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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Michel Bergès, “L’art et l’histoire du plan.TD de Méthodes de la Science politique. Université Montesquieu-Bordeaux IV et Toulouse 1 Capitole, octobre 2010. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 20 février 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Michel BERGÈS

L’art et l’histoire du plan.


TD de Méthodes de la Science politique.
Université Montesquieu-Bordeaux IV et Toulouse 1 Capitole,
octobre 2010.


Ce texte est une modeste contribution à la pédagogie générale, qui peut être utile aux lycéens et aux étudiants de plusieurs disciplines, notamment concernant les dissertations, les exposés oraux et les mémoires.



L’art de construire un plan – il s’agit bien d’un art ! – n’est nullement un exercice factice, inutile, qui serait imposé pour convenir ou pour satisfaire affèteries et coquetteries académiques. Il reste au cœur de toute formation, point seulement en science politique. Cet art, est un lointain succédané de la vielle logique d’Aristote, intégré et dépassé d’ailleurs par Marcus Tullius Cicéron (‑106, ‑ 43 a.c.), reprise par la scolastique médiévale, mais aussi par tous les ordres religieux ultérieurs concernés par la « rhétorique », ou art du  discours et de la démonstration. Cet « exercice » purement intellectuel a meublé la formation des élites européennes (jusqu’au Nord et à l’Est de l’Europe), tant littéraires que juridiques.

Il est de bon ton d’opposer souvent les Facultés entre elles, concernant l’apprentissage des plans : aux Facs des Lettres, les plans en plusieurs parties (notamment en trois) ; aux Facs de Droit, les plans en deux parties et deux sous-parties (qui n’en sont pas d’ailleurs, nous allons le voir…). Au-delà de ces péripéties liées à des configurations tardives, opposant les dissertations « historiennes » aux dissertations « juridiques », se réalise un enjeu qui n’est point négligeable : le plan s’adresse en effet à l’intelligence de chaque génération de jeunes « étudiants » dont il s’agit de développer au mieux « l’art du raisonnement », de l’enchaînement et de la mise en ordre progressive des idées que chacun défend en son for intérieur.

D’où l’importance de l’apprentissage, via l’exercice proposé dans le TD, des « plans détaillés » (document à remettre à la dernière semaine de décembre), qui prépare à blanc aux examens écrits de fin de premier « semestre ». Le sujet, comparatif, sera le suivant : « Les deux faces de la politique ».

Que faut-il entendre par « plan détaillé » ?

Bien que nous ne soyons point au sein du droit normatif et punitif mais à l’intérieur des « sciences du politique » (c’est-à-dire à l’intérieur des sciences humaines et sociales cognitives plus qu’utilitaristes), on peut recommander de dresser un plan en deux parties et deux sous-parties. L’exercice dépasse largement son aspect formel apparent.

Avant tout, il s’agit d’accepter l’idée pédagogique qu’un plan a pour objectif de transmettre au lecteur un exercice d’intelligence personnelle, point de mémoire répétitive concernant seulement des définitions, des concepts, des analyses d’autres personnes, qu’il faudrait « apprendre par cœur » et « réciter », comme un souffleur de théâtre, (là le « cœur » n’a pas grand chose à voir, sauf chez les anciens Égyptiens, qui dans leur « philosophie », le plaçaient au centre du corps humain, commandant même le cerveau).

Chaque fois que l’on défend une idée, une thèse, que l’on avance une « hypo-thèse » (il y a bien « thèse » aussi dans ce mot-là !), le plan doit avoir pour fonction de la rendre crédible et de la « démontrer » en la démontant, et, à ce titre, nécessairement d’ordonner, de hiérarchiser, de lier les idées entre elles ainsi que les faits ou les théories auxquelles elles se réfèrent.

Mais qu’est-ce qu’un plan, si l’on va au fond des problèmes ? Quelque chose de simple. C’est à la fois « un jardin à la française », c’est-à-dire une composition écrite (ou orale), symétrique, bien ordonnée et agencée, avec un côté gauche et un côté droit, un haut et un bas. Au-delà de cette symétrie fondatrice, c’est aussi « du tricot », c’est-à-dire une construction qui relie les différents éléments qui la composent entre eux : la première et la seconde partie, les premières et les secondes sous-parties entre elles, l’introduction, et ses questions, avec la conclusion et ses ouvertures vers un autre sujet ou d’autres perspectives…

Pour comprendre cet exercice salutaire sur le plan de la méthode de raisonnement, il faut tout bonnement prendre une feuille de papier 21 x 29,7, la diviser en deux en traçant une ligne verticale, puis en deux horizontalement en son milieu. On obtient ainsi quatre cases qu’il va falloir remplir et entre lesquelles seront établis certains liens. Cela, chaque fois que l’on a à réfléchir sur une question, un sujet, un problème, un concept…

Ce qui est important, c’est d’articuler les sous-parties entre elles, dans des relations variables d’opposition ou de complémentarité (une sous-partie exposant un point de vue, l’autre sous-partie un point de vue opposé, ou différent, éventuellement en termes de complémentarité).

