent aux classes, et tous deux peuvent être mis au service de différentes classes anciennes ou nouvelles ». La conclusion manifeste est que l’évolution du langage et celle de la technique sont soumises à des lois propres : « La grammaire », dit aussi Staline, « ressemble à la géométrie qui formule ses lois à partir de notions abstraites de l’expérience des objets, et qui considère les objets comme des corps sans caractère concret ». Il est trop tôt pour savoir quelle influence ce changement doctrinal exercera sur la pensée ethnologique de l’Union Soviétique.

Parmi les contributions récentes à l’ethnographie de l’Union Soviétique publiées sur place ou ailleurs, on notera enfin les travaux de V. N. Tchernetsov, D. A. Olderogge, A. Kondaurov, F. D. Gourevich, parus de 1946 à 1950 dans les revues soviétiques spécialisées ; l’importante étude de R. Jakobson : Slavic Mythology (in : Funk and Wagnall’s Standard Dictionary of Folklore, New York, 1950); le Atlas to the Prehistory of the Slavs de K. Jazdzewski (2 vol., Acta Praehistorica 1, Lodz, 1948- 1919), enfin la monographie de Th. Chodzidlo : Die Familie bei den Jakuten (Internationale Schriftenreihe für Soziale and Politische Wissenschaften, Freiburg, 1951).

Les études africaines reçoivent en ce moment l’aide des gouvernements et des institutions internationales, qui commencent à se rendre compte des risques impliqués par la transformation, déjà brutale en certains endroits, de la structure traditionnelle des sociétés indigènes. Comme celle-ci repose essentiellement sur les liens de famille, l’International Institute of African Studies, aidé par l’Unesco, a jugé utile de faire suivre une publication intérieure sur les systèmes politiques africains par un important volume : African Systems of Kinship and Marriage (Oxford University Press, 1950). Ce recueil d’études dues à des auteurs différents, dirigé par les Prof. Radcliffe Brown et Daryll Forde et précédé d’une longue introduction [113] du premier nommé, couvre les principaux types de sociétés africaines, et son importance théorique ne le cède en rien à sa valeur pratique pour l’administrateur et le missionnaire. Dans la même direction, on notera l’apparition du premier des trois volumes annoncés par G. Wagner, The Bantu of Northern Kavirondo (Oxford University Press, 1950) et le second volume consacré par le Prof. M. Fortes aux Tallensi : the Web of Kinship among the Tallensi (Oxford University Press, 1950) où l’on trouve une analyse des tensions qui se manifestent dans une société polygame. Se plaçant à un point de vue très différent, mais non moins essentiel à la connaissance des mécanismes qui régissent le fonctionnement des sociétés africaines, le Dr. Léon Pales poursuit sous les auspices de l’Institut Français d’Afrique Noire la publication de sa monumentale enquête sur l’alimentation indigène. Dans le même sens on citera, à propos d’une société d’origine africaine transportée sur le sol antillais, l’ouvrage d’Alfred Métraux : Making a living in the Marbial Valley, Haiti (Unesco, 1951). D’autres travaux sont en préparation, notamment ceux de G. Balandier et de P. Mercier, tous deux associés à l’œuvre de l’Institut Français d’Afrique Noire (Ifan) et de Mme D. Pauline sur les Kissi.

