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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel BERGÈS “Notes de lecture. Traité de sécurité intérieure (Maurice Cusson, Benoît Dupont et Frédéric Lemieux)”. Un article publié dans la revue Les Cahiers de la Sécurité, no 6, octobre-décembre 2008, pp. 226-231. Numéro intitulé: “La criminalité numérique”. Paris: INHES (Institut National des Hautes Études de la Sécurité), Ministère de l’Intérieur, France. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 31 décembfe 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Michel BERGÈS

Professeur des universités, Agrégé de science politique
Université de Bordeaux IV Montesquieu

Notes de lecture. Traité de sécurité intérieure.
(Maurice Cusson, Benoît Dupont et Frédéric Lemieux)”. [1]

Un article publié dans la revue Les Cahiers de la Sécurité, no 6, octobre-décembre 2008, pp. 226-231. Numéro intitulé : La criminalité numérique. Paris : INHES (Institut National des Hautes Études de la Sécurité), Ministère de l’Intérieur, France.

Introduction
I.  Une initiative novatrice
II. Une méthode heuristique

Introduction

Un événement éditorial important mérite d’être signalé à tous ceux qui s’intéressent, dans l’exercice de leur fonction, aux questions sécuritaires : la sortie récente d’un Traité de Sécurité intérieure, qui a réussi à la fois à publier en français et à faire collaborer des chercheurs spécialisés, des universitaires et des professionnels des deux rives de l’Atlantique. Ceci n’est pas courant et constitue même un exploit…

Nous sommes là en présence d’une véritable « encyclopédie », au sens du Traité de Police de Nicolas De La Mare (1707-1738), irriguée par tous les savoirs et pratiques sur et de la police anglo-saxonne, comme par ceux et celles issus de la Vieille Europe, France comprise. Elle fait pendant à l’ouvrage Histoire et dictionnaire de la Police, du Moyen âge à nos jours, avec un avant-propos de Nicolas Sarkozy, publié en 2005, qui apparaît tout à fait complémentaire, mais profondément différent dans son optique [2]. Forte de 705 pages, l’entreprise a été dirigée, après un travail de sept années, par Maurice Cusson, qui en a été l’initiateur, Benoît Dupont et Frédéric Lemieux, regroupant, côté Amérique du Nord, dix professeurs et neuf chercheurs du Centre international de criminologie comparée (CICC) de l’Université de Montréal, cinq professionnels de la sécurité ; côté européen : cinq professeurs (dont deux Français, du CERP [3] de Toulouse 1, François Dieu et Jean-Louis Loubet del Bayle), trois chercheurs du CNRS (Fabien Jobard, Christian Mouhana, Sébastian Roché), quatre policiers (un Belge de la police fédérale et trois Suisses de Lausanne et de Genève). Le Traité offre en outre une bibliographie qui dépasse les mille titres et contient un index thématique fort utile pour sa lecture croisée. Incontournable, il concerne les praticiens de la sécurité, de la justice, de la criminologie, les responsables politiques et associatifs, les journalistes…, comme, bien sûr, le monde universitaire et de la recherche dans son ensemble. Il va sans dire que par son ampleur de réalisation et ses ambitions, cet ouvrage aborde de façon exhaustive les questions sécuritaires, rendues plus complexes dans le contexte de la mondialisation d’aujourd’hui. En épuise-t-il toutes les dimensions ?

I. Une initiative novatrice

Le contenu, dont les articulations doivent être au premier abord présentées, s’annonce passionnant, pour deux raisons a priori.

D’abord, il perpétue une tradition de publications pionnières et de référence : celle de la célèbre École criminologique canadienne, notamment le Traité de criminologie empirique, publié en 1994 aux Presses universitaires de l’Université de Montréal, dirigé par Denis Szabo et Marc Leblanc (auquel plusieurs contributeurs du Traité de 2007 avaient participé, dont Jean-Paul Brodeur et Maurice Cusson), mais aussi la revue Criminologie, aux mêmes éditions, de réputation scientifique internationale.