Il en est de même entre les deux grandes parties de la démonstration. La première peut afficher une affirmation, une thèse, la seconde, soit des éléments complémentaires, soit une opposition, une « antithèse ». La transition (rédigée en une phrase de deux à dix lignes) doit montrer de façon percutante et claire le lien établi entre les deux sous-parties ou parties.

L’introduction annonce le sujet par des généralités (qui ne sont pas cependant des banalités). Elle ouvre la perspective de façon globale, par exemple en citant des événements récents (argument d’actualité) ou une citation de l’œuvre d’un auteur qui a abordé le sujet considéré. Elle doit juste annoncer le plan, mais surtout, ne point déflorer le sujet en question, le résumer, révéler les résultats avant l’exposé lui-même de la « dissertation » (terme emprunté à la rhétorique, art du discours). Il faut garder le lecteur dans le suspens, comme en matière de roman policier…

La conclusion ne doit pas, elle non plus, résumer la démonstration qui vient d’être faîte, qui se suffit à elle même. Elle ouvre le sujet vers d’autres perspectives, d’autres auteurs… Un tableau peut résumer la structure « planique » en question.

Seconde recommandation : il faut caractériser les parties et les sous-parties, c’est-à-dire énoncer en une phrase entièrement rédigée ce qui va être traité. On peut, précédés par des tirets, détailler les arguments, les exemples, étayant la démonstration, c’est-à-dire illustrant la sous-partie. Un cas concret vaut mieux que dix-mille mots.


Voici l’exemple d’un mauvais plan.

Prenons le sujet : « Louis XIV et la Cour ».

– Première Partie : Le Roi
1ère Sous-Partie : un roi prestigieux, passionné de grandeur
2ème Sous-Partie : un roi critiqué, voire haï par le peuple
– Seconde Partie : la Cour
1ère Sous-Partie : une entreprise dispendieuse
2ème Sous-Partie : une entreprise prestigieuse

À la lecture d’un tel plan, qui n’a ni introduction, ni conclusion, on ne connaît pas le roi dont il s’agit (Louis XI, François 1er… ?). De plus on ne saisit pas les liens entre la première et la seconde partie, ni d’ailleurs entre les sous-parties, sinon une tentative de mettre en valeur des contradictions.

Un plan caractérisant ses contenus, sous forme de phrases et d’hypothèses, pourrait se présenter ainsi, après une introduction signalant par exemple l’importance en la matière de l’œuvre du socio-historien Norbert Élias (La Société de Cour) :

Introduction : Louis XIV est un des rois les plus célèbres de l'histoire de France. Son château de Versailles est renommé  dans le monde entier, au point que d'autres monarques en ont fait des répliques. Comment a-t-il su et pu imposer ce faste exceptionnel, si dispendieux ? La longévité de son règne n'est pas la seule explication à l'empreinte artistique et historique qu'il a laissée. Comment un tel « roi de guerre » a-t-il modifié la société de son époque, les relations humaines et l'essence même du politique, notamment à travers la mise en place d’une Cour dont il est intéressant d’étudier les fonctions dans la durée, à la manière de Norbert Élias dans son ouvrage célèbre, La Société de Cour ?

– Première Partie : Louis XIV : un roi de guerre qui a grevé la politique intérieure de la France.

– 1ère Sous-Partie : la passion guerrière et esthétique de Louis XIV : ses motifs, ses manifestations, ses conséquences.
Mini transition : Cette politique, coûteuse, entraîna rapidement une contestation multiforme, à l’origine des fissures de l’absolutisme à l’intérieur même du pays.
– 2ème Sous-Partie : La stratégie intérieure absolutiste : les critiques (cf. la Lettre de Fénelon à Louis XIV).

Transition entre les deux Parties : La politique royale absolutiste de Louis XIV a été contrainte, pour s’imposer, de s’appuyer sur la neutralisation de la noblesse d’épée, ficelée dans la Cour au niveau d’une politique de désarmement, d’euphémisation et de dépossession des « Grands » du royaume. En plus du mépris envers les classes du « Tiers-État » supportant les dépenses royales sur les impôts, le Roi instrumentalisa la noblesse en marionnettes emperruquées à travers une théâtralisation autour de sa personne. Cette spectacularisation du « portrait du roi », allait se montrer en décalage avec son corps vieillissant et mortel (cf. travaux de Louis Marin et de Jean-Marie-Apostolidès, sur le « Roi-machine »).

– Seconde Partie : L’instrumentalisation de la Cour revêtit des conséquences politiques à long terme à l’origine de l’ébranlement de l’Ancien Régime

– 1ère Sous-Partie : Dresser, manipuler et contrôler la noblesse d’épée pour faire la guerre
Mini transition : La politique curiale en question eut le don, au niveau des élites qui ne payaient pas les impôts, de diviser et d’éroder l’image royale, au cœur du pouvoir d’État, auprès des autres classes, noblesse de robe en tête.
– 2ème Sous-Partie : Les fonctions politiques de la Cour et le déploiement d’une propagande symbolique déployant « le portrait du roi » pour le légitimer, eurent pour effet d’écarter pour une large part la noblesse de Robe, fait incalculable de conséquences dans le long terme.