Ce renouveau d’intérêt profite aussi aux formes plus traditionnelles de l’enquête. Grâce aux travaux de M. J. P. Lebeuf, l’ancienne civilisation des Sao commence à être connue ; M. Leakey poursuit la publication de découvertes portant sur des cultures encore plus archaïques (Excavations at the Njoro River, Oxford 1950) ; l’Abbé Breuil vient de rapporter d’Afrique du Sud des relevés de peintures rupestres représentant des personnages du type nilotique évoquant parfois l’Égypte ancienne. Ces trouvailles permettront peut-être au grand préhistorien d’imposer sa théorie sur la haute antiquité de certaines au moins de ces peintures ; enfin, on a encore présent à l’esprit les étonnantes découvertes anglaises des bronzes et figures en terre cuite de Ifé. Dans une série d’études publiées depuis deux ans par le Southwestern Journal of Anthropology (1950-1951), J. Greenberg a repris tout le problème de la classification des langues africaines, et il aboutit à des conclusions révolutionnaires telles que l’affirmation de la parenté des langues soudanaises et des [114] langues bantous. Les méthodes suédoises de distribution sur cartes trouvent leur illustration dans : H. Tegnacus Le Héros Civilisateur  (Upsalla, 1950). Enfin Marcel Griaule, assisté d’un groupe de chercheurs au premier rang desquels il faut citer Mmes Dieterlen (Essai sur la Religion Bambara, Paris, 1951) et de Ganay, commence à débrouiller l’écheveau formé par le système mythologique, philosophique et symbolique des Soudanais. Ces découvertes, qui trouvent leur complément dans l’ouvrage de M. Leiris, La Langue Secrète des Dogons (Paris, Institut d’Ethnologie, 1948) ont fait couler beaucoup d’encre, et d’aucuns ont dit que les Dogon et les Bambara jouaient déjà, dans la pensée philosophique française, un rôle analogue, mais inverse de celui qui fut tenu par les Arunta au moment de la publication il y a quarante ans, des recherches de Durkheim et de Lévy-Bruhl. Il s’agissait alors de montrer, sur un exemple indigène, que la pensée primitive procédait par catégories irréductibles à celles de la pensée civilisée. Au contraire, M. Griaule et Mme Dieterlen se plaisent à retrouver dans les théories cosmologiques des Soudanais des formes de pensée très voisines de celles des anciens Grecs ou des Égyptiens. Le rapprochement n’est pas douteux. Il s’agit toutefois de l’interpréter. S’agit-il du développement original, sur le plan local, de thèmes méditerranéens sujets depuis l’antiquité à d’innombrables manipulations, y compris celles dues à l’Islam ; ou faut-il, comme certains philosophes paraissent le faire imprudemment, considérer le Soudan comme le conservatoire des formes de pensée les plus authentiquement archaïques du monde occidental ? Seule la publication des textes et leur étude philologique et ethnographique permettront de décider en faveur de l’une ou l’autre interprétation.

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L’apparition, en l’espace de deux ou trois ans, d’une série imposante de traités d’ethnologie est le plus sûr indice de la prédominance croissante dans cette science des préoccupations théoriques. On citera seulement les principaux : A. L. Kroeber, Anthropology, 2 éd. (1948) ; M. L. Herskovits, Man and His Works (New York, 1948) ; R. H. [115] Lowie, Social Organisation (New York, 1948) ; S. F. Nadel, The Foundations of Social Anthropology (Londres, 1951) ; R. Firth, Elements of Social Organisation (Londres, 1951) ; K. Birket-Smith, Geschichte der Kultur (Zurich, 1948). Avec des méthodes souvent différentes, ces ouvrages concordent dans la commune affirmation dont l’initiateur fut incontestablement Marcel Mauss (Sociologie et Anthropologie, Paris, 1950) — que les systèmes sociaux forment des touts, et qu’il n’est possible de comprendre chaque aspect (vie économique, religion, institutions sociales, art) qu’en fonction de l’ensemble. À la source de ce véritable credo de l’ethnologie contemporaine mis à la portée du public cultivé par le livre couronné par un des principaux prix littéraires des États Unis : Mirror for Man de Clyde Kluckhohn (New York 1949), se retrouvent des influences variées dont chacune est responsable de la formation particulière donnée à l’hypothèse : Marx, Boas, Freud, Malinowski, Radcliffe Brown et l’École Phonologique de Prague. Le point de vue a été introduit dans la sixième et dernière édition du plus célèbre manuel d’enquête : les Notes and Queries on Anthropology du Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland (Londres, Routledge and Kegan Paul, 1951).

La notion de structure fournit un commun dénominateur à ces expressions parfois divergentes, et il est significatif que le terme apparaisse avec une fréquence croissante dans les titres d’ouvrages généraux : Social Structure, recueil d’essais dirigé par M. Fortes en l’honneur de A. R. Radcliffe Brown (Oxford, 1949) et deux ouvrages parus la même année et visant l’un et l’autre à formuler une théorie générale de la parenté : Social Structure (aussi) de G. P. Murdock (New York, 1949) et les Structures Élémentaires de la Parenté du signataire de ces lignes (Paris, 1949). Il est vrai que l’analogie s’arrête là : tandis que le fonctionnalisme de Radcliffe Brown reste proche de considérations organicistes et dérive ses modèles de la psychologie et de la biologie, Murdock utilise une méthode statistique pour établir des corrélations entre des traits isolés et reconstituer ainsi empirique ment des ensembles ; de son côté, Lévi-Strauss cherche à définir les structures à l’aide de constantes qu’il de [116] demande simultanément à une analyse intensive de cultures globales et à certaines formes de la pensée mathématique moderne de contribuer à dégager (Laguage and the Analysis of Social Laws, American anthropologist, 53, 2 1951).

