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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Arnaud Sales, “Vers une techno-bureaucratie d'État.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-François Léonard, La chance au coureur. Bilan de l'action du gouvernement du Parti québécois., pp. 25-39. Texte réunis et présentés par Jean-François Léonard. Montréal: Les Éditions Nouvelle Optique, 1978, 253 pp.

[25]

La chance au coureur.
Bilan de l’action du Gouvernement du Parti québécois


“Vers une techno-bureaucratie
d’État.”


Arnaud SALES

Les intervenants à ce colloque ont une tâche particulièrement difficile. Ils ont en effet à évaluer et juger, après un an d’exercice, l’action d’un parti qui se trouve pour la première fois au pouvoir. Ils ont à faire le bilan d’une phase adaptative marquée par la prise de connaissance des principaux dossiers, la réponse à des problèmes conjoncturels graves, la discussion, l’adoption et la mise en place de mesures législatives touchant plus globalement la société québécoise et enfin la préparation d’une possible accession à la souveraineté politique du Québec.

La tâche est d’autant plus difficile que le gouvernement du P.Q. et la fidélité à son programme ne peuvent, à mon avis, être analysés dans les mêmes termes que pour des partis traditionnels (au sens d’habituels). En effet, une bonne partie de ce programme s’inscrit pour sa réalisation éventuelle dans le cadre d’une souveraineté politique québécoise. Je ne veux pas dire par là que toutes les décisions importantes sont conditionnées par cette souveraineté, mais simplement que de nombreux objectifs péquistes ne peuvent être transcrits politiquement dans leur intégralité que moyennant un accroissement considérable du pouvoir de l’État Québécois.

Ceci varie évidemment selon les domaines puisque, à titre d’exemple, les possibilités actuelles d’intervention au plan linguistique et d’intervention au plan économique ne sont guère comparables ; que les possibilités d’intervention dans le secteur [26] des richesses naturelles et les possibilités d’intervention dans le secteur bancaire sont très différentes.

Or, nous avons justement ici à dresser et à évaluer le bilan de cette première année de gouvernement du Parti Québécois relativement aux pouvoirs économiques.

À dire vrai, il y a bien des façons d’aborder ce problème. On peut, par exemple, prendre systématiquement toutes les décisions gouvernementales au niveau du budget, de l’aménagement, des richesses naturelles, de l’aide aux entreprises, des transports et du travail et rechercher leur cohérence. On peut traiter aussi des relations du Gouvernement et du monde des affaires et analyser les difficultés de ces rapports.

Mais il faut aussi, je crois, examiner la place des enjeux économiques par rapport aux enjeux politiques et culturels dans le Québec d’aujourd’hui, compte tenu de la présence du P.Q. au pouvoir.

De ce point de vue, on peut dire que le Canada, à l’heure actuelle, fait un peu penser à ces grands orchestres symphoniques qui se contentent souvent des morceaux empoussiérés du répertoire. Dans le Grand Concerto sur l’Unité Canadienne où s’agitent en ce moment grands et petits virtuoses de la politique, on a décidé de réorchestrer quelque peu le grand thème du fédéralisme. Les maestri, bien sûr, ne s’entendent pas tout à fait encore sur cette réorchestration.

Ainsi la lecture de la partition du récent mouvement pour Alto Royal indique sans conteste, et dans la plus ancienne tradition, que pour le grand titulaire de l’orchestre il doit suffire de souligner par quelques trompettes et timbales les droits linguistiques énoncés, en particulier, dans « l’historique déclaration de St. Andrews ». Quelques compositeurs tout aussi classiques, mais légèrement plus audacieux, osent souhaiter que l’on élargisse le thème linguistique jusqu’à la souveraineté culturelle qui, d’une certaine manière, avait fait le succès d’un jeune prodige momentanément retraité. À leur avis donc, l’addition de quelques bonnes mesures sur la langue et la culture devraient suffire à couvrir [27] les dissonances contemporaines insupportables de la question du Québec.

L’ennui dans cette affaire, c’est que l’enjeu principal est loin d’être strictement culturel. Il est certain que le Québec sur ce plan rencontre encore beaucoup de limitations à cause de l’emprise d’Ottawa et des monopoles privés sur les moyens de communication de masse, à cause de leur place dans le financement de la recherche scientifique et de la création artistique, à cause aussi de leur capacité à entraver la mise en œuvre d’une politique linguistique qui se tienne debout.