– Conclusion : les contradictions posées par la stratégie externe et interne de Louis XIV, ont ouvert des brèches dans l’absolutisme, que ses successeurs n’ont pas comblées. Ces fractures ne représentent-elles pas une des causes lointaines de la future « Révolution française » ?

Cette conclusion forme une ouverture problématique et interrogative du sujet.


Par ailleurs, on doit prendre conscience que si un bon plan nous rend plus intelligent, quand on le réalise, l’exercice de construction qu’il implique vient de loin. Autrement dit, les plans ont une longue histoire…

Ils restent un outil didactique, logique et rhétorique indispensable pour apprendre l’art de raisonner, de convaincre, voire d’émouvoir. Ils ont d’ailleurs été travaillés dans les formations lycéennes littéraires antérieures comme dans les cours successifs d’« éloquence latine » au Collège de France, depuis François Ier. Ce fut la manifestation de toute formation « scolaire » d’excellence.

Cet exercice mental, hors d’âge, voit son histoire liée au concept de « dissertation » (en latin disserere signifie exposer des raisonnements, des idées liées les unes aux autres). Cette « dissertation » n’est pas un inventaire descriptif, un ramassis sans lien entre les éléments qui le composent, mais se veut une démonstration, une mise en forme de connaissances variées (il n’y a pas de dissertation sans plan, celui-ci étant en fait dicté par le sujet sous-jacent, implicite ou explicite, les informations disponibles, voire par le public auquel on s’adresse). D’où la nécessité d’équilibrer les parties, de rédiger dans un langage clair, avec des phrases courtes, des paragraphes peu nombreux, mais aussi de relier les deux parties entre-elles, de même que les deux sous-parties qui les composent.

Cet exercice remonte à la plus haute Antiquité : il reprend les leçons d’Aristote, auteur des premiers Traités sur la Rhétorique et sur la Logique, mais encore les leçons du grand tribun (avocat et sénateur) que fut Marcus Tullius Cicéron. Au sujet de ce dernier, on apprend ceci dans l’encyclopédie gratuite du Net, Wikipedia :


« Son style d'éloquence

À partir du IIe siècle av. J.-C., la maîtrise du discours devient une nécessité pour les hommes politiques qui se font une concurrence, lors des procès qui se multiplient, dans les débats au Sénat, et les prises de paroles pour séduire une opinion publique de plus en plus présente. Les Romains se mettent à l'école des rhéteurs grecs, véritables professionnels de la parole. À l'époque de Cicéron, plusieurs styles sont en vogue, tous d'origine hellénique : l'asianisme, forme de discours brillante et efficace originaire d'Asie, mais tendant à l'enflure et au pathos, à l'exagération, aux effets faciles, usant de tournures maniérées et recherchées ; l'Atticisme, plus concentré et précis, attaché à la pureté du langage, et enfin l'école de Rhodes, à l'éloquence sobre et au débit calme, dont Démosthène était le modèle.

Selon Cicéron, les excès d'émotion de l'asianisme ne convenaient pas à la gravitas, le sérieux et la mesure du caractère romain. Il se range dans l'école de Rhodes, dont il suivit les enseignements de Molon, et voua une grande admiration pour Démosthène.

Cicéron fait valoir son avis sur les styles d'éloquence dans le Orator ad Brutum (Sur l’Orateur), où il fait l'éloge d'un style abondant et soigné qu'il fait sien contre l'atticisme étriqué. Selon lui, cet atticisme que certains rendent aride est plus propre à plaire à un grammairien qu'à séduire et convaincre la foule. Il complète et étaye son argumentation par des exemples présentés dans le De optimo genere oratorum (Du meilleur style d'orateur), traduction depuis le grec de deux plaidoyers d'Eschine et Démosthène qu'il pose en exemple de ce qu'il juge le bon atticisme, abondant, expressif et harmonieux. De cette œuvre, il nous reste que la préface introductive de Cicéron, les traductions proprement dites sont perdues.

Son style personnel d'éloquence a néanmoins des détracteurs : on l'a trouvé surabondant, se complaisant trop aux digressions agréables mais non nécessaires, aux développements de lieux communs, sacrifiant parfois la simplicité et la précision aux effets de figures et au balancement des périodes.

Techniques oratoires


Les Romains ont consacré peu d'ouvrages aux techniques oratoires avant l'époque de Cicéron, on ne connait que celui que Caton l'Ancien rédigea pour son fils. Un autre manuel de rhétorique, également en forme de guide pratique, La Rhétorique à Herennius fut longtemps attribuée à Cicéron, et comme tel publiée à la suite du De Inventione. Quoique ce traité puisse être daté de l'époque de Cicéron d'après les personnages qu'il évoque, cette paternité n’est plus retenue de nos jours en raison des opinions exprimées dans l'ouvrage qui sont fort différentes de celles de Cicéron.

