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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Yves Bélanger, “Québec inc.: la dérive d’un modèle ?” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon, Québec: État et société. Tome I, chapitre 19, pp. 443-459. Montréal: Les Éditions Qué-bec/Amérique, 1994, 509 pp. Collection: Société: dossiers documents. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation accordée par Alain G. Gagnon, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[443]

Yves BÉLANGER

Politologue, département de science politique, UQAM

Québec inc. :
la dérive d’un modèle ?

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon, Québec : État et société. Tome I, quatrième partie: “L’économie politique”, chapitre 19, pp. 443-459. Montréal: Les Éditions Québec/Amérique, 1994, 509 pp. Collection: Société: dossiers documents.


Après avoir connu la gloire, voici que Québec inc. est l'objet de vives critiques. La formule miracle et relativement originale qui devait contribuer à l'émancipation économique des Québécois aurait-elle failli ? Les accusations lancées à l'automne 1993 par Pierre Arbour à l'endroit de ce qu'il a appelé le dirigisme d'État nous incitent en effet à penser qu'on s'active de plus en plus ouvertement à déboulonner un des derniers monuments de la révolution tranquille. Mais à quoi s'attaque-t-on exactement ? Les différents appareils de l'État québécois autour desquels s'est articulée la politique économique des trente dernières années sont de plus en plus pointés du doigt pour leur interventionnisme aussi coûteux qu'envahissant. Ce serait l'État qui aurait lamentablement échoué. Dans le but de corriger cette perception pour le moins réductrice, le présent chapitre vise à resituer les apports respectifs des secteurs privé et public au cours de ce long processus qui a appuyé le développement de Québec inc.

Il convient certainement au départ de se demander à quoi correspond exactement Québec inc. Bien que le terme soit souvent associé au groupe d'entrepreneurs privés qui s'est constitué depuis 1960, la plupart des analystes s'entendent pour reconnaitre que le concept chapeaute plus qu'une simple classe d'affaires, il recouvre un véritable projet de société (Fraser, 1987). Québec inc. serait l'expression d'un modèle de développement fondé sur une alliance particulière entre les pouvoirs économiques public et privé, un modèle par ailleurs appuyé par de nombreuses organisations socioéconomiques et dont l'objectif a été et continue d'être la poursuite d'une politique de croissance par la prise en main des leviers économiques du Québec. Québec inc. aurait donc bel et bien cherché à promouvoir la création d'une classe d'affaires proprement québécoise, non pas dans une perspective nombriliste ou dans le but de permettre à de nouveaux riches d'envahir Westmount, mais dans l'optique de supporter le développement de la collectivité québécoise, tout en respectant les règles de base du système capitaliste.


LES LOINTAINES ORIGINES DE QUÉBEC INC.
ET L'ENJEU DU CONTRÔLE
DE L'ÉCONOMIE QUÉBÉCOISE


En s'appuyant sur les statistiques compilées par Jacques Viger vers 1825, Fernand Ouellet (1971) concluait que les francophones devaient représenter environ 35 % de l'ensemble de la communauté bourgeoise de la colonie à l'aube de l'ère [444] industrielle. Joanne Burgess (1977) a déjà expliqué comment l'industrie de la chaussure avait contribué à la naissance d'une entreprise sous propriété francophone au milieu du XIXe siècle. Un ouvrage remarquable de Ronald Rudin (1985) situe l'apport stratégique des banques régionales du Québec au développement de la communauté d'affaires francophone entre 1900 et 1925. L'émergence des premières grandes fortunes francophones, au tournant du siècle, a également mené à la publication de précieux témoignages regroupés notamment dans les monographies d'Émile Benoît (1925), d'Ernest L'Heureux (1930) et de Victor Barbeau (1936). Dans leur histoire du Québec contemporain, Linteau, Durocher et Robert (1979) ont brossé un tableau très révélateur de cette bourgeoisie francophone. À la suite d'une première évaluation scientifique de l'influence des milieux d'affaires francophones menée en 1959, l'économiste André Raynauld (1969, p. 189) constatait :


Nous avouerons que ces résultats sont plus favorables à la communauté canadienne-française que nous l'avions cru. Et même s'il est impossible de le démontrer rigoureusement, ces résultats démontrent un progrès sensible sur la situation qui existait en 1936 quand M. Victor Barbeau a publié Mesure de notre taille.


Le travail de Raynauld indiquait notamment la présence de francophones dans 50 % des conseils d'administration qui faisaient partie d'un échantillon représentatif des entreprises en activité dans la province. La compilation des données recueillies au cours de l'enquête révélait en outre que 21,7 % de ces entreprises étaient sous la direction exclusive de francophones. Un premier constat s'impose : il est faux de prétendre qu'il n'existait aucune classe d'affaires francophone avant les années 1960.

Il faut cependant préciser que cette classe d'affaires avait à composer avec d'importantes lacunes. L'héritage économique et culturel, non seulement du régime de Maurice Duplessis, mais également de ceux qui l'avaient précédé, avait en un sens confiné l'entrepreneurship francophone à un espace économique rattaché aux traditions rurales comme le commerce, le traitement des denrées agricoles et l'exploitation des produits de la forêt. Sauf pour quelques rares exceptions, le développement de la grande industrie dont la croissance connaît un bond spectaculaire pendant et après la Deuxième Guerre mondiale lui était demeuré pratiquement inaccessible.

