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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Yves Bélanger, “Commerce et sécurité seraient-ils devenus les deux faces d’une même médaille ?” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Dorval Brunelle et Christian Deblock, L’ALÉNA. Le libre échange en défaut, chapitre 17, pp. 435-452. Montréal: Les Éditions Fides, 2004, 464 pp. Collection “Points chauds”. [Livre diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 20 juin 2020.]

[435]

DOSSIERS
Chapitre 17

Commerce et sécurité
seraient-ils devenus les deux faces
d’une même médaille
.”

Yves BÉLANGER


En principe, les signataires de l’ALENA se sont entendus pour ne pas soumettre le champ de la défense et de la sécurité nationale aux règles du traité. Formellement, l’article 1018 spécifie :

Aucune disposition du présent chapitre ne sera interprétée comme empêchant une partie de prendre des mesures ou de ne pas divulguer des renseignements si elle l’estime nécessaire à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité, se rapportant à l’achat d’armes, de munitions ou de matériel de guerre, ou aux achats indispensables à la sécurité nationale ou aux fins de la défense nationale.

En fait, l’accord prévoit la reconduction du cadre négocié antérieurement entre le Canada et les États-Unis d’Amérique (EUA), celui-ci répondant aux impératifs de la Guerre froide. Ce cadre a été établi principalement sur la base de l’Accord canado-américain sur le partage de la production de défense (DPSA) signé en 1956 et de l’Accord sur le partage du développement industriel pour la défense conclu en 1963 où ont été définies les modalités particulières à l’accès au marché militaire américain. Ces ententes continuent, aujourd’hui, de conférer aux entreprises canadiennes un statut privilégié sur le marché américain. [436] Trente ans avant la signature de l’ALENA, les échanges de produits militaires échappaient déjà à plusieurs mesures protectionnistes, incluant le Buy America Act [1], en venant même à reconnaître le statut de fournisseur local aux États-Unis à des dizaines d’entreprises canadiennes. Celles-ci en tireront un avantage concurrentiel indéniable.

Il importe ici de bien souligner que la problématique particulière à l’univers économique de la défense a été formulée sur la base d’une relation sécuritaire bilatérale qui va bien au-delà des enjeux commerciaux. Au fil des années, le Canada et les EUA ont conclu des centaines d’ententes qui interpellent de multiples dimensions de l’environnement sécuritaire dont la plus connue concerne la défense aérienne du territoire nord-américain (NORAD). Cette relation sécuritaire ne poursuit pas une finalité économique, elle vise à garantir l’intégrité et l’inviolabilité du territoire national américain et, par extension, du territoire canadien. Depuis maintenant plus de 40 ans, le gouvernement canadien a jugé qu’il en allait de son intérêt de bénéficier de la protection de son puissant voisin. Il a donc cherché à tirer le meilleur parti d’un mariage de raison dont le contrat a essentiellement été rédigé par Washington. En général, l’attitude canadienne dans les dossiers économiques spécifiques à ses collaborations militaires a été de minimiser ses coûts tout en cherchant à maximiser les retombées technologiques et commerciales.

Lorsque survinrent, entre 1987 et 1989, une série d’événements qui se conclurent par la fin de la guerre froide, ni les EUA ni le Canada ne jugèrent opportun de remettre en question les fondements de leur collaboration. Les deux administrations (Bush et [437] Mulroney) considéraient à l’époque qu’il fallait demeurer prudents et ne pas baisser la garde prématurément. En août 1992, au moment où l’ALENA est signé, la ligne de conduite commune aux deux pays est donc d’accompagner l’ex-URSS dans son processus de démocratisation, mais sans en conclure pour autant que leur partenariat militaire devait être fondamentalement remanié [2]. Des deux côtés de la frontière, l’heure était encore à la vigilance.

1993-1994 : la transition

L’arrivée au pouvoir des administrations Clinton et Chrétien se traduit, en 1993, par des signes de rupture avec le passé. Les partis politiques des deux nouveaux leaders véhiculent des plates-formes électorales proposant d’associer désarmement, commerce et prospérité. L’accent mis sur la lutte contre le déficit s’alimentera d’ailleurs en bonne partie à la rationalisation des dépenses militaires. Pour nombre de Nord-Américains, ce nouvel environnement suscitera l’espoir de voir l’ouverture et la coopération succéder à la logique de puissance et de confrontation qui prévalait avant 1989.

