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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jean Benoist, “Prendre soins”. Un chapitre publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean Benoist, Soigner au pluriel : essais sur le pluralisme médical. Conclusion du livre, pp. 491-506. Paris : Les Éditions Karthala, 1996, 520 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Jean Benoist 

Prendre soins”. 

Un chapitre publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean Benoist, Soigner au pluriel : essais sur le pluralisme médical. Conclusion du livre, pp. 491-506. Paris : Les Éditions Karthala, 1996, 520 pp.
 

Table des matières 
 
Introduction 
Diversité du pluralisme
La "quête de sens"
À propos des logiques
Carrefours de soin et rencontres de civilisations 
Références bibliographiques

 

Introduction 

 

"Les croyances n'étant pas bâties sur les faits, les faits ne peuvent les ruiner"
S. Moscovici

 

Observer, comparer, avons-nous dit en début de volume. Ces observations, ces écoutes, ces conduites, que nous disent-elles, et sur quoi ? Le délicat travail de l'ethnologue est de rendre compte de façon équilibrée de la structuration du social et de la liberté des sujets, et le risque est grand de pencher d'un côté ou de l'autre. Au moment de conclure, il est nécessaire de garder plus que jamais la mesure, afin que ce qui se dégage se tienne à l'écart du risque toujours présent de surinterpréter les faits. Dans ce domaine les généralisations sont discutables. Plus exactement, elles ne deviennent légitimes qu'à partir d'une observation qui permette d'expliciter solidement le contexte des situations relevées. 

Un premier point ressort d'emblée : si tout ce qui a été rencontré à travers le monde au long des pages de ce livre peut être en première instance qualifié de "pluralisme", suffit-il d'en rester là ? Beaucoup a déjà été dit et pensé sur les recroisements entre des systèmes médicaux, sur les logiques en action lors des décisions de soin et sur les rapports sociaux dans lesquels celles-ci fonctionnent ; nous ne devons pas avoir l'illusion d'apporter beaucoup d'inédit. Mais en essayant de n'emprunter aucun des chemins du prêt-à-penser, peut-être pouvons-nous serrer de plus près quelques-unes des leçons de ce livre.

 

Diversité du pluralisme

 

Il convient de discuter quelque peu le concept de pluralisme lui-même, et nous ne serons pas les premiers. En tant que constat d'une situation observable, voilà déjà longtemps que le pluralisme est une évidence pour l'ethnologue, une donnée de base, un point de départ pour la réflexion. Mais il n'est qu'un point de départ : le réifier conduirait aisément à des impasses. 

Tournons-nous simplement vers les cas que présente ce livre. Ils partagent un seul trait commun : des médecines différentes, appartenant à des horizons historiques et culturels différents, sont utilisées en même temps ou successivement par les mêmes personnes. Hormis ce fait, on ne relève que peu de constantes dans la genèse des situations de pluralisme. La pluralité des comportements est mue par des forces, sociales, économiques, culturelles, fort diverses. Rappelons quelques exemples. Alice Desclaux nous montre comment la relation très inégalitaire entre le soignant et le soigné, le rapport entre des hommes-thérapeutes et des femmes-mères est à la source d'itinéraires thérapeutiques que l'on pourrait dire "en creux" : il s'agit autant d'un évitement que d'un choix, la femme-mère cherchant à recevoir moins de coups en passant d'un thérapeute à un autre. Quoi de commun avec ce que nous décrit Evelyne Micollier ? Il s'agit là par un jeu subtil de complémentarités et de glissements d'interprétations de résoudre la contradiction entre un héritage religieux porteur d'identité collective et la légitimation scientifique nécessaire aux yeux d'une société qui se veut en cours de modernisation, ceci dans le cadre politique très contraignant de la Chine communiste. 

