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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Yves Bélanger et Pierre Fournier, “Pacifisme et militarisme : illusions et réalités de la politique de défense du Canada.” in ouvrage de Yves Bélanger, Dorval Brunelle et collaborateurs, L’ère des libéraux. Le pouvoir fédéral de 1963 à 1984, pp. 53-70. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1988, 442 pp. . Une édition numérique réalisé avec le concours de mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide retraitée du Musée de La Pulperie, Chicoutimi. [M. Bélanger nous a autorisé, le 22 mai 2005 à diffuser toutes ses publications, en accès libre à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[55]

Pacifisme et militarisme :
illusions et réalités de la politique
de défense du Canada
.”

par
Yves BÉLANGER et Pierre FOURNIER

Département de science politique
Université du Québec à Montréal

Le mariage pourtant classique entre la défense et la souveraineté nationale est au Canada une source d'ambiguïtés. Le pays est en effet déchiré entre les impératifs de la défense continentale et ceux de sa souveraineté nationale. Pour plusieurs, le territoire canadien constitue la pointe avancée de la « défense stratégique américaine » et la défense du continent nord-américain est indivisible. Selon Michel Fortman, par exemple, il n'y a pas d'alternative à une relation de collaboration entre les institutions de défense canadienne et américaine [1]. Pour lui, cette relation a été rentable sur le plan économique et a contribué à donner la priorité à un certain nombre d'objectifs purement nationaux au détriment des dépenses militaires. Mais Fortman a identifié deux éléments de mutation qui réclament maintenant un éclaircissement de notre relation militaire : la révolution technologique et les changements de doctrines militaires. L'apparition de nouveaux systèmes d'armes (missiles de croisière, IDS, etc.) interpelle à nouveau le Canada dans ce qu'il a de plus contradictoire, soit le rapport entre ses ambitions de contribuer à la paix dans le monde et la préservation de son image de négociateur international d'un côté, et les contraintes qui lui sont imposées par la politique de défense américaine, auquel s'ajoutent les intérêts plutôt terre à terre de l'économie nationale d'un autre côté.

Cela fait maintenant plus de 40 ans, soit depuis 1945, que le Canada tente de gérer cette contradiction. Bien que les analyses et les recettes aient pu varier [56] dans le temps, tous les gouvernements, sans exception, depuis la Deuxième Guerre mondiale, ont essayé, avec des résultats divers, de ménager la chèvre et le chou. Certains semblent en être sortis grandis. C'est le cas des gouvernements Pearson et Trudeau. Il est vrai que le Canada est la seule puissance du monde occidental à avoir fait le choix de démanteler son armement nucléaire. Il est vrai également que les fonds affectés par le Canada à la défense sont inférieurs à ce que dépensent des pays comme les États-Unis, la France ou l'Angleterre. Il est vrai finalement que le Canada s'est impliqué concrètement dans plusieurs missions de paix patronnées par l'ONU. De là est issue l'image d'un État résolument rangé dans le camp des promoteurs de la paix. Pourtant, à chaque semaine, l'annonce de nouveaux projets militaires ou de remplacement des équipements vient rappeler l'influence très réelle du budget de la Défense. En fait, le Canada, en présumant bien sûr qu'il ne l'ait déjà quitté, a repris le chemin de la militarisation. Les dépenses en armements de toute sorte se multiplient. Un nouveau livre blanc, rendu public en 1987 après seize ans de silence, a permis de prendre conscience de la brutalité du virage. L'analyse des impératifs internationaux justifie, selon le document, un accroissement des effectifs militaires et l'injection de sommes colossales dans la modernisation des équipements. Il ne s'agit pas d'une approche très originale, mais elle marque une coupure avec l'image que le Canada a tenté de promouvoir dans le passé et la réalité de ses politiques. Évidemment, le texte ayant été déposé sous le gouvernement Mulroney, la tentation est forte d'en imputer la paternité aux conservateurs. Ces derniers seraient les faucons militaristes qui ont bouleversé l'œuvre des « trois colombes » pacifistes. L'image est belle, mais contraire à la réalité.

La ligne de conduite poursuivie présentement par le gouvernement canadien a été patiemment préparée par les libéraux. Ce sont ces derniers qui ont amorcé la remontée des dépenses militaires. Ce sont eux également qui ont engagé le processus politique qui a mené au resserrement de la doctrine militaire canadienne, pendant que Pierre Trudeau, de son côté, prêchait en faveur du gel des armes nucléaires et arpentait l'Europe à la recherche d'une soi-disant solution à l'antagonisme des superpuissances. Peut-être certains y verront-ils l'expression d'une stratégie politique fine et nuancée. Nous y constatons pour notre part une contradiction qui n'est au fond que la répercussion de l'incohérence de la politique canadienne. De 1963 à 1984, les libéraux ont cultivé cette contradiction. Ils ont réussi à convaincre les Canadiens qu'ils cherchaient à contribuer activement à la paix mondiale, sans jamais remettre en question les engagements militaires du Canada. On aura compris qu'une telle politique ne pouvait suivre qu'une trajectoire sinueuse. Tentons donc d'en retracer les grandes lignes.

[57]

LE CONTEXTE DE L'ARRIVÉE AU POUVOIR

Au moment de la prise du pouvoir par les libéraux, la politique canadienne de défense est en crise. Non seulement le Canada n'a-t-il pas de politique d'ensemble, mais différentes actions prises sous le gouvernement conservateur remettent en cause plusieurs volets de sa politique internationale. Le Cabinet Diefenbaker a notamment signé, sans en débattre véritablement, un accord d'intégration de la défense aérienne du continent (NORAD). Il a par ailleurs, sur la toile de fond de la nucléarisation des forces de l'OTAN, accepté le principe de l'installation en sol canadien de missiles nucléaires (Bomarc) et fait l'acquisition d'avions d'intervention liés à cette force nucléaire. Cette décision sera d'ailleurs une des causes de sa défaite électorale de 1963.

