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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Ethnies et sociétés: deux ethnohistoires des Nahuas (Sierra Norte de Puebla, Mexique)” (1995)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre Beaucage, “Ethnies et sociétés: deux ethnohistoires des Nahuas (Sierra Norte de Puebla, Mexique)”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de François Trudel, Paul Charest et Yvan Breton, La construction de l’anthropologie québécoise. Mé-langes offerts à Marc-Adélard Tremblay. Chapitre 24, pp. 337-365. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1995, 472 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 septembre 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Depuis la fin des années 70, la problématique de l'identité ethnique et culturelle a fait l'objet d'innombrables études, tant en anthropologie qu'en sociologie. Si la formulation est nouvelle, plusieurs des thèmes regroupés sous cette nouvelle appellation avaient attiré depuis longtemps l'attention des anthropologues : la distinction du Soi (ou du Nous) et de l'Autre, la construction, par les acteurs, de modèles plus ou moins cohérents qui expriment la différence, et des interprétations de l'histoire en termes du destin d'un peuple, d'une nation, d'une ethnie. Dans son article intitulé Les sentiments acadiens, M.-A. Tremblay (1973) a voulu synthétiser les diverses composantes de l'identité ethnique acadienne. Les trois options méthodologiques qu'il nous présente sont les mêmes auxquelles est confronté le chercheur aujourd'hui : l'approche ethnohistorique, l'analyse institutionnelle, ou celle des « sentiments », qu'il identifie à la vision du monde (ibid., 296). C'est cette dernière voie qu'il choisira, parce qu'elle lui semblait coller davantage au vécu des acteurs que l'examen des seules normes ou institutions, et parce que les données ethnohistoriques disponibles apparaissaient par trop incomplètes (ibid.). 

Au cours de mes recherches sur les autochtones de la Sierra Norte de Puebla, j'ai été amené à utiliser successivement les trois approches. Au début des années 70, une étude comparée des communautés nahuats et totonaques visait à dégager les structures sociales autochtones et la nature des liens avec le monde non autochtone (Beaucage, 1973a et b ; Durand, 1975 ; Labrecque, 1974 ; Paré, 1973). Une décennie plus tard, la montée d'un puissant mouvement amérindien dans la région m'amena à m'interroger plus particulièrement sur les composantes de l'identité ethnique telle que perçue par les acteurs (Beaucage, 1987, 1989, 1992a, 1993a). En même temps, à l'invitation d'un groupe local de recherche et de diffusion culturelle, le Taller de Tradición Oral, je participais à deux recherches : l'une sur la tradition ethnohistorique et l'autre sur les archives villageoises et régionales, les deux sources les plus couramment invoquées par les Amérindiens comme par les non-Amérindiens [1] pour fonder les différences factuelles, mais proposaient chacune une structuration et une signification profondément divergente du passé. 

Ce constat m'amena à m'interroger sur la notion même d'« ethnohistoire » et à découvrir que le terme est utilisé depuis des décennies par des ethnologues et des archéologues sans qu'un consensus véritable existe quant à son contenu. L'ethnohistoire se veut distincte de l'histoire au sens classique en ce qu'elle étudie « l'histoire des autres », de ceux dont on ne s'occupe généralement pas, parce qu'ils n'ont pas laissé de documents bien à eux, ou si peu. Par rapport à l'ethnologie, l'ethnohistoire se démarque également en ce qu'elle réintroduit la dimension temporelle dans les faits culturels et sociaux, dimension qui en fut soustraite lors de la redéfinition du champ de l'anthropologie à la fin du XIXe siècle (Lenclud, 1991 : 334). 