Notre attention est attirée par là sur la nécessité d'une lecture du pluralisme qui ne s'en tienne pas au fait lui-même, à sa structure, aux négociations des individus ; la lecture doit envisager les espaces du social où elle prend sens. Dans le cas chinois on retrouve ici sous un autre angle l'interférence entre la politique et la pathologie que Kleinman (1980) avait déjà montrée à propos de l'essor des plaintes pour troubles chroniques à l'époque de la révolution culturelle. Changeons d'horizon, et nous devons encore changer de cadre d'analyse : Jean Chapuis observe comment c'est la rencontre historique, la frontière ethnique et finalement la gestion de l'identité qui interviennent dans la mise en place des facettes multiples d'un système d'explication de la maladie et de recours face à elle. L'identité de cette société amérindienne fonctionne comme une ligne de partage entre des types de maladies rattachées à telle ou telle population et qui exigent des types de soignants adaptés à l'origine "ethnique" de ces maladies. La maladie-patrimoine, la maladie marque de l'appartenance sociale ou signe de l'étranger n'est pas un fait exceptionnel : ce que rencontre Jean Chapuis en Guyane nous rappelle aussi bien ce qui se passe ici et là autour du sida que la valeur identitaire du "sang", mais aussi celle de certaines pathologies héréditaires qui, loin d'être l'objet de rejet sont des attributs collectifs valorisés (cf. Gleize 1994, Jeambrun 1994). Mais l'identité ne se dit pas que par des traits positifs. Elle s'appuie aussi sur l'attribution à "l'autre" de pouvoirs magiques ou de savoirs thérapeutiques qui ne peuvent être conçus que de l'autre côté de la frontière qui nous sépare de lui. Tel est le cas de "la maladie des Blancs", qui caractérise ces derniers aux yeux des Amérindiens que Jean Chapuis a connus. Tel est également ce que décèle le regard du Créole chez l'Indien non-thérapeute, qui lui apparaît comme thérapeute pour la raison qu'il est Indien. Ce que décrit à ce propos Odina Sturzenegger nous ouvre une autre voie par laquelle passe le pluralisme médical : la rencontre des médecines dans les sociétés pluriethniques issues des colonisations. Tout se passe comme si l'univers de la maladie et des soins y était un creuset où se brasse, par-delà les questions de santé, un ensemble de tensions et d'interrogations nées de la coexistence entre cultures très différentes. Lorsque ces tensions recroisent l'itinéraire de vie des individus, il advient que ceux-ci peuvent vivre en termes de maladie les contradictions qu'elles suscitent. Les barrières économiques, les interdits matrimoniaux, les oppositions religieuses, tous ces écartèlements de la société sont à la source d'un enchaînement de malheurs et de maladies. Est alors thérapeute celui qui met en scène une autre présentation de la société. Il soigne par son être, et non par son discours et ses pratiques, car sa situation de passeur entre les opposés lui permet en quelque sorte de les éroder. Etre thérapeute dans une société qui vous tient à distance et par cela manipuler malgré soi l'image de la société et ce qui dans son ordre est traumatisant n'est pas un privilège des Indiens du Chaco. L'immigré haïtien en Guyane, l'homéopathe mauricien ou le Père de Saint umbandiste traversent eux aussi les barrières sociales et les hiérarchies ethniques. Le pluralisme est alors un agent de convergence qui dément par des actes les discours d'exclusion. 

On pourrait continuer longtemps ainsi, et parvenir peut-être à un inventaire complet des voies historiques, sociales et culturelles du pluralisme, et des mécanismes de sa genèse et de sa pérennité. Mais, quelque intéressant que cela puisse sembler, cela ne conduirait pas bien plus loin que le constat de départ, qui est que le pluralisme, quelles qu'en soient les formes, est la règle et non l'exception, et qu'il est un paysage social dont la genèse peut se faire de nombreuses façons. 