En outre, différents efforts en vue de permettre au Canada de devenir une puissance militaro-industrielle capable de résister à l'attraction américaine débouchent sur de lamentables échecs. Les derniers espoirs s'envolent quelques mois avant la signature du traité NORAD, suite à l'échec du projet Arrow. Ce projet devait permettre au Canada de se hisser dans le peloton de tête des puissances économiques militaires grâce à la production d'un chasseur de combat ultramoderne. La hausse des coûts et les problèmes techniques précipitent son abandon et, du même coup, l'effondrement de la quasi-totalité de l'industrie de l'avionnerie canadienne. Pour éviter un désastre complet, le gouvernement fédéral opte pour une intégration des usines canadiennes au complexe militaro-industriel américain par l'entremise de la signature des accords sur le partage de la production du matériel de défense (Défense Production Sharing Agreement) (DPSA). À une nouvelle étape de l'intégration militaro-stratégique du continent correspond donc également une intégration économique et technologique [2].

Les conservateurs venaient de modifier les paramètres fondamentaux de la politique de défense. Rappelons à cet égard que le Canada avait fait le choix depuis 1945, alors qu'il était la quatrième puissance militaire du globe, de privilégier une politique axée non pas sur la défense régionale ou continentale, mais sur la sécurité mondiale. Le gouvernement Mackenzie King avait par ailleurs préféré centrer sa politique intérieure sur l'économie en s'appuyant sur la mise en place d'une importante infrastructure sociale et économique d'inspiration keynésienne. Les dépenses militaires cadraient mal avec cette nouvelle philosophie. Elles se virent donc attribuer une part modeste des ressources de l'État [3].

Pour le Canada, la défense continentale n'était ni la seule ni la principale priorité. C'est ce que confirme une déclaration du premier ministre Saint-Laurent [58] à la Conférence Gray de 1947 [4], où furent définis les principes fondamentaux qui devaient régir les grandes lignes de la politique canadienne en matière de défense. Les grands axes de cette politique prévoyaient :

  • favoriser la défense collective en participant à l'OTAN ;
  • défendre le continent nord-américain de concert avec les États-Unis ;
  • participer au maintien de la paix et de la sécurité internationale par le biais des Nations unies ;
  • renforcer et protéger la souveraineté du Canada.

Pour leur part, les Américains voyaient différemment les enjeux planétaires. Défenseurs du monde libre, ils avaient déjà, pendant la guerre, développé une vision bipolaire des enjeux stratégiques internationaux. Leur implication dans le camp allié n'avait-elle pas changé le cours de la guerre ? N'avaient-ils pas en outre assumé presque seuls la guerre du Pacifique ? Leur position de force sur le terrain au lendemain de la guerre, la maîtrise de l'arme atomique et leur rôle stratégique dans le processus de reconstruction de l'Europe leur conféraient d'emblée le statut de sanctuaire du monde libre et capitaliste. Il importait conséquemment de protéger l'intégrité de ce sanctuaire.

Or, les Soviétiques, qui sont, rappelons-le, situés tout à côté du Canada lorsqu'on analyse le monde dans une perspective américano-centriste, maîtrisaient l'énergie nucléaire et possédaient déjà, au début des années 1950, des vecteurs de transports aériens capables de livrer les bombes sur les villes américaines en survolant le territoire canadien. La mise au point de nouvelles techniques de lancement d'engins satellisés en 1957 (Sputnik) venait en outre confirmer leur avance dans la mise au point de missiles balistiques intercontinentaux [5]. Dans ce contexte, le gouvernement américain opta pour une stratégie de défense axée sur la protection du territoire national, mais pour assurer cette protection avec efficacité, il fallait convaincre les Canadiens de s'impliquer concrètement en permettant notamment la mise en place de nouveaux radars dans le nord du pays. Ceux-ci devaient faire partie d'un système de défense intégrée (c'est-à-dire contrôlée par les Américains). Le Canada devait aussi fournir une partie des ressources requises par l'industrie de la défense. Il devint, par exemple, le principal fournisseur de l'uranium nécessaire à la construction des ogives nucléaires.

Progressivement, les Américains amenèrent donc le Canada à partager leur analyse des besoins de défense du continent. À ce chapitre, les accords du NORAD et du DPSA marquèrent une étape décisive d'un processus d'intégration amorcé plusieurs années plus tôt [6]. La crise de Cuba, en 1962, en soulevant pour [59] la première fois depuis 1945 la menace d'un conflit total, contraignait enfin le Canada à se ranger résolument dans le camp américain. Les bases canadiennes furent mises en alerte et le contexte politique rendit acceptable la nucléarisation des forces de défense du Canada. Des missiles Bomarc B furent conséquemment acquis pour la défense du territoire national et des missiles Honest John pour les troupes stationnées en Europe.

Au moment de l'élection de 1963, l'imbroglio était donc total. Sur papier, le Canada favorisait une approche internationaliste dont l'OTAN était la clef de voûte, mais dans la réalité, l'intégration continentale des forces de défense était chose faite. En effet, la construction des lignes de radars Pinetree et Dew, l'acquisition des F-104 et l'entrée de firmes canadiennes sur le marché de défense des États-Unis [7] ne permettaient pas d'en douter.