Cicéron consigne des règles de l'art oratoire dans une œuvre de jeunesse datée de 84 av; J.-C., le De inventione, sur la composition de l’argumentation en rhétorique, dont deux des quatre livres qui le composaient nous sont parvenus. Se positionnant par rapport aux maîtres grecs, Aristote qu'il suit et Hermagoras de Temnos qu'il réfute, Cicéron consacre une longue suite de préceptes à la première étape de l'élaboration d'un discours, l'inventio ou recherche d'éléments et d'arguments, pour chacune des parties du plan type d'un discours : l'exorde, la narration, la division, la confirmation, la réfutation et la conclusion. Pour les autres étapes, Cicéron renvoie à des livres suivants, perdus ou peut-être jamais écrits. Toutefois lorsqu'il atteint sa maturité, il semble regretter cette publication précoce et quelque peu scolaire, qu'il critique dans le De Oratore.

En 54 soit presque trente ans plus tard, et fort de son expérience, Cicéron reprend son exposé sur les techniques oratoires avec le célèbre Dialogi tres de Oratore (Les trois dialogues sur l'orateur). Il prend de la distance avec les maîtres grecs, et de façon plus vivante, présente son ouvrage sous forme de dialogue entre les grands orateurs de la génération précédente : Antoine, Crassus et Scævola, ce dernier ensuite remplacé par Catulus et son frère utérin César. Ils s'entretiennent avec Sulpicius et Cotta, jeunes débutants avides de s'instruire auprès d'hommes d'expérience. Leur réunion date de l'année 91 av. J.-C., période agitée qui précède la guerre sociale puis la sanglante rivalité entre Marius et Sylla, ce qui fait volontairement écho selon Levert à la situation politiquement troublée qui prévaut à la publication de cette œuvre. Dans le second dialogue, ils dissertent des différentes étapes définies par la rhétorique pour l'élaboration du discours : l'invention, la disposition, l'élocution, la mémorisation. L'humour manipulateur a même sa place, sous forme de raillerie pour le ton du discours, ou de bons mots pour réveiller l'intérêt du public ou calmer son excitation.
Cicéron revient à des exposés didactiques dans deux ouvrages techniques de portée plus limitée. Le De partitionibus oratoriis, sur les subdivisions du discours, daté de 54, est un abrégé méthodologique destiné à son fils. Le Topica est rédigé en 44 à la demande de son ami Trebatius Testa, qui le prie d'expliquer les règles d'Aristote sur les topoï, éléments de l’argumentation ».

Les leçons de l’Antiquité restent là incontournables. Celle-ci ne nous a-t-elle pas inventé « l’Académie », puis le « Lycée » – premières formes d’universités ! – à Athènes, puis le « Musée » et la première grande Bibliothèque du monde à Alexandrie ? Sans parler des livres, des encyclopédies dont Rome raffola, dans tous les domaines du savoir…

Cet enseignement de l’art du raisonnement et du discours allait être tiré ensuite par divers ordres religieux issus du christianisme, qui possédaient un monopole sur la culture, c’est-à-dire l’apprentissage de l’écriture et de la lecture (grâce à la copie manuelle et besogneuse des ouvrages en latin de l’Antiquité et les commentaires de la Bible dans tous les monastères de l’Europe latine et catholique), le chant monacal, mais aussi et surtout la formation spirituelle et intellectuelle des esprits (cf. à ce propos le discours du Pape Benoît XVI à Paris, au Couvent des Bernardins, en novembre 2008, portant sur les origines de la culture européenne). Les ordres religieux vont investir lentement cet art du plan à leur tour.

La division du raisonnement en trois parties, valorisée tardivement dans l’univers laïque du XIXe siècle des Facultés de Lettres, a été prôné antérieurement par la Congrégation de l’Oratoire – les « Oratoriens », ce titre n’est pas un hasard ! –, fondée au XVIe siècle par Saint Philippe Néri, composée de prêtres séculiers sans vœux mais vivant en communautés attentives à l’image de la littérature latine, de l’art du discours, et surtout à la cadence ternaire des phrases (la littérature antique, poésie en tête, étant une musique parlée). Les Jésuites quant à eux, ces maîtres à penser qui ont formé toutes les élites européennes ou extra-européennes du XVIe au XIXe siècle, voire après, l’ont repris, en se référant à la Sainte Trinité (le Père, le Fils, le Saint-Esprit). Il s’agissait de penser les choses du monde de façon ternaire (le passé, le présent, le futur, ou, à la façon du philosophe hollandais Spinoza, puis de Hegel, la thèse, l’antithèse, la synthèse).

Le plan en deux parties, valorisé depuis le début du XXe siècle dans les Facultés de Droit (notamment par un de ses prescripteurs, Émile Garçon, professeur à Paris, qui l’imposa pour l’entraînement des candidats aux concours d’agrégation de professeur d’Université), a une origine plus lointaine encore : la scolastique du XIIe-XIIIe siècle.

Celle-ci, inséparable du début de l’institutionnalisation des « universités », a diffusé en effet une nouvelle façon de penser. Un auteur, issu de l’Institut Aby Wartburg de Hambourg (réplié définitivement à Londres dans les années 30, fuyant le nazisme), Erwin Panofski, a brillamment montré comment la pensée scolastique s’est spatialisée architecturalement, dans son ouvrage traduit et postfacé par le sociologue Pierre Bourdieu, Architecture gothique et pensée scolastique.