On ne peut alors éviter de s'interroger sur la contradiction interne qui est propre aux systèmes pluralistes, où se confrontent des paradigmes très différents, même si on tient les systèmes médicaux pour des "configurations médicales multisystémiques" (Press 1980) intégrées en dernier ressort autour d'un paradigme caché : que se passe-t-il quand les malades et les soignants quittent un système et sautent allègrement d'une référence à une autre au cours d'une même chaîne de diagnostic et de soins ? Il n'est déjà pas si simple de passer de la représentation du système nerveux telle que l'enseignent l'école primaire et le collège à celle qui accompagne l'acupuncture... Cependant, loin de relever des difficultés à ce propos, loin de déceler des "dissonances cognitives", nous avons vu sur tous ces terrains la remarquable tolérance réciproque entre des paradigmes effectivement peu compatibles entre eux. Cela ne tient-il pas à ce que notre propre perception de ce qu'est un système médical est trop orientée vers ce qu'en enseigne, même dans les revues de vulgarisation, la biomédecine ? Celle-ci tranche dans le vif entre le vrai et le faux, l'acceptable et l'inacceptable. Il n'en va pas ainsi dans les autres systèmes. Ainsi que le fait remarquer Fernand Meyer, les paradigmes non-biomédicaux sont peu exclusifs. Leur souplesse, leur caractère "ubiquitaire" par rapport aux divers champs sociaux où ils se glissent aisément, leur plasticité expliquent "tant les possibilités d'emprunt entre systèmes que le sentiment de " déjà connu " des usagers passant de l'un à l'autre et ignorant en général les éventuelles sophistications théoriques. [...] Cette tolérance des paradigmes de la plupart des systèmes médicaux "traditionnels" explique aussi la difficulté d'en tracer les limites et l'existence de formes de passage avec des systèmes voisins" (Meyer 1987 : 229). Effectivement aucune image de contradiction n'émerge du terrain, comme si, fondamentalement, les paradigmes qui fonderaient les systèmes de soin n'étaient l'affaire ni de soignants, ni de soignés dont le souci est ailleurs : à travers la diversité, chercher des moyens complémentaires de guérison.

 

La "quête de sens"

 

Cherchent-ils plus, et notamment, au-delà de l'action sur le mal, le sens de celui-ci ? À partir de ce que nous enseignent nos observations, revoyons de près l'idée si répandue que les malades entreprennent une grande part de leurs démarches afin de comprendre le "sens de leur mal", au cours d'une quête de "signification". Il serait abusif de le nier, mais n'a-t-on pas tendance à placer au centre de la réflexion anthropologique sur les itinéraires et les demandes des malades ce qui est bien plus périphérique et secondaire qu'on ne le dit souvent ? À l'écoute des itinéraires diagnostiques et thérapeutiques que nous avons pu suivre au Maroc, en France, en Afrique ou en Amérique Latine où avons-nous décelé cette "quête de sens" ? Peu dans les demandes des malades, mais bien plutôt dans les réponses que les thérapeutes et les rites, les institutions et les cultes leur ont faites, alors qu'ils leur demandaient avant tout un changement de leur état, une cure, une guérison. Le "sens" est-il vraiment une demande si importante de la part du sujet malade, ou est-ce une idée d'ethnologue ? Les questions classiques "Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?" sur lesquelles on s'appuie pour fonder cette interprétation, sont-elles vraiment l'expression de la recherche d'un sens ? Ne traduisent-elles pas plutôt une demande d'éclairement sur un point qui semble au malade une étape nécessaire dans la progression vers un diagnostic et vers un traitement ? Dans la mesure justement où la pensée du malade sur sa maladie est contextualisée par son propre horizon social et par sa trajectoire de vie, il lui est nécessaire de répondre à ces questions pour décider que faire. Et lorsque le guérisseur trie entre "maladies de Dieu" et "maladies surnaturelles", que fait-il d'autre que d'orienter vers un choix thérapeutique ? Nous nous trouvons en face d'un pragmatisme, et non d'une recherche de sens, mais d'un pragmatisme élaboré en relation à un mode de perception et de classement de la maladie et de ses causes. Le "sens", au niveau existentiel, vient par surcroît. Et si on le fournit au malade en dehors de toute préoccupation opératoire, on n'agit sans doute pas selon ses attentes. 

On en vient alors à se demander s'il n'y a pas parfois un contresens dans la lecture du sens... Ne faudrait-il pas renverser quelques convictions que nous avons communément, lorsque nous voyons dans ce qui a trait au "sens du mal" le rapport entre une demande préalable, et une réponse qui, faite en termes cohérents avec les représentations du malade, comblerait cette demande ? 