LES PRIORITÉS
DU GOUVERNEMENT PEARSON


Sous les gouvernements King et Saint-Laurent, les libéraux avaient conçu une stratégie internationaliste dont un des artisans principaux avait précisément été Lester Pearson [8]. La période d'opposition qui influença lourdement l'attitude du parti et de l'aile parlementaire pendant le règne Diefenbaker donna lieu à un durcissement de cette position. Tout au plus pouvait-on voir dans la nouvelle configuration des relations avec les Américains quelques avantages économiques découlant du DPSA, et sans doute susceptibles d'alléger le fardeau représenté par le maintien d'une industrie de défense nationale, tout en favorisant une plus grande spécialisation des producteurs canadiens [9]. Après 1959, le commerce bilatéral dans le domaine de la défense atteignit un niveau comparable à celui qui existait pendant la Deuxième Guerre. Pour le gouvernement canadien, cela signifiait un accès aux technologies américaines, l'entrée de devises et, éventuellement, la création de nouveaux emplois [10].

Nous pensons donc que les préoccupations économiques redevinrent une donnée primordiale de la politique canadienne. Sans trop l'avouer, le gouvernement Pearson suivra une ligne de conduite orientée vers un certain soutien à l'industrie canadienne, une démarche d'autant plus significative qu'elle coïncida avec l'adoption d'un nouveau livre blanc sur la défense où seront [60] annoncés de nombreux projets de modernisation des équipements [11]. Le gouvernement canadien tentera par ailleurs de se donner des outils susceptibles de favoriser l'accroissement des retombées économiques des accords canado-américains. Un nouveau programme lié au DPSA, soit le « Programme du partage de la mise au point du matériel de défense », créé en 1964, aura pour mission spécifique d'accentuer la présence canadienne en recherche et développement [12]. Pour le gouvernement canadien, il était clair que « sans programme de développement, le rôle futur de l'industrie canadienne de défense serait confiné à la production de pièces relativement simples de conception étrangère, et, par conséquent, notre capacité de contribuer au renforcement de la défense du nord de l'Amérique serait affaiblie sérieusement » [13]. Cette politique d'acquisition plus nationaliste ne fit à cet égard que confirmer une démarche administrative et politique aux horizons plus larges.

Sur le plan administratif, le livre blanc annonça par ailleurs l'intégration des forces militaires du Canada sous un seul commandement, lui même structuré de façon à simplifier la jonction avec les sphères politiques [14]. La lecture du livre blanc de 1964 permit de constater une préoccupation plus évidente à l'endroit de la protection du territoire et de l'attribution d'une mission internationale indépendante. Ainsi le livre blanc identifia le maintien de la paix et de la sécurité par l'intermédiaire de l'ONU comme la première priorité. Les participations à l'OTAN et à NORAD suivirent dans l'ordre et, en bas de liste, se retrouvèrent les politiques destinées à la sécurité interne du pays [15]. Il faut cependant préciser que le Canada revendiqua une mission plus autonome dans le cadre de sa participation à la défense de l'Europe et qu'il n'hésita pas à souligner son très faible enthousiasme pour certaines contraintes liées à NORAD, dont celle, la plus compromettante sans doute, qui donna lieu au déploiement d'armes nucléaires. Le document annonça enfin une réduction des ogives et leur localisation sur deux pas de tir seulement [16].

En résumé, la ligne de conduite édictée par le livre blanc favorisait l'autonomie dans le cadre d'une démarche collective des forces de l'OTAN, mais [61] également sous l'empire du réalisme imposé par la proximité des États-Unis et leurs exigences à l'endroit de la contribution canadienne à la défense du continent [17]. Non seulement cette politique était-elle énoncée de façon plus rigoureuse que sous les précédents gouvernements, mais elle dosait l'effort de défense du Canada de façon beaucoup plus claire. Selon toute évidence, le choix du gouvernement Pearson découlait d'une lecture des enjeux stratégiques internationaux centrée sur le désir de privilégier la manifestation d'une force moins dépendante des États-Unis et des autres puissances de l'OTAN, dans la perspective de donner emprise à une diplomatie plus crédible [18]. Une telle prétention, difficilement recevable par les alliés à l'époque de la guerre froide, pouvait paraître acceptable dans le climat de détente du milieu des années 1960.

LE GOUVERNEMENT TRUDEAU,
UNE PÉRIODE « PACIFISTE » ...


L'élection de 1968 marque une étape importante dans l'évolution de la politique de défense. Pour la première fois depuis fort longtemps, le siège du premier ministre est occupé par un pacifiste déclaré. En effet Pierre Trudeau s'est fait connaître au cours des années 1950 pour ses idéaux libéraux internationalistes et anti-nationalistes. Sa revue, Cité libre, prêche depuis de nombreuses années en faveur de l'ouverture sur le monde et l'unification des peuples. À ses yeux, la militarisation conduit à la suspicion et à la division, pas l'inverse. D'après Michel Fortman, il n'avait pas compris la relation étroite entre la politique étrangère et la présence militaire, notamment sur le théâtre européen [19].

Quoi qu'il en soit, Pierre Trudeau nourrissait un scepticisme certain à l'endroit de la ligne de conduite en matière de défense établie par son prédécesseur. Son analyse reposait probablement sur une lecture critique de l'enlisement des États-Unis dans la guerre du Vietnam et de ses retombées gênantes pour le Canada qui, rappelons-le, a participé par l'entremise de centaines d'entreprises à l'effort de guerre américain. Peut-être Pierre Trudeau voyait-il également dans l'amorce des discussions entre les Américains et les Soviétiques sur le contrôle des armes stratégiques, un signe des temps susceptible, avec un peu d'aide, de donner naissance à un véritable mouvement de démilitarisation. Nous en sommes à cet égard réduit aux spéculations.