Ensuite, de par l’expérience accumulée depuis des années par tous ses auteurs, il se réfère, sur le plan intellectuel, à une conception moderne de la criminologie, qui souhaite intégrer l’apport des sciences humaines et sociales et leur acquis sur la sécurité intérieure – éloigné en cela d’une conception française paralysée souvent par un juridisme pénaliste. Il déploie volontiers un savoir interdisciplinaire de sociologie des organisations, de science politique, de droit, de sciences administratives, de psychologie… sur les nombreux sujets abordés. Nous sommes en présence d’un ouvrage de référence à plus d’un titre. Quel en est l’essentiel sur le plan du contenu ?

On peut diviser la matière abordée, qui est immense, en deux grands blocs parfaitement articulés par une écriture claire et homogène de tous les auteurs (qui dénote l’importance de la relecture, de l’articulation et de l’harmonisation de la part des maîtres d’œuvre qui ont réalisé un beau travail éditorial !) :

– Le premier ensemble de contributions (« Connaître et penser la sécurité ») synthétise une approche « universitaire », théorique du sujet, rendant compte des résultats de toutes les recherches de pointe, tant anglo-saxonnes que francophones en la matière. Il est composé de onze chapitres sur les thèmes suivants : l’action de sécurité (réflexion anthropologique de Maurice Cusson), le rapport indissociable entre sécurité et contrôle social (posé théoriquement et comparativement par Jean-Louis Loubet del Bayle), la construction de modèles de gouvernance (étudiée de façon novatrice par Benoît Dupont), un comparatif concernant le processus de construction historique des polices européennes (mené autour de sept États par Jean-Paul Brodeur), la présentation des organismes de sécurité intérieure du Québec (par Maurice Cusson et Marie-Éve Diotte), l’analyse du phénomène nord-américain de la « police communautaire » (décortiqué par Benoît Dupont), les modalités d’évaluation des interventions policières (définies par Étienne Blais et Maurice Cusson, qui insistent notamment sur les actions originales de prévention de la violence dans divers secteurs), le concept fondamental de « stratégie policière » (exploré par Maurice Cusson), l’exposé des tâches policières quotidiennes, écartelées entre négociation verbale et sanction (par Christian Mouhana), l’intégration du travail gendarmique (par « son » spécialiste, François Dieu), la coopération policière internationale au niveau judiciaire (par Nadia Gerspacher).

– Le second groupe de contributions, alimenté par la réflexion théorique initiale, comprend cinq parties séparées qui résument les grandes fonctions concrètes et théoriques, tout à la fois, de la sécurité intérieure, à partir de descriptions et d’analyses intellectuelles concernant tous les professionnels des secteurs publics et privés :

1) Les parades et les menaces, cernées à travers six chapitres stimulants, qui collent tout à fait avec la réalité de l’insécurité dans les sociétés modernes de masse, tant dans les conurbations urbaines déployant des systèmes de sécurité multidimensionnels complexes – mais fragiles –, que dans l’espace international, géopolitique ou cybernétique, porteur de nouvelles insécurités exigeant des contre-mesures adaptées : le premier chapitre aborde la psychopathie des délinquants « persistants et prolifiques », enclins aux récidives (Jean-Pierre Guay et Maurice Cusson) ; le second traite du crime organisé, des maffias, et des stratégies de lutte à leur encontre (Carlo Morcelli, Mathilde Turcotte, Guillaume Louis) ; le troisième décrit les différentes formes de terrorisme ainsi que les moyens à actionner pour les éradiquer (Stéphane Leman-Langlois) ; le quatrième se confronte à la criminalité économique et à sa régulation (Jean-Luc Bacher, Nicolas Queloz) ; le cinquième analyse la question sociale des banlieues et des « points chauds », en s’efforçant d’évaluer l’impact des plans d’action en la matière (Sébastien Roché) ; le sixième soulève la question de la cybercriminalité et des actions à lui opposer (Solange Ghernaouti-Hélie, chercheuse idoine en la matière).

