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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jan SPURK, Contre l'industrie culturelle. Les enjeux de la libération. (2016)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jan SPURK, Contre l'industrie culturelle. Les enjeux de la libération. Lormont, France: Les Éditions Le Bord de l'eau, 2016, 303 pp. Collection: “Altérité critique.” Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac Saint-Jean, Québec. [Autorisation de l'auteur reconfirmée le 2 décembre 2021 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Contre l'industrie culturelle. Les enjeux de la libération.

Introduction

Il est de bon ton de considérer que notre société, son système économique et financier, son mode de développement, tout comme les systèmes démocratiques, sont dans l’impasse et le constat que nous vivons la fin d’une époque se banalise. Pourtant, une époque historique ne se termine pas comme un film, habituellement après 90 minutes avec l’affichage « The end ». Il n’y a pas de fin déterminée et obligatoire pour un système social, politique, économique ou culturel. Il persiste aussi longtemps que les citoyens ne le dépassent pas grâce à leurs agirs pour établir un autre ordre. La suite de crises que nous connaissons depuis les années 1970 peut être considérée comme une période de convulsions d’une société qui touche sans cesse à ses limites mais qui ne peut pas se dépasser.

Les analyses de l’espace public tentent de répondre à une question fondamentale et classique de la philosophie morale et politique, centrale pour l’explication de notre situation. Pour quelles raisons, les lois et les jugements peuvent-ils revendiquer une validité universelle sans se référer à Dieu ou à des données naturelles ? La réponse à cette question est : les lois et le jugement peuvent revendiquer une validité universelle [6] car ils sont publiquement défendus devant les autres, des êtres raisonnables concernés par ces lois et jugements, des êtres qui comprennent ces lois et jugements. C’est pour cette raison que l’espace public est le fondement de la démocratie et de la République. Il est le lieu où l’explication de l’état de la société, de ses perspectives, devraient se développer, tout comme le consentement et la critique. Il est le lieu où se crée et s’exerce la liberté des citoyens.

Dans les caractérisations de l’espace public contemporain domine cependant le constat que cet espace fonctionne mal pour des raisons multiples (manque d’engagement des citoyens, élitisme, influences économiques, etc.). La sélectivité effective (de droit ou de fait) des participants à l’espace public contredit son ambition d’intégrer tous les individus en tant qu’êtres humains et citoyens. Un autre problème pour saisir et pour faire vivre l’espace public est sa territorialisation tendue entre les petits espaces publics des « communities », l’État-nation et la (éventuelle) trans-nationalité de l’espace public. Cette liste n’est, bien sûr, pas exhaustive.

Les questions qui se trouvent au centre de ce livre ne sont que rarement posées : l’espace public est-il ou peut-il être un espace de libération ? Les sujets peuvent-ils s’organiser dans l’espace public pour être des sujets libres ?

Les réponses affirmatives à ces questions ont été la base d’un des grands projets de la modernité et de la société bourgeoise (dans le sens hégélien « bürgerliche Gesellschaft »), car l’existence publique des citoyens leur permet de mobiliser publiquement leur subjectivité pour réaliser leur liberté. La publicité et l’espace public, sa forme sociale, sont deux conditions de la liberté. D’une manière très générale, on peut appeler « publicité » le fait que des actions deviennent visibles et saisissables pour d’autres qui appartiennent au même monde social que l’acteur de ces actions. Elle est « le devenir visible d’actions au sein d’un environnement social [1] ».

[7]

Ce phénomène est bien sûr beaucoup plus vieux que la société bourgeoise ou le capitalisme mais, depuis le XVIIIe siècle et avec les Lumières, la notion de publicité demande et revendique que les « agir » aussi bien que la pensée soient conscients d’eux-mêmes. Elle a pris la forme spécifique de « l’espace public bourgeois [2] » au cours de l’émergence de la modernité [3]. Depuis, les citoyens sont devenus les sujets de cette publicité et la revendiquent. Cette revendication a largement dépassé la critique initiale des politiques de cabinet. Elle a rapidement créé des principes démocratiques et, en le faisant, elle a permis la constitution d’un idéal pour les citoyens conscients, informés et majeurs (dans le sens des Lumières). Ainsi, le développement de l’espace public et le développement de la démocratie vont de pair.

Politiquement orientée contre la politique de cabinet, elle projette l’émancipation des membres de l’espace public grâce à leur publication : les hommes privés se publient afin de créer de liens sociaux entre eux, ils se constituent en tant qu’hommes publics. Il s’agit de créer les principes démocratiques qui ont comme condition l’existence de citoyen-bourgeois conscients, informés et majeurs. Ainsi a émergé la société civile, grâce aux nombreuses mobilisations publiques contre l’ordre féodal, cependant ces mobilisations ne se limitent pas à cette époque historique. Ils ont encore lieu, aujourd’hui, contre des régimes liberticides.