Il reste, et cela devient un cliché, que le Québec, finalement et malgré les menaces réelles qui pèsent sur lui, fait preuve d’une vitalité culturelle remarquable qui n’est pas sans faire l’envie de quelques intellectuels du Canada anglais, Canada anglais dont on dit aussi qu’il est de plus en plus à la recherche d’une identité.

L’adoption de la loi 101 indique par ailleurs, et malgré les limites que je viens de mentionner, que l’État québécois n’est pas sans pouvoirs dans le domaine linguistique et culturel. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’en légiférant dans le domaine linguistique dès le début de son mandat, le P.Q. a montré que ce terrain pouvait, malgré quelques vicissitudes, être en grande partie gagné dans le cadre actuel.

Au plan politique donc, la relative fermeté de la loi 101 devrait avoir des répercussions qui vont bien au delà d’une tentative de règlement de la question linguistique, dans la mesure où cette intervention lève une hypothèque très pesante, rend en quelque sorte le champ plus libre pour la mobilisation en vue de l’occupation de terrains économiques et politiques plus centraux pour accroître la capacité de la société québécoise à se transformer, non pas sous l’effet d’interventions extérieures non maîtrisées, mais de plus en plus par elle-même.

Il faut s’expliquer plus clairement sur ce dernier point en insistant sur la question du pouvoir économique.

Ce qui marque le Québec d’aujourd’hui, c’est l’immense décalage entre une affirmation culturelle à la fois puissante et fragile et le manque de pouvoir économique, sa dépendance.

[28]

Pour une société, le contrôle de l’investissement productif, et donc de l’accumulation, constitue un des éléments-clés de sa capacité à se transformer, ce qui en fait avec le pouvoir d’État un objet central des luttes sociales.

De ce point de vue, les problèmes économiques du Québec ne peuvent évidemment pas être résumés à des différences régionales avec l’Ontario explicables dans le cadre d’un déterminisme géographico-économique qui a donné lieu par exemple aux interventions inefficaces du MEER. Ce qui est impliqué aussi, c’est le pouvoir économique d’une collectivité subordonnée, dans le cadre historique des luttes coloniales et du développement d’une économie capitaliste canadienne. Je n’ai pas, dans cette communication, le temps d’aborder de plein front cette question que j’ai traitée beaucoup plus longuement dans un texte récent [1]. Je crois, cependant, nécessaire d’identifier, de façon aussi claire que possible, les points-clés du pouvoir économique qui figurent parmi les nœuds principaux de la crise canadienne actuelle.

L’un de ces nœuds principaux est bien entendu la faible représentation des Canadiens français dans la propriété du capital industriel, commercial et bancaire. Cette sous-représentation exprime surtout le très faible pourcentage de grandes entreprises contrôlées par la bourgeoisie canadienne-française : très précisément, d’après nos recherches, 4 à 5% des entreprises industrielles implantées au Québec ayant plus de 50 millions de dollars d’actifs, le reste allant aux Anglo-canadiens et aux étrangers. Pour l’ensemble des entreprises industrielles de plus de 50 salariés, le contrôle canadien-français ne s’élève qu’à 22%. En ce qui concerne le capital bancaire, Pierre Fournier a montré que sur les 15.6 milliards d’actifs bancaires au Québec, 9 milliards étaient détenus par les banques sous contrôle canadien-français. À l’échelle du Canada, cependant, ces trois banques représentent moins de 10% des actifs bancaires totaux.

Ces résultats tendent, je crois, à montrer que dans une formation sociale capitaliste, le niveau de représentation d’un groupe [29] national dans un champ économique donné ne se comprend aujourd’hui qu’en relation avec la capacité de sa bourgeoisie à constituer une fraction monopoliste. Or, cette capacité, au moins dans le contexte canadien, est très étroitement liée au Pouvoir d’État sans lequel une bourgeoisie ne peut se reproduire et se développer. Par exemple, le rôle de l’État dans la constitution du capital monopoliste industriel anglo-canadien apparaît nettement si l’on considère ses deux bases majeures, soit les produits de la forêt et la métallurgie : concessions forestières, barrières à l’exportation du bois, cartellisation pour les pâtes et papiers, construction des chemins de fer, pacte de l’automobile, centrales nucléaires et maintenant pipeline ... pour la métallurgie.