Les énergies seront dès lors canalisées vers l’objectif de modifier la coûteuse culture militaire. Parmi les réformes les plus marquantes, il faut mentionner la poursuite d’une vaste rationalisation de la base industrielle de défense, sa diversification commerciale, la révision des processus d’acquisition en vue d’inoculer les principes de concurrence et de productivité à un marché militaire plutôt oligopolistique, ainsi que la recherche d’une plus grande libéralisation [438] du commerce dans un univers habitué à un régime de normes et de contrôles. L’administration Clinton mettra notamment fin au moratoire vieux de 20 ans sur le transfert de technologies militaires de pointe en direction des pays de l’Amérique latine [3] et lancera une vaste offensive pour conquérir les marchés devenus accessibles en raison des difficultés éprouvées par le complexe industriel militaire russe. Washington soutiendra très activement les efforts d’internationalisation de ses entreprises de défense, parfois vers des pays constituant de véritables poudrières.

En plus d’emboîter le pas à Washington en matière de compressions budgétaires, Ottawa tentera, à son tour, de tirer avantage de l’ouverture des marchés internationaux. Le Livre blanc publié par le gouvernement canadien en 1994 situe la nouvelle configuration qui prévaut dans le champ de la défense [4] et annonce l’intention du gouvernement d’orienter sa mission militaire en fonction des nouvelles menaces, telles que la lutte contre le trafic de drogue et l’immigration illégale. Le gouvernement réitère aussi son intention de recourir aux missions de rétablissement et de maintien de la paix en vue de contribuer à la stabilité du monde.

Il faut voir la période 1993-1994 comme une phase de transition au cours de laquelle la communauté de pensée en matière de défense va évoluer vers une conception de la sécurité, sans doute un peu confuse, mais de plus en plus sensible à de multiples objectifs visés explicitement par l’ALENA, comme l’ouverture et la sécurité d’accès des marchés dans un environnement consacré à la liberté de commerce. Même le [439] petit monde de l’économie de défense allait devoir apprendre à se gérer en fonction des pratiques propres à l’économie civile. Les valeurs véhiculées par l'ALE et l’ALENA venaient, tout simplement, de supplanter la logique de défense.

1994-2001 :
le changement de cap


Il est difficile d’identifier avec précision le point d’inflexion qui mènera à une remise en selle des préoccupations sécuritaires, mais il convient certainement de rappeler que, le jour de l’entrée en vigueur de l’ALENA, le premier janvier 1994, le sous-commandant Marcos et son Armée zapatiste de libération nationale prenaient le contrôle du Chiapas, ouvrant, du coup, un front de conflit armé en Amérique du Nord. Il faut également demeurer conscient du fait que la liberté de commerce et les promesses d’un futur meilleur n’étaient toujours pas parvenues à endiguer le flot d’immigrants illégaux géré de façon plutôt répressive par les EUA et le Canada. Gardons également à l’esprit que ni l’invasion du Panama et la capture du général Manuel Noriega en 1989, ni l’injection massive de fonds par l’administration Bush au début des années 1990 n’avaient contenu ce que le président Nixon identifiait déjà en 1971 comme l’ennemi n° 1 des EUA, soit le trafic de la drogue.

Confronté à un conflit intérieur, le Mexique a été le premier partenaire de l’ALENA à revoir intégralement son approche en matière de sécurité. Dans un plan daté de 1995, on identifie déjà la lutte contre le terrorisme et le trafic des armes comme des cibles pour les forces militaires et civiles nationales. Ce plan s’accompagne de mesures législatives visant la création d’un Système national de sécurité publique (SNSP) qui mènera notamment à la création du ministère de la Sécurité publique et de la Police fédérale préventive (Policia [440] Federal Preventiva ou PFP). Le tout sera placé sous la direction du Conseil de sécurité nationale (Consejo National de Seguridad ou CNS) qui assume essentiellement une mission de coordination des États (31 gouverneurs) et de l’ensemble des organismes appelés à intervenir en matière de sécurité. Le SNSP et le CNS inspireront plusieurs réformes au gouvernement des EUA à la suite des attaques du n septembre 2001. Entre 1995 et 2001, le budget mexicain affecté à la sécurité croîtra de 25 % (en dollars américains constants).