2) L’étude de l’intelligence policière (« le renseignement et l’analyse »), nécessaire pour faire face à toutes les menaces, est ordonnancée autour de neuf chapitres. Le premier approfondit la définition du renseignement policier en tant que tel, en traitant de sa production sociale, soit par le moyen des informateurs, soit par celui des technologies, complémentaires en soi (Jean-Paul Brodeur) ; le second, du même auteur, évoque deux exemples d’erreurs dans la phase du renseignement concernant le cas dramatique du 11 septembre 2001 ; le troisième resserre la question autour du renseignement en matière de criminalité, en insistant notamment sur la pertinence et les performances en la matière (Frédéric Lemieux) ; le quatrième synthétise l’apport au renseignement criminel de la « forensique », c’est-à-dire de la police scientifique des « traces », à travers notamment des développements stimulants sur le « profilage » (Olivier Ribaux et Pierre Margot) ; un cinquième définit les priorités en matière criminelle à partir du modèle belge (présenté par Paul Wouters et Martine Pattyn), détaillant de façon inédite les nouvelles méthodes de saisie ; un sixième différencie renseignement sécuritaire et renseignement criminel (Stéphane Leman-Langlois, Frédéric Lemieux) ; un septième livre une approche comparée (belge, suisse et canadienne) des « services stratégiques » et de développement (Didier Froidevaux) ; un huitième reprend la méthode de définition et d’identification des facteurs d’insécurité intentionnelle (Stéphane Leman-Langlois) ; enfin, est présentée la question de la protection des organisations et des audits de sécurité (Sylvain Mignault).

3) La fonction sécuritaire de prévention en tant que telle est ensuite passée au crible de cas concrets. Le niveau d’observation se resserre à travers les neuf chapitres qui lui sont consacrés : le premier reprend les grands principes de la prévention policière (Maurice Cusson) ; le second s’interroge sur les méthodes et les techniques de la « prévention situationnelle » (Maurice Cusson) ; le troisième, sur l’efficacité de la surveillance et de la contre-surveillance (Maurice Cusson) ; le quatrième se penche sur les techniques de protection des espaces et leur évaluation (Stéphane Léman-Langlois et Lucie Dupuis) ; le cinquième dégage les fonctions et réfléchit sur l’usage de la télésurveillance (Maurice Cusson) ; le sixième offre une monographie concernant une société de sécurité privée mondialisée et performante, Securitas (Massimiliano Mulone, Maurice Cusson et Mélanie Beaulac) ; le septième fait surgir le thème fondamental pour les forces policières de l’usage de la force (traité par Fabien Jobard) ; le huitième révèle les différents genres d’enquêtes criminelles (Jean-Paul Brodeur) ; le neuvième décortique les « entrevues policières » plus ou moins « judiciaires » (Michel Saint-Yves et Michel Tanguay) ; le dixième scrute les « opérations coup-de-poing » (Maurice Cusson et Éric La Penna).

4) La quatrième fonction sécuritaire analysée au concret est celle du maintien de l’ordre et de la gestion des crises, ramassée autour de cinq chapitres sur : les situations de gravité, afin d’évaluer les outils de gestion des risques et de l’urgence (Frédéric Lemieux) ; les problèmes de maîtrise des « événements festifs » (Frédéric Diaz) ; le thème de la manifestation, démocratiquement acceptée lorsqu’elle est pacifique, réprimée en cas de débordements (François Dieu) ; la négociation de crise en tant que telle (Michel Saint-Yves) ; la transposition du problème au niveau de la sécurité privée (Éric Boucher).

Il n’est pas aisé de résumer en quelques lignes les objets traités par cette encyclopédie de la sécurité intérieure qui n’avait pas jusqu’ici d’équivalent, même en littérature anglo-saxonne. Recentrons alors quelques remarques autour de la méthode déployée, impressionnante et heuristique.