Découlant du niveau de représentation dans la propriété des entreprises qui s’établit sur un plan structurel, il y a les conséquences pour les individus, soit la très’ faible représentation des francophones dans les fonctions de direction et d’encadrement, c’est-à-dire dans les postes d’administrateurs, de dirigeants et de cadres qui engendre en plus les problèmes de langue de travail. Malgré de nombreuses difficultés, c’est sur ce point que la loi 101 tente d’avoir un impact.

Un autre nœud important de la crise actuelle, à la fois au plan structurel et au plan conjoncturel, se trouve dans l’implantation massive, toujours en progrès, du capital productif étranger surtout américain qui a considérablement limité ou plutôt rétréci par ses absorptions, le capital industriel canadien, et pas seulement sa partie canadienne-française.

Le Canada se trouve, par conséquent, doté maintenant d’une bourgeoisie industrielle autochtone d’une faiblesse énorme, de plus en plus cantonnée aux secteurs les moins productifs, incapable de réagir dans une situation économique défavorable. De ce fait, comme cela a été mentionné récemment [2], l’économie canadienne caractérisée jusqu’à maintenant par les “usines d’assemblage” est en voie de devenir une « économie d’entrepôts ».

[30]

Cette dépendance à l’égard de l’étranger qui caractérise l’industrie manufacturière canadienne avec tous les contrecoups que cela implique, se trouve, contrairement à ce que l’on pourrait penser à première vue, être une dépendance induite, induite en fait par le capital bancaire qui domine les milieux d’affaires canadiens dans un cadre très protégé.

Les travaux historiques les plus récents [3] montrent que cette dominance, associée pendant longtemps à celle du grand commerce, a joué un rôle considérable dans l’orientation du développement économique canadien, notamment par les freins qu’elle a mis à la formation du capital productif autochtone.

Assurant son accumulation sur la circulation plutôt que sur la production cette fraction, très conservatrice, s’est toujours montrée infiniment plus intéressée à la mise en place de systèmes de transport, d’abord fluvial, puis par voies ferrées et maintenant par pipeline, des ressources naturelles que par la mise en place et le soutien d’une industrie de fabrication autochtone forte, d’autant que l’investissement direct américain pouvait prendre en main ce secteur.

Dans la mesure où la mainmise étrangère profite à la fraction hégémonique de la bourgeoisie canadienne située dans les secteurs bien protégés des banques, des assurances, du commerce, du transport et des communications, l’État Fédéral s’est bien gardé d’intervenir sérieusement, quand il en était encore temps, vers le milieu des années 60. Aujourd’hui d’ailleurs l’Agence de « tamisage » de l’investissement étranger n’est qu’un filet sans résistance puisqu’on 3 ans, 88% des demandes ont été acceptées laissant passer $2.5 milliards d’actifs sous contrôle étranger.

Sans insister plus sur cette question, il faut cependant ne pas perdre de vue que la stratégie des milieux d’affaires canadiens dominants de laisser au capital étranger un pouvoir très important dans les décisions relatives à l’investissement productif, joue aujourd’hui dans la crise un rôle beaucoup plus central que ce que l’on pourrait croire. Ceci s’exprime notamment [31] dans la difficulté grandissante pour le Fédéral d’élaborer une politique économique, conjoncturelle ou à long terme, et même une politique industrielle cohérente à visées sectorielles.

Si l’on revient au Québec, on s’aperçoit que le décalage entre l’affirmation culturelle et le manque de pouvoir économique, dont j’ai parlé précédemment, est d’autant plus conflictuel que des problèmes cruciaux obsèdent les Québécois depuis que l’économie a brusquement ralenti sa croissance en 1968 après une période d’environ 15 années très favorables : chômage chronique traditionnel, mais qui s’accentue de plus en plus à cause d’une structure industrielle particulièrement fragile associée au sous-développement régional.