Il est sans doute révélateur de souligner l’intérêt que représentera le « marché » mexicain de la sécurité à partir du milieu des années 1990. Les données disponibles nous permettent d’affirmer qu’en six ans (1995-2001) le pays importera pour plus d’un milliard de dollars américains, en équipement militaire majeur seulement [5]. L’essentiel de cet armement émanera des EUA et, plus marginalement, du Canada [6].

Les nouvelles préoccupations sécuritaires sont également évoquées, toujours en 1995, à l’occasion de la création de la Commission sur la sécurité continentale au sein de l’Organisation des États américains (OEA). L’organisme se verra confier la responsabilité d’alimenter une réflexion sur le devenir sécuritaire de l’hémisphère en prêtant une attention particulière aux points chauds du territoire où figure notamment le Mexique.

Un virage plus décisif est pris par le département de la Défense des EUA en 1997 suite à la publication d’un nouveau rapport (Quadrennial Defense Review Report, QDR) qui proposait de développer une vision d’avenir des armées aptes à confronter l’instabilité du [441] monde et à lutter contre les menaces asymétriques [7] (drogue, immigration clandestine, commerce illégal, etc.). Surgissant des plans conçus pendant la guerre froide, les projets de forces de frappe mobile, de surveillance intégrée et de bouclier de défense y seront mis en valeur. À partir de ce moment, les budgets militaires du continent reprendront définitivement le chemin de la croissance.

Après les attentats s’échelonnant entre 1995 et 1999 contre les ambassades américaines (Arabie Saoudite, Kenya, Tanzanie et Égypte), celle menée contre le destroyer USS Cole en 2000, les interventions contre les barons de la drogue en Amérique latine (en Colombie notamment) et les bombardements par les EUA des camps afghans de Ben Laden en 1998, les analystes de Washington jugeront troublante la nouvelle dynamique internationale. Ils alimenteront une réflexion sécuritaire qui atteindra son point culminant en septembre 2001, dans la foulée des attaques contre New York et Washington.

Pour ce qui concerne plus spécifiquement l’Amérique du Nord, jusqu’en 2001, les points de friction entre le cadre commercial défini dans l’ALENA et la logique sécuritaire sont demeurés assez circonscrits. On peut les situer à deux niveaux. Premièrement, la mise en place de mécanismes de répression de l’immigration et la lutte contre le commerce illicite (incluant celui de la drogue) ont certainement haussé les attentes américaines à l’endroit du Mexique et du Canada, et interagi sur les mécanismes de régulation des échanges commerciaux. Deuxièmement, des zones d’ombre liées à l’application de la notion de « sécurité nationale » sont apparues dans la foulée des changements [442] technologiques qui ont bouleversé l’univers militaire. Il convient ici de rappeler que les réformes engagées principalement par l’administration américaine ont placé sous le régime du contrôle des exportations militaires diverses technologies commerciales (notamment dans le domaine des technologies de l’information et des communications ou TIC) et il ne fait aucun doute que ce phénomène ait soulevé des obstacles au libre commerce. Mais rien de tout cela n’était imprévisible.

2001 : vers la fusion des logiques
commerciale et sécuritaire


On reconnaîtra que les EUA ont fait face, le 11 septembre 2001, à une onde de choc qui a fait grimper de plusieurs crans les préoccupations sécuritaires. Suite à ces événements, diverses interventions ont initié un processus de resserrement de la sécurité, certaines visant le territoire national américain, d’autres affectant l’ensemble de l’espace continental chevauché par l’ALENA.

Sur le front intérieur, les principales dimensions de la réponse américaine se sont incarnées, premièrement, dans une série de déclarations guerrières clairement axées sur la lutte contre le terrorisme, deuxièmement, dans la mise en place du Department of Homeland Security (DHS) et, troisièmement, dans l’attribution de ressources additionnelles aux institutions militaires, policières et de renseignement.

