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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain Bihr, “Le champ aveugle de la lutte de classe.” In: L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, N. 71-72, 1984. Numéro intitulé: “Modes de coercition politique”, pp. 99-124. Paris: Éditions Anthropos. [Autorisation accordée par l'auteur le 9 août 2015 de diffuser cet article en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[99]

Alain BIHR

Le champ aveugle
de la lutte de classe
.”

Un article publié dans la revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 71-72, janvier-juin 1984, pp. 99-124. Numéro intitulé : “Modes de coercition politique.”

Thèse 1. La structure de classes du mode de production capitaliste met aux prises non pas deux mais trois classes fondamentales. [99]

Thèse 2. À quelques rares exceptions près (3), toutes les analyses antérieures consacrées à l'encadrement capitaliste, qu'elles soient d'origine marxiste ou non, se caractérisent par une commune méconnaissance ou dénégation de son caractère de classe. Si bien que l'encadrement capitaliste demeure aujourd'hui encore le champ aveugle de la lutte des classes. [100]

Thèse 3. À cet aveuglement persistant et aux échecs répétés pour y mettre fin existent de multiples raisons d'ordre à la fois théorique et politique. Parmi les premières, il faut essentiellement déplorer l'absence de toute théorie globale du mode de production capitaliste, et ce tant du côté marxiste qu'en dehors du marxisme. [104]

Thèse 4. L'exposé du procès global de reproduction du capital permet de déplacer le centre de gravité de l'analyse marxiste des rapports de classes des rapports d'exploitation vers les rapports de domination, dans le cadre desquels seuls peut se fonder la réalité de l'encadrement capitaliste en tant que classe. [106]

Thèse 5. La classe de l'encadrement capitaliste peut se définir comme l'agent subalterne du procès global de reproduction du capital, chargé de l'ensemble des tâches d'encadrement (de contrôle, d'organisation, de conception, de légitimation) de la pratique sociale, dont la direction reste cependant entre les mains de la classe dominante, personnification sociale du capital. [107]

Thèse 6. En tant que classe sociale à part entière, l'encadrement capitaliste possède son projet politique propre : l'étatisation du capitalisme. [112]

Thèse 7. le socialisme n'est qu'une version radicalisée du projet politique de l'encadrement capitaliste correspondant à un type d'alliance entre ce dernier et les classes populaires (prolétariat, petite paysannerie) qui lui permet de conquérir le pouvoir politique. [116]

Thèse 8. Les développements précédents montrent clairement qu'il existe de solides raisons politiques à la méconnaissance et à la dénégation persistantes de la nature de classe de l'encadrement capitaliste. C'est qu'en définitive l'encadrement capitaliste ne peut exister en tant que classe sociale qu'à la condition de demeurer le champ aveugle de la lutte des classes. [121]


Les développements qui vont suivre condensent le contenu d'un ouvrage en préparation. Pour leur donner à la fois force et clarté, j'ai choisi de les présenter sous forme d'une série de thèses, suivies à chaque fois d'un commentaire plus ou moins long. L'allure dogmatique d'une pareille présentation ne doit pas faire oublier l'intention de cet article : ouvrir un débat sérieux sur la question de la nature de classe des « couches moyennes salariées » [1].


Thèse 1 : La structure de classes du mode de production capitaliste met aux prises non pas deux mais trois classes fondamentales.

Commentaire : C'est là, évidemment, ma thèse centrale, celle que les suivantes ne font en un sens que développer. Contre la thèse classique sur la bipolarité de la structure de classes du capitalisme, elle affirme que, sur la base du capital comme rapport de production et de son procès global de reproduction, se forme une troisième classe, intermédiaire entre la classe capitaliste et le prolétariat, et cependant aussi distincte de l'une et de l'autre que celles-ci le sont entre elles.

Cette troisième classe, je la nommerai, pour des raisons qui apparaîtront par la suite, la classe de l'encadrement capitaliste. Il ne s'agit pas seulement du personnel d'encadrement des entreprises capitalistes (les cadres : ingénieurs, techniciens, agents de maîtrise), mais aussi de celui des appareils d'État, des professionnels de la vie syndicale  et  politique,  des  animateurs  sociaux et culturels, etc., [100] bref, de tous ceux qui, dans la division sociale du travail, se voient confier les tâches d'encadrement (d'organisation, de conception, de légitimation, de contrôle) des groupes sociaux, des pratiques sociales, des rapports sociaux, dont la fonction générale est d'assurer la reproduction globale du capital. C'est-à-dire, en fait, sa domination non pas sur le seul acte social de travail (et ses conditions matérielles immédiates : les moyens de production et de subsistance), mais plus largement sur la société dans son ensemble et à tous ses niveaux (économique, social, politique).

L'encadrement capitaliste constitue, à mes yeux, au même titre que la classe du capital et que le prolétariat, une classe entière au sein du capitalisme ; entendons par là une classe dotée non seulement d'intérêts de classe propres, mais encore d'une capacité de mobilisation et d'intervention dans le champ de la lutte des classes qui en a fait un acteur essentiel du devenir historique, créateur d'historicité ; ce qui suppose notamment sa capacité à élaborer et réaliser un projet politique propre, différent de ceux du prolétariat et de la classe capitaliste. C'est en ce sens que l'encadrement capitaliste se distingue des diverses classes et fractions de classes d'origine précapitaliste (grands propriétaires fonciers, petite paysannerie, petite-bourgeoisie marchande) que le développement capitaliste tout à la fois tend à détruire et contradictoirement reproduit en les intégrant sous un mode dégradé. C'est ce que j'exprime en disant que, conjointement avec la classe capitaliste et le prolétariat, l'encadrement capitaliste représente l'une des trois classes fondamentales (ou principales) du mode de production capitaliste [2].

Thèse 2 : À quelques rares exceptions près [3], toutes les analyses antérieures consacrées à l'encadrement capitaliste, qu'elles soient d'origine marxiste ou non, se caractérisent par une commune méconnaissance ou dénégation de son caractère de classe. Si bien que l'encadrement capitaliste demeure aujourd'hui encore le champ aveugle de la lutte des classes.

Commentaire : Tout se passe comme si l'abondance de la littérature sociologique et politique consacrée à l'encadrement capitaliste depuis plusieurs décennies n'avait qu'un seul but : masquer sa nature de classe. En effet, par delà toutes les différences d'optiques sociologiques et d'options politiques dont elle fait étalage, cette littérature témoigne d'une permanence remarquable dans la méconnaissance voire la dénégation du caractère de classe propre de l'encadrement capitaliste.

[101]

Cela est très net en ce qui concerne les analyses qui rattachent les différentes catégories composant l'encadrement capitaliste soit à la classe capitaliste (c'est le cas de K. Renner et de F. Croner) ; soit au prolétariat (par exemple par l'intermédiaire de la notion de « classe salariale » ; c'est le cas aussi de Wright Mills dans sa célèbre étude sur Les cols blancs) ; soit aux deux classes à la fois comme le fait Dahrendorf dans son article sur « The service class ». Sous une forme plus subtile, on retrouve cette dénégation du caractère de classe propre de l'encadrement capitaliste dans certaines thèses extrêmes qui rejettent soit la classe capitaliste soit le prolétariat dans le passé pour faire occuper la place ainsi rendue vacante par certaines catégories de l'encadrement capitaliste lui-même. Ainsi en est-il de tous ceux qui, depuis Burnham (L'ère des organisateurs, 1947) jusqu'à Galbraith (Le nouvel État industriel, 1963) et A. Touraine (La société post-industrielle, 1969) assimilent l'encadrement capitaliste, sous couvert des termes de « managers », de « cadres », de « technostructure » ou de « décideurs » à une nouvelle classe dominante. À quoi correspondent inversement les analyses de S. Mallet qui font des cadres une « nouvelle classe ouvrière » (La nouvelle classe ouvrière, 1963).

Mais cette commune dénégation du caractère de classe propre de l'encadrement capitaliste ne se retrouve pas moins, paradoxalement, dans les différentes tentatives, inspirées du marxisme ou au contraire tournées contre lui, qui contrairement aux analyses précédentes reconnaissent une certaine spécificité aux catégories composant l'encadrement capitaliste par rapport à chacune des deux autres classes fondamentales.