Zempléni a parlé à un autre propos des "usages sociaux de la maladie". Cette excellente expression ne dit-elle pas ce qui se passe ici ? Lorsqu'un malade va demander une guérison, et qu'il revient porteur du "sens de son mal", tel qu'il a été élaboré par une religion, un guérisseur, un sage ou un savant, tout ne se passe-t-il pas comme si la vulnérabilité due à ce mal avait été utilisée pour le faire adhérer à une croyance, un groupe, une doctrine ? L'attribution de "sens" n'est pas une réponse à son angoisse, mais en quelque sorte la cristallisation de celle-ci sous une forme telle que d'autres, en la prenant en charge le prennent, lui, en main. Que d'Églises se sont fondées sur la promesse de guérisons, et sur la mise en ordre du monde pour convertir ! Mais, si on va vers elles, ce n'est pas pour être converti, c'est pour être guéri. On vient dans une démarche pratique, et le malentendu s'installe souvent entre celui qui tient un discours ou qui exécute un rituel porteurs de sens et celui qui attend des suites concrètes à ce discours. Le sens ? Pourquoi pas, s'il n'y a pas mieux ? Car on ne cherche vraiment de sens qu'au mal qui dure, à celui qu'on ne voit pas disparaître. 

Quête de sens, alors ? Plutôt quête de soin, quête de thérapie. Le sens, on le reçoit en plus, d'autant plus que le mal est plus tenace. Il vient par surcroît, mais le moteur est dans la recherche d'action, d'efficacité, c'est-à-dire dans le désir de transformer positivement un état. Le pluralisme, qui permet les rencontres les moins attendues, est alors un véritable verre grossissant. Ses ambiguïtés sont maximales, lorsque chacun projette ses propres règles dans l'interprétation des demandes ou des réponses de l'autre. Il fait ressortir combien pragmatique est la demande, et combien la réponse, lorsqu'elle porte sur le sens du mal est jaugée comme un préalable accessoire à l'action espérée. 

Et cela nous conduit à nous avancer avec prudence sur un chemin plein d'embûches, celui où l'on tente de cerner les logiques à l'œuvre au long des itinéraires de diagnostic et de soin, lors de ces décisions de consulter qui poussent à franchir les frontières du cercle habituel de recours.

 

À propos des logiques

 

Pour bien des médecins, prendre conscience du pluralisme, découvrir l'existence et la fréquence de conduites qui s'écartent de leurs références médicales courantes est déstabilisant : des certitudes s'ébranlent, des preuves conçues comme convaincantes se voient contestées, et à la périphérie de l'exercice souverain du métier se dessine un environnement critique, par ses mots et surtout par ses actes. Le mode de pensée dominant chez les médecins pousse alors à conclure que des conduites en contradiction avec les connaissances actuelles, que les alternances des malades entre des références opposées, tiennent d'abord à des entorses logiques, à des errements enracinés dans l'ignorance. 

Les anthropologues n'ont évidemment pas le même point de vue, et ils cherchent à accéder aux formes de pensée et de connaissance qui sont alors en action. Depuis bien longtemps, ils se sont préoccupés des logiques de soin, de la cohérence de systèmes de diagnostic et de traitement de la maladie. Les ancêtres de l'anthropologie médicale, comme Rivers ou Ackerknecht avaient déjà à cet égard une position ferme, concluant que la logique en œuvre dans la constitution et dans l'usage des savoirs médicaux populaires ne différait pas dans son fonctionnement de celle qui utilise la connaissance scientifique : il y a différence de paradigmes mais non de façon de penser. Lévy-Bruhl avait certes une position différente, lorsqu'il tentait de définir une rationalité capable d'accepter les contradictions car rationalité des fins et non des moyens. Notre objet n'est pas d'entrer ici dans ce débat, mais de le dépasser, comme l'ont fait les anthropologues spécialisés dans l'étude de la maladie lorsqu'ils ont peu à peu mis en relief le rôle central du contexte dans lequel fonctionne une rationalité [1]. Ce contexte fournit à des croyances et à des décisions des critères de rationalité spécifiques des situations dans lesquelles elles fonctionnent. Le médecin est alors déconcerté et il tend à refuser des cadres logiques élaborés non pas pour atteindre une connaissance vérifiable et communicable, mais pour mettre en ordre le monde d'un individu et lui donner des outils d'interprétation d'un événement de sa vie. La contradiction la plus importante siège là : entre la conception de la rationalité issue de la tradition des sciences expérimentales, et qui fonde l'essentiel du mode de pensée de la médecine, et un ensemble d'"idéologiques" [2] porteuses de cohérence dans la pensée sur le malheur. 