Le modèle d'exploitation des ressources naturelles par les grandes sociétés étrangères fait également obstacle à l'entrée dans les réseaux d'affaires qui contrôlent la base même de l'économie québécoise. Dans plusieurs régions, l'entrepreneurship local est canalisé vers les industries de services, comme le transport et la construction, destinées aux grandes sociétés anglophones. L'accélération de l'urbanisation, la modernisation de l'industrie, l'intégration croissante de l'économie québécoise à celle de l'Ontario et des États-Unis constituent autant de phénomènes qui militeront en faveur d'une certaine marginalisation des milieux d'affaires francophones.

Contrairement à ce que nous donnent à penser diverses interprétations de l'histoire propagées au cours des dernières années, l'entrepreneurship n'est aucunement en train de mourir lorsque s'amorce la révolution tranquille. Selon les données des recensements, on comptait 35 046 administrateurs et propriétaires francophones en 1941. En 1961, ils totalisent 89 987 [1]. La prospérité de la période de l'après-guerre, en atteignant les régions, permet en fait à une nouvelle élite de se constituer. Elle porte des noms [445] encore évocateurs aujourd'hui : Lévesque, Simard, Bienvenue, Brillant, Masson, Hamel, Vachon, Raymond, Baillargeon, etc.

Mais cette croissance est malheureusement insuffisante. Le rythme soutenu de développement économique et l'évolution vers l'industrie lourde creusent le fossé entre les communautés d'affaires francophone et anglophone. Le pouvoir des conseils d'administration des grandes sociétés sous contrôle canadien-anglais et étranger ne cesse de s'étendre au détriment de celui des petites entreprises familiales où se retrouve l'élite francophone. Le jugement tombe : pour sauver la race, il faut réformer l'entreprise.

Au cours des années 1950, plusieurs mots d'ordre sont lancés vers l'industrie privée dans le but de l'inciter à se redéployer. Différents analystes lui proposent de mettre sur pied des conseils d'administration en vue de donner des assises plus permanentes à ses entreprises, de travailler à la concentration industrielle pour sortir de la marginalité, de lancer des campagnes d'achat chez nous pour consolider son marché, de créer un service d'orientation économique, etc. Mais plusieurs ont compris que le problème est d'abord lié à la rareté du capital. Il faudra donc avant tout imaginer une solution financière, et c'est le projet d'établissement d'une banque d'affaires proposé par Jean Delage en 1948, puis repris par Esdras Minville et Jacques Melançon (1956, p. 464) au milieu des années 1950, qui rallie les plus larges appuis.


La Banque d'Affaires, avec le temps, pourra représenter une concentration de capitaux qui signifiera en retour une influence importante dans le milieu économique canadien [...] Cinquante entreprises ayant un capital de un million de dollars chacune n'ont pas l'influence sur le milieu économique d'une seule entreprise ayant un capital de cinquante millions de dollars.


La proposition de créer une banque d'affaires reçoit l'appui des Chambres de commerce et ses lettres de noblesse en 1957. Pour concrétiser cet engagement, grâce à la participation de représentants des plus grandes familles bourgeoises francophones de l'époque, on inaugure Corpex en 1958. La nouvelle banque d'affaires se lancera dans une série d'acquisitions au début des années 1960 et deviendra en cinq ans une des plus grandes sociétés privées sous contrôle francophone avec un actif de 80 millions de dollars. D'autres projets d'une nature semblable comme Roynat, Les placements collectifs et la Compagnie nationale de gestion viendront ultérieurement donner un peu plus de fermeté au réseau de capital destiné aux entrepreneurs francophones.

Il faut donc bien comprendre que, même si un autre débat sur l'interventionnisme d'État s'amorce au tournant des années 1960, ce n'est pas vers le secteur public, mais bien vers le secteur privé que sont canalisées les énergies en vue de combler cette inquiétante « infériorité économique des Canadiens français » (Durocher et Linteau, 1971), et c'est ce modèle d'un développement d'abord orienté vers l'entreprise privée qui s'offre au nouveau gouvernement formé par l'équipe du tonnerre de Jean Lesage.


L'INITIATIVE PASSE
DANS LE CAMP GOUVERNEMENTAL


Que recherche le nouveau gouvernement ? Au cours des années 1960, la politique économique repose sur l'objectif principal de récupérer le pouvoir de décider des [446] orientations du développement du Québec et il y avait sans doute lieu de s'inquiéter. Entre 1953 et 1960, le total annuel net des investissements étrangers au Québec triple. Un sommet historique, jamais plus égalé depuis, sera atteint entre 1957 et 1961. Selon Dorval Brunelle, l'objectif poursuivi par le capital américain, grand artisan du développement à l'époque de Duplessis, consiste à prendre en main le contrôle des ressources naturelles, notamment les gisements miniers, en vue d'assurer les approvisionnements américains, une nécessité posée par la guerre froide qui connaît alors ses années les plus noires (chasse aux sorcières, mise en place du NORAD, Baie-des-Cochons, crise des missiles d'octobre, etc.). Pour plusieurs analystes québécois, la menace est double. D'une part, on voit fuir vers les États-Unis les bénéfices liés à l'exploitation des ressources les plus profitables ; d'autre part, on constate avec dépit que ce modèle de développement appuyé sur les capitaux étrangers creuse le fossé entre le Québec et l'Ontario (Parizeau, 1962). La prise de conscience se fait aussi dans l'entreprise privée :


L'industrie manufacturière, dans la plupart des secteurs, est déjà passée sous le contrôle étranger ; seuls, la sidérurgie, les textiles et les breuvages restent encore entre les mains des Canadiens. Nos voisins [l'Ontario] ont pris une rapide avance dans l'industrie automobile, et nous n'y jouons pratiquement aucun rôle ; le caoutchouc, le pétrole, le gaz, les mines, la métallurgie sont dominés par le capital étranger ; nous ne possédons même qu'un intérêt minoritaire dans l'industrie de la pâte et du papier, où le Canada figure pourtant comme le plus puissant producteur du monde en raison de l'abondance de ses produits forestiers. N'y a-t-il pas lieu de réviser sérieusement nos objectifs, en présence d'une prospérité qui dissimule mal le danger d'asservissement que nous consentons à courir ? (Banque d'épargne, 1960, p. 2).