C'est le cas en premier lieu des multiples analyses qui tentent de promouvoir la notion de classe moyenne. Implicitement ou explicitement tournées contre le marxisme, ces analyses visent moins en définitive sa thèse sur la bipolarisation de la structure de classes du capitalisme que, plus fondamentalement encore, les concepts de classe et de lutte de classes eux-mêmes (ce en quoi notre propre tentative s'en sépare radicalement) : il s'agit de mettre en évidence la persistance et même la croissance, au sein des sociétés capitalistes développées, d'un « immense groupe central », « lieu » de passage et de brassage des classes les unes dans les autres, donc « lieu » de résorption progressive de leurs contradictions et conflits. Parler de classe moyenne revient alors dans ce cas, le plus souvent, à affirmer que la division de la société en classes et la lutte des classes entre elles tendent à prendre fin au profit d'une simple différenciation entre couches sociales au sein d'une société relativement homogène. [102] Il est clair dès lors que, dans cette optique, on agglomère sous la notion confuse de classe moyenne les classes, les fractions de classe, les catégories sociales les plus hétérogènes qui soient : le petit capital (industriel et commercial), la petite-bourgeoisie marchande, la classe de l'encadrement capitaliste proprement dite, les professions libérales, les petits rentiers, etc. L'hétérogénéité sociale et politique d'un pareil ensemble ne pouvant longtemps s'ignorer, certains consentiront à parler des classes moyennes. Mais qu'il figure au singulier ou au pluriel, le terme de classe moyenne n'en produit pas moins un effet identique : celui de « noyer le poisson » en masquant les déterminations propres de l'encadrement capitaliste en tant que classe [4].

Ces différentes analyses sur la (les) classe(s) moyenne(s) ont bien évidemment fait l'objet de la critique des marxistes orthodoxes, défenseurs du dogme de la bipolarité de la structure de classes du capitalisme. Ce faisant, ces derniers se trouvent néanmoins pris entre deux exigences contraires. D'une part, il leur est impossible de nier la spécificité des ensembles sociaux regroupés par leurs adversaires sous la notion de classe(s) moyenne(s) ; en particulier, leurs propres critères de définitions de la bourgeoisie (propriété des moyens sociaux de production) et de la classe ouvrière (travail manuel productif) rendent impossible le rattachement des différentes catégories de l'encadrement capitaliste à l'une et/ou à l'autre des deux classes fondamentales. Mais d'autre part, le dogme de la bipolarité leur interdit d'accorder à ces ensembles le caractère de classe sociale : ils parleront donc non plus de classes moyennes mais de couches moyennes (ou intermédiaires), auxquelles ils n'accorderont aucune appartenance de classe, en distinguant parmi ces couches celles, traditionnelles, qui échappent au salariat (petit capital, petite-bourgeoisie, etc.), et celles nouvelles, qui se développent dans le cadre du salariat (les différentes catégories composant l'encadrement capitaliste précisément). C'est ainsi, par exemple, que l'on peut lire dans l'ouvrage de Claude Quin, Classes sociales et union du peuple de France Paris, Éditions Sociales, 1976) :

« L'analyse attentive de la réalité sociale française ne met pas non plus en évidence l'existence de trois (voire de quatre) classes : l'ouvrière, la capitaliste, la paysanne, le petite-bourgeoise. De manière rigoureuse, surtout pour qui se réclame du marxisme, seules les deux premières constituent aujourd'hui une classe, du moins en France. Entre ces deux classes fondamentales, l'analyse conduit à distinguer des couches diverses en mouvement, traversées par une division fondamentale qui est celle du lien salarial » (p. 105).

[103]

Curieuse démarche de la part de prétendus marxistes que celle qui dénie toute pertinence au concept de classe sociale s'agissant d'ensembles sociaux pourtant non négligeables par leur poids socio-économique, sans parler de leur rôle politique dans la lutte des classes. En s'en tenant aux « couches moyennes salariées » (et plus précisément aux catégories et sous-catégories suivantes : cadres supérieurs, cadres moyens, employés qui en font partie), c'est ainsi près de 7 millions d'actifs sur environ 22 millions (recensement 1975), soit un tiers de la population active française qui n'auraient aucune appartenance de classe aux yeux des idéologues « communistes ». On peut dans ces conditions se demander à quoi sert encore la référence au concept de classe dans l'intelligence de la réalité sociale !

Ainsi, à vouloir sauver coûte que coûte le dogme de la bipolarité de la structure de classes du capitalisme, en niant toute détermination de classe propre aux « couches moyennes salariées », on en vient à compromettre plus sûrement encore le concept de classe sociale lui-même. C'est ce dont ont dû se rendre compte un certain nombre d'autres marxistes qui, tels Poulantzas ou Baudelot, Establet et Malemort, ont résolu de reprendre l'analyse du problème sur des bases nouvelles (celles fondées par Althusser) — notamment en ne s'en tenant plus à l'analyse des seuls rapports de production mais en intégrant celle plus large de la division sociale du travail, et notamment de la division entre travail manuel et travail intellectuel, pour déterminer la situation de classe de ces « couches moyennes salariées » [5]. Cependant leur fidélité aux principes théoriques et politiques du marxisme classique fait que l'entreprise tourne court dans l'un et l'autre cas : en rattachant ces « couches moyennes salariées » au concept de petite-bourgeoisie, ils neutralisent pour une bonne part les résultats positifs de leurs propres analyses et en viennent, eux aussi, à travestir et finalement à nier les déterminations de classe propres à l'encadrement capitaliste qu'ils contribuent pourtant à établir. Car qu'y a-t-il de commun entre la petite-bourgeoisie (composée d'artisans et de petits commerçants) et les « couches moyennes salariées » (correspondant à ce que je nomme l'encadrement capitaliste) ? Tandis que la première se forme sur la base de rapports de production précapitalistes (la production marchande simple), les secondes au contraire se forment sur la base des rapports capitalistes de production et de leur développement ; tandis que la première se trouve massivement détruite par le développement du capitalisme, les secondes au contraire sont produites par ce développement ; celles-ci trouvent donc leurs conditions d'existence mêmes [104] dans le processus qui fait disparaître celle-là. En un mot, la petite-bourgeoisie est une classe précapitaliste, historiquement condamnée à disparaître dans et par le développement capitaliste, même si celui-ci la reproduit par ailleurs sous une forme subalterne et dégradée ; au contraire les différentes catégories de salariés d'encadrement constituent une classe spécifiquement capitaliste qui émerge dans et par le capitalisme et se développe avec lui. L'une est au mieux une survivance historique se maintenant dans les pores de la société capitaliste ; l'autre au contraire est produite et reproduite comme élément de la structure de classes propre au mode de production capitaliste.

Ainsi, de quelque côté que l'on se tourne, on ne rencontre qu'un commun aveuglement à l'égard de la nature de classe de l'encadrement capitaliste, dont il convient à présent de déterminer les raisons.

Thèse 3 : À cet aveuglement persistant et aux échecs répétés pour y mettre fin existent de multiples raisons d'ordre à la fois théorique et politique. Parmi les premières, il faut essentiellement déplorer l'absence de toute théorie globale du mode de production capitaliste, et ce tant du côté marxiste qu'en dehors du marxisme.

Commentaire : Les différentes sciences sociales positives qui se sont préoccupées de la question, soit l'économie politique, la sociologie et l'histoire, se sont la plupart du temps, conformément à leur méthode analytique, repliées sur des « objets » partiels ou fragmentaires, et se sont ainsi détournées de la compréhension des structures globales de la société, quand elles ne les ont pas déclarées tout simplement insaisissables. Dans ces conditions, l'analyse de la division en classes des sociétés capitalistes et de la lutte de ces classes entre elles sort le plus souvent de leur champ d'investigation. Et quand il leur arrive malgré tout de les aborder, elles oscillent en général entre l'empirisme grossier des catégories socio-professionnelles et les approximations théoriques, à peine moins grossières, du marxisme vulgaire [6].