Cependant, de nombreux gestes posés dans les premières années de pouvoir indiquent clairement les sensibilités de son premier cabinet. Ainsi, dès l'entrée en fonction, une réduction de 20% des troupes stationnées en Europe sera amorcée. Suite à cette annonce, un processus de consultation d'organismes [62] gouvernementaux et paragouvernementaux sera enclenché en vue d'évaluer notamment la pertinence du maintien de la participation canadienne à NORAD et à l'OTAN. Insatisfait du résultat, Pierre Trudeau commandera un nouveau rapport, connu sous le nom de Rapport Head [20], dont les recommandations serviront de toile de fond à la redéfinition de la politique canadienne. Le rapport proposera notamment une diminution radicale du contingent canadien basé en Europe et l'abandon de la participation du Canada à la force nucléaire du bloc occidental. En outre, suite au rapport, le budget de la défense sera gelé et le plan de renouvellement des équipements révisé à la baisse [21]. Mais il faudra cependant attendre 1971 avant que cette philosophie de défense ne soit codifiée dans un nouvel énoncé de politique [22]

Contrairement au projet rendu public en 1964, le livre blanc de 1971 propose de donner priorité à la surveillance du territoire canadien puis, dans l'ordre, à la défense nord-américaine, à la participation à l'OTAN et à la participation aux opérations de maintien de la paix. On aura noté le complet renversement de l'ordre des priorités établi en 1964. Ce qui ressort de ce document, en fait, c'est l'importance accrue accordée par le gouvernement canadien à la surveillance des frontières et à la protection de la souveraineté nationale. La réduction du contingent des Forces armées canadiennes en Europe viendra confirmer ce changement.

Le document, par les modifications qu'il apporte à l'ordre des priorités de la politique de défense, privilégie une foule d'activités, qui ont des implications pour l'armée canadienne. L'accroissement des activités d'exploration donne lieu à un regain d'intérêt pour la protection des ressources et des richesses pétrolières, gazéifères et halieutiques. Le gouvernement étend la frontière des eaux territoriales ainsi que les limites des zones de pêche sur les côtes est et ouest. D'autres événements liés à la conjoncture politique nationale, notamment la Crise d'octobre, contribuent à lui attribuer une partie de la responsabilité pour la sécurité intérieure.

Quoi qu'il en soit, le livre blanc mena à des décisions politiques qui se traduisirent par un désengagement du Canada sur le front militaire. Ainsi, dès 1972, furent abandonnées les missions dites de strike-reconnaissance en Europe, les avions CF-104 furent dénucléarisés et les fusées nucléaires Honest John furent retirées des bases canadiennes en Allemagne. En outre, les fusées air-air Falcon et les missiles Bomarc furent également retranchés de la quincaillerie militaire. Le Canada devint le premier, et reste le seul pays, à se départir de ses armes nucléaires. Son choix en faveur d'une défense strictement basée sur des [63] armes conventionnelles demeure en effet sans équivalent dans le bloc des pays industrialisés maîtrisant la technologie nucléaire [23].

Par ailleurs, le Canada, à l'instigation du gouvernement Trudeau, fit le choix d'investir peu dans l'armement après 1971. Exception faite des destroyers de classe Tribal, du renouvellement du stock de munitions et du remplacement des chars Centurion vieux de 20 ans, on consentit peu d'investissements majeurs dans le matériel militaire au moins jusqu'au milieu des années 1970. Selon P. Newman, c'est à cette époque que s'est creusé l'écart entre les engagements du Canada et sa capacité d'intervention réelle ; en effet, les moyens de transport, la protection des troupes et l'armement s'avérèrent déficitaires à différents niveaux [24].

Le bilan de la démarche entreprise au début des années 1970 est donc le reflet d'une politique nettement moins militariste que ne le fut celle de la période antérieure, comme si le faible niveau de l'armement national était devenu une caractéristique de la spécificité canadienne, notamment en regard des États-Unis. Peut-être y a t-il lieu cependant d'établir une correspondance entre la ligne de conduite édictée par le livre blanc de 1971 et la politique intérieure canadienne. Rappelons en effet que la politique gouvernementale n'a été rendue publique que quelques mois seulement après la Crise d'octobre 1970, où la grande visibilité de l'armée pendant la crise suscita de vives critiques à l'endroit du gouvernement fédéral. La nouvelle politique de défense eut à cet égard pour fonction de rassurer l'électorat canadien. Rappelons par ailleurs que Pierre Trudeau avait été élu en 1968 avec le mandat implicite d'offrir aux Québécois une alternative basée sur un fédéralisme renouvelé. Ses choix se dessineront à cet égard en faveur d'une revitalisation des programmes sociaux et des programmes économiques, et cela au dépens des dépenses militaires.

... SUIVIE DUNE PÉRIODE MILITARISTE

Il est difficile de situer avec précision le moment où la pratique gouvernementale en matière de défense a pris ses distances face aux orientations du livre blanc de 1971. Nous pensons que le vent a commencé à tourner en 1973 dans le contexte du choc pétrolier, des difficultés dans les négociations Salt II [25], et, sur la scène locale, suite à la formulation d'une nouvelle stratégie politique et commerciale (la « troisième option ») [26]. Rappelons enfin le coup d'envoi à une nouvelle vague [64] de nationalisme donne par la publication du Rapport Gray, survenue quelques mois plus tôt [27]. Il importe d'ailleurs de souligner que cette nouvelle phase de l'histoire militaire se déroula dans un décor très fortement teinté de nationalisme. À partir du milieu des années 1970, les préoccupations du Cabinet à l'endroit du développement économique national — rappelons que le Canada est aux prises avec un des taux de chômage les plus élevés de l'OCDE — et du renforcement du pouvoir de l'État fédéral se situèrent au centre de la démarche politique gouvernementale.