Dans ce contexte, mais aussi à cause des transformations globales de la société québécoise, il n’est guère étonnant que le mouvement nationaliste se soit radicalisé et développé et que la crise se soit polarisée sur le Pouvoir d’État.

Actuellement, le pouvoir économique de l’État provincial, quoique non négligeable sous l’angle de l’investissement d’infrastructure et de l’emploi, reste limité puisque les leviers principaux de la politique économique lui échappent en tout ou en partie (fisc, crédit, change, commerce extérieur). Par ailleurs, le Québec n’a qu’une capacité restreinte d’intervention sur les politiques fédérales. En fait, le Québec est essentiellement doté de moyens de gestion de la main-d’oeuvre (politiques sociales, éducation), mais ce qui est relatif au capital lui échappe très largement.

Compte tenu de la faiblesse de la bourgeoisie canadienne-française, les revendications nationalistes ne peuvent porter alors comme au Canada anglais sur une simple limitation de l’investissement étranger. Ces revendications doivent s’élargir à l’accroissement des pouvoirs économiques du Québec qui devrait permettre de faire de l’État l’agent central du développement au nom de la collectivité québécoise, compte tenu des rapports de classe.

[32]

Au niveau de la souveraineté donc, le plus important défi du Parti Québécois sera relatif à sa capacité d’attacher ou non la locomotive du pouvoir économique dans la récupération du pouvoir d’État.

On ne sait guère de choses sur ce point pour l’instant sinon que des rapports de forces multiples interviendront dans cette affaire qui s’annonce longue. Il s’agira cependant de l’élément central d’épreuve du mouvement nationaliste.

Tentative d’un premier bilan

Compte tenu du temps qui m’est imparti, je ne scruterai pas dans les moindres détails l’action du gouvernement dans le domaine économique après un an de pouvoir. Il convient cependant d’en souligner les éléments principaux.

Le Gouvernement Lévesque fait face à deux handicaps majeurs. Le premier est évidemment lié à une conjoncture économique très défavorable, à une crise majeure du capitalisme, le second au fait que les milieux d’affaires sont globalement hostiles aux perspectives nationalistes du P.Q., même si des ralliements significatifs sont prévisibles à plus ou moins brève échéance.

À cet égard, et sans évoquer une mini-déstabilisation pas impossible, il faut bien reconnaître que le patronat n’a pas ménagé les menaces, les levées de boucliers, les accusations et parfois les actes au cours de cette année. Depuis quelques semaines une accalmie est survenue mais, après un certain réajustement des forces, il est probable que la discussion du Référendum ranimera les hostilités.

La présence de ces deux handicaps a un effet ambiguë. En premier lieu, elle donne une plus grande latitude au gouvernement pour intervenir, et ainsi réaliser des projets que la fonction publique avait élaborés sous le gouvernement Bourassa, mais que celui-ci ne pouvait mettre en œuvre à cause d’amitiés trop encombrantes (l’amiante par exemple). En second lieu, ces handicaps semblent rendre le gouvernement timoré pour la mise en place complète de grandes réformes comme l’assurance-automobile.

[33]

La séduction des P.M.E.

Si l’on fait un inventaire un peu chronologique des décisions économiques du gouvernement, on peut distinguer la phase de séduction lancée vers les P.M.E. avec « la politique d’achat chez nous », la création de la Société de Développement de l’Entreprise Québécoise (SODEQ) destinée à fournir du capital de risque aux P.M.E. et à stimuler leur croissance, la loi sur les stimulants fiscaux au développement industriel et le programme de l’aide à l’innovation du M.I.C.

Jusqu’à ces derniers jours, cet accent mis sur le rôle de la Petite et Moyenne Entreprise dans le développement québécois, dans la mesure où il paraissait isolé, était quelque peu inquiétant. Non pas qu’il soit injustifié de soutenir l’initiative des industriels québécois par une politique d’achat, des subventions, de l’aide technique. Si l’on vise un développement industriel beaucoup plus autonome de l’investissement étranger, il ne faut évidemment pas répéter « l’erreur » historique de la Politique Nationale Canadienne qui négligeait complètement les industriels autochtones. Il faut donc soutenir et stimuler la croissance des entreprises locales notamment dans les branches industrielles qui se développent. D’ici mars 1979, le gouvernement dépensera $35 millions pour l’expansion de la P.M.E. innovatrice, le financement de la P.M.E. et l’aide aux secteurs traditionnels.