Plus étonnant est en effet a priori l'échec du marxisme sur la question. Mais ce qu'on nomme habituellement le marxisme n'est en fait qu'une des multiples tendances, certes dominantes, dans la postérité fort riche et contrastée de l'œuvre théorique et politique de Marx, qui n'entretient, comme elle le confesse elle-même, qu'un rapport idéologique à cette œuvre, c'est-à-dire au sens propre un rapport de falsification et de mystification. Plus précisément, un double  fétichisme économiste et étatiste entache le marxisme [105] classique et l'empêche, dans l'un et l'autre cas, de sortir du dogme cent fois répété, bien que manifestement démenti par la réalité des sociétés capitalistes développées, de la bipolarité de la structure de classes du mode de production capitaliste. D'une part, son fétichisme économiste l'amène à considérer que la structure économique du capitalisme, autrement dit, les rapports capitalistes de production, constituent le facteur déterminant en dernière instance de la division de la société en classes ; or nous verrons qu'il est précisément impossible de rendre compte de l'existence de l'encadrement capitaliste en tant que classe sur la base des seuls rapports capitalistes de production ; il faut ici prendre en compte la division sociale du travail dans son ensemble, ce que les œuvres marxistes précisées n'ont fait jusqu'à présent que de manière timide et maladroite. D'autre part, le marxisme classique est borné par un fétichisme de l'État qui l'amène à considérer celui-ci comme la fin (dans tous les sens du terme) du processus révolutionnaire tel qu'il l'entend, à savoir la conquête et l'exercice du pouvoir d'État par une « élite » intellectuelle et politique, auto-proclamée, avant-garde du prolétariat. Ce fétichisme étatiste falsifie pour l'essentiel toutes les analyses marxistes classiques de l'État et du processus d'étatisation (processus d'intervention croissante de l'État à tous les niveaux de la pratique sociale) auquel on assiste dans le fil du développement des sociétés capitalistes. De ce fait, elles se trouvent de même incapables de saisir le principal bénéficiaire mais aussi « supporter » de ce processus d'étatisation : la classe de l'encadrement capitaliste précisément.

Le marxisme classique laisse ainsi se dérober et la terre (l'infrastructure socio-économique) et le ciel (les superstructures politico-idéologiques) auxquels se rattache l'existence de la classe de l'encadrement capitaliste. En fait, ce qui lui fait fondamentalement défaut, comme aux sciences sociales d'ailleurs, c'est une théorie globale du mode de production capitaliste. Une telle théorie ne peut se développer que sur la base de l'exposé du procès global de reproduction du capital : du procès par lequel le capital assure, par médiations interposées dont l'État n'est que la plus évidente, sa domination sur la société dans son ensemble comme en chacun de ses aspects et éléments, en la pliant aux exigences de sa reproduction élargie. Une telle théorie renoue avec l'inspiration de l'œuvre de Marx tout en la confrontant avec les transformations survenues au sein du capitalisme depuis un siècle. Rompant radicalement avec le fétichisme économiste et étatiste dont le marxisme classique est coutumier, elle est seule en mesure de fournir la matrice théorique d'une analyse renouvelée de la structure de classes du mode de production capitaliste.

[106]

Thèse 4 : L'exposé du procès global de reproduction du capital permet de déplacer le centre de gravité de l'analyse marxiste des rapports de classes des rapports d'exploitation vers les rapports de domination, dans le cadre desquels seuls peut se fonder la réalité de l'encadrement capitaliste en tant que classe.

Commentaire : L'économisme, dont le marxisme classique ne se dégage pas en définitive, est le principal effet idéologique produit par le mouvement du capital comme valeur en procès, c'est-à-dire valeur se conservant et s'accroissant en un incessant processus cyclique. Il consiste à présenter ce mouvement comme un processus autonome, c'est-à-dire répondant à des lois propres et séparé du restant de la pratique sociale, en mettant entre parenthèses l'ensemble des conditions qui assurent au capital cette autonomie à la fois réelle et apparente. C'est précisément ce que fait le marxisme classique lorsqu'il analyse les rapports capitalistes d'exploitation en omettant ou en réduisant à un statut subalterne les rapports de domination plus larges et plus profonds qui les fondent.

Car l'autonomie relative du mouvement du capital comme valeur en procès repose sur toute une série de conditions qui renvoient en définitive aux différentes modalités de la domination du capital, non seulement sur le procès de production, mais encore sur l'ensemble de la pratique sociale. Parmi ces conditions, les unes sont immédiates : ce sont celles qui résultent de la domination directe (d'abord formelle, puis réelle) du capital sur le procès de travail, à savoir essentiellement l'expropriation des producteurs à l'égard de la possession et de la maîtrise des moyens de production, mais aussi leur expropriation à l'égard de l'organisation, de la conception et du contrôle du procès de travail lui-même. À ces conditions immédiates s'en ajoutent d'autres plus générales, telles que l'organisation de l'espace-temps social, l'appropriation du système des besoins (individuels et collectifs), la transformation des rapports familiaux (rapports entre sexes et générations), la « privatisation » de la vie sociale, la formation et la diffusion d'idéologies spécifiques, etc., qui mettent en jeu l'ensemble des appareils à travers lesquels le capital plie la pratique sociale entière aux exigences de sa reproduction comme valeur en procès. Enfin, ce mouvement reproductif ne peut avoir lieu sans que se trouve neutralisée la lutte des classes dominées qu'il fait naître, ce qui donne lieu à des modalités spécifiques de la domination de classe, depuis la répression policière et militaire jusqu'à la persuasion idéologique en passant par l'institutionnalisation du mouvement des opprimés au sein des structures d'oppression elles-mêmes, notamment par le biais de la représentation syndicale [107] et politique. Et ce n'est en définitive qu'à travers tout ce réseau de rapports de domination, dont je n'ai ici évoqué que quelques aspects et éléments, que le capital parvient à se maintenir et à s'approfondir comme rapport d'exploitation. On ne peut donc comprendre le mouvement apparemment autonome du capital comme valeur en procès sans restituer ce réseau sur lequel il se fonde.

C'est là précisément ce que vise le concept de reproduction globale du capital : exposer le mouvement et les structures à travers lesquelles le capital domine et s'approprie la pratique sociale entière afin de s'assurer la totalité des conditions de sa reproduction comme valeur en procès. Et ce n'est qu'en référence à sa place et à son rôle au sein de ce mouvement et de ces structures de domination et d'appropriation capitalistes de la praxis sociale que peuvent se déterminer l'unité  et l'identité de la classe de l'encadrement capitaliste.

Ainsi le déplacement précédemment proposé du centre de gravité des rapports de classes prend-il son sens : il s'agit de mettre en évidence l'ensemble des rapports de domination rendus nécessaires au niveau de la société capitaliste entière par la reproduction des rapports d'exploitation au niveau de la production capitaliste. Il n'y a donc pas lieu de craindre ici de tomber dans les erreurs et confusions communes aux entreprises qui, en s'inspirant soit des travaux de Max Weber, soit de la sociologie américaine des groupes et des organisations, ont voulu fonder l'analyse des rapports de classes sur des rapports de domination (les concepts de pouvoir, d'autorité, de statut, etc.) séparés des rapports d'exploitation. Loin de séparer les deux, la perspective ici ouverte se propose au contraire d'en montrer la connexion interne en établissant que le capital comme rapport d'exploitation du travail social ne peut se reproduire qu'en subordonnant la pratique sociale entière à des rapports de domination déterminés qui constituent la véritable matrice de la division en classes du mode de production capitaliste.

Thèse 5 : La classe de l'encadrement capitaliste peut se définir comme l'agent subalterne du procès global de reproduction du capital, chargé de l'ensemble des tâches d'encadrement (de contrôle, d'organisation, de conception, de légitimation) de la pratique sociale, dont la direction reste cependant entre les mains de la classe dominante, personnification sociale du capital.

Commentaire : Cette formule rend compte en premier lieu de la place et du rôle de l'encadrement capitaliste dans la division sociale du travail générée par le procès global de reproduction du capital.

[108]

Au niveau du procès de reproduction immédiat du capital (unité du procès de production immédiat et du procès de circulation du capital), les membres de l'encadrement capitaliste sont les agents des rapports de domination qui sous-tendent nécessairement l'exploitation du travail (productif et improductif) à travers laquelle se valorise le capital. Ce sont eux qui se chargent de surveiller, d'organiser, de concevoir le travail qu'exécutent les ouvriers et employés qu'ils encadrent, relayant ainsi la direction capitaliste dans sa fonction de commandement.

Au niveau du procès de production des conditions générales extérieures (matérielles, sociales, institutionnelles, idéologiques) de la production capitaliste, leur place et leur rôle sont analogues. Il ne s'agit plus ici d'assurer les conditions de valorisation (reproduction) d'un capital singulier, mais celles beaucoup plus générales (parce que mettant en jeu l'organisation et le fonctionnement de la société entière) de la totalité du capital social. Pareille tâche revient à l'ensemble des appareils d'État, dont la structure bureaucratique fait émerger un ensemble d'agents qui, dans le cadre fragmenté, homogénéisé, hiérarchisé des compétences administratives, sont chargés d'organiser, de concevoir et de contrôler le fonctionnement de l'appareil. Encadrant ou non des employés administratifs, ces cadres des appareils d'État sont donc eux aussi les agents des rapports de domination du capital non plus sur l'acte social de travail mais sur la société entière, tels qu'ils se matérialisent dans la superstructure étatique, tout en étant par ailleurs exclus du processus de décision et de direction engageant le fonctionnement global (finalités et normes) de l'appareil qui reste entre les mains du haut personnel politique, administratif, militaire, etc.