Sur toutes ces questions les anthropologues de la maladie n'ont d'ailleurs que peu innové ; ils partagent des préoccupations qui débordent largement le champ du médical et qui concernent toutes les conduites humaines. La maladie, la douleur et la mort ont certes une place qui leur est propre, car elles posent quelques-unes des questions les plus fortes que rencontre l'homme au long de son destin. Face à elles, on ne dispose pas d'esquive, on ne peut se suffire d'un semblant. Mais il n'y là qu'une différence d'implication, non de nature, avec d'autres quêtes de connaissance et d'action, que ce soit dans les actes techniques destinés à la survie quotidienne ou face aux événements imprévus. 

Aussi cette remarque de Bachelard sur la mise en œuvre de plusieurs logiques fait-elle écho aux questions que posent les conduites relatives à la santé : "Il est bien entendu que deux théories peuvent appartenir à deux corps de rationalité différents et qu'elles peuvent s'opposer sur certains points en restant valides individuellement dans leur propre corps de rationalité. C'est là un des aspects du pluralisme rationnel qui ne peut être obscur que pour les philosophes qui s'obstinent à croire à un système de raison absolu et invariable" (1940 : 140). 

La réinterprétation de la science biologique par bien des médecins mais plus encore par des thérapeutes parallèles et par leurs malades illustre les interférences possibles entre des corps différents de rationalité. Plusieurs chapitres de ce livre en donnent l'exemple : le passage d'une rationalité à une autre est souvent insensible, ce qui donne une cohésion apparente à des raisonnements hétérogènes, à cause du masquage des césures qui y interviennent. L'enchaînement de causalités appartenant à des registres différents que nous montrait dans les premières pages de ce livre le technicien de laboratoire aux prises avec un objet maléfique met ainsi bout à bout de fragments empruntés à des corps de rationalité différents. Bien plus, lorsque l'un de ces corps de rationalité est celui de la science expérimentale, l'ensemble du discours semble se rattacher à cette science alors qu'il fait des incursions dans un autre corps de rationalité. Bachelard démonte bien le processus alors en cause, souvent présent dans diverses formes de pensée relatives à la maladie, et dans des doctrines alternatives : "Quand la pensée préscientifique a trouvé un concept [...] où le caractère expérimental dominant vient d'être effacé, elle prend une singulière facilité ; il semble que désormais elle ait le droit de se contredire clairement, scientifiquement. La contradiction, qui est la loi de l'inconscient, filtre dans la connaissance préscientifique" (1949 : 138). Quel est alors le fait, et quelle en est la métaphore ? Cette dernière n'étant pas "déréalisée, déconcrétisée" devient le fondement d'une explication concrète et s'insère comme telle dans une chaîne de raisonnement. Sur des concepts issus des sciences de la nature, sur des métaphores qui n'ont pas été "déconcrétisées", les malades peuvent fonder leur modèle explicatif. Nicole Licht le montre bien à propos des perceptions de "l'immunité" et du "terrain" chez certains malades du sida, où l'on oscille du fait à sa métaphore dans la construction des représentations comme dans les pratiques thérapeutiques. Il resterait une vaste tâche à accomplir pour saisir au cœur du système biomédical, chez les médecins et chez leurs patients, et dans les courants les plus modernes de prévention et de prise en charge de la maladie cet entrelacs des métaphores et des faits. 

Mais devons-nous en rester là ? Cette recherche des logiques en œuvre, si intéressante soit-elle, ne mérite-t-elle pas d'être relativisée ? Rechercher la logique des décisions implique que cette logique oriente les décisions, quitte à ce que ni l'acteur ni l'observateur ne soient sur le moment capables de la circonscrire. On peut toutefois se demander si les anthropologues, même les plus prudents, ne sont pas hantés par le besoin de ne laisser subsister aucune incohérence dans les conduites, et l'affirmation pourtant nuancée de Gilles Bibeau et ses collègues (1995 : 9), qui reflète le courant le plus accepté de l'anthropologie en ce domaine, laisse affleurer cette tentation : "L'itinéraire du malade dans sa quête de la guérison ne fait sens que si chaque station ou arrêt est situé dans un processus plus vaste dont la logique ne peut être reconstituée qu'a posteriori à travers les études de cas et dans la mesure du possible dans l'observation des pratiques des acteurs impliqués." 