Dans le flot des déclarations présidentielles, le projet de lutter contre « l’axe du mal » énoncé dans le discours sur l’état de l’Union de janvier 2002 est sans doute l’intervention qui a le plus frappé les imaginations [8]. Néanmoins, l’énoncé d’intention qui a été le [443] plus lourd de conséquences est celui de septembre 2002 consacré à la doctrine militaire américaine [9]. Le président Bush y annonce notamment la volonté gouvernementale de répondre par des attaques préventives et unilatérales aux forces jugées menaçantes par les EUA. Cette philosophie mènera à la guerre en Irak.

La création du DHS procède du désir de mieux coordonner les acteurs « secondaires » en matière de sécurité civile (en seront donc exclus le FBI et la CIA) dont la mission touche au maintien de la paix, l’intervention en cas de catastrophes et le contrôle de l’accès au territoire. Quelque 22 agences réparties dans 16 ministères seront interpellées par le nouvel organisme. Le DHS gérera sept grands programmes, soit : 1) le support à la première ligne d’intervention visant spécifiquement à renforcer la capacité des corps de policiers et de pompiers ; 2) la défense contre le bioterrorisme ; 3) la sécurité des frontières : 4) l’accès aux technologies de pointe ; 5) la sécurité aérienne ; 6) diverses autres mesures visant par exemple à soutenir l’action policière, et 7) un appui à la défense consacré notamment aux équipements de protection  [10].

On a de la difficulté à imaginer l’impact lié à l’injection de ressources financières au sein de la structure sécuritaire américaine. Rappelons néanmoins qu’entre 1997 et 2004, le budget du département de la Défense est passé de 271 à 401 milliards de dollars (+48 %), sans compter les quelque 150 milliards de dollars affectés à ce jour à la guerre en Irak. Au seul chapitre des dépenses en acquisition, la hausse s’est [444] chiffrée à près de 80 % en sept ans pour atteindre 76 milliards de dollars. Le budget d’opération et d’entretien des armements grimpera pour sa part de 21 % entre 1997 et 2004. Il atteindra 133 milliards de dollars au cours de l’année 2004.

Ajoutons à cela le fait que le budget du FBI a progressé de 40 % entre 2001 et 2004 (pour atteindre 4,7 milliards de dollars). Selon les informations disponibles, la CIA aurait vu, quant à elle, ses ressources majorées de 42 % entre septembre 2001 et décembre 2003 (pour atteindre cinq milliards de dollars). De 28 milliards de dollars en 2002, les budgets des services regroupés au sein du DHS passent à 32 milliards de dollars en 2003, et dépasseront 35 milliards de dollars en 2004. À cet argent visant à soutenir le DHS doivent s’ajouter 6,7 milliards de dollars émanant du département de la Défense. En outre, la société Market Research prévoit que l’apport conjoint des États et des entreprises privées à l’effort sécuritaire planifié par le DHS va doubler cette somme au cours de 2004 [11]. Enfin, pour cette dernière année seulement, un budget additionnel de près de 30 milliards de dollars a été affecté à d’autres mesures de lutte contre le terrorisme à l’étranger. Les ressources consacrées à la sécurité des EUA atteignent actuellement des sommets, alimentant un marché sécuritaire en pleine résurrection et frappant de contraintes multiples (exportations, transferts technologiques, etc.) des produits destinés au marché civil.

Sur le front continental, nous avons assisté à deux bouleversements majeurs. Le premier concerne la formulation d’une nouvelle doctrine de défense, alors que le second découle de l’application du cadre sécuritaire [445] américain conçu dans la foulée des événements de 2001.

Dans le QDR 1997, il était déjà manifeste que les EUA iraient de l’avant avec la mise en place d’un bouclier de défense destiné d’abord et avant tout à « sanctuariser » leur territoire national. Même si l’administration Clinton avait repoussé la décision de déployer un système antimissile à l’échelle du continent, il était déjà acquis que cet élément se retrouverait au centre de la nouvelle architecture de défense en émergence, les théories sur le nouvel âge nucléaire ayant déjà trop d’adeptes au sein de l’administration. Le développement de plusieurs programmes visant à faire émerger un système de défense sans équivalent dans le monde tout en dotant les EUA de nouveaux moyens de frappes (incluant des armes nucléaires de théâtre) était en cours depuis plusieurs années déjà. Par contre, on ne savait pas comment ces plans allaient se concrétiser.