Le procès global de reproduction du capital fonde donc l’unité fonctionnelle des multiples catégories composant l'encadrement capitaliste : celles-ci participent toutes, aux différents niveaux et dans les différents secteurs où se déploie ce procès global, à l'effectuation des rapports de domination, sur la société dans son ensemble et le prolétariat en particulier, qu'exige la reproduction du capital. C'est ce qui leur vaut de s'occuper des tâches intellectuelles d'organisation, de conception, de légitimation des pratiques sociales dans la division sociale du travail.

Mais aucune classe sociale ne se laisse réduire à sa place et à son rôle au sein de la division sociale du travail ; il n'y a de classe au contraire que pour autant que cette fonction, par laquelle la classe se trouve objectivée à l'intérieur des rapports sociaux, se développe en un ensemble de déterminations propres : de pratiques sociales [109] spécifiques, différenciées et différenciantes de celles des autres classes, qui servent de fondement à sa subjectivité de classe (à ses intérêts, à ses représentations, à son projet politique). La classe de l'encadrement capitaliste ne fait évidemment pas exception à la règle. Mais ici encore la précédente formule la définit parfaitement : c'est dans et par l'ensemble de ses pratiques sociales en tant que classe qu'elle se définit comme l'agent subalterne de la reproduction du capital.

Rien n'illustre mieux ce dernier point que le rôle joué par l'encadrement capitaliste dans la stratégie permanente poursuivie par la classe dominante afin de « neutraliser » le prolétariat en tant que classe révolutionnaire, en l'intégrant aux structures sociales existantes. On sait que cette stratégie d Intégration suit deux voies essentielles : d'une part, celle de la moralisation du prolétariat, de son intégration aux mœurs et à la morale capitalistes, au mode de vie dominant, notamment par le biais de la « vie privée » (familiale, domestique) et du procès dont elle est le siège (le procès de consommation) ; d'autre part celle de la légalisation du prolétariat, de son intégration dans les structures du salariat et de l'État, au sein de la « vie publique », par l'intermédiaire des deux formes sociales qui la dominent (le contrat et la loi) et de la pratique de représentation (de délégation du pouvoir) qu'elles imposent. Or, dans l'un et l'autre cas, la classe de l'encadrement capitaliste est le pivot de cette stratégie d'intégration.

En ce qui concerne la première de ces stratégies, notons que de multiples études ont déjà mis en évidence le rôle de modèle que la pratique de consommation marchande de la classe de l'encadrement capitaliste joue à l'égard des pratiques de consommation des classes populaires, et notamment de celle du prolétariat : la première oriente les secondes vers les marchandises (biens ou services) sur la diffusion desquelles, pendant une période donnée, se fonde l'expansion de l'économie capitaliste ; ainsi en ce qui concerne la période qui va en gros de 1950 à 1970 : l'automobile, le logement individuel, les équipements ménagers, le tourisme de masse. Au-delà des incidences directement économiques de cette manipulation des besoins individuels et sociaux, c'est en fait un véritable « mode de vie » qui vient ainsi façonner, via la consommation marchande dirigée, la pratique sociale du prolétariat, et dont les caractéristiques principales sont les suivantes : effacement de la référence au travail (à la production et aux rapports de production) au profit d'une valorisation du hors-travail (de la consommation et des distinctions et hiérarchies sociales factices qu'elle permet)  ; privilège accordé au privé (les stratégies [110] individuelles ou familiales) sur le collectif (les solidarités et les stratégies de classe) ; réduction de l'être à l'avoir (à l'accumulation de richesse abstraite : d'argent et de marchandise) ; etc. Dans ces conditions, il est bien évident que la conscience de classe tend à se dissoudre et que la lutte de classes se réduit aux objectifs les plus immédiats (croissance des salaires réels, sécurité sociale au sens large) et abandonne toute perspective révolutionnaire. Or l'adhésion du prolétariat occidental à un pareil « mode de vie » aliénant et mystificateur n'aurait jamais pu se produire, entre autres conditions importantes, si celui-ci n'avait pas disposé d'un modèle d'identification plus « proche » de lui, dans l'espace social que la classe capitaliste elle-même : un ouvrier ne peut sans doute pas rêver de mener la vie de son patron ou d'un banquier, mais il peut s'imaginer vivre un jour comme un ingénieur ou un enseignant... C'est globalement par l'intermédiaire de la classe de l'encadrement capitaliste, (des modèles de comportement sociaux qu'elle impose et diffuse) que le prolétariat a pu adhérer au « mode de vie » spécifiquement capitaliste. L'encadrement capitaliste joue un rôle non moins important dans le processus de légalisation du prolétariat, de son intégration dans les pratiques de représentation syndicale et politique. C'est que cette classe s'assure un quasi-monopole de ces pratiques. Qu'impliquent-elles en effet ? La mise en forme, à la fois pratique et idéologique, des intérêts, comportements et opinions des membres des différentes classes sociales sur la scène politique ; l'organisation et le fonctionnement des appareils des partis, syndicats, mouvements sociaux, associations, etc. ; l'élaboration des projets, programmes, plans d'actions qu'exécuteront les militants. En un mot, la représentation n'est qu'une variante du travail de conception et d'organisation de la praxis sociale qui échoit à l'encadrement capitaliste dans son ensemble au sein de la division sociale du travail : les cadres syndicaux et politiques sont les pendants sur la scène politique et au sein de « l'espace public » des cadres du procès de production et des cadres des appareils d'État. Dans ces conditions, il n'y a rien d'étonnant à constater que la classe de l'encadrement capitaliste dans son ensemble parvienne à monopoliser les tâches de représentation, ses fonctions mêmes dans la division sociale du travail la prédisposent à l'accomplissement de ces tâches (sans même parler de toute une foule de raisons secondaires dérivant plus ou moins de la précédente : disponibilité, niveau de revenus, étendue des relations sociales, ouverture au monde, degré d'instruction, etc.). Ce faisant, cette classe constitue l'agent principal de l'institutionnalisation de la lutte des classes en général, et de la lutte du prolétariat en particulier. [111] Entendons par là que, notamment par le biais de la représentation politique, la classe de l'encadrement capitaliste parvient à intégrer la lutte des classes dominées par le capital (prolétariat, paysannerie, petite-bourgeoisie, elle-même y compris) dans l'ordre étatique : elle lui fait prendre une forme politique, en l'organisant sur le modèle étatique (centralisation hiérarchique), ainsi qu'un contenu politique en érigeant l'État en solution des problèmes sociaux, en instance capable de maîtriser les contradictions sociales, de surmonter le caractère conflictuel de la division de la société en classes. En « politisant » ainsi la lutte des classes, c'est-à-dire en faisant de l'État son horizon indépassable, la classe de l'encadrement capitaliste détourne notamment le prolétariat de ses objectifs révolutionnaires (qui impliquent au contraire la destruction de tout appareil d'État) tout en le transformant en « masse de manœuvre » au service de ses propres fins politiques, ainsi que nous le verrons encore.

Ainsi, de quelque côté que l'on se tourne, l'encadrement capitaliste apparaît comme le rempart social du capital, destiné à neutraliser la puissance révolutionnaire du prolétariat, à écarter cette menace permanente que constitue pour le capital le développement de la lutte d'auto-émancipation du prolétariat. Mais c'est aussi ce qui lui vaut précisément, de demeurer ordinairement dans un statut subalterne à l'égard de la classe dominante : en tant qu'agent de la reproduction du capital, l'encadrement capitaliste reste le plus souvent subordonné dans ses décisions et ses actions, dans ses pratiques, volontés et représentations, à la classe dominante.