Le gouvernement Lesage veut aussi freiner le développement de l'appareil administratif fédéral qui, sous l'impulsion de la Deuxième Guerre mondiale et la mise en place subséquente d'une politique interventionniste, occupe un espace grandissant dans le développement économique. Or, à Québec, on croit déceler une menace. La politique gazière, la politique de transport maritime et la politique d'attribution des contrats militaires serviraient prioritairement l'objectif de développer le cœur industriel de l'Ontario, en utilisant notamment l'épargne des Québécois. De 1945 à 1970, le Québec exporte ses capitaux, alors que ses propres entreprises souffrent de sous-investissement chronique (Moreau, 1977). On veut donc freiner ce processus. Débuteront les nombreuses processions à Ottawa en vue de récupérer des pouvoirs et des points d'impôt destinés à soutenir la mise en place d'un État capable de développer, pour le Québec, des projets comparables à ceux qui alimentent l'économie ontarienne.

On ne peut pas dire que les objectifs poursuivis par le gouvernement Lesage sont, en soi, très originaux. C'est la façon de les transposer sur le terrain qui est novatrice. Dans le but, rappelle Dorval Brunelle (1978), de veiller à ce que tous les appareils de production soient mis à contribution dans ce vaste projet, le gouvernement se lance dans une opération de concertation qui se traduira par la participation de représentants de l'entreprise privée et des milieux socio-économiques au Conseil d'orientation économique du Québec (COEQ) chargé d'élaborer une stratégie économique.

[447]

Le programme d'action gouvernemental propose cinq objectifs : moderniser les structures d'encadrement de la société, promouvoir une société plus juste dans le but de soutenir l'enrichissement collectif, réformer le système d'éducation, contenir l'influence des pouvoirs économiques extérieurs et supporter le développement d'une classe d'affaires francophone.

Nous laissons à d'autres le soin d'analyser les résultats obtenus en regard des trois premiers objectifs pour nous concentrer sur les deux derniers, qui vont constituer pour trois décennies, avec le concours successif des gouvernements Johnson, Bourassa et Lévesque, la pierre d'assise de la politique économique québécoise. La poursuite de ces deux objectifs va s'appuyer sur la mise en place d'une économie mixte où la priorité est accordée au secteur privé et où l'État se voit confier essentiellement un rôle de support et de substitution dans les domaines inoccupés par les milieux d'affaires québécois.

En effet, ce n'est pas à l'État mais bien à l'entreprise privée que revient la responsabilité de jeter les bases d'un nouveau pouvoir économique et de faire la lutte aux grandes sociétés sous contrôle anglophone et étranger. Cette mission est plus spécifiquement confiée aux familles bourgeoises les plus fortunées de l'époque, dont les Lévesque, les Simard, les Brillant et les Bienvenue qui s'étaient précisément engagées dans la mise en place de nouveaux outils de développement à la fin des années 1950.

L'approche élaborée par cette élite visera essentiellement l'objectif de créer de grands groupes industriels diversifiés et de mettre en place une organisation financière plus puissante. Le groupe formé par Jean-Louis Lévesque constitue sans doute le symbole le plus évocateur du pouvoir économique québécois. Ce groupe comprend à l'époque plusieurs sociétés industrielles (Fashion Craft, Alfred Lambert, L'Allemand, Slater Shœ, Daoust-Lalonde), un puissant empire commercial (Dupuis frères, Quincaillerie Durand, Chaussures Trans-Canada, Payette Radio, Palais du commerce) et une organisation financière au développement tentaculaire (Lévesque-Beaubien, La Prévoyance, Crédit interprovincial, Corporation de valeurs Trans-Canada, participations à la Banque provinciale et à la Banque canadienne nationale). Les Brillant de Rimouski vont également connaître une expansion considérable à la suite de la prise de contrôle de Corpex en 1964.

On réalise toutefois très rapidement la vulnérabilité du secteur privé. Tous les fondateurs des petits empires financiers et industriels qui incarnent le renouveau économique québécois arrivent, au cours des années 1960, au terme de leur vie active. Comme c'est souvent le cas dans les entreprises familiales, divers problèmes de succession se posent. Pour empêcher que cela ne se traduise par des ventes à des institutions étrangères, le gouvernement québécois met en place en 1962 sa première société d'État, la Société générale de financement (SGF), avec le mandat de renforcer le nouveau réseau des banques d'affaires en se concentrant plus spécifiquement sur le sauvetage d'entreprises en difficulté. En vue d'éviter d'être mal perçue par le milieu des affaires, la SGF se donnera une structure de capitalisation mixte qui n'aura d'ailleurs pas beaucoup de succès. Tout au long des années 1960, la société achètera des entreprises menacées de vente ou de liquidation comme Forano, (1963), David Lord (l964) et Marine industries (1965).

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Ce transfert de propriété vers le secteur public a-t-il relégué l'entreprise privée au second plan ? Nous pensons plutôt que le déclin des grandes familles auquel nous assistons au milieu des années 1960 est causé par l'absence d'une relève compétente et l'effet dévastateur des querelles familiales. Ainsi, après la mort du fondateur, le groupe dirigé par la famille Simard éclate. La prise en charge de l'empire Brillant par les successeurs de Jules va également conduire à la vente des actifs les plus productifs du groupe. Le gouvernement ne parvient pas, non plus, à empêcher Jean-Louis Lévesque d'amorcer progressivement la liquidation de son empire en mettant en vente l'Industrielle en 1964. Suivront Fashion Craft, la Corporation de valeurs Trans-Canada, Dupuis frères et La Prévoyance.