Chaque grande « aire culturelle » a en fait développé sa propre tradition ethnohistorique. Pour un africaniste comme Jean Vansina, l'ethnohistoire est l'étude d'une tradition orale bien structurée, transmise par des spécialistes, comme celle qu'il a trouvée au Rwanda (Vansina, 1961). À l'opposé, pour les américanistes, le terme fait surtout référence à l'ensemble des sources écrites portant sur les populations autochtones à partir des premiers contacts avec les Européens : incluant aussi bien les admirables Codices de Mésoamérique que les chroniques de Cortez et de Cartier, ou les récits postérieurs de voyageurs et de missionnaires. À ces documents on ajoute aujourd'hui les traditions orales telles qu'elles se sont transmises dans les peuples amérindiens (voir par exemple Vincent, (dir.) 1992). Depuis que les autochtones ont fait irruption sur la scène politique en tant qu'acteurs, une troisième acception s'est fait jour, qui définit l'ethnohistoire comme « l'ensemble des procédures de mise en relation du présent au passé à l'intérieur d'une société ou d'un groupe, dans son langage et en référence à ses valeurs et à ses enjeux propres » (Izard et Wachtel, 1991 : 337) ; dans ce dernier sens, le terme correspond à ce que G. Sioui appelle l'« autohistoire » (Sioui, 1989). 

L'imprécision dans la définition du champ de l'ethnohistoire a des conséquences importantes sur le plan de la méthodologie. L'histoire et l'ethnologie se sont historiquement structurées en des domaines considérés comme étanches. À la première, on a adjugé les sociétés qui possèdent une écriture et une forme d'État et qui organisent le passé en chronologies profondes ; à la seconde, les « peuples sans écriture », les « sociétés segmentaires » où règne un temps circulaire et où la tradition se fond avec le mythe dès qu'on remonte à plus de quelques générations (voir Lévi-Strauss, 1958 : 364-370). L'histoire a donc développé une approche critique du document, tandis que l'ethnologie construisait la méthode de terrain. En conséquence, les chercheurs des deux disciplines se trouvent relativement mal équipés pour aborder un domaine frontière, où les séries documentaires sont rares, relayées par une tradition orale qui possède une structure et des fonctions fort différentes. Depuis plus d'un demi-siècle, particulièrement avec l'École des Annales, les historiens ont délaissé l'histoire événementielle, pour s'intéresser à l'évolution des structures sociales et des mentalités. Les ethnologues semblent avoir été plus conservateurs et c'est beau- coup plus récemment qu'ils ont abandonné une perspective essentiellement synchronique des sociétés étudiées pour les envisager comme le produit de processus historiques [2]. 

Dans les pages qui suivent, j'utiliserai successivement les sources orales et documentaires concernant une tranche de l'histoire des Nahuas de la région de Cuetzalan, dans la Sierra Norte de Puebla, au Mexique [3] (voir carte 1). Mon but ne sera pas de les comparer terme à terme pour en dégager « la vraie version » des faits, mais bien de confronter les visions du passé que nous livrent les récits des anciens d'une part, les archives locales d'autre part. Tant les recoupements que les contradictions entre les deux types de sources nous permettront de comprendre mieux, je l'espère, la société autochtone actuelle et la manière dont elle mobilise le passé pour comprendre un monde dominé par des non-Indiens, et y légitimer ses pratiques.


[1] Au Mexique comme ailleurs en Mésoamérique ou dans les Andes, les différences entre autochtones et non-autochtones ne sont pas définies par des lois (comme au Canada ou aux États-Unis) ni exprimées d'abord en termes raciaux (vu le métissage important de la population non amérindienne). C'est au niveau socioculturel que s'exprime d'abord la différence. En basse montagne, les Nahuas se désignent eux-mêmes, ainsi que tous les autres Amérindiens, comme maseualmej (sing. maseual) par opposition aux « étrangers » (koyomej, sing. koyot), terme qui inclut aussi bien les Métis hispanophones du bourg voisin qu'un ethnologue québécois ! Maseual dérive de maseua (« métier », sous-entendu « des dieux ») et désignait les paysans, à l'époque des Aztèques (Siméon, 1885/1965 : 216). Quant à koyot (« coyote », Canis latrans), l'origine précise de son sens actuel en nahuat n'est pas tout à fait claire. À l'époque coloniale, le mot coyote désignait la personne issue de l'union d'un mestizo et d'une Amérindienne (Santamaria, 1959 : 225). Après l'Indépendance (1821) le sens du mot changea radicalement : « Vers 1828, quand la haine anti-espagnole atteignit son sommet, on leur donna le surnom injurieux de coyotes » (id., 308). Les paysans mexicains appellent aujourd'hui coyotes les intermédiaires qui achètent leurs récoltes. Mentionnons enfin que dans le folklore amérindien, le lièvre et le coyote (parfois remplacés par l'opossum et le jaguar) forment une paire, respectivement, le trickster et son dupe (Laughlin, 1977 : 67, 367-370 ; Lopez-Austin, 1990).