Le lien entre les « hommes privés » se constitue dans les espaces publics. Pour vivre en société, il est nécessaire de créer des liens avec les autres, c’est-à-dire avec ceux que nous ne sommes pas. Nous nous publions, nous nous rendons publics et nous nous exposons aux regards des autres. Ce n’est que dans le regard de l’autre que je peux trouver ma reconnaissance. Le véritable désir croissant et contemporain de publicité exprime un manque de publicité nécessairement [8] à dépasser pour être reconnu. Or, il se pose la question suivante : à quelle fin ces « hommes privés » veulent-ils être reconnus ? La liberté peut être la finalité des « agirs » dans l’espace public. C’est l’un des grands arguments des Lumières et particulièrement de Kant.

On ne peut cependant pas transposer les notions développées par Kant, par exemple, pour expliquer la société contemporaine. Ces notions et phénomènes sont historiques et dépendants de la situation historique. On doit se demander quels changements ils ont subi au cours de l’histoire et ce qu’ils représentent aujourd’hui. Quel est leur sens dans les sociétés contemporaines ? Il ne peut exister que des espaces publics historiquement situés.

On ne peut pas se contenter de la question de savoir si l’espace public existe ou s’il n’existe pas. La réponse est évidente : oui, cet espace existe avec beaucoup de problèmes. Ce qui nous intéresse ici ce sont le sens et la finalité de l’espace public contemporain. Quelle publicité organise-t-il, comment, pour quelles raisons et à quelles fins ? Qu’est devenu le projet de libération, et que pourrait-il devenir ?

La dialectique entre l’espace public, la publicité et la liberté guide notre argumentation. Ce ne sont pas les formes empiriques des espaces publics en soi qui nous intéressent particulièrement mais les changements de sens de la publicité et de la liberté qui donnent à l’espace public sa forme empirique. Le rapport entre la liberté, l’espace public et la démocratie a été un enjeu fondateur de la société bourgeoise et les luttes de redéfinition de ce rapport constituent une sorte de fil rouge de son histoire, au moins depuis 200 ans, car il définit l’horizon normatif de cette société, ce qu’elle veut être, et ses avenirs possibles. Ce rapport est à nouveau en jeu et sont également en jeu les avenirs possibles de la société contemporaine. Ce livre veut ainsi modestement contribuer à la compréhension de l’état de la société et de ses avenirs possibles.

Les notions de liberté, d’espace public, de publicité et démocratie sont encore aujourd’hui centrales et permettent de [9] caractériser la société contemporaine. Cette centralité indique cependant une profonde contradiction : d’un côté, persistent les attentes, les ambitions et les promesses que ces mots-clés de la modernité ont naguère exprimé ; de l’autre côté, l’émergence de l’industrie culturelle a introduit une profonde rupture avec la société moderne. L’industrie culturelle a énormément développé les apparences de la liberté, de l’espace public, de la publicité et de la démocratie, mais le sens même de ces mots a profondément changé. La réalité qu’elle a créée n’est pas ce qu’elle prétend être : libre, démocratique et satisfaisante. Depuis, ces mots n’indiquent plus un projet à réaliser et un avenir meilleur à atteindre mais un statut quo à reproduire. Néanmoins, le désir de publicité et de liberté ainsi que le désir de créer et de faire vivre un espace public persistent. Ces désirs montrent que les ambitions de la société moderne n’ont pas été réalisées et qu’ils n’ont pas quitté la scène de l’histoire. Aussi puissante que soit l’industrie culturelle, elle ne peut pas satisfaire ces désirs. Afin de comprendre notre société, nous devons rendre compte du fait qu’elle est profondément contradictoire et que, pour cette raison, elle porte en elle une multitude d’avenirs possibles dont la libération fait partie. Afin de saisir son état présent, nous devons comprendre ce qu’elle a été, au nom de quelles ambitions et de quel projet elle a été constituée. Le dépassement de ce passé a donné naissance à la société contemporaine profondément pénétrée par le capital et l’industrie culturelle.

Notre situation contemporaine est profondément ancrée dans l’histoire du capitalisme. Cette histoire est très mouvementée ; elle est faite de ruptures mais, également, de continuités. Le lien entre la liberté et l’espace public fait partie de ces continuités. Il donne forme à un véritable projet, le projet d’établir, d’approfondir ou de défendre la liberté grâce à l’agir public, c’est-à-dire la libération. À cette fin, nous poserons la question de savoir si le fil rouge de l’histoire de notre société, qui est de réaliser un espace public, une démocratie et la liberté, est vraiment déchiré.