En fait, ne reconstruisons-nous pas a posteriori une rationalité qui dans bien des cas n'est présente ni au départ, ni en chemin, ni à l'arrivée ? Ne tendons-nous pas à voir dans chaque itinéraire la concrétisation d'un projet de trajectoire, alors qu'il se déroule comme une suite aléatoire d'événements enchaînés par le contexte ? Car, on en revient toujours là, ce qui pousse à cheminer au long d'un itinéraire thérapeutique est avant tout pratique, opérationnel. Tout se déroule en situation, dans la dynamique d'une microhistoricité individuelle souvent imprévisible et construite à coup de rencontres, de symptômes, de moyens matériels accessibles ou absents. De l'essai par adhésion à l'essai "pour voir", on circule à tâtons à travers les offres de secours, et c'est leur promesse d'efficacité qui attire. Choisir ou abandonner un traitement ne s'accompagne alors d'aucun préalable philosophique. Cela ne veut pas dire que les conduites soient vides de sens ; mais ce sens se développe plus dans la marge d'autonomie du sujet que dans le cadre des règles de la société et des connaissances et des valeurs qu'on y partage. Les critères du choix siègent dans les attentes de l'individu et dans sa façon d'agencer à partir de ces attentes les modes de recours qu'il adoptera. La place du magique ou du religieux dans les thérapies ne doit pas faire illusion à cet égard, et les utiliser ne signifie pas nécessairement y adhérer. 

On ne doit pas oublier en effet, comme le souligne Bourdieu "que les actions magiques ou religieuses sont fondamentalement "mondaines" (diesseitig) comme dit Weber, et que, toutes entières dominées par le souci d'assurer la réussite de la production et de la reproduction, bref de la survie, elles sont orientées vers les fins les plus dramatiquement pratiques, vitales et urgentes : leur extraordinaire ambiguïté tient au fait qu'elles mettent au service des fins tragiquement réelles et totalement irréalistes qui s'engendrent en situation de détresse (surtout collective) comme le désir de triompher de la mort ou du malheur, une logique pratique, produite en dehors de toute intention consciente, par un corps et une langue structurés et structurants, générateurs automatiques d'actes symboliques" (1980 : 160). Choisir tel acte a certes un sens, mais ce sens est : "je veux agir, je veux que ce qui est change". Et c'est bien ce qui ressort quelques pages plus loin lorsque Bourdieu évoque "des projets insensés d'agir sur le monde naturel comme on agit sur le monde social, d'appliquer au monde naturel des stratégies qui s'appliquent aux autres hommes, sous certaines conditions, c'est-à-dire des stratégies d'autorité ou de réciprocité, de lui signifier des intentions, des souhaits, des désirs ou des ordres, par des mots ou des actes performatifs, qui font du sens en dehors de toute intention de signifier" (1980 : 161). 

N'est-ce pas justement ce performatif que la rationalité médicale ne tolère pas, et qu'elle juge comme inefficace, tout en l'utilisant elle-même inconsciemment beaucoup de ses mots et de ses gestes quotidiens ? Et ne retrouve-t-on pas ici la faille que le pluralisme franchit en mettant bout à bout des enchaînements contradictoires de rationalité ? L'acte, technique aux yeux de l'un, est performatif à ceux de l'autre, si bien que s'ils partagent les mêmes conduites, c'est justement parce qu'ils les lisent différemment. La pratique, même apparemment théorisée, l'emporte sur la théorie au moment de la décision, et nous devons nous méfier de notre tendance à croire que la pensée précède l'acte. Mais alors, y a-t-il vraiment lieu de s'interroger sur des logiques pratiquant la compatibilité des incompatibles, alors qu'il n'y a dans les recettes, les techniques et les rites, entre les mains de ceux qui les saisissent, que quelques clés dont on espère qu'elle ouvriront des portes désespérément fermées ? Quitte à citer trop longuement le même auteur, revenons encore une fois à lui, grâce à des lignes qui font écho à nos questions : "les rites ont lieu et ils n'ont lieu que parce qu'ils trouvent leur raison d'être dans les conditions d'existence et les dispositions d'agents qui ne peuvent se payer le luxe de la spéculation logique, de l'effusion mystique ou de l'inquiétude métaphysique. Il ne suffit pas de tourner en dérision les formes les plus naïves du fonctionnalisme pour en être quitte avec les fonctions pratiques des pratiques" (p. 163). 