Par ailleurs, un gouvernement souverainiste prend le pouvoir au Québec en 1976, ce qui est perçu comme une menace à l'intégrité canadienne. La nécessité de maintenir un contre-pouvoir puissant et crédible apparaît plus impérative que jamais. Les politiciens fédéraux présentent le nationalisme canadien comme une alternative au nationalisme québécois. Or, la défense du continent est sous la gouverne des Américains, tandis que celle de l'Europe de l'Ouest est placée sous le parapluie de l'OTAN, où le Canada ne joue qu'un rôle secondaire. L'industrie militaire canadienne n'est plus que le pâle reflet de ce qu'elle était au lendemain de la guerre. À cause du DPSA et de la guerre du Vietnam, la plupart des centres importants se sont intégrés au complexe militaro-industriel américain, ce qui a comme conséquence un approfondissement sans précédent de la dépendance technologique à l'endroit des États-Unis. Vue sous cet angle, la réalité des forces économiques et militaires liées à la défense apparaît non pas comme l'expression de la souveraineté canadienne, mais plutôt comme celle de sa dépendance systémique à l'endroit des États-Unis.

Par ailleurs, la formulation de la « troisième option » ne pouvait mener qu'à une révision à la baisse des engagements de l'État canadien à l'endroit de l'OTAN [28], même si cette dernière organisation se verra interpellée comme un forum international susceptible de faire contrepoids à l'omniprésence américaine. En outre, l'OTAN n'offrait-elle pas une ouverture sur de nouveaux marchés pour les produits de défense probablement plus aptes à soutenir un certain savoir-faire technologique canadien [29] ? Ajoutons à cela les pressions extérieures émanant autant de la Maison-Blanche que du quartier général de l'OTAN, en faveur de la nécessité d'accroître la participation canadienne à l'effort de défense du bloc occidental, et tous les ingrédients pour une reprise des dépenses militaires sont réunis.

La ligne de conduite établie au début des années 1970 s'est donc modifiée à l'approche des années 1980, sur la toile de fond du durcissement de la politique [65] américaine à l'endroit de l’Union soviétique et de la modernisation de l'armement de l'OTAN. Le Canada a en effet entrepris une révision de sa politique de défense et la modernisation de son arsenal. En ce qui a trait à l'équipement militaire, le coup d'envoi a été donné avec le programme d'acquisition des chars d'assaut Léopard en 1976, suivi notamment des chasseurs F-18 et des frégates de patrouille. Le budget de la défense s'est conséquemment mis à croître à un rythme accéléré, mais inférieur aux promesses faites à l'OTAN qui, rappelons-le, établissaient un taux de croissance réel de 3% par année.

En ce qui a trait à la formulation d'une nouvelle politique de défense, le dossier a été beaucoup plus laborieux. La mission des Forces armées canadiennes reposait sur des hypothèses formulées au cours des années 1960, dans un contexte stratégique et technologique radicalement différent et considéré par différentes instances comme totalement déphasé quant à la conjoncture des années 1980. Le rapport du Comité spécial du Sénat sur la défense nationale déposé en 1983, quelques mois donc avant le départ de Pierre Trudeau, observait qu'avec ses effectifs, le commandement maritime ne pouvait respecter ses engagements quant à la protection de la souveraineté canadienne et la défense de l'Amérique du Nord, pas plus d'ailleurs que ses engagements envers l'OTAN. Selon le rapport, à cause des restrictions financières et de la négligence des autorités [30] , les Forces armées canadiennes manquaient de ressources, devant se satisfaire d'un personnel trop réduit et d'un équipement désuet. Pour les conseillers militaires, le Canada ne pouvait donc plus continuer à remplir les missions de défense propres à une puissance respectable.

Au niveau stratégique, on s'inquiétait également du fait que le Canada ne contribuait pas assez à la dissuasion conventionnelle, avec des investissements d'à peine 251 dollars par habitant au titre de la défense. Pour fin de comparaison, rappelons que les dépenses militaires américaines se chiffraient à l'époque à 869 dollars par habitant [31]. Il fallait donc chercher à atteindre un meilleur « équilibre » entre les engagements et la capacité militaire.

Par ailleurs, plusieurs experts remirent en question la nature même de la contribution canadienne. Albert Legault, par exemple, considérait à l'époque que le Canada devait se spécialiser davantage au sein de l'OTAN : « On peut très bien retirer nos forces terrestres et renforcer les forces aériennes dans le centre de l'Europe, stationnées en R.F.A. ; on peut aussi se retirer du secteur centre-Europe pour faire davantage sur les flancs de l'alliance militaire, c'est-à-dire en Norvège. C'est une question de spécialisation, il faut savoir ce que l'on veut » [32]. On réclama donc dans plusieurs milieux une révision fondamentale de la politique de défense. Un nouveau livre blanc fut promis, la rédaction en fut amorcée. Mais on [66] retarda plusieurs fois le dépôt du rapport, craignant de heurter de front les susceptibilités d'une bonne partie de l'électorat canadien face à la perspective d'augmentations importantes dans les dépenses militaires. Avec le recul du temps, il semble que la stratégie fut alors de procéder pièce par pièce aux réformes et à l'achat des nouvelles armes, de façon à minimiser l'impact du document au moment de son dépôt. Cette interprétation permet notamment de comprendre pourquoi il faudra attendre l'été 1987 avant que ne soit rendue publique la teneur des nouvelles orientations gouvernementales, soit trois ans presque jour pour jour après l'arrivée au pouvoir des conservateurs. Or, bien que le livre blanc ait subi à n'en pas douter certaines influences conservatrices, il demeure avant toute chose l'héritage du gouvernement libéral. Tout au plus les conservateurs ont-ils accentué certaines tendances déjà perceptibles avant 1984, notamment en prévision d'une reprise des dépenses militaires. Tout au plus également se sont-ils montrés plus préoccupés que leurs prédécesseurs par l'utilisation des budgets militaires à des fins économiques, notamment de leurs impacts au niveau du développement régional. Les libéraux n'avaient-ils pas été l'objet de critiques virulentes à l'endroit de la répartition des fonds entre les provinces dans le controversé contrat des avions F-187 Les conservateurs vont gérer les dépenses militaires avec des priorités moins nuancées peut-être, ramenant le débat à une question de gros sous. Le budget augmentera de 2,75% en 1986-1987 et de nouveaux engagements, destinés à assurer une progression de 2% par an jusqu'en 1991, seront pris par le ministre de la Défense [33].