[10]

Cette question est d’autant plus importante que nous vivons la fin possible d’une époque sans qu’un nouveau projet d’avenir, un nouveau projet de société, prenne forme. L’avenir semble fait de rafistolages ainsi que d’encadrements étatiques et institutionnels. Un projet de société n’émerge pas non plus, automatiquement, par la « main invisible » de Dieu ou de quelque autre déterminisme. Il ne sort pas davantage de conjonctions spontanées d’intérêts individuels. Il est le résultat d’agirs publics, de la politique, permettant d’autofonder le vivre ensemble dans une cité grâce à la délibération publique. Or, la politique tout comme le vivre ensemble dans la cité sont infondés ; il n’y a pas de droit, de sens ou de raison a priori. Ils se créent grâce à l’agir public.

À notre avis, la société établie n’est pas indépassable. Nous ne sommes pas dans cette fin de l’histoire prétendue par certains. Les sujets font l’expérience du manque de liberté et de la souffrance qui en résulte ; ils font l’expérience que cette société n’est pas ce qu’elle prétend être, qu’elle est « non-identique et fausse [4] », qu’elle est dépassable grâce à la création d’espaces publics autres que l’espace public de l’industrie culturelle. Il pourrait s’agir de contre-espaces publics permettant de développer et (d’essayer) d’imposer un projet de libération.

L’argumentation présentée dans ce livre est développée comme une spirale. Elle part de la question suivante : est-ce que l’espace public peut être un espace de libération ? Dans le premier chapitre, nous voulons ancrer notre argumentation dans la société contemporaine telle qu'elle est : un monde incertain. Nous nous pencherons sur les vécus de l’espace public et de la liberté, de l’absence de liberté, du désir de liberté mais également de l’indifférence par rapport à la liberté qui coexistent au sein de la société contemporaine. Cette société a émergé dans les années 1980 (au moins en France). Pour quelles raisons et avec quel résultat ? Elle est [11] aujourd’hui profondément marquée par la liberté de choix, le fatalisme, le malaise et la crise. Vivons-nous la fin de cette société ? Quelle est la place de la libération grâce à l’agir public ? Cette libération existe-elle ?

Notre spirale argumentative s’ouvre ensuite, dans le second chapitre, sur les notions de la liberté et de l’espace public. Le développement de ces notions nous permet de mieux comprendre le sens de l’espace public et de la liberté. Ces notions sont concrètes et historiques. Elles nous parlent d’un monde tel qu'il a été. Nous les situerons dans leurs époques et leurs sociétés respectives, auxquelles elles se réfèrent. Guidé par notre question de savoir s’il y a un lien entre l’espace public et la liberté, nous reprendrons le fil des analyses de l’espace public dans la tradition des théories critiques de la société afin de comprendre pour quelles raisons l’espace public et la liberté sont situés au centre de la société bourgeoise et pour quelles raisons ils sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui.

Le troisième tour de notre spirale argumentative nous mène à l’analyse des avenirs possibles en fonction de la situation telle qu’elle est. Un retour critique sur la notion de « l’industrie culturelle » développée par l’École de Francfort nous permet de mieux comprendre le lien entre la société contemporaine, le capitalisme insidieux, l’espace public, la liberté et la démocratie ainsi que leurs avenirs possibles. Les possibles oscillent entre l’adaptation fataliste à la non-liberté imposée par l’industrie culturelle et le dépassement de cette situation grâce à la création de nouveaux espaces publics, les contre-espaces publics évoqués précédemment.

Enfin, nous conclurons dans le dernier chapitre avec des réflexions sur la libération possible grâce à la création de ces contre-espaces publics au sein desquels une véritable démocratie peut émerger. Ce chapitre est consacré à la société telle qu’elle pourrait être.

Bien sûr, les arguments présentés dans ce livre n’engagent que leur auteur, selon la formule établie. Néanmoins l’auteur doit beaucoup à ceux qui ont participé aux débats, souvent [12] très vifs, que nous avons menés sur l’espace public, la libération, la politique et le politique. Je les remercie chaleureusement car l’écriture est un acte solitaire, mais les arguments et les raisonnements n’émergent que dans la rencontre avec les autres.

Enfin, un grand merci à Pierre-Antoine Chardel, Brigitte Frelat-Kahn et Evelyne Héno, ainsi qu’à Patrick Vassort qui ont questionné, soutenu ou corrigé certaines de mes positions et qui ont lu et critiqué les ébauches et les premières versions du texte.



[1] Theodor W. Adorno, « Meinungsforschung und Öffentlichkeit », in Soziologische Schriften I, Francfort, Suhrkamp, 1964/1973, p. 532.

[2] Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, Darmstadt/Neuwied, Luchterhand, 1962/1983.

[3] Nous reviendrons sur cet espace public surtout dans le chapitre II. 2.

[4] Cf. Theodor W. Adomo, Negative Dialektik, in Gesammelte Schriften 6, Francfort, Suhrkamp, 1970/1996.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 janvier 2022 13:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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