Ce serait une erreur par contre de croire dans le contexte du capitalisme monopoliste que tout viendra de la P.M.E. Le poids du capital monopoliste étranger et anglo-canadien est tel que la mise en œuvre d’une politique de soutien au capital non-monopoliste ne peut avoir que des effets limités, la marginalisation des entreprises familiales s’accentuant par de multiples biais, dont le financement bien entendu.

Ceci se constaté particulièrement dans les “secteurs mous” où se concentre le gros des P.M.E. L’ennui, c’est que c’est là que se concentrent près du quart des ouvriers québécois. Aussi était-il indispensable que le gouvernement intervienne de façon particulièrement vigoureuse auprès d’Ottawa afin que le Fédéral mette en place des barrières tarifaires pour une période limitée, [34] mais suffisamment longue pour définir et appliquer une politique sectorielle de raffermissement et de reconversion de ces industries. Pour réussir, celle-ci devrait être très systématique et très ferme, car il sera sûrement très difficile d’intervenir auprès de plusieurs centaines d’entreprises de faible taille où règnent des dirigeants-propriétaires souvent très jaloux de leurs prérogatives patronales.

La francisation des entreprises
et les sièges sociaux


Après cette phase de séduction des P.M.E. a surgi le projet de loi no 1. J’ai déjà souligné le rôle important de la Charte de la Langue Française dans le dégagement de la question linguistique du champ des débats centraux pour l’avenir du Québec. Dans la mesure où se manifestait de façon claire la volonté de franciser les entreprises en exigeant en particulier l’augmentation du nombre de Québécois à tous les niveaux de l’entreprise (y compris au sein du Conseil d’Administration et au niveau des cadres supérieurs) de manière à assurer la généralisation de l’utilisation du français comme langue de travail et de communication, le gouvernement s’exposait à un tir à boulets rouges de la bourgeoisie. Ce n’était pas bien entendu les objectifs de la loi qu’on pouvait mettre en cause, mais leur mise en œuvre ; d’où les lamentations sur le caractère coercitif de la loi, la rigidité des programmes de francisation, le nationalisme étroit, la présence de représentants syndicaux sur les comités de francisation, l’effet sur la composition des conseils d’administration, les problèmes scolaires des enfants des cadres supérieurs anglophones « importés », etc... d’où aussi les menaces, parfois mises à exécution de mettre un frein aux investissements, de déménager des usines notamment dans la campagne du Vermont et surtout de déménager les sièges sociaux ou une partie de leurs services.

Dans ce débat virulent, l’utilisation du français comme langue de travail et des communications avec le personnel au niveau des lieux d’exploitation (usines, magasins, succursales bancaires...) n’a pas, en dehors de certains coûts monétaires dans une phase d’adaptation, paru créer de problèmes majeurs. Dès le [35] dépôt du projet de loi, on a entendu dire que la francisation de ces unités avait beaucoup avancé, ce qui reste évidemment à vérifier. Dans la mesure où cet objectif touche un grand nombre de travailleurs, le gouvernement, s’il pouvait être plus souple avec les sièges sociaux, se devait d’être très strict pour les lieux d’exploitation tant au niveau de l’utilisation du français que du recrutement des cadres. Mais ce qui a suscité le feu le plus nourri a évidemment été la volonté de franciser les sièges sociaux. Pour quelles raisons ? Eh bien, parce que les promoteurs de la Charte touchaient là à un mécanisme important du contrôle des entreprises. J’ai déjà eu l’occasion de souligner que c’est l’appartenance nationale ou ethnique du principal actionnaire qui détermine l’appartenance nationale ou ethnique des plus hauts dirigeants  [4]. Ce facteur joue aussi bien, quoiqu’à des degrés divers, dans les entreprises canadiennes que dans les filiales étrangères. L’appartenance linguistique a relativement peu d’importance, et même si le bilinguisme peut être un atout précieux pour les cadres des sièges sociaux, il ne s’agit que d’un élément secondaire.

Pour les propriétaires, ce qui compte c’est d’abord de pouvoir contrôler étroitement les activités de leurs entreprises. Le contrôle s’effectue par la mise en place dans les postes clés, d’hommes en qui la confiance doit être maximisée, avec qui la communication est facile, avec qui la reconnaissance sociale est immédiate.