II. Une méthode heuristique

L’objet était d’autant moins facile à maîtriser que le Traité confronte deux systèmes policiers assez différents : celui de l’Amérique du Nord (où la privatisation de la sécurité est forte, notamment) et celui de l’Europe continentale (le modèle anglais étant un peu délaissé, reconnaissons-le). Par ailleurs, les auteurs constatent tous un éclatement des acteurs publics et privés de la sécurité (ils dénombrent par exemple 345 organismes rien qu’au seul Québec !). Ils décrivent parfaitement les multiples tâches de « policing » assumées (notons l’importance donnée à la description des pratiques de prévention, aux nouveaux savoirs sur l’enquête criminelle, aux sciences forensiques, qui ont bouleversé la police criminelle moderne…). Ils introduisent aussi une réflexion concernant la France d’aujourd’hui (qui élabore sa RGPP dans toutes les administrations, police et armée en tête), en ce qui concerne l’évaluation des politiques de lutte contre la criminalité et la délinquance, ou celles de réinsertion. À ce propos, Benoît Dupont insiste sur les limites des approches strictement « gestionnaires » émanant du « NMP » (New Management Public) de l’Amérique néolibérale (p. 67-80) [4]. A contrario, explique-t-il, la sécurité implique des catégories, des valeurs, des logiques de fonctionnement totalement éloignées et indépendantes du monde de l’entreprise privée [5]. Les policiers ou les gendarmes ne sont pas, en effet, des « burelains », pour parler comme Max Weber : ils doivent affronter l’urgence, l’imprévisibilité. Leur calendrier d’action n’est pas celui de la bureaucratie. En raison des circonstances, ils sont contraints de déployer sur le terrain un pouvoir discrétionnaire, une liberté très humaine d’appréciation, un esprit de sang-froid et d’initiative. Dans ses tâches et sa temporalité, la police se situe en partie « hors administration », d’autant que pour fonctionner rapidement, elle doit déployer des réseaux relationnels efficaces afin de contourner les blocages administratifs et gestionnaires officiels, qui n’administrent, en définitive, eux, que des règlements, du papier et de l’argent public. L’univers policier repose sur des valeurs spécifiques. Il implique aussi la maîtrise de relations suivies et réciproques avec la population, voire avec les délinquants (cf. la dialectique gendarme/voleur dont parle Maurice Cusson, p. 52-57). Il doit encore gérer la violence, notamment celle, introvertie et extravertie, posée par l’usage des armes (cf. la communication importante de Fabien Jobard à ce propos, p. 530-540). Ces valeurs, tous les savoirs acquis, sont investis dans la durée, transmis d’une génération de policiers à l’autre, par des strates multiples de personnels professionnalisés. Le métier sécuritaire reste aussi « forfaitaire » au niveau des tâches quotidiennes, en termes de temps de travail, dérogatoire aux statuts officiels, généralement non « rentable » du fait qu’il est lié au devoir de secours porté également et gratuitement à autrui, jour et nuit, même si certaines forces peuvent être amenées à vendre des services de sécurité aux particuliers. Tirant les leçons de la sociologie des organisations, les auteurs du Traité repèrent encore les décalages entre public et privé, ainsi que les difficultés liées à « l’atomisation de la gouvernance de la sécurité ». Plus on avance dans la lecture des passages concernant l’Amérique du Nord, plus on sent que l’on se trouve en face d’un système éclaté, aux valeurs différentes, dont on se demande comment il peut fonctionner harmonieusement, être « dirigé » et coordonné, opposant la police « par les technologies » (notamment mobiles, hertziennes, aériennes – les hélicoptères ! –, cybernétiques, de télésurveillance, voire satellitaires), à la police « par les hommes » – les indicateurs et le travail quotidien d’information basique. Le cas du 11 septembre 2001, au niveau de la sécurité des aéroports des États-Unis, brillamment analysé par Jean-Paul Brodeur – dans deux contributions qui sont un modèle du genre –, renforce évidemment cette impression d’éclatement et de flottement (p. 278-289). Mais ce n’est peut-être qu’une impression, perçue depuis la Vieille Europe…