Tout cela pourrait être résumé de façon plus simple et plus directe en disant que les malades ne procèdent ni par le seul effet de logiques sous-jacentes qui détermineraient des stratégies, ni par un simple bricolage qui tirerait parti de tout ce qui s'offrirait. Soucieux avant tout de résultats, ils ont une conduite, à leurs yeux, pratique, une conduite pragmatique qui ne s'embarrasse ni d'objections ni d'interdits. Lorsqu'ils en rencontrent, ils les contournent. Ils cherchent un éventail plus ouvert de réponses, en vue d'une efficacité plus grande que celle que leur offrirait un choix plus restreint où ils ne peuvent accepter de s'enfermer. Accepter les limites d'un système, quel qu'il soit, serait accepter l'inéluctable du destin, l'irrévocable de la condamnation divine, la victoire du sorcier, la dégradation irréversible du corps et enfermer "l'espoir, vaincu sous le ciel noir". 

Le pluralisme ouvre le ciel, il permet l'évasion hors de la cellule irrémédiablement close qu'est l'attente de la mort. Les témoignages de malades du sida sont bouleversants à cet égard, traçant de façon plus aiguë ce qui attend chacun lorsqu'il se trouve coincé dans le piège de la maladie et de la promesse de la mort proche : s'évader de cet enfermement, tenter d'ouvrir les portes que semblent offrir d'autres soins, d'autres médecines.

 

Carrefours de soin
et rencontres de civilisations

 

Mais l'étude du pluralisme nous porte aussi vers d'autres horizons... 

C'est à partir de son expérience du Brésil que Roger Bastide avait formulé les bases théoriques de sa "sociologie des interpénétrations des civilisations". Il reprochait à l'anthropologie culturelle, alors très marquée par le culturalisme, de s'appuyer sur une philosophie idéaliste, qui donnait la primauté aux normes, aux valeurs, aux représentations en les dissociant des processus dialectiques qui les solidarisent avec les autres niveaux de la réalité sociale. Il voyait au contraire se révéler à travers les entrecroisements de civilisations "toute une série de réactions en chaîne soit des valeurs qui changent jusqu'au niveau écologique, soit des structures qui se modifient et vont bouleverser le monde des valeurs. Bref, l'acculturation [doit être] replacée dans le cadre sociologique, celui des rapports entre les structures et les œuvres collectives, tout en étant débarrassée d'une philosophie sous-jacente, primant un facteur ou l'autre" (1960 : 317-318). 

Le Brésil, dans ce livre, nous donne encore une fois l'exemple de telles situations et de la nécessité d'une telle approche. Mais il n'est pas le seul : en Guyane, à l'île Maurice aussi le croisement de courants historiques a véhiculé et rebrassé les connaissances et les formes d'organisation sociale. Les structures sociales, les rapports économiques, la distribution des rôles dans ces sociétés marquées par la colonisation ont construit un cadre, contraignant mais évolutif, qui travaille en profondeur le système médical local. Et ce que nous pouvons observer appartient pleinement à la dialectique qu'évoquait Bastide. Se tournant vers la pathologie telle qu'elle se met en scène dans ces sociétés, il faisait quelques remarques essentielles. Dans une situation d'interpénétration culturelle et de brouillage social liée aux bouleversements associés à l'urbanisation et à l'industrialisation "la communication devient impossible et par voie de conséquence la personnalité ethnique se trouve agressée. [...] Faute d'un dictionnaire pour comprendre le langage de la nouvelle culture qui lui permettrait d'y trouver des réponses à son besoin d'achèvement, les sentiments d'insécurité, d'angoisse et de frustration se développent chez l'homme au contact avec une autre culture qui lui est inintelligible. Les deux discours qui s'adressent à lui peuvent bien être, chacun, cohérent, leur entrecroisement devient incohérence et cette incohérence des modèles culturels se traduit finalement par l'incohérence de son comportement" (1972 : 235). 