Le retard dans la diffusion des nouvelles orientations semble plutôt s'expliquer par la position très ambiguë de Pierre Trudeau. Pendant que son gouvernement réarmait le Canada, Pierre Trudeau poursuivait sa croisade en faveur de la paix autour de concepts comme le gel nucléaire et le dialogue bilatéral, soit une thématique très voisine de celle épousée par l'Assemblée générale de l'ONU. Son initiative de paix visait peut-être à contribuer à assainir le climat international au moment même où Ronald Reagan prenait les commandes de la Maison-Blanche. Peut-être aussi s'adressait-elle plus prosaïquement à l'électorat canadien en vue de revaloriser le rôle des institutions fédérales ? Il est difficile de trancher cette question. L'analyse de la trajectoire gouvernementale après 1975 permet cependant de constater l'écart grandissant entre la pratique concrète et les discours du premier ministre. Comme le souligne F.H. Knelman, la contradiction sera complète entre la politique de défense menée par le Canada et ses interventions en vue de préserver son image pacifiste [34]. En même temps que Pierre Trudeau prêchera sur différentes tribunes du monde en [67] faveur de la paix, il donnera son aval à la réalisation d'une série d'essai des missiles de croisière américains (nucléaires), remettant ainsi en cause ses propres options stratégiques de 1971 [35]. On peut en déduire que le retard dans la publication d'un nouveau livre blanc, qui prévoyait prendre parti en faveur de la reconnaissance d'une situation de fait, visait probablement à ne pas ternir l'image mythique du premier ministre. Son départ en 1983 laissera la voie libre aux forces armées et à leurs supporters.

LES NOUVELLES ORIENTATIONS
DE LA POLITIQUE DE DÉFENSE


Le livre blanc présenté en juin 1987 consacre l'orientation la plus « militariste » de l'histoire contemporaine canadienne. On y condamne l'attitude du gouvernement fédéral qui, durant une bonne partie des années 1960 et 1970, « a accordé peu d'attention à la sécurité du Canada et aux rapports qu'avait notre pays avec les autres démocraties en matière de défense » [36] , et on annonce qu'« il faut réparer les dégâts causés par des décennies d'abandon » [37]. Il importe notamment de renforcer le potentiel de surveillance et de défense du territoire canadien, d'augmenter les effectifs de la Réserve, de consolider sur le Front central les forces aériennes et terrestres désignées à l'appui des engagements pris envers l'Europe, et d'équiper les Forces canadiennes avec du matériel moderne.

Contrairement au livre blanc de 1971, qui prônait une vision optimiste des relations internationales, celui de 1987 se veut « réaliste » et « a pour but de rappeler que le monde n'est pas toujours aussi inoffensif ou prévisible que nous le voudrions » [38]. Le potentiel militaire soviétique est examiné en détail et constitue, selon les auteurs, la principale menace qui plane sur le Canada. Le parti pris en faveur de l'alliance occidentale est clairement affirmé, et on rejette toute forme de neutralité :

La sécurité du Canada, dans le sens le plus large du terme, est indissociable de celle de l'Europe... En affectant des forces armées en Europe, le Canada contribue directement à sa propre défense et, qui plus est, s'assure de pouvoir participer à la prise de décisions sur des questions clés en matière de sécurité [39].

Le livre blanc affirme en outre l'importance stratégique de l'Arctique comme zone tampon entre l’Union soviétique et l'Amérique du Nord. Parce qu'on prétend que les forces maritimes possèdent une capacité extrêmement limitée de [68] mener des opérations dans les océans, et en particulier dans l'Arctique, on propose l'acquisition, par étapes, de sous-marins à propulsion nucléaire (SNN). Parmi les autres mesures importantes visant à renforcer le potentiel maritime dans l'Atlantique et le Pacifique, notons l'achat de nouvelles frégates de patrouille, qui viendront s'ajouter aux six frégates dont la construction est en cours.

Le livre blanc condamne l'écart qu'il perçoit entre les engagements et les ressources. Non seulement une grande partie du matériel qu'utilisent les Forces canadiennes est-il désuet, mais le personnel est nettement insuffisant. Selon le document, c'est le niveau de financement alloué à la défense depuis un quart de siècle qui est au cœur du problème. « Au cours de cette période », peut-on lire, « on a eu tendance à réduire constamment la part du budget fédéral et celle du produit intérieur brut du Canada qui sont consacrées à la défense » [40].