En tout cas, face à un tel défi, les auteurs nous proposent une définition, disons, « positiviste » de la police, influencée – à juste titre – par les évolutions fascinantes de la police scientifique dans les enquêtes criminelles, hyperrationnelles, aux résultats souvent spectaculaires. Par une méthode efficace, ils redonnent ainsi une unité au réel. D’où l’importance de l’épistémologie institutionnaliste et fonctionnaliste conjuguée dans le premier bloc de contributions. Impressionnant est ici le réseau de concepts qui décortique « organes », « structures », « fonctions ». On comprend vite que la sécurité « est une structure ternaire » de rôles – protecteur, protégé, menaces – et un ensemble de cinq fonctions  – le renseignement et l’analyse ; la prévention et la surveillance ; l’investigation et la répression ; la gestion de crise face aux cinq catégories de risques (altercations, bagarres, rixes ; rassemblements ; incivilités, blessés, enfants perdus, personnes en détresse ; catastrophes naturelles ou techniques), et enfin la polyvalence, réunissant éventuellement plusieurs de ces quatre autres fonctions. On voit apparaître clairement les « structures sociales » de la « gouvernance » sécuritaire (l’État, le marché, les réseaux), ainsi que les différents « niveaux de gouvernance », selon les types d’acteurs (le public, central et local, le privé, l’associatif) dans chaque modèle : la microgouvernance, la gouvernance interinstitutionnelle, la gouvernance internationale. Chaque palier obéit par ailleurs à une « typologie relationnelle » fondée, pour l’État, sur l’obligation (ou « tierce police »), pour le secteur privé, sur la délégation et la satisfaction des intérêts des clients, pour les réseaux associatifs, sur le don et l’échange, le problème étant de faire cohabiter la « rationalité utilitariste » de la sécurité privée et la « rationalité de justice et d’égalité » de la sécurité publique (qui fonctionne au blâme, à la punition, à la réparation). Typologie pertinente, à la manière d’une sociologie maîtrisée qui veut donner l’impression que nous sommes en présence d’un objet bien huilé. Mais est-ce vraiment le cas ? Serait-ce une illusion d’optique ?

Le risque, avec cette méthode quasi mathématique, à dominante analytique et synthétique, pourrait être de ne pas assez repérer les emboîtements, les hiatus, les problèmes de terrain (vécus par les policiers comme par les victimes, voire par les délinquants), les difficultés de cohabitation et d’adaptation des acteurs multiples, les statistiques « non conformes », les éléments systémiques aussi entre les fonctions dégagées (même si le modèle théorique met en avant le concept de « polyvalence »)… En gros, quels liens établir, par exemple au niveau macrosociologique, entre trafic de drogue, maffias et terrorisme, ou entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, ou encore – objet un peu délaissé – entre police et justice…? Ne faudrait-il pas déployer également une grille de lecture moins officielle et « institutionnelle », qui assimilerait les pratiques « tribales » en milieu urbain [6], comme les représentations de la société « d’en bas », porteuses de formes nouvelles de socialité, voire de sociabilité, pas nécessairement décelables en termes de « délinquance prolifique » potentielle, même si elles peuvent être à l’origine de comportements antisociaux, anomiques, au sens durkheimien (pensons aux jeunes nikikomori japonais qui se coupent de leur famille et s’isolent dans leur chambre, pour partager un monde virtuel dans le cyberespace). Quid, alors, à ce propos, de la question des liens complexes et troublants entre individu, technique et ville moderne (grille pressentie par Jean-Louis Loubet del Bayle dans sa contribution, p. 65-66) ? Ne faudrait-il pas là convoquer aussi, à rebours, une sociologie plus « compréhensive », qui ne négligerait pas les idéologies de la sécurité, s’efforçant de recomposer les stratégies, notamment assurantielles et financières privées, dans l’élaboration et l’imposition d’une « société du risque » ? Ou encore des analyses plus phénoménologiques [7], attentives à une sociologie des victimes et de la victimisation, aux trajets des « individus incertains », centrés sur eux-mêmes, hantés par l’insécurité, le risque, « l’urgence », l’entropie, démunis de modèles, de repères et d’intégration sociale [8] ? Ne faudrait-il pas également approfondir les thèmes du Traité autour d’une réflexion scientifique – non idéologique ou politique ! – sur le lien, occulté par les tenants du « politiquement correct » à la française, entre délinquance, criminalité et degré d’intégration des « communautés », notamment ethniques (celles-ci, dont l’on ne peut nier l’existence en Amérique du Nord, comme en Europe, ne sont pas repérées dans l’Index, qui ne retient que les communautés « altruistes », « géographiques » et « d’intérêt » [9]) ? Cela, par exemple, à travers un bilan de l’histoire évolutive du cas états-unien, ou encore, pour la France, à partir d’un recoupement objectif et comparatif, dans l’espace et dans le temps, des statistiques pénitentiaires, sociales, scolaires, judiciaires, policières ? En définitive, sans tabous et sans avoir peur de la réalité telle qu’elle est, en déployant un engagement peut-être plus proche des valeurs des réseaux associatifs que de la logique réglementaire ou punitive de l’État, ou de celle intéressée du marché, ne faudrait-il pas mettre l’accent également sur les causes, plutôt que sur les conséquences des « menaces » contemporaines en termes de sécurité intérieure ?