Selon Panofski, il existe une « analogie » intellectuelle entre deux mondes : celui de la pensée scolastique (de l’école-cathédrale) et celui de l’ordonnancement spatial des cathédrales gothiques. Un nouvel « habitus » mental s’est alors déployé (Bourdieu a d’ailleurs emprunté son concept d’« habitus » à Panofsky !) autour des écoles des cathédrales et des universités. Furent exposées puis mises en pratique des habitudes collectives de pensée, un « paradigme » commun, partagé par tous les étudiants de l’époque, investissant deux grandes orientations logiques concernant les modes de raisonnement et de découpage des choses du monde d’alors, entre les mots et les choses. Bref, surgit un nouveau « regard », ancêtre d’ailleurs de la perspective pensée déjà par les moines d’Oxford qui intéressera la visualisation occidentale (il faut dresser là une histoire de l’œil [1]). On retrouvera d’ailleurs le raisonnement binaire scolastique non seulement dans la pensée philosophique et logique, dans l’architecture, mais aussi dans la musique (avec la naissance de la musique occidentale vocale et instrumentale), comme dans les mathématiques numériques (enrichies au XIIIe-XIVe siècle par la numérisation arabe), ainsi que dans les premières expériences physiques sur les phénomènes de la nature lancées par les moines d’Oxford. Autrement dit, ce retour d’Aristote et de Cicéron fut bien à l’orée de la renaissance scientifique « moderne ».

Fut d’abord mis en avant un principe très spatialisé de « clarification » (manifestatio, en latin). La foi devait être élucidée par la raison éclairante, qui met de l’ordre en soi. On structure toujours un système en ses parties, et en sous-parties homologues, qui se contredisent ou se complètent contradictoirement. Il s’agit d’un tableau binaire et symétrique (la gauche et la droite !) d’organisation des arguments et de la pensée, avec une colonne de droite, pour certains arguments, objets ou symboles, et une colonne de gauche pour leurs vis-à-vis adverses, avec, dans les deux colonnes, un enchaînement des parties, de gauche à droite et de haut en bas. Ce type de « clarification » constitue une mise en ordre des idées, des descriptions, de leurs liaisons dans le raisonnement.

Second principe : la réconciliation des contraires (la concordatia) autour d’une question traitée. On a d’un côté des éléments d’autorité, issus du passé, et de l’autre, des faits ou des avis inédits, éventuellement opposés. On doit donc répondre aux éléments critiques et tenter d’harmoniser autorité et nouveauté. Peut-on concilier les contradictions en présence ? On joue sur les questions et les réponses. Panofsky, historien de l’art, parle là de révolution culturelle. Par rapport aux cathédrales romanes, qui étaient très sombres, fermées, rondes, propices au recueillement et à la ferveur individuelle ou communautaire liée à la foi, à l’inverse, les cathédrales gothiques firent pénétrer la lumière par leur vitraux imagés. Et leur structure devint symétrique, non plus ronde (sur le modèle des basiliques romaines et byzantines) : il existe bien désormais un transept gauche et un transept droit… Tout se répond harmonieusement. Autrement dit, la logique de la pensée scolastique se réalise concrètement dans l’architecture des nouvelles cathédrales, véritables dessins géométriques et symétriques, et structures lumineuses. De fait, les architectes ont été formés à cette façon inédite de penser dans les centres scholastiques et ont transposé leurs enseignements concrètement. D’où le concept d’habitus mental collectif… contexte intellectuel répété, prégnant, communicatif.

Ce type de transformations mentales s’est également matérialisé dans la typographie des textes écrits, désormais découpés de façon claire, inaugurés par des lettrines surchargées d’images et d’enluminures, de virgules, de points, de paragraphes distincts – autant de signes de coupures ou de liaison aidant la pensée dans son cheminement. Oui, la pensée subit alors un élagage, un rafraichissement, une « clarification », effectivement.

On retrouvera le nouveau système de pensée poussé à son degré le plus élevé dès le XIIe siècle dans les ouvrages philosophiques d’Abélard – 1079-1142 – (cf. Le Sic et Non, Le Oui et le Non, ou Le Pour et le Contre – cet auteur ayant été encensé par Durkheim dans son grand Livre, L’Évolution pédagogique en France, qui retrace l’histoire de l’Université) ; de même que dans la Somme théologique – inachevée – (Summa Theologiae), plus tardive, de Saint Thomas d’Aquin (1225-1274). Tout cela fut le résultat de la redécouverte de la pensée logique d’Aristote, via l’Espagne du Sud en grande partie… Ajoutée à celle de Cicéron, connue en détail par le monde intellectuel médiéval, cette pensée antique allait composer un « explosif » redoutable (à l’origine de l’ébranlement du christianisme lui-même, à partir du XIVe siècle).

De fait, les plans de « clarification » et de conciliation des contraires se retrouvèrent au sein des « thèses » universitaires, soutenues ex cathedra (il faudrait là dresser une histoire de cet exercice médiéval, toujours en vigueur, mais mis à mal par les réformes universitaires actuelles, d’inspiration européaniste du Nord), ainsi que dans la rédaction des ouvrages, seulement au XIIIe siècle.