Même s'il n'a pas l'intention d'assumer une fonction nucléaire, le Canada entend participer au maintien de la dissuasion stratégique. En effet, les rôles occupés au sein de NORAD et de l'OTAN doivent contribuer à la stabilité des forces nucléaires des États-Unis [41]. On se propose de poursuivre le Programme de modernisation du système de défense aérienne de l'Amérique du Nord. Plusieurs nouveaux systèmes radars seront mis en place. Afin d'accroître le potentiel de surveillance des côtes, les forces aériennes se verront doter de nouveaux avions patrouilleurs à grand et moyen rayon d'action. On prévoit aussi qu'au cours des quinze prochaines années, aux fins d'assurer la défense aérienne de l'Amérique du Nord, d'importantes ressources seront consacrées à la mise en place d'un système de surveillance depuis l'espace.

Le livre blanc insiste également sur la nécessité de maintenir une défense classique crédible. Ainsi, on prétend que « plus les forces classiques sont efficaces, moins il est nécessaire de miser sur les armes nucléaires... Pour que soit évité un recours hâtif à ces dernières, il faut que les forces classiques en place soient en mesure de livrer des combats prolongés » [42]. Le Canada doit notamment disposer de forces terrestres plus considérables (réunissant des membres de la force régulière et des réservistes) qui soient bien entraînées et bien équipées.

On ne peut qu'être frappé par la concordance entre l'analyse du livre blanc et la politique poursuivie par les Américains depuis l'arrivée à la Maison-Blanche de Ronald Reagan. Tout comme les documents gouvernementaux américains, l'énoncé de politique canadienne projette une vision bipolaire du monde dominé par la menace soviétique. Tout comme cela sera le cas au Pentagone jusqu'au milieu des années 1980, la sécurité internationale sera définie en fonction de la croissance des dépenses militaires. La position canadienne suivra également les [69] Américains sur la voie plus égoïste du America First, en faisant passer au second rang les engagements internationaux, notamment liés au maintien de la paix, pour mettre l'accent sur la défense du territoire continental. Souveraineté et sécurité deviendront avec le livre blanc les deux versants d'une même stratégie destinée à donner plus de crédibilité au gouvernement canadien face à ses revendications dans ses eaux territoriales et dans le Nord. Cette attitude gênera partiellement les Américains, eux-mêmes intéressés à assumer directement la défense maritime du nord du continent. Les deux gouvernements déclareront néanmoins au Sommet de Québec tenu en 1985, leur ferme intention d'assurer, en étroite collaboration, la sécurité du continent. Le Canada percevra plus que jamais son rôle, non plus comme celui d'un allié passif et donc dépendant, mais plutôt comme celui d'un partenaire associé.

Ces prétentions cadrent cependant assez mal avec la réalité des nouveaux enjeux stratégiques internationaux. L'heure est au démantèlement des missiles de théâtre et à la négociation de nouveaux accords globaux sur l'armement stratégique et conventionnel. La négociation se déroule entre les deux superpuissances et le rôle du Canada s'apparente plus à celui d'un observateur qu'à celui d'un partenaire. L'heure est également à la guerre des étoiles (projet IDS) qui est le produit non pas d'une entente entre partenaires, mais le résultat d'une réorientation de la doctrine américaine [43]. Après la doctrine de la destruction mutuelle assurée et celle de la riposte adaptée et graduée, l'administration Reagan promet maintenant l'immunité grâce à un système capable de supprimer les armes de l'adversaire avec la mise en place d'un bouclier spatial étanche capable de détruire les missiles ennemis. Le Canada a été placé devant le fait accompli et, une fois le programme amorcé, a été invité à y participer. Après maintes tergiversations, la réponse est tombée, mi-figue, mi-raisin. Le gouvernement canadien désapprouve le principe, mais accepte de collaborer indirectement à certaines recherches liées à l'IDS, notamment dans le but de déterminer la faisabilité d'une défense anti-missile à base de rayons lasers ou de faisceaux de particules. Même si la fiabilité et l'efficacité de l'IDS est loin de faire l'unanimité, le Canada s'est laissé séduire par les avantages économiques et technologiques potentiels du programme. Comme l'a souligné Michel Fortman, Ottawa se trouvait face « à un choix entre les avantages très concrets que promet une collaboration en matière de défense avec les États-Unis à court terme, et les risques incalculables, mais éloignés, que peut nous faire courir cette même collaboration dans les années 1990 » [44].

Il ne faut cependant pas oublier que le Pentagone demeure le maître d'œuvre de l'opération et n'accorde en général que des contrats de sous-traitance aux partenaires étrangers. Cette division du travail permet de structurer une partie [70] de la recherche de pointe dans les pays alliés, tout en réservant aux Américains l'accès à l'expertise développée dans certains créneaux de recherche. L'offre américaine vise également un objectif politique, dans la mesure où, une fois impliqués dans ce programme de recherche, les partenaires pourront difficilement s'opposer à la mise en application d'un système auquel ils auront contribué.

Au fond, les préoccupations canadiennes n'ont donc pas changé. Les facteurs économiques constituent encore une contrainte importante dans l'orientation de la politique de défense. À la limite, le Canada pourrait définir sa politique de défense en fonction des priorités jugées essentielles pour promouvoir le développement économique et la création d'emplois. Il faut bien admettre que ce sont en partie les contraintes originant de la faible taille du marché canadien qui ont été à l'origine des relations particulières entre le Canada et les États-Unis et des ententes formelles relatives à l'harmonisation de la production militaire.