Nous avons vu comment s'élaborent alors des réponses : au carrefour des héritages, on innove en créant de nouvelles synthèses, qui sont un nouveau langage. L'observation de pratiques plurielles de soin donne une image particulièrement aiguë de ces créations culturelles, comme en donnent aussi les nouvelles émergences religieuses, ce qui n'est pas un hasard, car les unes et les autres sont liées. Nous quittons alors le champ privilégié des sociétés de type créole où ces phénomènes sont les plus évidents, pour nous rendre compte qu'ils concernent toutes les sociétés contemporaines. D'ailleurs n'est-il pas de mode de se référer aux sociétés créoles pour dire leurs mutations actuelles ? Il apparaît alors que les quêtes thérapeutiques qui traversent des barrières culturelles explicites (comme nous l'ont montré bien des itinéraires de soins), ou certains modèles explicatifs qui concilient des thèmes antinomiques (pensons à ce que nous avons vu à propos du qigong) sont les amorces de nouvelles synthèses dont les malades sont les précurseurs. 

Nous voyons alors se dégager une nouvelle dimension de ce que nous ont apporté nos études du pluralisme en situation sociale : au-delà de la multiplicité de ses formes, plus que la subtilité des logiques qu'il met en œuvre, le pluralisme est l'agent d'une perméabilité exceptionnelle, d'un décloisonnement au sein des cultures et des espaces sociaux. Le rapport entre chaque type de soignant et ceux qui s'adressent à lui remplace les oppositions par des équivalences, permettant la mise bout à bout en un ensemble nouveau de ce qui jusque-là s'excluait. Ainsi n'est-il jamais indépendant de ce qui se passe dans la société globale dont il exprime les contradictions tout en participant à leur résolution. Et sans doute l'attention qu'il suscite est-elle le reflet de ce rôle, discret, quotidien. Le soignant est un passeur culturel, tandis que l'individu qui va de soin en soin ne pratique pas seulement une quête thérapeutique : il est un pèlerin culturel, qui apprend en chemin des codes nouveaux. Modeste acteur des innovations, il s'approprie les fragments des mondes autres qui sont les matériaux d'un monde nouveau qu'il édifie par sa recherche tâtonnante du mieux-être.

 

Références bibliographiques

 

Bachelard G. 

1940 La philosophie du non, réed. Paris, P.U.F. 1981.

1949 La psychanalyse du feu, réed. Paris, Folio Gallimard,1992.

 

Bastide R. 

1960 Problèmes de l'entrecroisement des civilisations et de leurs œuvres, in : G. Gurvitch (sous la dir. de), Traité de sociologie, tome 2, Paris, P.U.F.

1972 Le rêve, la transe et la folie, Paris, Flammarion.

 

Bibeau G, Corin E. et Collignon R. 

1995 Préface à : Janzen 1995.

 

Bourdieu P. 

1980 Le sens pratique, Paris, Ed. de Minuit.

Gleize P. 

1994 L'hérédité hors du champ scientifique, Ethnologie française, 24 (1) : 11-25.

 

Jeambrun P. 

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1980 Patients and Healers in the Context of Culture, Berkeley, Univ. of California Press.

 

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1995 Culture et santé publique, Montréal, G. Morin.

 

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1987 Essai d'analyse schématique d'un système médical : la médecine savante du Tibet, in : A. Retel-Laurentin (éd.), Etiologie et perception de la maladie dans les sociétés modernes et traditionnelles, Paris, L'Harmattan, p. 227 249.

 

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1980 Problems in the definition and classification of medical systems, Soc. Sci. Med 14 B (1).


[1] On trouvera une revue très claire de cette question dans Massé (1995 : 256-312).

[2] Au sens où l'entend Augé (1984), c'est-à-dire comme le domaine où fonctionnent une logique de la différence qui met en ordre les symboles, une logique de la référence qui fait le lien avec l'ordre social, et une chronologique liée à l'événement vécu.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 4 décembre 2007 5:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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