L’année 2002 livre plusieurs éléments de réponse. En janvier, le gouvernement annonce l’abandon d’une stratégie fondée uniquement sur la dissuasion ; en mars, une nouvelle approche remettant au goût du jour l’utilisation de l’arme nucléaire est rendue publique ; en juin, Washington dénonce le traité ABM ouvrant la voie à la mise en place du bouclier de défense antimissile ; en septembre, une nouvelle doctrine de défense évoquée précédemment [12] annonce une ligne de conduite fondée sur des attaques préventives unilatérales de la part des EUA ; et, finalement, en octobre, une nouvelle structure de commandement pour l’Amérique du Nord (Northcom) est déployée, accompagnée d’ententes sur la sécurité aérospatiale, [446] terrestre et maritime [13]. Cette série d’initiatives fait peser de sérieuses contraintes sur le Canada et le Mexique, deux pays dont les territoires et les eaux nationales sont inclus dans le périmètre couvert par Northcom.

Après avoir hésité, le Canada penche maintenant en faveur d’une collaboration qui se traduira, dans les années à venir, par des participations dont les modalités sont encore à préciser sous de nombreux aspects. Bien qu’on en soit, en la matière, un peu contraint à spéculer, il n’est pas impossible que la multiplication des conflits commerciaux ait influencé la stratégie canadienne. Du côté mexicain, où la volonté de maintenir des liens étroits avec l’Amérique latine incite à la prudence en cette période de négociation de la ZLEA et des éventuelles mesures sécuritaires susceptibles de l’accompagner, l’administration est plus hésitante. Elle s’est d’ailleurs associée à diverses contestations de l’approche « étasunienne » au cours du sommet de Mexico d’octobre 2003, incluant celle de doter l’OEA d’un bras armé [14]. L’inconfort du Mexique s’est également exprimé lorsque les EUA ont proposé de revoir la mission de la Commission sur la sécurité continentale :

La Délégation du Mexique a indiqué que les institutions à vocation de sécurité ne devraient à l’avenir être le monopole d’aucun pays ; elles devraient plutôt représenter le consensus des pays du continent américain, puisque, avant de chercher à modifier les mandats du [447] JID (CSC) qui ne reflètent pas les critères d’universalité, de représentativité et de contrôle civil, il faudrait évaluer leur pertinence [15].

Les exigences américaines en lien avec le contrôle du transport aérien, maritime et routier à destination des EUA ont forcé ses partenaires commerciaux à procéder à de nombreux ajustements. Alan Larson, sous-secrétaire d’État aux Affaires économiques, commerciales et agricoles, situe des objectifs centraux des Américains : garantir l’approvisionnement énergétique, sécuriser les transports, vaincre le terrorisme et stabiliser les finances des alliés. Il s’agit, selon lui, d’un programme adapté au cheminement vers la libéralisation et la prospérité [16].

Plusieurs organismes canadiens se sont fait l’écho de ce plan. Parmi ceux-ci figure l’influent Conseil canadien des chefs d’entreprise (CCCE) qui, en janvier 2003, a proposé une initiative nord-américaine de sécurité et de prospérité consistant en un plan d’action sur cinq fronts : réinventer les frontières, maximiser le rendement économique, négocier un pacte de sécurité des ressources, reconstituer la capacité militaire du Canada et créer un nouveau cadre institutionnel [17]. Le CCCE souhaite une démarche commune avec le Mexique, mais précise : « Si deux pays peuvent s’entendre, le troisième devrait être libre de se joindre lorsqu’il juge(ra) le moment opportun [18]. » Pour les [448] milieux d’affaires canadiens, il n’est donc pas essentiel de cheminer à trois vers l’intégration économique et sécuritaire, mais il est prioritaire que le Canada se manifeste par des gestes sans équivoque.