*  *  *

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la politique de défense au Canada a été marquée par une contradiction permanente entre deux objectifs : la promotion de la paix et du désarmement, et la participation aux alliances militaires de l'Occident. Elle a également dû composer avec les impératifs de la politique stratégique américaine, ce qui n'a, somme toute, laissé qu'une marge de manœuvre très étroite au gouvernement canadien. Contrairement à son prédécesseur, qui a manifesté une grande conscience des possibilités politiques du Canada, le gouvernement de Pierre Trudeau a tenté de changer le cours de l'histoire, mais ses efforts sont demeurés sans lendemain. Ses orientations pacifistes ont vite cédé le pas aux impératifs de défense de NORAD et de l'OTAN. La crédibilité du gouvernement canadien comme promoteur de la paix a été fortement mise en cause par toute une série de décisions, notamment celle de faire l'essai des missiles Cruise sur le sol canadien. C'est ce qui explique l'échec des missions de paix de Pierre Trudeau et de ses tentatives de jouer à l'arbitre entre les superpuissances.

L'élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis en 1980 a sonné la fin de la récréation en définissant une orientation plus militariste à la politique nord-américaine. L'administration Reagan tolérant mal les écarts de conduite de la part des pays alliés, le Canada a choisi de rentrer dans le rang et de reprendre les investissements militaires.



[1] Le Devoir, 25 novembre 1985.

[2] BERNARD, J.T. et TRUCHON, M., Impact du désarmement sur l'économie canadienne, Département d'économique, Université Laval, août 1980.

[3] EAYRS, J., The Defense of Canada : Peace Making and Deterrence, Toronto, University of Toronto Press, 1972.

[4] MACKAY, R.A., Canadian Foreign Policy, 1945-54 : Selected Speeches and Documents, Toronto, McClelland and Stewart, 1971, pp. 388-389.

[5] BARASH, D.P., The Arms Race and Nuclear War, Belmont (Califomia), Wadsworth Publ. Co., 1987.

[6] Au moment de la signature des accords de Hyde Park, en 1941.

[7] Voir McLIN, J.B., Canadas Defence Policy 1957-1963, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1963.

[8] PEARSON, L., Memoirs 1948-1957. The International Years, London, Victor Gonzanez, 1974.

[9] Pour une réflexion plus poussée sur ce processus, voir REGEHR, E., Arms Canada, Toronto, James Lorimer, 1987.

[10] Voir HOLMES, J., The Shaping of Peace, Toronto, Toronto University Press, vol. 2, 1982.

[11] Voir STEWART, L., Canadian Defence Policy, Selected Documents 1964-1981, Kingston, Centre for International Relations, 1982.

[12] Voir BERNARD, J.T. et autre, op. cit.

[13] JACKMAN, F., General Director, Office of International Special Projects, Department of Industry, Trade and Commerce, « The Canada-United States Défense Production Sharing Arrangement », Lecture delivered at the University of Virginia, 1976, cf. J.T. BERNARD et M. TRUCHON, op. cit., 1980, p. 7.

[14] Voir à ce sujet FORTMAN, M., La politique de défense canadienne de Mackenzie King à Trudeau (1945-1979), Montréal, Note de recherche n° 20, Département de science politique, Université de Montréal, mars 1987.

[15] Gouvernement du Canada, Livre blanc sur la défense, Ottawa, 1964.

[16] STEWART, L., op. cit..

[17] Voir ROSENBLUTH, G., The Canadian Economy and Disarmament, Toronto, Macmillan, 1967.

[18] FORTMAN, M., op.cit.

[19] Idem.

[20] THORDARSON, B., Trudeau and Foreign Policy, Cambridge, Oxford University Press, 1977.

[21] Voir ministère de la Défense nationale, Rapport annuel, 1972.

[22] Gouvernement du Canada, ministère de la Défense nationale, La défense dans les années 1970, Ottawa, 1971.

[23] Voir BATES, D., « How Our Vision of Nuclear War has Changed », dans E. REGEHR et S. ROSENBLUM, The Road to Peace, Toronto, James Lorimer, 1988.

[24] LEGAULT, A., « Quelle politique de défense pour le Canada », Le Devoir, 16 septembre 1986, p. 7.

[25] Voir POIRIER, L., Les stratégies nucléaires, Paris, Hachette, 1977.

[26] Voir l'article d'A. DONNEUR dans ce recueil.

[27] Voir l'article de D. BRUNELLE dans ce recueil.

[28] FORTMAN, M., op.cit.

[29] Voir BYERS, R., « La défense nationale et l'achat de matériel de défense », dans D. STAIRS et G.R. WINHAM, Quelques problèmes concernant l'élaboration de la politique extérieure, Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement au Canada, pp. 170-171.

[30] Canada, Sénat, op. cit., mai 1983, p. 51.

[31] CT, F., « Une absence presque totale de débats publics sur un budget de 8 Mds de dollars », dans La Presse, 25 février 1984.

[32] LEGAULT, A., op. cit

[33] Ministre de la Défense nationale, Défis et engagements : une politique de défense pour le Canada, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1987, p. III.

[34] KNILMAN, F.H., Reagan, God and the Bomb from Myth to Policy in the Nuclear Arms Race, Buffalo, Prometheus Books, 1987.

[35] Voir REGEHR, E. et ROSENBLUM, S., op. cit.

[36] Ministère de la Défense nationale, op. cit., p. 89

[37] Idem.

[38] Idem.

[39] Idem, p. 6.

[40] Idem, p. 43.

[41] Idem, p. 17.

[42] Idem, p. 20.

[43] GARCIN, T., Les nouvelles menaces militaires, Paris, Economica, 1986.

[44] COULON, J., « Le Canada doit rester prudent face aux orientations militaires américaines », dans Le Devoir, 25 novembre 1985.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 5 février 2020 18:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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