Cela est évident en ce qui concerne ses fonctions au sein de la division capitaliste du travail : les tâches de conception et d'organisation, de légitimation et de contrôle des pratiques sociales diverses qui lui reviennent sont effectuées selon des orientations qui lui échappent, et qui procèdent des exigences internes aux rapports capitalistes d'exploitation et de domination, telles qu'elles s'expriment dans les intérêts et les stratégies de la classe dominante. Cela est non moins évident en ce qui concerne le rôle joué par cette classe dans l'encadrement socio-politique du prolétariat (et plus largement de l'ensemble des classes dominées) : même si ce rôle permet à l'encadrement capitaliste de réaliser ses intérêts de classe propres (je vais y revenir dans un moment), donc de s'affirmer en tant que classe, de se poser comme « classe pour soi », il sert ainsi fondamentalement les intérêts de la domination. Dans ce rôle, l'encadrement capitaliste se comporte avant tout en fidèle chien de garde du capital, qui en est bien le véritable maître. En toutes ces circonstances, il ne fait que sous-traiter la domination du capital sur le prolétariat : dominant celui-ci, il est lui-même dominé par le capital.

[112]

Thèse 6 : En tant que classe sociale à part entière, l'encadrement capitaliste possède son projet politique propre : l'étatisation du capitalisme.

Commentaire : Si l'encadrement capitaliste se contentait de sous-traiter la domination du capital, il ne constituerait pas pour autant une classe à part entière, au même titre que le prolétariat ou la classe du capital. Il faut encore pour cela qu'il intervienne avec un projet politique propre au sein même du procès qui le fait émerger et exister en tant que classe : le procès global de reproduction du capital. En effet, une classe sociale ne réalise complètement le concept de classe que pour autant qu'elle est porteuse d'un projet de transformation historique de la société globale, qu'elle parvient à dépasser ses intérêts de classe, les plus immédiats pour prendre en charge le destin de la société entière ; en un mot : pour autant qu'elle peut faire valoir sa capacité à diriger la société entière, et à devenir le cas échéant classe dominante. Pareil projet politique existe bien pour l'encadrement capitaliste : le projet politique propre de l'encadrement  capitaliste  réside   dans  l'étatisation  du capitalisme.

Par là, je n'entends nullement affirmer que le processus d'étatisation est l'œuvre exclusive de cette classe, au sens où elle l'aurait conçu et réalisé de part en part. Bien au contraire, l'étatisation est une tendance immanente au procès de reproduction du capital, elle est le moment de ce procès dans et par lequel le capital tente, par l'intermédiaire de l'État, de maîtriser les contradictions de sa propre reproduction. En ce sens, le processus d'étatisation du capitalisme présente un caractère de nécessité historique qui transcende la volonté et les représentations des classes en lutte. Pour autant, néanmoins, cette nécessité ne se réalise qu'à travers le processus de la lutte des classes, donc à travers l'intervention des forces distinctes et autonomes que sont les classes sociales en lutte. Et en particulier, le processus d'étatisation constitue l'axe selon lequel va se développer la lutte de classe de l'encadrement capitaliste dans la mesure où, d'une part, ce processus assure à cette classe la possibilité de réaliser ses intérêts fondamentaux et que, d'autre part, il constitue l'horizon ultime de son action en tant que classe, en lui ouvrant la perspective exceptionnelle d'accéder, pour une part d'entre elle du moins, à la situation de classe dominante. C'est en ce double sens que j'affirme que l'étatisation du capitalisme constitue le projet politique de la classe de l'encadrement capitaliste ; c'est aussi ce qui explique la part active prise par cette classe à la réalisation de ce processus.

La classe de l'encadrement capitaliste possède, en premier lieu, un intérêt fondamental, vital même, à la reproduction du capital en tant que rapport social puisque son existence et ses privilèges de [113] classe (en termes d'avoir, de pouvoir, de savoir) sont tributaires de la domination de ce rapport sur la praxis entière, dont elle est elle-même l'agent subalterne précisément. C'est pourquoi face au prolétariat révolutionnaire, c'est-à-dire face à toute tentative de mettre fin à l'exploitation et à la domination capitalistes, la classe de l'encadrement capitaliste joue toujours le rôle de chien de garde du capital comme rapport social, sans nécessairement se solidariser pour autant avec ses maîtres de l'heure, la classe des capitalistes. En particulier, alors que chaque capitaliste ne doit son existence et ses privilèges de classe qu'au fragment du capital social auquel il est lié et n'a donc qu'à assurer la reproduction de ce capital singulier, les membres de la classe de l'encadrement capitaliste doivent au contraire compter sur la reproduction de l'ensemble du capital social, donc du capital comme rapport social, pour assurer leur existence et leurs privilèges en tant que membres de cette classe. C'est pourquoi il n'y a de salut historique pour eux que dans l'État, dont c'est précisément la fonction d'être l'ultime garant et recours de la production du capital dans sa totalité, en tant que rapport social précisément. D'ailleurs ce n'est pas seulement la survie de l'encadrement capitaliste en tant que classe, mais sa croissance (quantitative : numérique) et son développement (qualitatif : son organisation) en tant que classe que garantit l'étatisation du capitalisme : la prise en charge par l'État des tâches d'organisation de la praxis sociale qu'implique la reproduction élargie du capital, gonfle les effectifs de la classe de l'encadrement capitaliste (que l'on pense à la cohorte des fonctionnaires ou semi-fonctionnaires qui officient dans et autour des multiples appareils, institutions, organisations étatiques ou para-étatiques) tandis que la concentration de ces couches et catégories étatiques de l'encadrement capitaliste, leur hiérarchisation, quasi-militaire, leur pénétration dans les rouages de l'appareil d'État, font de ces catégories et couches le noyau dur de leur classe, et tendent à leur conférer un rôle hégémonique à l'égard de l'ensemble de celle-ci.

En second lieu, la classe de l'encadrement capitaliste possède un intérêt fondamental à la « rationalisation » du développement capitaliste. Entendons par là, d'une façon générale, la tentative de maîtriser, donc de réduire à défaut de résoudre, les contradictions internes au procès de reproduction du capital et leurs effets critiques (crises économiques et sociales), par la mise en œuvre de schémas opératoires relevant de la rationalité instrumentale et appliqués aux différents secteurs de la praxis sociale. En effet, contrairement au  [114] prolétariat qui peut chercher à résoudre les contradictions du développement capitaliste par le dépassement du capitalisme lui-même, la classe de l'encadrement capitaliste est condamnée à chercher une (pseudo-) solution de ces contradictions dans les limites imposées par les rapports capitalistes qui en sont la source : le dépassement de ces rapports la condamnerait elle-même en tant que classe. De plus, leur fonction dans la division capitaliste du travail : organiser et concevoir des pratiques que d'autres exécuteront, donc rationaliser ces pratiques (au sens notamment de la rationalité instrumentale) empêche les membres de cette classe de comprendre que ces contradictions sont irréductibles parce qu'internes au capital et à son procès de reproduction ; ils s'imaginent au contraire qu'il ne s'agit que de dysfonctionnements temporaires ou partiels dus à un défaut de rationalité du « système » qu'un surcroît de rationalisation doit permettre de supprimer. Dans ces conditions, cette classe ne peut que constituer un support de choix pour le processus d'étatisation du capitalisme : dans le procès de reproduction, l'État représente en effet le moment de rationalisation, c'est lui qui tente de maîtriser les contradictions du capitalisme dans les limites mêmes du capitalisme, en ayant recours aux schémas opératoires de la rationalité instrumentale pour établir une fragile cohérence au sein de la praxis capitaliste. Support tout d'abord pratique, puisque la fonction de cette classe dans la division capitaliste du travail sert en quelque sorte de relais et de médiation à l'action de rationalisation menée par l'État : si l'État est « l'intellectuel collectif » du capital, chargé de diriger et d'organiser le tout de la praxis selon les exigences de la reproduction du capital, alors chaque « travailleur intellectuel » chargé de l'encadrement d'une partie de la praxis est réellement, par sa fonction dans la division du travail, un agent de l'État, quelle que soit formellement sa situation sociale et juridique à l'égard de l'État. Support pratique du procès d'étatisation, cette classe en est aussi le support idéologique ; elle présente et se représente l'État à sa propre image (selon l'image qu'elle se fait d'elle-même), c'est-à-dire comme porteur de la rationalité sociale, assurant l'intérêt général, donc transcendant les intérêts particuliers des classes en luttes, capable de réconcilier les classes en réalisant leurs intérêts communs, etc.

