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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les limites de l'indignation. La révolution commence-t-elle à Bure ? (2017)
Parler de Bure


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jan SPURK, Les limites de l'indignation. La révolution commence-t-elle à Bure ? Vulaines sur Seine, France: Les Éditions du Croquant, 2017, 189 pp. Livre publié avec le concours du CNRS. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac Saint-Jean, Québec. [Autorisation de l'auteur reconfirmée le 2 décembre 2021 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[13]

Les limites de l’indignation.
La révolution commencera-t-elle à Bure ?

Parler de Bure

Chez toi, l’indignation de l’injustice a été primaire. Sa transformation en compréhension des méfaits antagonistes, surtout la réflexion sur une praxis qui devrait être explicitement une théorie, t’a poussé vers la philosophie en rompant sans ambiguïté avec l’idéologie.
Theodor W. Adorno à Max Horkheimer

Le projet Centre Industriel de stockage Géologique (Cigéo) à Bure est d’une énorme importance économique et politique pour la filière nucléaire et énergétique en France. Il fait partie des projets industriels les plus importants du pays. C’est de cette implantation et du conflit que ce projet provoque depuis 25 ans qu’il est question dans ce livre. À Bure, un projet industriel mené selon des critères rationnels de la gouvernance s’affronte à l’indignation des opposants à ce projet qui débordent largement le petit village de Bure.

Ce conflit n’a certainement pas (encore) la même couverture médiatique et pas la même importance politique que le conflit autour du projet du futur aéroport de Nantes à Notre-Dame-des-Landes. Cependant, Bure est une affaire publique. Grâce aux médias et sans être un « spécialiste du nucléaire » ou un militant écologiste acharné, on a une (vague) idée de ce qui se passe à Bure. Bure, Notre-Dames-des Landes, Sivens, l’EPR de Flamanville... semblent si proches.

Ce conflit ressemble à une version soft d’une ZAD car c’est dans ce sens que les médias nationaux ont parlé et parlent encore de Bure. Qui plus est, ce conflit semble plus exotique et plus romantique que Notre-Dames-des Landes : un petit village de 82 habitants (2014) qui se dépeuple lentement, situé dans un paysage rude et loin des centres urbains « aux confins des départements de la Meuse, de la Haute-Marne et des Vosges, à 33 kilomètres de Bar-le-Duc et de Saint-Dizier, et à 64 kilomètres de Nancy » [10] peut-on lire sur Wikipédia [1]. Des jeunes venus d’autres régions et de l’étranger s’y sont installés dans une Maison de la Résistance achetée par des écologistes et ils occupent un bois pour éviter la construction du centre de stockage. Ça a un air presque folklorique et ressemble à une sorte de remake du Larzac des années 1970. La réalité est beaucoup moins folklorique, ce qui d’ailleurs n’a pas non plus été le cas du conflit du Larzac.

Depuis plus de 20 ans, l’opposition contre ce projet persiste sur le terrain et des mobilisations régulières s’y produisent. Bure n’est pas seulement devenu un des symboles de la lutte contre « le système », comme on peut le lire dans la presse. Bien sûr, dans les milieux écologistes et politiques ainsi que dans le milieu zadiste, Bure est considéré comme un enjeu central de la lutte contre, selon les positions des différents acteurs, le « système », la politique nucléaire, l’État, etc. Bure est également un enjeu central pour la filière nucléaire en France qui doit trouver une solution de traitement de ses déchets.

Pour les opposants au projet, Bure exprime une rupture possible avec l’ordre établi qui est devenu insupportable. Pour les promoteurs, il s’agit de réaliser un projet nécessaire, rationnel et sans alternative. C’est dans ces sens différents et diamétralement opposés qu’ils agissent dans l’espace public. L’agir public produit la réalité. En agissant publiquement, les sujets font et refont toujours et nécessairement la société. C’est la conjonction de ces agir qui constitue la société. Cette constitution n’est cependant ni complètement libre, ni arbitraire, ni déterminée. Elle se fait dans des situations concrètes et grâce à l’agir de sujets concrets disposant des visions du monde et des raisons d’agir qui donnent le sens à leur agir et à la finalité à leurs actions. Les agir visent toujours des avenirs, ce qui n’existe pas encore : en mouvement, devenus et à devenir, inachevés. C’est pour cette raison que l’avenir est toujours ouvert. L’avenir est le résultat d’agir public.