On peut dire à la limite que les hommes de confiance sont « élevés dans le même sérail ». De ce point de vue, en cherchant à modifier la composition nationale ou ethnique des sièges sociaux (ce qui est la seule façon d’implanter le français), on touche à une des modalités importantes du contrôle des entreprises. De plus, on met évidemment en question ce que l’on appelle, dans le jargon sociologique, le mode de reproduction soc ale des différentes parties de la bourgeoisie canadienne anglophone puisque le « sérail » n’est pas seulement l’entreprise, mais aussi tout le milieu social d’origine.

[36]

Sur l’autre versant, ce que vise la loi 101 à ce niveau c’est la récupération au profit de francophones des positions directoriales et d’encadrement, non seulement pour imposer l’usage du français dans l’entreprise, mais aussi pour élargir la base de recrutement de la bourgeoisie canadienne-française qui n’a qu’un accès très limité aux positions directoriales des grandes entreprises.

A terme, cela aura certainement pour effet de modifier la distribution nationale ou ethnique des individus dans la structure de classe. Mais la force de cet impact dépendra surtout des modalités d’application. Or le gouvernement, même s’il n’a pas encore promulgué de réglementation sur ce point, semble se diriger vers une politique incitative plutôt qu’intégratrice, et en ce sens on peut dire que d’une certaine manière, il s’agit, à l’égard des sièges sociaux, d’un retour à la loi 22.

Le programme de relance

Jusqu’au 21 octobre, le gouvernement semblait ne pas avoir donné beaucoup d’attention à la solution des problèmes économiques conjoncturels et structurels. Profitant de la situation avantageuse d’une première année de mandat, le gouvernement s’était orienté vers ce qui a été appelé l’assainissement des finances publiques à travers la définition d’un budget particulièrement conservateur. Le chômage ne s’est fait que plus pressant et plus intolérable. La politique d’achat et l’aide à la P.M.E. ou au développement du secteur coopératif (Société de Développement Coopératif) apparaissaient plutôt insuffisantes dans une telle situation même si les sommets et mini-sommets économiques indiquaient la recherche de solutions dans les secteurs en difficulté.

Le programme de stimulation de l’économie et de soutien de l’emploi du 21 octobre a amené des éléments nouveaux importants qui indiquent que tout en cherchant à diminuer par des mesures temporaires le formidable taux de chômage, le gouvernement met en branle les premiers éléments d’un programme de restructuration industrielle favorisant la transformation au Québec des richesses naturelles et des produits semi-finis.

[37]

En choisissant l’amiante, le gouvernement touche au secteur le plus criant. D’abord parce que le Québec produit 82% de l’amiante canadien, soit 30% de la production mondiale et plus de 50% de celle des pays capitalistes [5]. Par ailleurs, l’amiante compte pour près du quart de la valeur de la production minérale au Québec mais 3% seulement de l’amiante est transformé sur place [6].

Les entreprises du secteur primaire sont totalement sous contrôle étranger (États-Unis et Grande Bretagne) [7]. Enfin l’amiantose fait des ravages chez les ouvriers, ce qui n’empêche pas les compagnies de chercher à éviter ou retarder la mise en place de systèmes anti-pollution pour maximiser leur profit.

La décision de prendre le contrôle de l’Asbestos Corporation, la création de la Société Nationale de l’Amiante (SNA) et la mise sur pied d’un Centre de Recherche et de Développement touchant la conception des produits, mais aussi la santé, sont des éléments très positifs attendus depuis fort longtemps dans tous les milieux. Il est évident que la vétusté de l’appareil de production de l’Asbestos Corp. n’est pas sans soulever inquiétudes et interrogations d’autant que l’État risque de payer fort cher cette compagnie à cause des règles qu’il s’est données.

Par ailleurs, on peut se demander si la S.N.A. et l’Asbestos seront capables de se transformer en locomotives plutôt qu’en wagons de queue en face de la Johns Manville dont les activités sont étroitement intégrées à l’échelle internationale. On notera enfin l’abandon de l’Office de mise en marché. Il reste que le Québec est en train de se doter d’un instrument d’intervention sectorielle important et qu’il s’agit d’un actif non négligeable au bilan de cette première année du gouvernement du P.Q.