Cependant, si les intérêts de classe de l'encadrement capitaliste se réduisaient à ce qui vient d'en être dit, son rôle dans le processus d'étatisation du capitalisme demeurerait limité, et ne lui permettrait pas de nourrir de grandes ambitions politiques : il devrait alors se contenter d'une simple position de classe appuyant la domination de la classe du capital en servant de support à son État. Mais, en fait, la  [115] classe de l'encadrement capitaliste possède encore un intérêt non moins puissant à a « démocratisation » du pouvoir capitaliste qui va trouver, lui aussi, dans l'étatisation du capitalisme la voie de sa réalisation. Classe dominée par le capital, l'encadrement capitaliste subit les excès et défauts du pouvoir que ce dernier exerce sur la praxis entière ; elle ne peut donc, elle aussi, que s'opposer à ce pouvoir, le contester, le critiquer. Mais simultanément, en tant qu' agent de ce pouvoir, en tant que classe dont l'existence et les privilèges sont tributaires de l'exercice de ce pouvoir, l'encadrement capitaliste ne peut pas, contrairement au prolétariat, songer à mettre fin au pouvoir du capital en supprimant le rapport d'expropriation sur lequel se fonde ce pouvoir : il ne peut s'agir pour lui que de le « démocratiser », c'est-à-dire d'obtenir pour lui-même une « participation » au pouvoir politique, voire un « partage » du pouvoir politique avec la classe du capital. Cela peut notamment prendre la forme de la conquête par l'encadrement capitaliste de la position de classe régnante : de classe dont les représentants politiques occupent l'avant de la scène politique et les sommets des appareils d'État, gouvernant ainsi l'État en lieu et place de la classe capitaliste, dont la position reste cependant dominante au sein des rapports sociaux de production et de la division sociale du travail. Mais cette revendication de « démocratisation » du pouvoir politique peut aussi, le cas échéant, prendre des formes plus radicales, ainsi que nous allons le voir, notamment lorsque le jeu politique de la démocratie représentative ne lui permet pas d'accéder à un rôle politique correspondant à son poids social. Dans tous les cas cependant, l'encadrement capitaliste met à profit sa monopolisation des fonctions de représentation syndicale et surtout politique de l'ensemble des classes dominées (et notamment du prolétariat) : c'est fort de cette position centrale occupée dans le champ des pratiques politiques que l'encadrement capitaliste peut faire pression sur la classe dominante pour obtenir son intégration dans le dispositif étatique de domination capitaliste, ou même envisager de déloger la classe dominante elle-même. Par conséquent si en monopolisant les fonctions de représentation, l'encadrement capitaliste travaille à institutionnaliser les luttes des classes dominées en les intégrant à l'ordre étatique, cette modalité particulière de l'étatisation est encore une fois pour lui l'occasion de satisfaire l'un de ses intérêts politiques fondamentaux : tout ce qui contribue à renforcer l'institutionnalisation de la lutte des classes dans et par l'État renforce directement les positions de pouvoir acquises par l'encadrement capitaliste au sein des représentations syndicales et politiques.

[116]

Ainsi, l'étatisation du capitalisme assure-t-elle la réalisation des principaux intérêts de classe de l'encadrement capitaliste. Aussi ce dernier en constitue-t-il son support actif en faisant de l'étatisation son horizon et son projet politique. Sans doute le sens et le contenu donnés à ce projet d'étatisation varient-ils selon de multiples facteurs : le stade global de développement du mode de production capitaliste, l'histoire socio-politique particulière de la formation nationale que l'on considère, les rapports d'alliances éventuellement noués par l'encadrement capitaliste avec les autres classes, la forme de l'État ou du régime à l'intérieur desquels se déroule sa lutte de classe, celles des catégories de cette classe qui y jouent un rôle hégémonique, etc. — tous ces facteurs étant d'ailleurs interdépendants. Aussi ce même projet d'étatisation peut-il donner naissance à des versions différentes voire radicalement opposées, entraînant d'âpres luttes à l'intérieur de la classe elle-même. La plus originale de ces versions est sans doute le socialisme que nous allons analyser à présent.

Thèse 7 : le socialisme n'est qu'une version radicalisée du projet politique de l'encadrement capitaliste correspondant à un type d'alliance entre ce dernier et les classes populaires (prolétariat, petite paysannerie) qui lui permet de conquérir le pouvoir politique.

Commentaire : Commençons par préciser ce que nous entendons par socialisme. Depuis son apparition, le terme a revêtu en effet une extrême variété de sens et il continue à alimenter des polémiques aussi vives que confuses. La raison essentielle en est que chacun entend dans la discussion sur le sens de ce terme, se déterminer en fonction d'une idée ou d'un idéal du socialisme, alors qu'il s'agit essentiellement aujourd'hui d'en juger d'après ce qui s'est historiquement fait connaître et réaliser sous ce terme ; à la discussion idéologique sur la « vraie » nature du « socialisme réellement existant ».

Ainsi conçu, celui-ci apparaît, par delà la diversité de ses formulations particulières, comme une entreprise d'étatisation du capitalisme qui se donne pour un dépassement du capitalisme. Cette entreprise repose sur l'idée que l'on peut se libérer du capitalisme (de la domination et de l'exploitation capitalistes) par l'État à la condition de libérer l'État du capitalisme, c'est-à-dire tout à la fois de l'emprise de la classe des capitalistes et de leurs alliés ou appuis (l'aristocratie foncière, la petite-bourgeoisie, la paysannerie) et des limites que la fragmentation du capital social (la propriété privée des moyens de production, la concurrence des intérêts particuliers au sein de la classe dominante, l'anarchie de la production sociale qui en résulte, etc.) [117] impose à la croissance économique et au développement social. Fétichisant l'État en occultant son lien essentiel au capital en tant que rapport social de production, cette conception lui attribue la capacité de transcender les contradictions du capitalisme, depuis celles entravant le développement des forces productives au sein des rapports capitalistes de production jusqu'à celles dressant les classes sociales les unes contre les autres ; se proposant de concentrer et de centraliser l'ensemble des moyens de production économiques et des organes de décision politique au sein de l'État, le socialisme entend maîtriser par son biais le devenir historique-social et réaliser ainsi une société rationnelle.

La conception la plus courante du socialisme, celle que soutiennent en particulier tous ses défenseurs, en fait le projet politique du prolétariat, l'horizon de sa lutte de classe, l'expression de ses intérêts fondamentaux. L'histoire a pourtant apporté un cruel démenti à une pareille assertion. Car on approche la vérité critique des rapports du projet socialiste précédemment défini à la lutte d'émancipation du prolétariat en constatant que là où ce projet a abouti à l'édification d'un État et d'une société dits socialistes, le prolétariat n'en demeure pas moins une classe exploitée et dominée, parce que privée de toute possession et maîtrise sur ses conditions matérielles d'existence (moyens de production et moyens de subsistance) qui continuent à lui faire face comme autant d'éléments extérieurs et étrangers, dont le monopole appartient à la bureaucratie d'État (parti, administration, armée). Autrement dit, la réalisation du projet socialiste ne met pas fin au capital comme rapport social de production fondé sur l'expropriation des travailleurs ainsi que sur l'exploitation et la domination de leur force sociale de travail sous la forme salariée ; la seule différence avec les pays de capitalisme classique est que le capital social, au lieu d'être dispersé entre les mains de multiples capitalistes s'affrontant sur le marché pour se répartir la plus-value globale extorquée au travail salarié, se trouve concentré entre les mains de la bureaucratie d'État qui gère, par l'intermédiaire d'un plan, les rapports entre les différents fragments du capital social, et s'approprie collectivement la plus-value. Le « socialisme réellement existant » ne modifie donc en rien les rapports capitalistes de production ; tout au plus modifie-t-il les rapports de circulation et de répartition qui se développent sur la base de ces rapports de production. Par conséquent, le « socialisme réellement existant », loin d'être un régime de dictature du prolétariat dans lequel celui-ci dirigerait et organiserait la société selon ses intérêts de classe propres, ainsi que le proclament tous les idéologues socialistes, [118] n'est qu'une autre forme de la domination du capital sur le prolétariat.