Autre question, en relation cette fois avec la méthode comparative mise en œuvre par l’ouvrage : la police est traitée abstraitement dans toutes ses fonctions, un peu hors de tout contexte (à part, assurément, les contributions portant sur des cas situés). N’y a-t-il pas de liens entre structure et fonction ? Les modalités organisationnelles ne déterminent-elles pas le « système policier » dans son fonctionnement, et donc dans son efficacité et son évaluation ? A-t-on vraiment les mêmes structures et les mêmes fonctions dans le système nord-américain et dans le système européen ? La différence entre ceux-ci n’est-elle pas reconnue en ces termes par Jean-Paul Brodeur : « Bien qu’il soit difficile de prévoir ce que l’avenir nous réserve, il est tout de même raisonnable de penser que les systèmes policiers de l’Europe continentale et des pays anglo-américains, plutôt que d’accentuer leurs différences, partageront de plus en plus de traits communs » (p. 88) ? Ne serait-ce pas là, formulé en creux, le postulat central du Traité ? Ce rapprochement est-il si évident ? Les contributions du second bloc, concernant le détail de chaque fonction policière, rencontrent à plusieurs reprises ces questions, tournent autour, les esquivent parfois, ou nous permettent, dans le pluralisme des objets et des approches, de les dépasser et d’y répondre en partie. Le Traité, en tout cas, en son genre et en sa matière, renouvelle l’actualité du regard porté par Alexis de Tocqueville sur les différences qui séparent les sociétés et les systèmes de valeurs des deux rives de l’Atlantique, réalité qu’un Max Weber, universitaire déprimé en son temps, découvrit à son tour, lors de son voyage en Amérique…