Un des plus durs coups portés à la bourgeoisie québécoise viendra toutefois de la famille Bienvenue qui, après s'être délestée de différents actifs au début des années 1960, semble s'être trouvé un nouveau porte-étendard en la personne de Marc Masson-Bienvenue, un jeune loup qui bâtira en moins d'une dizaine d'années, en utilisant la technique de l'achat pyramidal, un groupe financier qui vaut déjà 50 millions de dollars en 1967. Masson-Bienvenue commet toutefois l'erreur de s'engager dans l'aventure de la Banque de l'Ouest, une nouvelle institution qui devait contribuer à accroître la concurrence au sein d'un système bancaire trop fermé selon la Commission royale d'enquête sur le système bancaire et financier (commission Porter, 1964). Minée par les luttes de pouvoir entre les réseaux financiers de Toronto, d'Ottawa et de Montréal, la banque fera faillite avant même son ouverture, entraînant dans sa déconvenue l'ensemble du groupe Masson-Bienvenue et certains avoirs de la famille Brillant en plus de secouer sérieusement Corpex (Bélanger et Fournier, 1987).

Cette série d'échecs provoque une prise de conscience des limites de l'entrepreneurship privé et de son incapacité à assumer le leadership du développement économique. Le besoin d'une relève moins vulnérable se fera sentir avec plus de force. Il fallait un véhicule pour transférer le pouvoir de l'ancienne à la nouvelle élite, et c'est l'État qui va assumer cette tâche. Il fallait également établir des plans susceptibles de relancer l'économie québécoise, et c'est de nouveau l'État qui va prendre la responsabilité de les formuler et d'en amorcer la réalisation.

Il faut dire que la lune de miel entre l'État et l'entreprise privée était déjà chose du passé. Même si l'opération ne visait pas l'entrepreneurship québécois mais les capitaux anglo-canadiens et américains, la « nationalisation » de l'hydro-électricité en 1962 avait suscité de vives critiques non seulement chez les entrepreneurs anglophones mais aussi chez les hommes d'affaires francophones. Fait significatif, le malaise ne concernait pas tant le principe de la nationalisation que celui de l'accroissement du pouvoir de l'État. Quelques années plus tard, l'opposition au projet de créer une sidérurgie d'État, SIDBEC, se manifeste avec encore plus de force. Pour se donner une voix plus puissante, certaines associations patronales préconiseront à partir de 1965 le projet de rallier l'ensemble des forces patronales à l'intérieur d'un Conseil du patronat (CPQ).

La concertation entre le patronat, les syndicats et le gouvernement qui a servi d'appui à la stratégie mise en forme au début des années 1960 est également remise en question. La période de flottement social et d'instabilité au sein des milieux d'affaires qui suit l'élection de l'Union nationale en 1966 convainc plusieurs politiciens et hauts fonctionnaires de la nécessité de donner plus de moyens au secteur public. Après [449] l’achat de DOSCO par SIDBEC, qui entre ainsi en phase de développement, SOQUIP, SOQUEM et REXFOR, trois sociétés d'État à vocation sectorielle, sont constituées.

Mais quel est le but de cette manœuvre ? Chargé de réfléchir sur la réforme du système financier, le Comité d'étude sur les institutions financières (comité Parizeau), créé par Daniel Johnson quelques mois après son accession au pouvoir, apporte quelques éléments de réponse dans son rapport :


Il s'agit autant qu'il est possible de favoriser la fusion d'entreprises de façon à faire apparaître quelques grands groupes offrant tous les services financiers que la clientèle demande. À partir du moment où le secteur public dispose de suffisamment de moyens pour permettre à l'État de réaliser, de concert avec les intérêts privés si cela est possible, seul si cela est inévitable, les objectifs qu'il s'est fixés, on doit laisser ces groupes financiers importants s'exposer non seulement à la concurrence qu'ils peuvent se livrer entre eux, mais à la concurrence qui peut leur venir de l'extérieur (Québec, 1969, p. 239).


Le comité Parizeau suggère de créer, en utilisant au maximum les leviers dont l'État dispose, un réseau de grandes entreprises ouvert sur la concurrence extérieure. L'idée sera développée quelques mois plus tard dans un des documents d'analyse les plus lucides des années 1970. On lit dans Horizon 1980 :


L'objectif est donc la constitution ou le renforcement d'un petit nombre d'entreprises ou de groupes de taille internationale capables d'affronter les groupes étrangers, dans la plupart des grands secteurs de l'industrie, le nombre de ces groupes devant être limité, souvent même réduit à quelques-uns (Lebel, 1970).


L'État ne s'est-il pas donné les moyens de cette ambition ? La valeur des actifs des sociétés d'État totalise 5 milliards de dollars en 1970, comparativement à 2 milliards en 1965. Elle double de nouveau entre 1970 et 1975, pour atteindre 25,8 milliards de dollars à la fin des années 1970. En utilisant son immense potentiel, la machine gouvernementale se dote en l'espace de quelques années des leviers financiers que le secteur privé a été incapable de développer, provoquant ainsi le véritable démarrage de Québec inc.