L’« allié » qu’est le Canada a donc posé des gestes. Ainsi, des accords liant le Canada et les EUA ont été signés en vue de resserrer les contrôles sur les transports, la sécurité des frontières et l’immigration (incluant l’Accord de Coopération sur la sécurité des frontières et le contrôle de la migration régionale et le Plan d’action pour la création d’une frontière intelligente Canada-E.-U., signés en décembre 2001, et l’Accord sur le tiers pays sûr, de juillet 2002). Le cadre législatif a été amendé tant au niveau fédéral qu’au niveau des principales provinces canadiennes (notamment en Ontario et au Québec).

Pour Ottawa, Toronto et Québec, l’objectif premier était d’éviter la mise en place de procédures américaines susceptibles de se traduire par des pertes économiques. Pour atteindre cet objectif, il a fallu adapter les structures d’encadrement de la sécurité civile et mettre en place divers forums de coopération. Ottawa a notamment mis sur pied un Bureau de la protection des infrastructures essentielles rattaché administrativement au ministère de la Défense, mais il était entendu qu’une forme plus avancée d’uniformisation des structures allait sans doute se révéler nécessaire.

Le nouveau gouvernement dirigé par Paul Martin a créé, en décembre 2003, un nouveau ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile. Celui-ci intégrerait la Garde côtière, les services douaniers, la gestion des passeports, la Gendarmerie royale du Canada (GRC), le Bureau de la protection des infrastructures essentielles et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). On ne peut qu’être frappé par la surenchère en matière d’intégration des [449] services de sécurité que cette initiative oppose aux démarches mexicaines et américaines. Ce regroupement donnerait ainsi naissance à la plus puissante organisation sécuritaire jamais imaginée en terre canadienne. Ajoutons que l’administration Martin laisse entendre de plus en plus ouvertement qu’elle collaborera également à la mise en place du bouclier de défense tant souhaitée par Washington.

Il est par ailleurs entendu que plusieurs dossiers liés à la modernisation de l’armement canadien vont aboutir au cours des prochains mois. Après avoir renouvelé la flotte, le matériel terrestre se modernise (véhicules, transports de troupes blindés, chars, etc.) et s’amorcera sous peu un processus de mise à niveau de la flotte aérienne. Les crédits affectés à la Défense nationale canadienne sont en hausse. En décembre 2001, le gouvernement canadien a notamment augmenté le budget de sécurité de 7,7 milliards de dollars canadiens sur cinq ans. L’exercice se poursuit en 2003-2004 avec une majoration de près de trois milliards de dollars sur trois ans. Selon toute vraisemblance, le budget du ministère de la Défense aura franchi le cap des 14 milliards de dollars au terme de ces trois années (contre 10 milliards de dollars en 1999). Or, une faible part seulement des sommes attendues ont été annoncées.

Le Comité sénatorial permanent de la défense et de la sécurité estimait en février 2002 qu’il fallait, pour atteindre un niveau de préparation acceptable, hausser immédiatement le budget de base du ministère canadien de la Défense de quatre milliards de dollars (soit une hausse de 36 %), doublant notamment les ressources affectées aux acquisitions [19]. Il a été suivi dans cette ligne de pensée par le Comité permanent [450] de la défense nationale et des anciens combattants [20]. Ce dernier juge que la force navale manque de ressources, que la flotte aérienne est déficitaire et que l’exploitation du potentiel terrestre a largement franchi les limites de ses capacités.

Cette dynamique ne se limite pas uniquement aux dimensions politique et administrative, elle a également des répercussions sur la base industrielle de défense. Aujourd’hui, pas moins de la moitié de la trentaine d’acteurs qui forment le cœur de l’industrie militaire canadienne appartiennent à des intérêts américains, et cette proportion tend à croître [21].

En définitive, il semble bien que l’appel du CCCE ait été entendu. Les logiques commerciales et sécuritaires ne sont pas simplement interreliées, elles militent aujourd’hui en faveur d’une harmonisation qui dépasse largement ce qui pouvait être imaginé au moment de l’entrée en vigueur de l’ALENA.

Cela nous rappelle que le Canada est d’abord et avant tout un pays commerçant où le niveau de vie de ses résidents est largement tributaire de l’état de santé de son commerce extérieur et que ce dernier dépend essentiellement du marché américain. Comme les EUA lient aujourd’hui plus que jamais les univers économique et sécuritaire, la capacité du Canada de prendre une voie autre que celle de répondre aux demandes de son voisin apparaît limitée. Les EUA ont décidé de ne pas négocier leur vision sécuritaire. Le Canada a fait ses choix, il s’adaptera quelles que soient les options que retiendront le Mexique et les autres pays invités à joindre le projet de ZLEA.