Les phénomènes de structure ne sont pas seulement étudiés sous cet aspect statique. De nombreux auteurs, principalement américains, se consacrent à l’étude des structures considérées comme des « patterns », c’est-à-dire des systèmes de relations offrant des arrangements spécifiques pour chaque culture particulière, et fournissant à chaque individu le modèle qu’il doit assimiler pour pouvoir fonctionner comme membre de son groupe social. Nous sommes ici aux frontières de l’ethnologie et de la psychologie, et, comme le processus d’assimilation est largement inconscient, lié d’autre part à des expériences dont certaines au moins ont un caractère infantile, aux limites mêmes de la psychanalyse. Cette proximité est attestée par la publication d’ouvrages comme : G. Roheim, Psychoanalysis and Anthropology (New York, 1950) ; Psychoanalysis and Culture, Essays in Honor of Géza Roheim (New York, 1951) ; ou encore Reality and Dream, de George Devereux (New York, 1951). Ce dernier livre expose et commente le traitement psychothérapique d’un Indien des Plaines ; l’auteur y présente des vues théoriques d’une grande ingéniosité. Il montre notamment comment toute analyse psychologique d’un sujet doit être menée par rapport à un système de référence qui est celui de sa culture particulière : un Indien qui paraît névrosé selon les critères de la société blanche peut être parfaitement normal, ou autrement psychopathe, quand on replace ses prétendus troubles dans le contexte de ses traditions et de son milieu. D’autre part, Devereux critique la thèse selon laquelle le « pattern » culturel serait intégralement transmis à l’individu au cours de la plus petite enfance. Le problème des rapports entre l’enfance et la société vient d’ailleurs de faire l’objet d’une mise au point de E. H. Erikson : Childhood and Society (New York, 1951), illustré par des exemples comparatifs empruntés à deux tribus indigènes : les Sioux et les Yurok : et trois sociétés modernes : États-Unis, Allemagne et Russie. Devereux [117] et Erikson sont à la fois ethnologues et psychanalystes. Une autre contribution d’importance au même problème peut être cherchée dans H. Granquist, Child Problème among the Arabs, Studies in a Muhammedan Village in Palestine (Helsingfords — Copenhague, 1950) qui fait suite à deux volumes antérieurement parus.

Les chercheurs groupés autour de Mme Margaret Mead s’efforcent de transposer la notion de « pattern » culturel, telle qu’elle a été définie au début du paragraphe précédent, pour permettre de l’étendre aux sociétés modernes. Sous cette nouvelle forme, le « pattern » culturel devient « caractère national ». Après des tentatives encore inédites portant sur les colonies étrangères vivant à New York, Mead et Gorer se sont attaqués au caractère américain, et plus récemment au caractère russe (M. Mead, Soviet Attitudes Toward Authority, McGraw Hill, New York, 1951). Dans un article de la revue Natural History (What makes the Soviet Character, septembre 1951) l’auteur expose sa méthode : on a commencé par construire un modèle du caractère national russe antérieur à la révolution en soumettant des émigrés à des questionnaires et à des tests, et en analysant les sources écrites, « cherchant au-delà d’elles les êtres humains qui les ont produites et qui y ont cru » ; en second lieu on a construit un modèle de l’intelligentsia bolchevik ; enfin on s’est attaché à analyser les déclarations officielles, la littérature, les films, etc., de la Russie d’aujourd’hui. À partir de là, on s’est posé des problèmes : comment évoluent des enfants définis en fonction du premier système quand ils sont exposés aux conditions impliquées dans le dernier, etc. La conclusion paraît être que les méthodes d’emmaillotage et leur évolution jouent un rôle considérable dans la formation du caractère national. Ainsi, par un singulier paradoxe, l’ethnographie qui, à ses origines, demandait ses documents à des observateurs n’hésitant pas à parcourir la moitié du monde pour se transformer en témoins, devient, entre les mains de Mead, une sorte de technique de détermination à distance, exclusive de toute observation directe, des moteurs secrets d’une civilisation.