On lit ainsi dans l’ouvrage de Panofski :


 (p. 84-87) « S'il est souvent difficile, sinon impossible, d'isoler une force formatrice d'habitudes (habit‑forming force) entre plusieurs autres et d'imaginer les canaux de transmission, la période qui va de 1130-1140 environ jusqu'à 1270 environ et la zone de « cent cinquante kilomètres autour de Paris » constituent une exception. Dans cette aire restreinte la scolastique possédait un monopole de l'éducation : en gros, la formation intellectuelle était passée des écoles monastiques à des institutions urbaines plutôt que rurales, cosmopolites plutôt que régionales et, pour ainsi dire, à demi ecclésiastiques seulement, c'est-à-dire aux écoles cathédrales, aux universités et aux studia des nouveaux ordres mendiants (presque tous apparus au XIIIe siècle) dont les membres jouaient un rôle de plus en plus grand au sein des universités elles‑mêmes. Et, à mesure que le mouvement scolastique, préparé par l'enseignement des Bénédictins et lancé par Lanfranc et Anselme du Bec, se développait et s'épanouissait grâce aux Dominicains et aux Franciscains, le style gothique, préparé dans les monastères bénédictins et lancé par Suger de Saint‑Denis, atteignait son apogée dans les grandes églises urbaines. Il est significatif que, pendant la période romane, les grands noms de l'histoire de l'architecture soient ceux des abbayes bénédictines, pendant la période classique du gothique ceux des cathédrales et dans la période tardive ceux des églises paroissiales.
Il est très peu probable que les bâtisseurs des édifices gothiques aient lu Gilbert de la Porrée ou Thomas d'Aquin dans le texte original. Mais ils étaient exposés à la doctrine scolastique de mille autres façons, indépendamment du fait que leur activité les mettait automatiquement en contact avec ceux qui concevaient les programmes liturgiques et iconographiques. Ils étaient allés à l'école, ils avaient entendu des sermons * ; ils avaient pu assister aux disputationes de quolibet ** qui, traitant de toutes les questions du moment, étaient devenues des événements sociaux très semblables à nos opéras, nos concerts ou nos lectures publiques 8 ; et ils avaient pu entretenir des contacts fructueux avec les lettrés en mainte autre occasion. Du fait que les sciences naturelles, les humanités ou même les mathématiques n'avaient pas encore élaboré leur méthode et leur terminologie spécifiques et ésotériques, la totalité du savoir humain restait accessible à l'esprit normal et non spécialisé ; en outre – et c'est peut‑être le plus important – le système social était en train de s'orienter vers un professionnalisme urbain qui, du fait qu'il ne s'était pas encore sclérosé dans le système rigide des guildes et des Bauhütten, fournissait un terrain de rencontre où le clerc et le laïc, le poète et le juriste, le lettré et l'artisan pouvaient entrer en contact sur un pied de quasi‑égalité. On y voit apparaître



* Cf. E. Gilson, « Michel Menot et la technique du sermon médiéval, in Les Idées et les lettres, Paris, Vrin, 1932, p. 93-154. (N.d.T.).

** On distinguait les disputationes ordinariae et leur rédaction littéraire, les quaestiones disputatae, des disputationes quodlibetales et de leur relation écrite, les quaestiones quodlibetales. Chaque disputatio ordinaria se déroulait ainsi : le premier jour, c'était au bachelier de répondre, sous la présidence de son maitre, aux argumenta et aux objectiones soulevés par les maîtres, bacheliers ou étudiants présents à cette cérémonie universitaire qui avait lieu à des intervalles divers. Le second jour, le maître ordonnait et groupait les arguments et les objections et leur imposait comme sed contra de brefs arguments tirés de la raison et de l'autorité. Puis il entreprenait librement de résoudre à fond la question, en la rattachant à ses origines ou à ses conséquences historiques ou spéculatives, puis en formulant et en démontrant sa réponse définitive, appelée determinatio magistralis. Enfin, s'appuyant sur celle-ci, il répondait aux objections. Deux fois par an, avant la Noël et avant Pâques, avaient lieu des exercices de discussion sur des sujets divers, appelés disputationes de quolibet parce qu'elles roulaient sur des questions disparates et qu'elles n'allaient pas aussi loin dans la solution des problèmes (cf. M. Grabmann, La Somme Théologique de Saint Thomas d'Aquin, Paris, 1925, p. 11-18) (N. d. T.).