[2] En ce qui concerne la Mésoamérique, il faut souligner les travaux de Wasserstrom (1983) et de Dehouve (1990), qui ont repris et approfondi, pour deux régions autochtones, le travail de pionnier de Gibson sur la vallée de Mexico (1964). La remise en question des postulats a) historiques du structuro-fonctionnalisme par des chercheurs marxistes dans les années 60 et 70 a certes contribué à cette (re)découverte de l'histoire par les ethnologues ; et ce, même si les processus historiques révélés par l'enquête différaient souvent beaucoup des « lois » postulées par la théorie marxiste (Beaucage, 1993b).

[3] La Sierra Norte de Puebla, avec une altitude qui varie entre 2200 et 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, forme la transition entre les hautes terres sèches du Mexique central et la plaine tropicale de la côte. Extrêmement accidentée mais fertile et bien arrosée, la région a constitué historiquement une zone de refuge pour les Amérindiens après la conquête espagnole et l'expansion des grands domaines sur le plateau. On y trouve actuellement deux principaux groupes autochtones : les Nahuas, dont l'habitat s'étend du plateau jusqu'à la basse montagne, et les Totonaques, qui se concentrent dans cette dernière et dans la plaine adjacente, au Veracruz. D'après le recensement de 1990, on peut estimer à plus de 320 000 la population amérindienne de la Sierra, soit environ 210 000 Nahuas, 103 500 Totonaques et 9500 Otomis (XI Censo Nacional de Población y Vivienda 1990 (INEGI, 1993 : 74,91)). Les Nahuas de la Sierra parlent deux dialectes : le nahuatl, au nord (zone de Huauchimango-Xicotepec) et le nahuat au sud (zone de Zacapoaxtla-Texiutlan-Cuetzalan). Je désignerai les gens comme « Nahuas » et leur parler comme « nahuatl » ou « nahuat », respectivement, conformément au voeu exprimé par le Taller. Les Amérindiens sont en grande majorité agriculteurs et cultivent le maïs, les haricots ainsi que des fruits et des légumes pour leur subsistance. En haute montagne (autour de 2000 mètres d'altitude), ils s'adonnent aussi au petit élevage (porcs, poules, quelques vaches) et, traditionnellement, émigraient vers la côte pendant la morte saison. En basse montagne (entre 500 et 1000 mètres d'altitude), le café est devenu la principale culture et une majorité de paysans dépendent de sa vente pour acheter le maïs et les autres denrées essentielles. Les Métis hispanophones, minoritaires dans la Sierra, y forment la population des chefs-lieux municipaux (cabeceras), où les plus aisés contrôlent le commerce et l'administration. Plusieurs d'entre eux possèdent des plantations et des pâturages dans la campagne environnante. Ces propriétés, moyennes dans le contexte mexicain, contrastent cependant avec les parcelles des paysans, amérindiens pour la plupart. Par exemple, à Cuetzalan, en 1970, 45 % des paysans possédaient moins d'un hectare, et 41 % avaient à peine plus de deux hectares. Entre 20 et 33 % des paysans n'avaient pas de terre et travaillaient comme journaliers et métayers. À l'autre extrême, six propriétaires se partageaient 1500 hectares (Dirección General de Estadistica, 1975 : 63, 75).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 4 décembre 2007 12:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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