Un esprit pointilliste, « bête à chagrin », pourrait regretter que l’ouvrage ne comporte que peu de statistiques sur la criminalité comparée, qu’il n’y ait pas de cartes (si utiles en sociologie de la délinquance et de la criminalité, comme l’a montré l’École de Chicago dans ses travaux sur la ville) – alors que sont dessinés de nombreux tableaux, diagrammes et organigrammes. Que certains sujets « actuels » aient été délaissés – mais le Traité a été commencé en 2000 ! : par exemple, la corruption de la police, la criminalité sexuelle, la délinquance à l’école, la police environnementale, le travail policier des douanes, les méthodes d’action de la police financière, la surveillance satellitaire, l’organisation et les méthodes des services de renseignement… Mais aussi, et surtout, les nouvelles approches en termes de « sécurité globale » (concept ignoré de l’Index, issu des théories des relations internationales) – bien mises en évidence en France, récemment, par le rapport iconoclaste d’Alain Bauer, aux conséquences théoriques et institutionnelles incalculables [10]. De même pour ce qui est des représentations régulatrices, identitaires et compensatoires de la criminalité et de la police dans les médias et dans les arts (pensons à Edward Munch, à Otto Dix, à Fritz Lang, à Charlie Chaplin, à « M le maudit », à « Big Brother », à « Matrix », à « RoboCop »…). Une théorie criminologique du « délinquant isolé » coupé de tout « milieu » (p. 175-184), très « psychopathologique » certes, n’apparaît-elle pas parfois trop limitative ? Mais tout ne pouvait être abordé sur un thème qui se révèle, à la lecture de cet ouvrage collectif, en fait, inépuisable, profondément actuel… et inquiétant quant à l’humanité d’aujourd’hui, perçue en ses pratiques individuelles et collectives délinquantes et criminelles de façon profondément réaliste.

Ce Traité de sécurité intérieure nous offre ainsi une image de la police moderne en action – au-delà des différences des modèles nord-américains et européens –, un point de vue exhaustif sur ses tâches, ses problèmes, ses engagements, ses obligations, sur les difficultés de ses personnels, sur ses méthodes, ses moyens, ses limites aussi. La réussite de cette encyclopédie cohérente, c’est de démontrer, par le déploiement d’une méthode sans faille – même si elle peut être approfondie sur certains points – que les questions de sécurité relèvent bien d’une certaine « intelligence » des problèmes de violence sociale, délinquante et criminelle, comme, en réponse, d’une « stratégie » et d’une politique de « contre-mesures » – pour utiliser un langage de sous-marinier. Cette leçon dépasse là les conceptions empiriques, pragmatiques, analytiques éclatées, juridiques, normatives, comme celles moralisatrices, manichéennes et idéologiques dans lesquelles on a souvent « enfermé » la police et les hommes qui la servent… En cela, cet ouvrage mérite bien d’être comparé à celui de Nicolas De La Mare, en son temps…

Cette référence au passé fait paradoxalement surgir, en contre-point, une question symptomatique : le Traité, qui se cantonne à l’Amérique du Nord et à l’Europe (en écartant l’Amérique du Sud, l’Asie, l’Afrique, ou d’autres civilisations…), ne laisse guère de place à l’histoire de la police et de la sécurité. Serait-ce en raison d’une hypertrophie de la méthode fonctionnaliste – la sociologie, on le sait, étant souvent « fille de l’instant », comme aimait à le répéter Fernand Braudel ? Certes, quelques analyses sont consacrées au développement de la division du travail policier (p. 32-34) et une brève esquisse (condensées en douze lignes !) est proposée, concernant la construction des polices continentales de l’Europe. Mais sans poser des liens avec celle, indissociable, des structures territoriales des États, si différenciées d’un pays à l’autre, sans s’intéresser à l’étatisation de la police [11], sans se référer non plus au poids des deux guerres mondiales sur le système policier européen… Une approche historique plus dense eût été utile au moins à trois niveaux. D’abord, pour éclairer, précisément, les différences organisationnelles et fonctionnelles des différentes polices, au-delà de leurs fonctions communes contemporaines – même si, en milieu urbain, les fonctions de police semblent identiques depuis toujours. Ensuite, pour approfondir les liens, dans le passé lointain, récent, ou dans le présent, entre des systèmes de valeurs, les codes culturels ou civilisationnels et les modèles d’ordre public qui structurent pendant un temps une société donnée, la sécurité intérieure étant évidemment concernée par l’ensemble des mécanismes de contrôle social – point sur lequel insiste pourtant, au début de l’ouvrage, Jean-Louis Loubet del Bayle (p. 58-66) [12]. Enfin, au-delà de la question du poids plus ou moins durable des processus de construction des modèles du passé sur les systèmes policiers publics, privés ou réticulaires contemporains, pour analyser les mécanismes de violence sociale, de délinquance, de criminalité, de transgressions, d’effervescences collectives, qui peuvent être tout de même comparables d’une époque à une autre.