[451]

Aude-Emmanuelle Fleurant et Yannick Quéau font remarquer que les options qui s’offrent au Canada et aux autres pays latino-américains tentés par une intégration commerciale sont de plus en plus limitées [22]. S’ils veulent un accès au marché américain, qui demeure le plus important de la planète, ils devront trouver une façon de répondre aux attentes américaines en matière de sécurité. On a de plus en plus l’impression, en Amérique, que commerce et sécurité sont devenus les deux faces d’une même médaille, et que la coopération dans le domaine de la sécurité pourrait bien conditionner le niveau d’intensité de l’arrimage économique. En attendant, l’ALENA instaurerait désormais un système à deux vitesses en Amérique du Nord : le Canada et les EUA, d’un côté, les EUA et le Mexique, de l’autre.

[452]

[459]

ANNEXES

Présentation des auteurs

Yves Bélanger, professeur à la Faculté de science politique et de droit, directeur du Groupe de recherche sur l’industrie militaire et la sécurité, CEIM, Université du Québec à Montréal.



[1] Mais pas le Jones Act qui touche la construction navale.

[2] Marcel Massé, Notes pour une allocution devant les participants au Symposium sur les industries de défense au Québec, Montréal, 25 novembre 1992.

[3] White House, Office of Press Secretary, U.S. Policy on Arms Transfers to Latin America, août 1997.

[4] Gouvernement du Canada, ministère de la Défense nationale. Le livre blanc sur la défense de 7994, Ottawa, MASC, 1994.

[5] Selon les données du SIPRI Yearbook 1999 et 2002, Londres, Oxford University Press, 2000 et 2003.

[6] U.S. Department of State, World Arms Imports 1989-1999, octobre 2001.

[7] U.S. Department of Defense, Quadrennial Defense Review Report, 1997.

[8] Georges W. Bush, Discours sur l’état de l'Union du 29 janvier 2002.

[9] White House. The National Security Strategy of the United States of America, 20 septembre 2002.

[10] White House, The Department of Homeland Security, juin 2002.

[11] Market Research. Homeland Security, State of the Industry Assessment, 2002.

[12] White House, The National Security Strategy of the United States of America, septembre 2002.

[13] Présentée en avant-première canadienne par George Macdonald, Vice-chef de l’état-major de la Défense, Les relations canado-américaines en matière de défense, les menaces asymétriques et le plan de commandement unifié des EUA, ministère de la Défense nationale, 6 mai 2002.

[14] Yannick Quéau et Aude-Emmanuelle Fleurant, La conférence spéciale sur la sécurité dans les Amériques : une conception commune de la sécurité, Observatoire des Amériques, novembre 2003.

[15] Note adressée au Président du Conseil permanent de l’Organisation des États américains par la Mission permanente du Mexique auprès de l’OEA, sous le couvert du document CP/CSH-343/00 add.1, corr.1.

[16] Voir notamment Alan Larson, « Les priorités économiques de la stratégie de sécurité nationale », Département d’État des EUA, Les objectifs de politique étrangère des EUA, vol. 7, n° 3, 2002.

[17] Conseil canadien des chefs d’entreprises. Sécurité et prospérité vers un nouveau partenariat canado-américain en Amérique du Nord, janvier 2003.

[18] Ibid., p. 7.

[19] Comité sénatorial permanent de la défense et de la sécurité. L'état de préparation du Canada sur les plans de la sécurité et de la défense, février 2002.

[20] Chambre des communes, Comité permanent de la défense nationale et des anciens combattants, Faire face à nos responsabilités, l'état de préparation des forces canadiennes, mai 2002.

[21] Voir, Yves Bélanger et Aude-Emmanuelle Fleurant, Intégration continentale et base industrielle de défense : retour sur le dilemme canadien, [En ligne] www.unites.uqam.ca/GRRI

[22] Yannick Quéau et Aude-Emmanuelle Fleurant, op. cit.

Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 août 2020 18:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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