Il n’est pas nécessaire de suivre M. Mead dans ces aventureuses entreprises pour reconnaître que l’ethnographie [118] est maintenant suffisamment mûre pour aborder l’étude des sociétés plus complexes que celles auxquelles elle s’était jusqu’à présent limitée. La véritable question est de savoir jusqu’à quel degré de complexité l’ethnologue peut impunément s’avancer. Une enquête encore inédite, menée en 1950 par MM. Bernot et Blancard dans un village français baptisé pour la circonstance « Nouville », avec des méthodes d’observation proprement ethnographiques et psychologiques, a donné des résultats très convaincants. Mais Nouville compte cinq cents habitants et il n’est pas certain que les mêmes méthodes puissent s’appliquer dans des communautés plus nombreuses où l’observation directe doit céder le pas, au moins en partie, à des méthodes différentes telles que les statistiques, les questionnaires et l’étude des échantillons.

Quoi qu’il en soit, des orientations divergentes apparaissent en ethnologie selon que l’intérêt se porte sur des sociétés relativement simples et très différentes de celle de l’observateur qui pour ces raisons, lui apparaissent comme statiques, ou sur des sociétés complexes du même type que celle de l’observateur et dans lesquelles l’aspect dynamique est le plus aisément perceptible. Il est frappant, à cet égard, que les tentatives pour introduire la perspective dynamique dans les études du premier type n’aient guère abouti qu’à formuler la notion négative d’acculturation. Par contre, les études du second type ont contribué à mettre l’accent sur le rapport entre l’individu et le groupe, problème dont la mise au point collective, sous la direction conjointe d’un ethnologue et d’un psychologue, reste : Personality in Nature, Society and Culture, ed. by C. Kluckhohn and H. A. Murray (Harvard University Press, A. A. Knopf. New York, 1949).

Ces différentes orientations se reflètent aussi dans les points de vue nationaux : ainsi les Américains se considèrent volontiers comme des « dynamistes » par opposition à l’attitude « statique » de leurs collègues étrangers.

Dans American Anthropologist de octobre-décembre 1951, G. P. Murdock fait — à propos des African Systems dont il a été parlé ci-dessus — un véritable procès des tendances actuelles de l’ethnographie anglaise, à laquelle il reproche un formalisme excessif, le dédain de l’histoire, [119] un manque d’intérêt pour les aspects non strictement institutionnels de la vie sociale ; pour tout dire, et bien que ces termes ne soient pas dans le texte, l’école anglaise pécherait par esprit statique, dogmatisme et méthode scolastique. Son orientation actuelle la rapprocherait de la sociologie plutôt que de l’ethnologie véritable. Dans le même numéro, un représentant respecté de l’école incriminée, Raymond Firth, donne la réplique ; il offre un tableau plus nuancé de l’activité de ses collègues. Mais en même temps qu’il précise, par d’ingénieux aperçus, la position respective des deux maîtres de la pensée ethnologique anglaise, Malinowski et Radcliffe Brown — l’un romantique, l’autre classique, le premier préoccupé par l’originalité et la diversité de chaque expérience individuelle au sein du groupe social, l’autre soucieux avant tout de définir des équilibres et des proportions — Firth élargit le débat. La véritable question, dit-il, est de savoir si l’on s’en tiendra à une conception démodée de l’ethnologie qui pour préserver à tout prix la solidarité entre les différents aspects de la « culture », maintiendra artificiellement associées des disciplines qui n’offrent plus entre elles aucun rapport : anthropologie sociale et anthropologie physique, technologie, archéologie ; ou si l’on acceptera enfin de reconnaître l’unité, au moins potentielle, d’une science sociale au sein de laquelle l’anthropologie sociale (pour adopter ici la terminologie anglaise) marchera de pair avec la sociologie, la psychologie sociale et la science économique.

Ainsi, et dans un tout autre sens, voit-on se poser le problème de l’appartenance de l’ethnologie, que, dans une série de conférences à la Bbc, puis dans un article de Man et enfin dans un livre : Social Anthropology (Londres, 1951) E. E. Evans Pritchard, Professeur à l’Universilé d’Oxford, avait posé de façon retentissante : l’ethnologie est-elle une science de l’homme ou relève-t-elle des sciences de la nature ? Faut-il voir en elle une discipline connexe de l’histoire et de la philologie, différente de ces formes traditionnelles dans la seule mesure où elle s’occupe de civilisations très détachées de la nôtre ? Si cette vue est exacte, le rapport entre l’ethnologie d’une part et l’histoire et la philologie de l’autre serait à peu près le même que celui qui s’est établi entre les formes dites « classiques » [120] et « non-classiques » de ces deux disciplines. Ainsi, la philologie classique groupe les études grecques, romaines et plus généralement tout ce qui touche à la civilisation occidentale. L’ethnologie rassemblerait, avec l’Amérique indigène, l’Afrique, l’Océanie, etc., un troisième groupe de civilisations encore plus éloignées, mais ses préoccupations resteraient les mêmes que celles des autres sciences de l’homme : décrire, restituer et interpréter les diverses formes de l’expérience humaine pour les rendre connaissables et intelligibles à ceux qui n’y participent point. Cette manière de poser les problèmes ethnologiques est illustrée par l’incorporation, dans le titre même de la School of Oriental and African Studies de Londres, des études ethnographiques à la tradition humaniste.