L'État va donc s'engager directement dans la formation de cette nouvelle génération de grandes entreprises québécoises. Mais son intention n'est pas de se substituer au secteur privé. Dès la fin des années 1960, plusieurs organismes d'État travaillent activement à la constitution de nouvelles entreprises privées. La Caisse de dépôt et placement est la grande responsable de la création de Provigo et de Câblevision national. Hydro-Québec soutient activement le développement des grandes sociétés d'ingénierie telles que SNC et Lavalin. La réforme de la loi des Caisses d'épargne et de crédit permet la création de Culinar. Le marché public et l'appui des sociétés d'État sectorielles servent de tremplin et d'outil de modernisation à une foule d'entreprises de taille moyenne comme Normick Perron, La Vérendrye, Cascades et Tembec.

Les milieux d'affaires voient néanmoins d'un mauvais œil cet interventionnisme. Dans Le Devoir du 9 novembre 1973, le président du CPQ, Charles Perreault, écrit :


L'État devient chaque jour envahissant et intervient de plus en plus dans la vie quotidienne de l'entreprise [...] Après une décennie d'interventions étatiques plus ou [450] moins heureuses dans le domaine économique, il convient peut-être de s'arrêter et même de songer à effectuer un retour à l'entreprise privée, ou à tout le moins vers la gestion privée de certains services qui pourraient continuer à émerger du budget de l'État (Perreault, 1973).


Ce discours sur les bienfaits de l'entreprise privée et de la PME est en trop profonde rupture avec le modèle élaboré par la machine gouvernementale pour être totalement compris, mais une partie du message est néanmoins entendue. Le rapport Descoteaux, déposé en 1974 par le ministère québécois de l'Industrie et du Commerce, reconnaît une certaine dérive dans la gestion gouvernementale du dossier du développement économique et propose un coup de barre vers l'entreprise privée en suggérant notamment de ne plus chercher à favoriser la prise en charge directe du développement par les pouvoirs publics. Il suggère un accroissement des initiatives privées en concertation avec le gouvernement. Il reviendra à l'État de planifier, d'organiser et de définir les politiques, mais à l'entreprise privée de les exécuter (Marcotte, 1976). Le rapport Descoteaux propose une stratégie en quatre points : 1) favoriser la relance de l'économie en misant en priorité sur les ressources québécoises et principalement sur celles de l'entreprise privée ; 2) participer à l'émergence de grandes entreprises sous contrôle québécois ; 3) favoriser une plus grande interaction des entreprises québécoises et des sociétés étrangères, et, pour réaliser ces trois premiers objectifs, 4) utiliser au maximum les ressources de l'État provincial.


LA MISE EN ŒUVRE
DE LA NOUVELLE STRATÉGIE


C'est toutefois au gouvernement du Parti québécois élu en novembre 1976 qu'il revient de mettre en œuvre le programme d'action du rapport Descoteaux. Il va en respecter l'esprit, même si le nouveau Conseil des ministres n'a pas beaucoup de sympathie à l'endroit de l'entreprise privée. Après six années dans l'opposition à dénoncer l'inaction gouvernementale et muni d'un programme de parti d'orientation social-démocrate qui mise essentiellement sur l'État pour combattre les iniquités sociales et économiques, le parti ministériel a un penchant beaucoup plus naturel pour l'expansion de la machine gouvernementale. René Lévesque (1972) n'avait-il pas lui-même affirmé : « Nous sommes à la fois contre le socialisme doctrinaire et l'étatisme étouffant et d'autre part le capitalisme tel qu'il a fonctionné jusqu'à maintenant. »

Le gouvernement du PQ aurait sans doute préféré d'autres partenaires économiques, comme les coopératives. Plusieurs efforts sont d'ailleurs déployés en vue d'accélérer la progression du secteur coopératif, mais quelques expériences malheureuses, dont celle de Tricofil, auront vite fait de remettre les pendules à l'heure de l'entreprise privée. De toute façon, le gouvernement sait très bien que la relance de l'économie et l'échéance de la souveraineté ne peuvent être abordées avec des chances raisonnables de succès sans que les Québécois soient rassurés au sujet de leur capacité de survivre économiquement à une rupture du lien fédéral et sans un appui minimal de la part des milieux d'affaires.

[451]

Dans l'espoir de faire émerger la solidarité attendue et de permettre un rapprochement des différents acteurs économiques, on réinvente la concertation en faisant appel à la formule un peu amidonnée, mais très médiatique, des sommets économiques. Sur le plan national, ces sommets permettent au gouvernement de mieux faire comprendre son approche au Conseil du patronat et de passer un message d'ouverture aux plus grandes entreprises francophones, sans que cela se traduise toutefois par des appuis très tangibles. Au cours du premier sommet, le gouvernement propose à cette nouvelle garde un plan de développement dont l'objectif est la reprise en main de l'économie québécoise grâce à l'action commune, concertée et coordonnée des secteurs public et privé sous propriété québécoise.

Ce plan est formalisé en 1978, avec la publication de Bâtir le Québec. Le gouvernement propose un retour à l'entreprise privée et à ses valeurs à l'intérieur d'un programme de développement qui lui confie le rôle de fer de lance dans une foule de secteurs. Là où l'apport du capital étranger demeure indispensable, on recommande une stratégie d'alliance aux entreprises québécoises.

Plus concrètement, la machine d'État donne son soutien actif à la constitution d'une nouvelle génération de grandes entreprises québécoises. La réalisation de cet objectif s'appuie essentiellement sur un important mouvement de concentration largement facilité par l'intervention des sociétés d’État, dont celle fort remarquée de la Caisse de dépôt et placement et l'adoption, en 1979, du Régime d'épargne-actions (RÉA), qui cherche à améliorer la capitalisation des entreprises et donc à accroître leur potentiel financier.