Autant de questions intellectuelles, parmi beaucoup d’autres, qui sont ainsi ouvertes par la lecture de ce Traité de Sécurité intérieure, dont on ne peut que recommander vivement la lecture, urbi et orbi, pour les raisons ici présentées et critiquées – selon la tradition de l’ancienne scolastique universitaire.



[1] Cet ouvrage est paru fin 2007 à Montréal chez l’éditeur Hurtubise HMH, Cahiers du Québec, dans la Collection « Droit et criminologie. Cette édition est disponible en France à la Librairie du Québec Distribution du Nouveau Monde, 30 rue Gay-Lussac, 75 005 Paris (www.librairieduquebec.fr, repris en 2008 par les Presses polytechniques et universitaires romandes de Lausanne, Suisse.

[2] Cf. Histoire et dictionnaire de la police, du Moyen-âge à nos jours, Michel Auboin, Arnaud Teyssier, Jean Tulard (dir.), Paris, Robert Laffont, col. « Bouquins », 2005.

[3] Centre d’Études et de Recherche sur la Police de l’Université Toulouse 1. Rappelons que dans un classement des 400 départements mondiaux de Science politique révélé par Simon Hix (« European Universities in a Global Ranking of Political Science Departments », European Political Science, 3 (2), 2004, p. 5-23), cette université, grâce notamment aux recherches internationales du CERP, est classée au 335e rang, devancée seulement par l’IEP de Paris et par l’INSEAD au niveau français. Signalons aussi que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a décidé en juin 2007 de fusionner administrativement le CERP, seul centre à travailler en France sur la Police, qui avait accumulé des résultats scientifiques sans précédents, depuis sa création en 1976 par le professeur Jean-Louis del Bayle, dans le CRSG (Centre de Recherche sur la Sécurité et la Gouvernance) de l’Université de  Toulouse 1.

[4] Transposées en France via la fameuse LOLF, portée par le lobby du Parlement français, contre les Ministères parisiens qui traitaient directement leur programme financier avec la Commission de Bruxelles…

[5] Cela reste aussi valable notamment pour l’univers de la pédagogie et de la recherche universitaire.

[6] Cf. à ce sujet, notamment, l’ouvrage de Michel Maffesoli, Le Temps des tribus (1988), Le Livre de Poche, 1991.

[7] Comme celle du beau livre de Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

[8] Cf. notamment les travaux d’Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, Paris, Hachette Littérature, Pluriel sociologie, 1995 ; de Nicole Aubert, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, col. Champs, de David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Quadrige, 1990 ; Passions du risque, Paris, Métaillé, 1991 ; Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métaillé,  2002 ; Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, Quadrige, 2002.

[9] Alors que la contribution de Sébastien Roché, « Restaurer la sécurité dans les banlieues et les points chauds » aborde en partie – mais en partie seulement – le problème, p. 235-245.

[10] Rapport sous la direction d’Alain Bauer, remis au Président de la République et au Premier ministre, Déceler – Étudier – Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique. Rapprocher et mobiliser les institutions publiques chargées de penser la sécurité globale, avril-juin 2008, publié dans le supplément au numéro 4 des Cahiers de la Sécurité.

[11] Le Traité ne cite aucun des ouvrages classiques en français concernant l’histoire de la police, ni non plus des travaux comparatistes de socio-histoire sur le processus de construction de l’État. Sur un sujet délaissé par le Traité, à savoir l’identification et les papiers d’identité, on peut consulter un ouvrage paru juste avant la publication du Traité, Gérard Noiriel (édit.) L’Identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin 2007, qui ouvre un « nouveau chantier ».

[12] Cf. à ce sujet, l’ouvrage illuminateur de Jean Delumeau, Rassurer et protéger. Le sentiment de sécurité dans l’Occident d’autrefois, Paris, Fayard, 1989.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 janvier 2009 9:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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