En ce sens, le socialisme ne peut qu'entretenir un rapport de mystification à l'égard du prolétariat et de sa lutte d'émancipation : il tend à lui faire épouser une cause qui n'est pas la sienne, à le faire lutter pour une transformation socio-politique qui ne modifie en rien, fondamentalement, sa condition de classe. Bien plus, eu égard à la lutte de classe du prolétariat, le socialisme apparaît comme une entreprise foncièrement contre-révolutionnaire. Car, si selon les paroles bien connues de Flora Tristant reprises par Marx : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » ; si par conséquent il n'y a de salut possible pour le prolétariat que dans le développement de ces capacités d'auto-activité (d'autodétermination, d'auto-organisation, d'auto-réflexion), le socialisme est de part en part aliénation de ses capacités puisqu'il substitue à l'action autonome de la classe celle d'appareils syndicaux et politiques chargée de le représenter, c'est-à-dire de parler en son nom et d'agir à sa place. En instituant un tel rapport de représentation entre eux-mêmes et leur base, ces appareils intègrent le mouvement prolétarien à l'ordre politique et étatique, et le détournent de son sens spécifique (l'émancipation de la classe) au profit de leurs propres objectifs (la conquête et. l'exercice du pouvoir d'État). Le caractère contre-révolutionnaire de ces appareils devient d'ailleurs manifeste au moment où l'hégémonie politico-idéologique fait place à la violence répressive pour couper court au développement d'un mouvement autonome de la classe qu'ils ne parviennent plus à encadrer et à contrôler : des grèves brisées aux mouvements révolutionnaires écrasés, les exemples abondent dans l'histoire contemporaine.

Le rapport du projet socialiste au mouvement d'émancipation du prolétariat est donc un rapport d'instrumentation, avec ce qu'il suppose de mystification et de répression. En aucun cas, le projet socialiste ne peut donc passer pour l'expression politique du prolétariat.

Par contre on aura deviné que ce projet à partie liée avec les ambitions politiques de l'encadrement capitaliste. Plus précisément, il n'est qu'une version radicale du projet politique de ce dernier, correspondant à une situation socio-historique dans laquelle l'encadrement capitaliste (ses catégories hégémoniques au sein de toute la classe) s'allie avec les classes populaires (prolétariat et petite paysannerie) pour parvenir à ses fins  : prendre possession de l'appareil d'État.

La social-démocratie représente la forme la plus commune sous laquelle se réalise cette opération, en transformant la classe de l'encadrement [119] capitaliste en agent du compromis entre le prolétariat et le capital, position politique qui correspond tout naturellement à sa situation intermédiaire entre ces deux classes. C'est précisément la monopolisation par l'encadrement capitaliste de la représentation politique au sein des organisations de masse à base prolétarienne (syndicats et partis) qui lui permet de jouer ce rôle social et institutionnel ; assurant l'intégration politico-idéologique du prolétariat au sein des appareils d'État (partis, syndicats, associations mais aussi école, assistance, santé, etc.) qui garantit son abandon de toute aventure historique au profit de la « sécurité sociale », l'encadrement capitaliste peut aussi se comporter alors en représentant politique du prolétariat auprès du capital, et arracher à celui-ci les réformes nécessaires à l'établissement du compromis en question ; ces réformes répondent essentiellement aux intérêts de l'encadrement capitaliste (« rationalisation » et « démocratisation » tout en satisfaisant les besoins élémentaires du prolétariat (travail, logement, santé, éducation, etc.). Cette osmose entre les intérêts des deux classes, à contenu et orientation nettement réformiste, est encore favorisée par le développement du salariat qui tend à unifier, au moins en apparence, leurs conditions d'existence et leur rapport au capital. L'établissement d'un pareil compromis entre le prolétariat et le capital, dont l'encadrement capitaliste est ainsi à la fois le bénéficiaire et l'agent, suppose cependant un certain nombre de conditions socio-historiques, dont notamment un capitalisme développé et prospère ; une classe dominante maîtresse du jeu politique dans le cadre d'un État démocratique ; l'élimination tendancielle des anciennes classes rivales ou alliées (aristocratie foncière, paysannerie, petite-bourgeoisie) laissant le champ libre à une politique réformiste et à l'action de l'encadrement capitaliste ; le recul des perspectives révolutionnaires au sein du prolétariat ; etc. Si, au contraire, ces différentes conditions ne sont pas réunies, si, par exemple, le développement du capitalisme se trouve entravé au sein d'une formation sociale donnée soit par la persistance d'archaïsmes (économiques, sociaux, politiques) soit par un phénomène de dépendance impérialiste, l'un pouvant renforcer l'autre ; si, par conséquent, la classe dominante se trouve globalement incapable d'assurer sa « mission historique » d'accumulation du capital et se trouve prisonnière d'alliances avec des classes d'origine précapitaliste (aristocratie foncière, petite-bourgeoisie) qui limitent sa marge de manœuvre ; si, en définitive, ne sont pas créées les conditions socio-économiques d'un État démocratique et d'une scène politique offerte au jeu de la représentation politique, alors la classe de l'encadrement  [120] capitaliste   voit   se  fermer  toute  possibilité   d'occuper une position politique majeure sur le plan institutionnel : l'insuffisant développement du capitalisme bouche toute perspective d'intégration  de  cette  classe  au jeu institutionnel   de  la  démocratie représentative, il lui ôte la possibilité déjouer le rôle médiateur précédemment analysé. Dans ces conditions, la classe de l'encadrement capitaliste   ne  peut  espérer   conquérir   des  positions  de  pouvoir dans et autour de l'appareil d'État qu'en radicalisant ses ambitions ; il ne s'agira plus pour elle de « participer » au pouvoir ou de le « partager » avec la classe dominante, mais de conquérir intégralement le pouvoir   en   supplantant   cette   dernière.   Contradictoirement,   ces mêmes  conditions  lui  en  offrent  précisément  la  possibilité  sous la  forme  d'un  mouvement populaire, à base prolétarienne et/ou paysanne, à orientation à la fois réformiste et révolutionnaire, qui se  trouvera stimulé par le développement du capitalisme, avec ce qu'il  suppose  d'expropriation  des  producteurs  immédiats, et par son   blocage,  avec   ce   qu'il implique d'aggravation  des conditions d'existence des masses populaires. La stratégie de la classe de l'encadrement  capitaliste  va consister  alors   à  prendre la tête de ce mouvement  populaire, autrement  dit,  à en assurer l'organisation (sur le modèle étatique, à la limite sur le modèle militaire) et à conquérir  l'hégémonie   idéologique   en  son  sein,  en  représentant ses intérêts de classe et le projet politique qu'ils inspirent, à savoir l'étatisation du capitalisme, comme l'intérêt du peuple tout entier, et notamment comme celui du prolétariat : l'étatisation du capitalisme sera présentée comme dépassement du capitalisme. La radicalisation des ambitions politiques de la classe de l'encadrement capitaliste se fera donc sous la figure du socialisme. Et c'est en s'appuyant sur ce mouvement populaire, c'est-à-dire tout à la fois en l'impulsant, en le dynamisant et en le contrôlant, en le maîtrisant, que les éléments radicaux de cette classe parviendront à conquérir le pouvoir d'État, à exproprier la classe dominante  en étatisant l'ensemble des moyens sociaux de production, donc à s'instituer, sous forme d'appareil d'État (armée, administration, parti), en nouvelle classe dominante, assumant pour son propre compte le développement du capitalisme que l'ancienne classe dominante avait été incapable d'assurer. Quant aux éléments des classes populaires (paysannerie et prolétariat) qui ne se résoudront ni à servir de marche-pied pour l'accession au pouvoir des nouveaux maîtres, ni à se laisser corrompre en devenant eux-mêmes des rouages du nouveau pouvoir de classes, mais qui tenteront au contraire de révolutionner réellement l'ancien ordre social, autrement dit de dépasser les rapports capitalistes d'exploitation et de domination en instituant la maîtrise des producteurs [121] directs sur leurs propres conditions matérielles d'existence, ils se verront immanquablement réprimer en étant taxés de menées contre-révolutionnaires. On aura reconnu dans ce qui précède une brève description du processus qui, en Russie comme en Chine ou au Vietnam, a abouti à la naissance d'un « capitalisme d'État ». Dans cette version radicale, l'étatisation du capitalisme, c'est-à-dire la recherche d'une solution étatique aux contradictions du développement capitaliste, apparaît clairement comme le projet politique propre à la classe de l'encadrement capitaliste.

Concluons cette brève analyse de la marche au pouvoir de cette classe en notant que celle-ci passe toujours par la direction politique et l'hégémonie idéologique sur le mouvement populaire, dans le but soit de négocier son intégration socio-institutionnelle dans le cadre de la démocratie représentative en procédant à l'institutionnalisation étatique de ce mouvement (c'est ce qui se produit sous la figure de la social-démocratie) ; soit de supplanter la classe dominante, donc de s'instituer elle-même classe dominante dans un régime de « capitalisme d'État » (c'est ce qui se produit sous la figure du socialisme). La parenté profonde en même temps que la différence entre ces deux démarches expliquent notamment l'existence de formules mixtes et intermédiaires entre les deux (par exemple les mouvements de libération nationale aboutissant à un régime de capitalisme étatisé laissant cependant subsister en partie la bourgeoisie : cf. l'Algérie ou plus proche de nous l’Angola, le Mozambique, le Nicaragua ; autres exemples : les régimes militaires de gauche, pour lesquels l'armée — plus précisément les officiers subalternes — joue le rôle de fer de lance dans la conquête et l'exercice du pouvoir d'État par la classe de l'encadrement capitaliste, palliant ainsi l'absence ou l'impuissance des partis politiques : cf. la Turquie de Mustapha Kemal Ataturk ou l'Égypte de Nasser.