Tout le monde est à peu près d’accord aujourd’hui pour reconnaître que l’anthropologie physique et l’ethnologie sont définitivement engagées sur des voies divergentes : la première destinée sans doute à se résorber à plus ou moins brève échéance dans la génétique (voir, par exemple : C. S. Coon, S. M. Garn, J. B. Birdsell : Races, A. Study of the Problems of Race Formation in Man, C. C. Thomas, Springfield, 1950 ; W. C. Boyd, Genetics and the Races of Man, Little, Brown and Co, Boston, 1950) ; et l’ethnologie devenant une discipline autonome. Mais faut-il voir en cette dernière une « culturologie » comme le veut M. Leslie A. White (The Science of Culture, Farrar, Straus and Co, New York, 1949) ou doit-elle (comme paraissent le souhaiter Firth et Evans Pritchard) éclater à son tour en une anthropologie culturelle consacrée à l’étude de « l’ensemble des ressources accumulées, non matérielles et matérielles, que l’apprentissage social permet d’acquérir et d’utiliser, de modifier et de transmettre » et une anthropologie sociale qui met surtout l’accent sur la « composante humaine, les individus et les relations qui les unissent » (Firth, 1. c.) ? La vraie question est de savoir si cette division, acceptable pour des motifs d’ordre pratique, doit, comme le propose Evans Pritchard, entraîner l’anthropologie sociale dans le camp des « humanités ».

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On ne saurait s’engager ici dans la discussion du problème, qui conduirait beaucoup trop loin. Mais on retiendra de ces débats que l’ethnologie traverse actuellement une crise de conscience, qui n’est peut-être qu’une crise de croissance. Les sciences sociales traditionnelles (sociologie, science politique, droit, science économique), semblant incapables de faire autre chose que manipuler des abstractions, l’ethnologie sent de plus en plus peser sur ses épaules les devoirs inhérents à son appellation traditionnelle, c’est-à-dire de constituer à elle toute seule une anthropologie. Sa mission est donc d’abord d’observer et de décrire ; ensuite d’analyser et de classer ; enfin de dégager des constantes et de formuler des lois. Mais, suivant en cela une démarche analogue à celle des sciences de la nature, bien que condensée dans un laps de temps beaucoup plus court, elle s’aperçoit aussi que ces constantes ne peuvent être atteintes au niveau, de l’observation concrète, et que les aspects mesurables de phénomènes sociaux sont aussi éloignés des aspects donnés à l’expérience que, disons, les données de la géologie et de la minéralogie le sont des conclusions de la physique nucléaire. D’où le découragement de certains et leurs efforts pour limiter un domaine dont l’immensité les effraie. Leur attitude serait peut-être différente s’ils se rendaient compte que l’ethnologie, loin de se réduire à n’être qu’une science sociale ou humaine aux côtés de beaucoup d’autres, consiste dans l’aspect scientifique de toutes les recherches concernant l’homme, et dont les autres disciplines ne représentent que les aspects empiriques (ainsi Daryll Forde, The Integration of Anthropological Studies, Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. LXXIII, parts 1 – 2, 1948 (1951). Les travaux de M. Dumézil montrent d’ailleurs que l’histoire peut être structuraliste (L’Héritage indo-européen à Rome, Paris, 1949). Il ne faut donc pas essayer de restreindre le champ de l’ethnologie, mais plutôt de fractionner entre des spécialités différentes, comme, disons, la physique du XVIIe siècle se trouve aujourd’hui répartie entre une multitude de recherches faisant appel à des expérimentateurs et à des théoriciens ; à des enquêtes sur le terrain et à [122] des travaux de laboratoire ; à des méthodes d’observation comme à des méthodes d’analyse. En d’autres termes, ce n’est pas l’ethnologie qui doit réduire ses ambitions ; mais une saine façon de les réaliser entraînera certainement l’écroulement de la distinction traditionnelle et contradictoire entre sciences de l’homme et sciences de la nature, car toute science est de la nature. La distinction ne se fonde pas sur l’indépendance des deux domaines, mais seulement sur l’incapacité provisoire où nous sommes de trailer scientifiquement les faits qui relèvent du premier. Si nous parvenions à les traiter scientifiquement, ils cesseraient de se distinguer des autres.