Toujours dans le programme de relance, mais moins spectaculaire, quoique les retombées au plan de la vie quotidienne en soient peut être plus immédiates, il est essentiel d’attirer l’attention sur la place donnée à l’habitation. En effet, cette place devrait [38] sans doute aller s’élargissant au cours des prochaines années, relayant notamment les travaux d’infrastructure autoroutière qui sont à l’heure actuelle en voie d’achèvement.

Sans doute faudrait-il parler aussi de la réflexion amorcée sur la politique énergétique et la question du nucléaire, du Livre vert de la recherche scientifique, des mécanismes de concertation.

Mais je préfère conclure cette communication déjà fort longue en soulignant rapidement les tendances contradictoires qui, si le Québec acquiert sa souveraineté, devraient jouer dans le développement de l’espace national en fonction d’une nouvelle distribution du pouvoir dans la société québécoise.

Il est certain que la récupération des pouvoirs d’État engendrera des luttes entre différentes classes, fractions de classes et couches sociales pour l’appropriation de ces pouvoirs. De façon plus spécifique, des débats et des luttes auront lieu autour du contrôle de l’accumulation, et donc aussi sur le choix d’un modèle de développement. Il est essentiel de conserver à l’esprit que, par exemple, les forces qui sous-tendent le Parti Libéral ou l’Union Nationale ne disparaîtront pas sous l’effet du coup de baguette magique de la souveraineté.

Mais en même temps, on doit s’attendre à ce que la bureaucratie d’État, la nouvelle petite bourgeoisie, certains éléments de la bourgeoisie et même une partie de la classe ouvrière se tournent vers une récupération plus poussée du pouvoir économique et du surplus de l’accumulation pour réaliser leurs intérêts bien sûr, mais aussi pour faire du Québec autre chose qu’un simple parc industriel avec son énorme pôle montréalais.

Si le secteur privé ne sera sans doute pas oublié dans cette affaire, il est probable aussi que l’État tendra à assumer des responsabilités beaucoup plus directes dans le champ économique que celles qu’exerce en ce moment l’État fédéral. L’amiante, Sidbec en sont des préfigurations.

La bureaucratie d’État en tant que catégorie sociale ira donc bien au-delà de l’exercice de ses fonctions traditionnelles et, par conséquent, tendra à se transformer en ce que Furtado appelle [39] la technobureaucratie d’État parce que ses fonctions s’élargiront à la capitalisation des ressources financières, au contrôle direct d’entreprises importantes, à des associations avec des groupes internationaux tout en exerçant le pouvoir régulateur, et peut-être, en se prétendant l’unique interprète de l’intérêt public [8].

En même temps, le Québec continuera de faire face à un capitalisme consolidé non pas sur une base nationale, mais multinationale. La mise en œuvre d’une politique économique ou encore d’un processus global de planification indicative sera donc au moins aussi difficile que ce qu’elle est actuellement au Canada à cause du type d’organisation très rigide de la production à l’échelle mondiale imposé par les firmes multinationales.

D’une certaine manière, on peut donc penser que le pouvoir technobureaucratique ne pourra s’opposer que de façon souvent ambiguë au capital monopoliste étranger pour lui disputer le surplus.

De ce point de vue, il apparaît urgent que les forces progressistes au Québec se rassemblent au-delà des orthodoxies et des querelles de chapelles pour être capables d’imposer un modèle alternatif conforme aux intérêts des travailleurs.



[1] Capital, entreprises et bourgeoisie à paraître aux Presses de l’Université de Montréal.

[2] Assemblée annuelle du Comité pour un Canada Indépendant in Le Devoir, 24 octobre 1977, p. 7.

[3] Par exemple ceux de Tom Naylor.

[4] Voir Arnaud Sales « La question linguistique et les directions d’entreprises », in Le Devoir, 27, 28, 29 avril 1977.

[5] Robert Parent, Thèse de doctorat sur l’Amiante, en cours de rédaction.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Voir Celso Furtado « Le capitalisme post national », in Esprit, avril-mai 1975.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 14 septembre 2023 7:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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