Thèse 8 : Les développements précédents montrent clairement qu'il existe de solides raisons politiques à la méconnaissance et à la dénégation persistantes de la nature de classe de l'encadrement capitaliste. C'est qu'en définitive l'encadrement capitaliste ne peut exister en tant que classe sociale qu'à la condition de demeurer le champ aveugle de la lutte des classes.

Commentaire : En effet, la domination du capital sur la société entière, dont l'encadrement capitaliste assure les tâches subalternes (d'organisation, de conception, de légitimation, de contrôle, etc.), s'effectue comme toute domination politique à travers un mixte de contrainte et de persuasion. La persuasion consiste à faire accepter [122] la domination par les dominés, à la leur faire apparaître comme naturelle, normale, nécessaire, indispensable, etc., en masquant son contenu et sa signification de classe. Cela n'est possible que si les multiples fonctions d'encadrement des rapports sociaux par lesquelles se réalise concrètement, à tous les niveaux de la pratique sociale, cette domination de classe apparaissent pour autre chose que ce qu'elles sont. C'est ainsi qu'un ingénieur ou un technicien devront se faire passer aux yeux des prolétaires qu'ils encadrent non pour des agents de la domination du capital sur et dans le procès de travail, mais pour les vecteurs de la « révolution scientifique et technique ». De même un enseignant devra-t-il se faire passer aux yeux des élèves et des parents d'élèves non pas pour un agent de la reproduction de la division sociale du travail dans et par l'appareil scolaire, mais comme un éducateur chargé de transmettre l'héritage culturel de la société. Un permanent syndical et politique de gauche ne se présentera jamais pour ce qu'il est : un agent de la législation de la classe ouvrière, de son intégration dans les structures capitalistes du salariat et de l'État, mais au contraire comme un militant de la cause ouvrière, luttant pour l'émancipation du prolétariat. Et ces quelques exemples montrent immédiatement que la mystification permanente qu'implique l'accomplissement des tâches subalternes de la reproduction du capital affecte également, par contrecoup, les agents de ces tâches eux-mêmes : leur accomplissement suppose l'auto-mystification de ces agents, entraînant ainsi la méconnaissance par eux de leur propre nature de classe :

« Cette inconscience de classe à laquelle se trouvent vouées les nouvelles couches moyennes en raison de leur place dans la division du travail et des domaines où elles exercent leurs activités, les différencient nettement des bourgeois et des prolétaires. Un patron peut parfaitement faire son métier en sachant qu'il est un exploiteur. Un ouvrier doit également faire le sien en sachant qu'il est exploité. En revanche, le néo-petit-bourgeois (soit le membre de la classe de l'encadrement capitaliste, n.d.r.), à la fois dominant et dominé et, surtout dominant parce que dominé, ne peut assurer son rôle d'agent subalterne de la reproduction que s'il se dissimule à ses propres yeux la nature de ce rôle, c'est-à-dire qu'à la condition de ne pas l’assumer. Comment pourrait-il autrement mystifier les gens qu'il a pour fonction d'éduquer, d'assister, d'animer, de former, etc., s'il n'était pas mystifié lui même ? » [7].

Ainsi l'accomplissement par la classe de l'encadrement capitaliste des fonctions subalternes de la reproduction du capital exige-t-il nécessairement une méconnaissance profonde de la nature socio-politique de ces fonctions, y compris de la part des agents qui les effectuent.

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Mais si la classe capitaliste a intérêt à la méconnaissance des fonctions socio-politiques remplies par la classe de l'encadrement et, par conséquent, de l'identité fonctionnelle de cette dernière, celle-ci n'a pas moins intérêt, pour son propre compte, à passer inaperçue, ou du moins à brouiller les pistes en ce qui concerne sa nature et son identité de classe. Nous avons vu en effet que sa marche au pouvoir passe nécessairement par une stratégie d'alliances avec les classes populaires et notamment le prolétariat, dont il assure pourtant globalement l'assujettissement au capital, par rapport auxquelles il joue le rôle de chien de garde du capital. Par conséquent, pour parvenir à nouer ces alliances et surtout pour s'y assurer une position hégémonique, la classe de l'encadrement capitaliste se doit d'avancer masquée, d'apparaître pour autre chose que ce qu'elle est, de faire disparaître sa propre réalité en tant que classe. Là encore la classe de l'encadrement capitaliste diffère profondément des deux autres classes fondamentales au sein du capitalisme ; en tant que classe dominante, la classe capitaliste parle toujours en son nom propre, même lorsqu'elle présente son intérêt particulier comme étant l'intérêt général de toute la société. Il en est de même pour le prolétariat luttant pour son émancipation propre, même s'il peut présenter celle-ci comme ouvrant la voie à l'universalité de l'émancipation humaine. Au contraire la classe de l'encadrement capitaliste ne parle (presque) jamais en son nom propre, mais au nom de toutes les classes dominées par le capital (le « peuple ») ou, le plus souvent même, au nom de la principale de ces classes, le prolétariat. C'est qu'elle ne peut réaliser ses intérêts de classe propres qu'en les faisant passer pour ceux d'autres classes dominées par le capital, qu'en les confondant avec eux, donc en cherchant à diluer sa propre réalité de classe. Ce n'est qu'à cette condition que la classe de l'encadrement capitaliste a pu jouer et peut encore jouer son rôle de « troisième larron de l'Histoire ».



[1] Pour une présentation plus détaillée de mes thèses, je renvoie le lecteur à mon article sur « Le troisième larron de l'Histoire » paru dans Non !, no 15 et no 16, septembre-octobre et novembre-décembre 1982.

[2] Contrairement à ce que pensait Marx (cf. notamment l'esquisse de son analyse de la structure de classes du capitalisme à la fin du livre III du Capital), la propriété foncière sous sa forme capitaliste n'a nulle part donné lieu à une classe sociale spécifique (Marx a extrapolé à titre de tendance une conjoncture historique particulière propre à la société anglaise), soit du fait de la persistance des formes précapitalistes de la propriété foncière, soit du fait de la nécessité pour le capital lui-même (la classe capitaliste) de limiter le prélèvement sur la plus-value que constitue la rente foncière en s'appropriant lui-même (sous forme privée ou publique) le sol et le sous-sol.

[3] Parmi ces exceptions, citons J.W. Makhai'ski (1866-1926), dont un recueil de textes a été traduit et présenté par A. Skirda sous le titre Le socialisme des intellectuels, Paris, Le Seuil, 1979. Cf. aussi l'ouvrage de Konrad et Szelenyi, La marche au pouvoir des intellectuels, Paris, Le Seuil, 1979.

[4] L'ouvrage récemment paru aux Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques sur L'univers politique des classes moyennes confirme à la fois l'extrême hétérogénéité de ces classes et l'impossibilité de déterminer sur cette base l'identité de classe propre à l'encadrement capitaliste.

[5] Cf. Poulantzas, « La petite-bourgeoisie traditionnelle et la nouvelle petite-bourgeoisie », in Les classes sociales dans le capitalisme aujourd'hui : Paris, Seuil, 1974 ; et Baudelot, Establet, Malemort, La petite-bourgeoisie en France, Paris, Maspéro, 1974.

[6] Je pense ici en particulier aux ouvrages de P. Bourdieu, La distinction, Paris, Editions de Minuit, 1979 et de L. Boltanski : Les cadres, Paris, Éd. de Minuit, 1983 , bien qu'ils abordent l'un et l'autre , au moins partiellement, l'analyse de l'encadrement capitaliste sur la base d'un paradigme original de l'analyse des rapports de classes, qu'ils veulent distincts de ceux du marxisme classique, ils n'en retombent pas moins dans les ornières de ce dernier en distribuant les membres de cette classe entre la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie, et en lui déniant ainsi toute réalité de classe propre et toute autonomie en tant qu'acteur social.

[7] J.P. Garnier, « Des inconnus dans la ville » in Critique politique, no 11, Bruxelles, mars 1982.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 août 2015 10:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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