8. M. de Wuif, History of Mediaeval Philosophy, 3e éd. angl. (trad. par E. C. Messenger), Londres, 11, 1938, p. 9.

tout un ensemble de corps de métiers typiquement urbains : le libraire‑éditeur (stationarius, d'où l'anglais stationer, papetier), qui, plus ou moins strictement contrôlé par l'université, produisait des livres manuscrits en masse * avec l'aide de scribes salariés, ainsi que le libraire (mentionné à partir de 1170 environ), le prêteur de livres, le relieur et l'enlumineur (à la fin du XIIIe siècle, les enlumineurs occupaient déjà toute une rue à Paris) ; le peintre, le sculpteur, le joaillier ; l'écolâtre qui, bien qu'il fût la plupart du temps membre du clergé, consacrait le plus clair de sa vie à écrire et à enseigner (d'où le mot « scolastique ») ; et, dernier métier urbain mais non le moindre, l'architecte.
Cet architecte professionnel – par opposition à l'équivalent monastique de ce que l'on appellerait aujourd'hui l'architecte amateur (gentleman architect **) – sort du rang et surveille en personne le travail. Ce faisant, il devient un homme qui a l'expérience du monde, qui a beaucoup voyagé, souvent beaucoup lu et qui jouit d'un prestige social sans égal dans le passé et jamais surpassé depuis. Librement choisi propter sagacitatem ingenhi, il perçoit un salaire qui lui est envié par le bas clergé et apparaît sur le chantier, « portant des gants et une règle » (virga), pour donner ces ordres secs qui sont passés en proverbe dans la littérature française s'agissant de décrire celui qui fait les choses comme il faut et avec une assurance supérieure :
« Par cy me le taille 9 ». Son portrait figure avec celui de l'évêque fondateur dans les « labyrinthes » des grandes cathédrales. Quand mourut, en 1263,


* En français dans le texte.

** L. F. Salzman (Building in England down to 1540, Oxford, The Clarendon Press, 1952) n'a trouvé, en Angleterre, qu'un seul « architecte‑amateur » qui semble avoir réellement dressé des plans et dirigé les constructions, Elias de Derehan, chanoine de Salisbury (entre 1205 et 1245 environ) (N. d.T.).

9. Sur l'usage proverbial de cette phrase fameuse (Nicolas de Briart, réimprimé in V. Mortet et P. Deschamps Recueil de textes relatifs à l'histoire de l'architecture, Paris, II, 1929, P. 290), cf. G. P. in Romania, XVIII, 1889, p. 288.


Hugues Libergier, le maître de Saint‑Nicaise de Reims, église aujourd'hui disparue, on lui accorda l'honneur sans précédent d'être immortalisé en une effigie qui le représente revêtu d'une sorte de vêtement universitaire et tenant le modèle de « son » église, privilège accordé seulement jusque‑là aux donateurs de sang royal (fig. 1). Et Pierre de Montereau, sans doute l'architecte le plus logique qui ait jamais existé, est nommé, dans l'inscription portée sur sa pierre tombale, à Saint‑Germain‑des‑Prés, Doctor Lathomorum en 1126, on le voit, l'architecte lui‑même était considéré comme une sorte de scolastique […].
(p. 91-95) :
Ainsi, la manifestatio comme élucidation ou clarification est ce que l'on pourrait appeler le premier principe régulateur de la scolatisque primitive et classique. Mais, afin de mettre ce principe en application sur le plan le plus élevé – l'élucidation de la foi par la raison – il fallait commencer par l'appliquer à la raison elle‑même : si la foi doit être « manifestée » dans un système de pensée complet et autonome à l'intérieur de ses propres limites, quoique situé hors du domaine de la révélation, il devient nécessaire de manifester la plénitude, l'autonomie et les limites du système de pensée. Et ceci ne peut se faire qu'au moyen d'un schème de présentation littéraire qui soit capable d'élucider pour l'imagination du lecteur les démarches mêmes du raisonnement de la même façon que le raisonnement est censé élucider pour son intellect la vraie nature de la foi. De là le schématisme ou le formalisme (souvent tourné en dérision) des écrits scolastiques qui culmine dans la Summa 18, avec ses impératifs de totalité (énumération suffisante), d'organisation conformément à un système de parties et de parties de parties homologues (articulation suffisante) et de distinction et de nécessité déductive (interrelation suffisante), le tout étant rehaussé par l'équivalent littéraire des similitudines de Thomas d'Aquin : terminologie suggestive, parallelismus membrorum et rime. On peut voir un bon exemple des deux derniers procédés – à la fois artistiques et mnémotechniques – dans l'argumentation succincte que propose saint Bonaventure pour la défense des images religieuses, déclarées admissibles « propter simplicium ruditatem, propter affectuum tarditatem, propter memoriae labilitatem ».
Nous trouvons naturel que les œuvres majeures de la science, en particulier les systèmes de philosophie et les thèses de doctorat, soient organisées selon un schème de division et de subdivision susceptible d'être condensé en une table des matières ou un sommaire où toutes les parties désignées par



18. Cf. par ex., A. Dempf, Die Haupt form mittelalterlicher Weltanschauung ; eine geisteswissenschaftliche Studie über die Summa, Munich et Berlin. 1925.