La contribution de l’ethnologie à ce progrès, c’est la découverte, dont les ethnologues ne prennent que progressivement conscience que c’est l’observation la plus concrète, la plus qualitative et la plus limitée qui, dans l’ordre des faits humains, paraît conduire le plus rapidement à la formulation de lois générales. Selon l’expression d’un physicien dont la réflexion est valable pour l’ensemble des sciences, l’homme est « microscopique » (Pierre Auger, L’Homme Microscopique, Paris, 1952). Un exemple qui n’a que la valeur d’une illustration nous permettra de conclure. Les sociétés humaines étant fondées sur la communication, l’ethnologie reconnaît peu à peu qu’elle doit tirer ses enseignements, non seulement des formes les plus modernes de la linguistique comme la phonologie et la linguistique structurale (on signalera à cet égard : la traduction française parue en 1949 des Grundzüge der Phonologie de N. S. Troubetskoy avec d’importants compléments de R. Jakobson ; E. Benveniste : Noms d’Agent et Noms d’Action en Indo-européen, Paris, 1948 ; Zellig S. Harris : Methods in Structural Linguistics, Univ. of Chicago Press, 1951), mais aussi des recherches physiques et mathématiques portant sur les faits de communication : J. von Neumann et O. Morgenstern, Theorg of Games and Economic Behavior (Princeton, 1944) ; N. Wiener, Cybernetics (Paris, New York, 1948) ; C. Shannon et W. Weaver, The Mathematical Theory of Communication (Univ. of Illinois, 1949) ; enfin le Colloque sur la Cybernétique organisé par le Centre National de la Recherche Scientifique sous la présidence de M. Louis de Broglie (Paris, 1951). De ce point de vue, les Preliminaries to Speech [123] Analysis récemment publiés par le grand linguiste, en fondateur avec Troubetzkoy de l’École dite de Prague qu’est le professeur Roman Jakobson (Massachusetts Institute of Technology, Technical Report 13, 1952), apportent la démonstration décisive que, dès aujourd’hui, le linguiste et même le logicien peuvent demander aux techniques de l’ingénieur une vérification rigoureuse de leurs hypothèses.

Il est amusant de constater qu’au même moment où l’attention se fixait ainsi sur les implications théoriques, du point de vue de la communication humaine, des grandes machines électroniques à calculer, les africanistes formulaient une théorie du langage tambouriné, c’est-à-dire de la façon dont les indigènes parviennent à communiquer à l’aide de leurs tambours-de-bois, des messages compliqués à travers des distances souvent considérables. Les spécialistes ne sont pas toujours d’accord sur l’interprétation (voir, par exemple, A. Schaeffner, Une Société Noire et ses Instruments de Musique, L’Homme, Paris, 1951, dont le témoignage paraît contredire celui de J. F. Carrington, A Comparative Study of Some Central African Gong Languages, Institut Royal Colonial Belge. Sciences morales et politiques, Mem. XVIII, 3, 1949). Mais dans certains cas au moins, il n’est pas douteux que le langage tambouriné repose sur un système de codage analogue à celui qui permet le fonctionnement des machines, c’est-à-dire la réduction d’un ensemble complexe de symboles à un système de base 2. Les formes les plus primitives de communication rejoignent ici les plus modernes. Le court-circuit qui s’établit entre des disciplines placées apparemment aux antipodes de la recherche scientifique : ethnographie et physique mathématique, pour aussi inattendu qu’il soit, n’en est pas moins un signe avant-coureur des grands bouleversements qui commencent à s’opérer dans l’étude de l’homme et où l’ethnologie est dès à présent assurée de jouer un rôle de premier plan.



[1] Voir notamment les travaux de H. G. Barnett sur Palau (Univ. of Oregon, 1919) ; de A. Spoehr sur les îles Marshall et Gilbert (Chicago Museum of Natural History, 1949) et de W. H. Goodenough sur Truk (Yale Univ. Public. In Anthropol., 46, 1951).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 17 novembre 2021 19:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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