Nulle part le mouvement n'atteint autant d'ampleur que dans le secteur financier. D'après François Moreau (1992), ce domaine est d'ailleurs le seul où les milieux d'affaires francophones sont véritablement parvenus à renverser la domination anglophone (entendre la domination des grandes institutions pancanadiennes). Selon les compilations de Raynauld, de Vaillancourt et de Carpentier, la part de l'emploi du secteur financier attribuable aux institutions sous contrôle francophone serait passée de 25,8 % en 1961 à 58,2 % en 1987 (Raynauld et Vaillancourt, 1980 ; Vaillancourt et Carpentier, 1989). Cette progression est largement redevable à une des plus puissantes vagues de concentration qu'ait connue le secteur au Québec. Entre 1977 et 1983, on dénombre une cinquantaine de transactions financières majeures dont la fusion entre la Banque canadienne nationale et la Banque provinciale pour créer la Banque nationale et l'intégration de plusieurs fédérations de caisses d'épargne et de crédit au Mouvement Desjardins. Cette concentration va aider à élargir l'emprise des principales institutions francophones et à supporter les transformations de groupes commerciaux et industriels.

Les milieux d'affaires francophones prennent également le contrôle d'entreprises anglophones, surtout dans l'optique d'ouvrir des portes sur les marchés extérieurs. Certaines percées dans l'environnement économique ontarien, dont l'achat de Loeb par Provigo et de Domtar par la Caisse de dépôt et placement, vont provoquer de vives réactions au Canada anglais. On se souviendra du projet de loi S-31 déposé à la Chambre des communes après avoir été introduit au Sénat, puis retiré, dont l'objet explicite était de freiner l'action boursière de la Caisse. Cet épisode un peu scabreux de l'histoire financière canadienne met en lumière l'étendue de la prise de conscience au [452] sein de la communauté d'affaires québécoise et un mouvement de solidarité face à la Caisse qui surprendra plus d'un observateur. Comme l'a confirmé une enquête menée conjointement par Marcel Côté et Léon Courville (1984), l'action de la Caisse divisera profondément les milieux d'affaires anglophones et francophones.

Comme le souhaitaient le rapport Descoteaux et Bâtir le Québec, d'autres percées s'opèrent sur la base d'alliances avec des entreprises étrangères et quelques éléments de la bourgeoisie anglo-canadienne moins hostiles aux milieux d'affaires québécois. Ces alliances vont surtout prendre corps dans le secteur des ressources comme le bois et les pâtes et papiers puis, plus tard, dans le secteur de l'aluminium, encore une fois en s'appuyant sur les sociétés d'État incluant la SGF, REXFOR et la Caisse de dépôt et placement.

Même s'il y a eu des ratés, cette politique a donné des résultats et on peut affirmer que l'entreprise québécoise a subi une profonde transformation au cours des neuf années du gouvernement Lévesque. C'est pendant cette période qu'a émergé la première génération de grandes entreprises privées proprement québécoises (Bombardier, Provigo, Cascades, Banque nationale, Lavalin, groupe La Laurentienne, Métro-Richelieu, etc.) et que s'est concentré et renforcé le réseau coopératif (Mouvement Desjardins, Coopérative fédérée, etc.). Cette transformation se fera toutefois au prix d'un important endettement des entreprises qui vont incarner cette nouvelle garde. L'opération ne sera pas non plus sans coût pour le gouvernement.

D'importantes critiques ont d'ailleurs été formulées à l'endroit de cette stratégie du grand bond nationaliste par la création d'une nouvelle élite d'affaires. Léopold Lauzon (1993), après une analyse exhaustive des émissions d'actions réalisées sous l'égide du RÉA, a démontré que ce programme a permis d'accroître la capitalisation des entreprises et donc de fournir un financement aux entreprises québécoises, mais à un prix trop élevé pour les investisseurs et les contribuables. Pierre Arbour (1993) a, pour sa part, vertement dénoncé plusieurs décisions d'investissement de la Caisse, dont les transactions qui ont mené à l'achat de Gaz métropolitain et de Domtar. Selon son estimation, les pertes reliées à l'interventionnisme de la Caisse auprès des entreprises auraient totalisé 1,4 milliard de dollars.

Les auteurs de ces critiques, sans doute fondées, ont cependant perdu de vue le fait qu'il ne s'offrait pas beaucoup d'autres possibilités au gouvernement québécois. Ils omettent également de mentionner que les efforts déployés par le gouvernement fédéral pour offrir une alternative canadienne aux milieux d'affaires francophones [2], en même temps qu'un cadre d'action aux entreprises du Canada, se sont soldés par des échecs lamentables (Programme énergétique national, troisième option, politique de développement régional, etc.).

La seule question pertinente reste de savoir quelle approche a le mieux servi les intérêts de la communauté québécoise. Celle qui a été appuyée par le gouvernement a permis de donner aux Québécois une plus grande capacité de contrôler le développement du Québec. On ne saura jamais comment aurait évolué l'économie de la province sans Québec inc. Il faut par ailleurs rappeler que l'entreprise privée a échoué dans sa tentative de développer un véritable leadership à partir de ses bases traditionnelles. Sans l'appui massif que lui a consenti l'État et sans ce plan de modernisation qui lui a été en grande partie imposé par le gouvernement, il est probable qu'une [453] nouvelle génération d'entreprises n'aurait pas pu se constituer. Le secteur privé a cependant toujours refusé de reconnaître l'évidence, et c'est avec soulagement qu'il accueille le retour au pouvoir de Robert Bourassa en 1985.


BOURASSA :
RUPTURE OU CONTINUITÉ ?