19. Bonaventure, In lib. IIII Sent., dist. 9, art. 1, qu. 2. Pour la critique de Bacon contre ces procédés rhétoriques, cf. ci-dessous p. 119.


des chiffres ou des lettres de même rang sont sur le même plan au point de vue logique, de sorte que, par exemple, la relation de subordination qui s'établit entre la sous‑section (a), la section (1), le chapitre (I) et le livre (A) est la même que celle qui existe entre la sous‑section (b), la section (5), le chapitre (IV) et le livre (C). Il n'en reste pas moins que ce type d'articulation systématique était absolument inconnu jusqu'à la scolastique 20. Les écrits classiques étaient simplement divisés en « livres », à l'exception peut‑être de ceux qui étaient composés d'unités dénombrables, comme les recueils de courts poèmes ou les traités de mathématiques. Quand nous voulons donner ce que, en héritiers inconscients de la scolastique, nous appelons une référence exacte, nous devons nous reporter aux pages d'une édition imprimée, conventionnellement reconnue comme faisant autorité (c'est le cas, par exemple, pour Platon et Aristote), ou à un schème introduit par un humaniste de la Renaissance, comme lorsque nous renvoyons à l'œuvre de Vitruve en « VII, I, 3 ».
C'est seulement, semble‑t‑il, dans la première partie du Moyen Age que l'on divise les « livres » en « chapitres » numérotés sans que la succession des chapitres implique ou exprime encore un système de subordination logique ; et c'est seulement au XIIIe siècle que l'on organise les grands traités conformément à un plan d'ensemble, secundum ordinem disciplinae 21, de manière que le lecteur soit conduit, pas à pas, d'une proposition à une autre, et soit constamment informé du progrès de cette démarche. L'ensemble est divisé en partes, qui, comme la seconde partie de la Summa Theologiae de Thomas d'Aquin, peuvent être divisées en partes plus petites, les partes en membra, quaestiones ou distinctiones, et celles‑ci en articuli 22.


20. f. encore ci‑dessous, p. 119 sq.

21. S. Th., Prologue.


22. Alexandre de Halès, apparemment le premier à introduire cette articulation élaborée, divise les partes en membra et articuli ; Thomas, in S. Th., divise les partes en quaestiones et articuli. Les commentaires sur les sentences divisent en général les partes en distinctiones, elles‑mêmes divisées en quaestiones et articuli.


À l'intérieur des articuli, la discussion procède selon un schème dialectique impliquant de nouvelles divisions et il n'est presque pas de concept qui ne soit décomposé en deux ou trois sens (intendi potest dupliciter, tripliciter, etc.) selon ses différentes relations avec les autres. D'autre part, un certain nombre de membra, de quaestiones ou de distinctiones sont souvent rassemblés en un groupe. La première des trois partes dont se compose la Summa Theologiae de Thomas d'Aquin, véritable orgie de logique et de symbolisme trinitaire, constitue un excellent exemple ; traitant de Dieu et de l'ordre de création, elle est organisée comme suit :


I. Essence (qu. 2‑26)

a) Si Dieu existe (qu. 2);

1. Si la proposition de Son existence est évidente (art. 1) ;
2. Si elle est démontrable (art. 2) ;
3. S'Il existe (art. 3) ;
b) Comment Il est ou, plutôt, n'est pas (qu. 3‑13)
1. Comment Il n'est pas (qu. 3‑11)
2. Comment Il est connu de nous (qu. 12)
3. Comment Il est nommé ( qu. 13)
c) Ses opérations (qu. 14‑26)
1. Sa science (qu. 14‑18)
2. Sa volonté (qu. 19‑24)
3. Sa puissance (qu. 25‑26)
II. Distinction de personnes (qu. 27‑43)

a) Origine ou procession (qu. 27)
b) Relations d'origine (qu. 28)
c) Les personnes en tant que telles (qu. 29‑43)

III. Procession des créatures (qu. 44-fin)

a) Production des créatures (qu. 44‑46)
b) Distinction des créatures (qu. 47‑102)
c) Gouvernement des créatures (qu. 103‑fin).


Tout ceci ne signifie pas, évidemment, que les scolastiques pensaient de manière plus ordonnée et plus logique que Platon et Aristote ; mais cela signifie que, à la différence de Platon et d'Aristote, ils se sentaient tenus de rendre palpables et explicites l'ordre et la logique de leur pensée ; que le principe de manifestatio qui déterminait l'orientation et le but de leur pensée régissait aussi l'exposition de leur pensée, la soumettant à ce qui peut être appelé le postulat de la clarification pour la clarification. »

Ainsi, avec « l’art des plans », nous sommes bien en présence d’un exercice propre à la « civilisation » européenne latine [2], liée à l’histoire de la pensée pédagogique elle-même, d’origine euro-méditerranéenne, au-delà de la redécouverte de la pensée grecque et cicéronienne par le « Moyen-Âge » – l’horrible mot !

Seul un entraînement intensif de création de plans (qui devrait être quasi quotidien, jusque sur les tables de cafés ou de bistrots, sur les quais de gare ou dans un train, voire en avion !), sur tous les sujets, à toutes les occasions, pourra permettre d’intérioriser automatiquement cet exercice mental assez salutaire, perclus d’années.

Cela afin d’ordonner automatiquement les idées, de les relier entre elles et ainsi, de les rendre plus démonstratives et convaincantes. Pour tous les temps, notamment ceux, insouciants, d’une vie d’étudiant et, accablants, d’une existence d’enseignant !


[1] Deux ouvrages sont intéressants à ce sujet. Cf. Dominique Raynaud, L’Hypothèse d’Oxford. Essais sur les origines de la perspective, Paris, PUF, col. « Sociologies », 1998 ; Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998.

[2] Sur ce sujet, parfois controversé, on peut se référer à l’ouvrage indépassable de Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, col. « Champs », 2008 (dernière édition).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 5 avril 2011 18:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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