Aperçues comme des bouffés d’air frais salutaire par les uns ou comme des tempêtes dangereuses par les autres, les indignations [11] et résistances, telles qu’elles existent à Bure, ne produisent pourtant pas nécessairement « un autre monde ».

« Bure » est un cas exemplaire [2] de la société contemporaine, d’un monde incertain et sous tension, la fin d’une époque, d’un vieux monde qui ne meurt pas et auquel personne n’a (encore ?) trouvé de remède pour lui donner une nouvelle jeunesse. Il faudrait le « tuer », c’est-à-dire mettre consciemment fin à cette époque, afin qu’elle disparaisse, mais pour faire place à quel monde ? Les projets alternatifs à ce monde manquent. D’un côté, les expériences de crises anxiogènes qui se manifestent dans les secteurs les plus différents de la société montrent aux acteurs qu’ils sont les objets de ces crises, qu’ils sont impuissants et qu’ils n’ont que très peu de prise sur le réel. De l’autre côté, l’omniprésence de la gouvernance s’impose en intégrant, si possible, les acteurs ou, si nécessaire, en les écartant car ils sont faibles et impuissants. Enfin, l’inertie des vies dans l’ordre établi montre la stabilité de nos sociétés malgré les crises, problèmes et conflits qui éclatent régulièrement. Ces facteurs se conjuguent dans une situation dans laquelle les sujets font l’expérience d’être les objets de forces anonymes et hétéronomes qui les font agir. Ils ne peuvent ni quitter ni changer cette situation, et souvent, ils ne veulent pas le faire. Par conséquent, un profond fatalisme s’installe.

Pourtant, les sujets font également l’expérience que la société n’est pas ce qu’elle prétend être, par exemple juste, équitable, démocratique et protectrice, mais elle pourrait l’être et elle devrait l’être. Cette conjonction produit la tension entre un fatalisme profond et des « résistances », c’est-à-dire des agir publics d’indignation contre des événements concrets qui s’imposent aux sujets, par exemple le « projet Bure ».

C’est dans cette perspective que nous analysons le conflit autour de l’implantation de Cigéo à Bure. Ni le projet industriel en tant que tel, ni l’ethnologie des foyers et réseaux de résistance contre ce projet ne nous intéressent en soi, mais les sujets, leurs visions [12] du monde, leurs raisons d’agir et les affinités électives qui se créent dans ce conflit.

Nous ne développons pas d’expertise d’implantation d’installations nucléaires ou de militantisme. L’expertise n’est pas en soi et a priori « condamnable » mais elle n’est pas à confondre avec la compréhension sociologique. Pour la compréhension sociologique, il ne s’agit pas seulement de comprendre ce qu’est l’objet de la recherche, quelles sont ses finalités et les raisons qui justifient ses finalités, mais également les raisons pour lesquelles il est devenu ce qu’il est (son passé dépassé) et ce qu’il pourrait être, c’est-à-dire les potentiels de développement et d’avenirs possibles qui existent en son sein.

Notre analyse ne produit pas de conseils pour rendre acceptable l’implantation du centre pour les concernés. Il ne s’agit pas non plus de développer un programme de dépassement de la situation bloquée, comme nous le verrons, à Bure pour ceux qui agissent et qui luttent contre ce projet ou d’hypostasier les mouvements, les mobilisations ou les critiques du projet Cigéo comme l’annonce irréfutable du dépassement du malaise contemporain. C’est aux acteurs de développer leurs stratégies. Faire ce travail pour les autres signifierait leur imposer ce qu’ils doivent penser et faire. Ce serait un acte de domination.

L’effort de compréhension n’est pourtant pas un exercice de style académique. La compréhension peut participer à l’orientation des agir afin de développer un projet conscient. Elle est, d’un côté, la condition de la maîtrise raisonnable des objets, en l’occurrence du conflit à Bure. De l’autre côté, elle est un agir public et communicationnel car comprendre un objet signifie le « com-prendre », c’est-à-dire prendre possession, sur le plan intellectuel, des significations et du sens qu’a l’objet, qu’il a eus et qu’il pourrait avoir. Par conséquent, comprendre signifie également créer du lien social, se lier avec les uns et contre les autres dans l’espace public. Expliquer signifie ainsi présenter publiquement ce qu’on a compris et les raisons pour lesquelles on l’a compris.



[2] Siegfried Kracauer, Die Angestellten, in : Schriften 1, Suhrkamp-Verlag, Frankfurt/Main, 1978.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 13 mars 2022 16:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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