Le gouvernement de Robert Bourassa prend le pouvoir au plus fort du débat sur le désengagement de l'État et la privatisation des entreprises publiques. Même si Robert Bourassa peut être considéré comme un des plus purs produits de la révolution tranquille, plusieurs membres de son cabinet, dont Reed Scowen, Pierre Fortier, Paul Gobeil, mais aussi Daniel Johnson, qui incarnent une nouvelle génération de gestionnaires venus du secteur privé, vont se faire les chantres d'un capitalisme entièrement dévoué à l'entrepreneurship privé et aux forces du marché. Un nouveau questionnement soulève donc non pas la pertinence de poursuivre une politique de soutien à l'entreprise privée francophone, ce volet du modèle québécois continuant semble-t-il de faire consensus, mais la nécessité de le faire en recourant à des méthodes d'intervention fondées sur sa prise en charge par l'État.


Dans les années 1960, on voulait doter le Québec d'une infrastructure économique et managériale pour lui permettre d'occuper la place qui lui revenait dans l'espace économique nord-américain. La présence gouvernementale se substituait aux carences d'un secteur privé où les Québécois francophones étaient sous représentés. Aujourd'hui, la réalité est très différente. Le Québec de 1986 reflète le rattrapage des vingt-cinq dernières années de la révolution tranquille. Une nouvelle classe managériale francophone s'est imposée dans divers secteurs de l'économie. Un nombre record d'entreprises dynamiques ont percé, comme en témoignent les nouvelles inscriptions à la Bourse de Montréal. En fait il est de plus en plus difficile de justifier l'interventionnisme du gouvernement au nom des carences de l'entrepreneurship québécois (Québec, rapport Fortier, 1986).


L'étude coûts-bénéfices esquissée dans le rapport Fortier critique surtout la faible rentabilité et la concurrence jugée déloyale des sociétés d'État. Comme le lui reprochera Pierre Fournier quelques années plus tard, c'était là une façon de réduire à une question d'intérêts singuliers une démarche qui visait beaucoup d'autres objectifs dont celui, plus important, de développer le Québec. De toute manière, ajoute Fournier (1990, p. 124), « La preuve n'a certainement pas été faite que le secteur privé est en mesure d'assurer seul le développement de l'économie du Québec, ou que les entreprises québécoises ont maintenant les reins assez solides pour se passer de l'État. »

Des privatisations dont bénéficieront divers groupes privés québécois ainsi qu'un nouvel examen des mandats des sociétés d'État mèneront à la mise en place d'un contrôle plus serré des activités de ces mêmes sociétés et, surtout, à l'établissement de règles de conduite visant à mettre fin à ce que le patronat dénonçait comme des avantages indus sur le plan de la concurrence. Ce processus amènera non seulement les sociétés d'État, mais tout l'appareil gouvernemental, à se faire beaucoup plus discret et [454] à redonner à l'entreprise privée une grande partie de l'initiative en matière de développement économique.

Le secteur privé a donc les coudées franches. Or, que fait-il ? Entre 1985 et 1989, l'entreprise québécoise se prépare à la mondialisation des marchés (libre-échange, décloisonnement des marchés financiers, etc.) et ressent plus que jamais l'urgence de provoquer l'émergence d'entreprises encore plus grandes, si possible d'envergure internationale. Pour atteindre cet objectif, les milieux d'affaires privés plongent tête baissée dans une diversification hors des champs d'expertise qui amène plusieurs groupes à se comporter comme les plus puissantes sociétés de portefeuille. Provigo achète Sport Expert, SNC investit massivement dans la fabrication, Lavalin se porte acquéreur d'une série d'entreprises engagées dans des secteurs variés allant de la construction navale à l'assemblage de camions en passant par la pétrochimie, Bombardier se lance dans l'aventure aérospatiale avec l'achat de Canadair, Socanav prend le contrôle de Steinberg, etc.

Même si le débat sur l'État se poursuit après 1985 et que différents services gouvernementaux et sociétés d'État sont mis à contribution dans la réalisation de la nouvelle stratégie d'expansion de l'entreprise québécoise, l'initiative demeure clairement dans le camp de l'entreprise privée et c'est l'entreprise privée qui, sur le terrain, dicte le rythme et une grande partie des modalités de l'intervention gouvernementale. L'application d'une politique nouvelle de « faire-faire » permet par ailleurs à une véritable fourmilière de consultants privés d'influer au sein de la machine gouvernementale sur le processus de compréhension et d'interprétation des actions du secteur privé.

Cette vaste stratégie de réorganisation de la base entrepreneuriale québécoise, développée et animée par l'entreprise privée, s'est révélée une campagne très mal planifiée. Très peu d'entreprises ont vu venir la difficile récession dont nous commençons à peine à sortir en 1994 et beaucoup se sont investies dans la diversification sans trop se préoccuper des risques d'échec. Le résultat a été catastrophique, comme en témoignent les déconfitures successives de Steinberg et de Lavalin, les difficultés de Provigo, les faillites, dont celle, spectaculaire, du groupe Les Prévoyants, et les nombreuses fermetures d'entreprises. Beaucoup d'efforts visant des implantations à l'étranger ont conduit à des résultats décevants.

L'effet combiné des problèmes auxquels se sont heurtées les entreprises privées et de la léthargie du secteur public fait que le modèle offert par Québec inc. est maintenant en crise. Au cours des deux dernières années, des dizaines d'entreprises ont été cédées à des intérêts non québécois. Le groupe Commerce, par exemple, a été vendu à des Hollandais, qui viennent par ailleurs d'acquérir, en décembre 1993, la compagnie d'assurance La Saint-Maurice. Steinberg a cédé ses parts de Club Price à des investisseurs américains. André Lalonde Sport vient pour sa part d'être cédée à un homme d'affaires suisse, alors que Distribution aux consommateurs est passée sous le contrôle de Belges et d'Anglo-Canadiens. Citons enfin la vente des intérêts québécois dans la division du matériel électrique du Groupe MIL à la firme française GEC-Alsthom (Gagné, 1994). Il importe de s'interroger sur l'impact de cet affaiblissement du pouvoir économique québécois. L'accroissement de l'influence des centres de décision situés à l'extérieur du Québec va-t-il contribuer à redynamiser notre économie ? Les capitaux étrangers accepteront-ils de donner leur soutien aux politiques visant, par exemple, à [455] renforcer et à diversifier la base industrielle du Québec ? Quel peut être leur apport au développement des régions ?

Il faut reconnaître l'évidence, le développement de l'entreprise privée, par l'entreprise privée, pour l'entreprise privée auquel nous avons eu droit au cours des dernières années n'a pas livré la marchandise. Il faut également reconnaître que le modèle québécois largement fondé sur la croissance de Québec inc. n'a pas répondu complètement aux attentes de la collectivité québécoise, qui continue de vivre une situation économique difficile.


CONCLUSION

Comme le fait remarquer un rapport préparé par SECOR et l'INRS-Urbanisation (1990) pour le compte du Comité ministériel permanent du Grand Montréal, nous avons un problème de renouvellement de la base économique. Le problème auquel nous faisons maintenant face n'est pas, à notre avis, lié à la décision de soutenir ou non la croissance de la propriété québécoise. Dans ce domaine, nous n'avons pas vraiment le choix, puisque de toute façon aucune autre force économique n'était, il y a trente ans, et n'est, encore aujourd'hui, en mesure d'offrir une alternative. Mais en voulant à tout prix créer notre propre bourgeoisie privée, nous avons dans une certaine mesure laissé l'arrivisme, l'opportunisme et une certaine médiocrité prendre le contrôle de l'économie.

Comme la nouvelle élite s'est essentiellement appuyée sur des instruments collectifs de développement pour progresser, c'est toute la communauté qui doit maintenant payer le prix des erreurs passées, un prix qui se mesure à l'aune du chômage et de l'endettement de l'État qui, quoi qu'en disent ceux qui occupent actuellement le pouvoir, n'a pas pour seule origine nos programmes sociaux, mais aussi ces innombrables subventions improductives qui ont été versées si généreusement aux entreprises.

Le modèle québécois et Québec inc. ont en main des outils qui peuvent encore permettre de réaliser des ambitions économiques importantes. Mais des correctifs doivent être apportés. L'histoire des trente dernières années permet de constater les limites qui sont présentement celles de l'entreprise privée. Le pouvoir d'une classe d'affaires, si inventive et dynamique soit-elle, ne peut se constituer que sur la base d'une longue accumulation au cours de laquelle elle peut acquérir l'expérience et la maturité qui l'inciteront à se détacher un peu des objectifs de rendement à court terme et d'une pratique centrée uniquement sur l'enrichissement individuel (Tremblay, 1993). Entre temps, elle doit être encadrée. Nous possédons sans doute aujourd'hui quelques entreprises qui occupent un espace économique plus étendu au sein du marché québécois, mais ces entreprises assument-elles un véritable leadership ? Sont-elles financièrement moins vulnérables qu'il y a trente ans ? Qu'ont fait ces grandes entreprises du réseau de solidarité sociale qui a rendu leur modernisation possible ?

Avant de se lancer dans la rédaction de nouvelles politiques économiques, le gouvernement doit repenser son approche du développement et tirer les leçons qui [456] s'imposent. À au moins deux moments au cours des trois dernières décennies, soit au début des années 1960 et lors du retour de Robert Bourassa en 1985, l'entreprise privée québécoise a eu l'occasion d'exercer son leadership. Et on doit constater que, dans ces deux cas, cela a mené à l'échec. Il faut reconnaître que ce sont encore les institutions de propriété communautaire comme le Fonds de solidarité du Québec, le Mouvement Desjardins ou plusieurs sociétés d'État qui ont fourni les meilleurs outils de développement et qui, par leur engagement dans le soutien de l'emploi, ont le plus aidé à la lutte contre le chômage. La gestion des affaires publiques des dix dernières années démontre que le renoncement de l'État n'a en rien aidé l'avancement de la cause économique des Québécois. Et il n'est pas évident qu'on parviendra à améliorer la situation, par exemple, en poussant plus loin l'expérience des privatisations.

Québec inc. ne semble aller nulle part présentement parce qu'on a abandonné les efforts visant la formulation d'une vision d'avenir. Il faut donc résister aux modes, à la démagogie anti-étatiste et, pour retrouver le sens perdu des intérêts de la communauté québécoise, revenir à un point d'équilibre qui permettra de tirer le meilleur du dynamisme, de la capacité d'adaptation et du potentiel de création d'emploi de l'entreprise privée, tout en préservant la capacité de l'État non seulement de rédiger des rapports et de faire exécuter des études, mais de planifier et d'orienter le développement économique.


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[13]

NOTES SUR
LES COLLABORATEURS


Yves Bélanger

Yves Bélanger est professeur au département de science politique de l'Université du Québec à Montréal. Il a publié plusieurs livres, dont L'entreprise québécoise, développement historique et dynamique contemporaine (1987), L'ère des libéraux : le pouvoir fédéral de 1963 à 1984 (1988), Le Québec militaire (1989) et Les défis économiques du désarmement, vers la reconversion des économies militaires (1993).



[1] Canada, Statistique Canada, données de recensement.

[2] Une alternative qui proposera aux milieux d'affaires québécois de s'intégrer à la grande bourgeoisie canadienne pour disposer d'un marché plus vaste et d'une assise présumément plus solide afin de concurrencer les firmes étrangères.

Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 25 juin 2003 20:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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