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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gary CALDWELL, “La sociologie au Québec: autonomie de la pratique, une question d’éthique mais aussi d’efficacité.” in ouvrage sous la direction de Johanne BOISJOLY et Gilles PRONOVOST, La sociologie et l’anthropologie au Québec. Conjonctures, débats, savoirs et métiers. Actes du colloque annuel de l’ACSALF de mai 1983, pp. 57-66. Montréal: L’ACFAS (Association canadienne-française pour l’avancement des sciences), Les Cahiers de l’ACFAS, no 33, 1985, 238 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[59]

La sociologie et l’anthropologie au Québec.
Conjonctures, débats, savoirs et métiers.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF, mai 1983.
Première partie


La sociologie au Québec:
autonomie de la pratique une question
d'éthique mais aussi d'efficacité
.”

Par Gary CALDWELL

Introduction [59]

L'exercice de la fonction de critique sociale dans le Québec contemporain [61]

L'autonomie de la pratique des sociologues québécois [64]

INTRODUCTION

Je commence avec une interrogation qui a été maintes fois posée : quels sont les impératifs éthiques auxquels doivent répondre la sociologie ; et, est-ce qu’ils sont particuliers à la sociologie en tant qu'intellectuelle et scientifique ou est-ce qu'ils sont les mêmes auxquels doit répondre le citoyen ? Bien qu'il soit utile, analytiquement, de poser la question ainsi, il n'en demeure pas moins que la question est artificielle parce que la distinction ne tient pas dans la pratique. Une telle déclaration, à savoir que dans la pratique le sociologue intellectuel ne peut pas se séparer, à la limite, du sociologue-citoyen, n'est pas du tout originale ; toutefois, elfe mérite, si ce n'est qu'en guise d'entrée en matière, d'être redite et les raisons pour lesquelles c'est ainsi, réitérées.

La sociologie est émergée dans un contexte social particulier et son exercice est en grande, partie dépendant du maintien de ce type de contexte social. Comme l'exercice des responsabilités inhérentes au maintien de ce type de société sont aussi les devoirs d'un "citoyen", le bon sociologue qui ne peut pas se passer des libertés de ce type de société pour bien fonctionner ne peut être indifférent à ses devoirs de citoyen. Alors, lorsque nous parlerons d'une éthique qui découle des responsabilités inhérentes au rôle du sociologue comme intellectuel d'une part, et d'autre part, comme citoyen, nous faisons une distinction analytique pour nous permettre de cerner mieux les impératifs éthiques de la pratique du sociologue.

Abordons donc la question des impératifs éthiques de la pratique sociologique en tant qu'intellectuel et scientifique. Brièvement, et réduites au strict minimum, elles sont : d'assurer premièrement un débat

ouvert qui s'inspire d'une sensibilité à la réalité sociale et l'application d'un doute systématique ; deuxièmement, une rigueur d'analyse dont la garantie est la reproductibilité de la méthode ; et finalement, de voir à ce qu'il soit lui-même transparent, ce qui veut dire en pratique que sa production soit disponible à tous. Pour la sociologie, une variante de la fonction scientifique dans notre société, ces trois impératifs se réunissent dans l'exercice de la fonction de critique sociale : plus précisément, mettre en question continuellement sa société et de le faire d'une façon qui permet la vérification [60] indépendante du fruit de son travail pour ceux qui voudraient bien s'y intéresser.

Passons maintenant aux responsabilités éthiques du sociologue en tant que citoyen. Le sociologue-citoyen est responsable, disons-nous, du maintien de certaines conditions sociales qui — nous prétendons — sont sous-entendues à l'exercice de son rôle comme intellectuel et scientifique. Ces conditions, réduites encore à l'essentiel, sont le maintien de la liberté et le respect de la valeur intrinsèque de l'individu. Ces deux conditions impliquent en ce qui concerne d'une part, la liberté, la liberté d'association d'expression et de mouvement ; et, en ce qui concerne le respect de la valeur intrinsèque de l'individu, le respect de la personne, de l'égalité morale des personnes, et de leur droit de disposer de leur personne. Sans jouir de ces droits, incarnés dans la notion même de citoyen, il ne peut y avoir un exercice plein de la sociologie en tant que activité intellectuelle et scientifique. Admettre la suspension de ces droits du citoyen constitue une mise en veilleuse de l'exercice des impératifs de la vie intellectuelle et scientifique telle qu'on la connaît.

Alors la question devient quelles sont les conditions concrètes qui permettent au sociologue de répondre aux impératifs éthiques de l'homme intellectuel et scientifique et 1'homme-citoyen ? Comme nous ne nous intéressons pas dans les limites de cette réflexion aux conditions limites qui mettent à l'épreuve l’homme-citoyen, mais plutôt à l'exercice d'une activité intellectuelle particulière, la sociologie : nous nous interrogeons plutôt quant aux conditions qui permettent au sociologue de s'assurer le respect des impératifs éthiques essentiels â l'exercice de la fonction que résume les exigences du rôle de sociologue, celui de critique sociale. Ces conditions, nous postulons, ont comme dénominateur commun le plus important l'autonomie de la pratique. Dans ce qui suit nous commencerons par une brève justification de la centralité à la sociologie de la fonction de critique sociale pour ensuite essayer de circonscrire son exercice de cette dernière au Québec. Ceci nous amènera à la question de l'autonomie de la pratique des sociologues québécois contemporains.

La fonction de critique sociale consiste, en premier lieu, à pouvoir se détacher du faisceau des déterminants qui modulent nos perceptions, habitudes de notre vie sociale, pour ensuite se rendre compte des déterminants et leurs conséquences ; et en deuxième lieu, d'étaler ces conséquences devant ses collègues. Alors il est deux exigences : d'être, ou de se mettre en position d'avoir une telle perspective, et de communiquer les résultats de sa perception.

Une telle conception de la sociologie et du sociologue — l'exercice de la fonction de critique sociale -- est, je maintiens, conforme avec celui qui véhicule la grande tradition de la sociologie. Pour ne prendre que Marx, Durkheim et Mead, tous les trois ont réussi l'exercice admirablement. L'exercice de cette fonction de critique sociale : ils ont eu une perspective sur la réalité sociale qui leur a permis de la concevoir autrement que faisaient leurs concitoyens ; et de leurs perspectives nouvelles s'est découlée une compréhension nouvelle de la réalité sociale de leur temps. Marx nous a montré comment notre [61] conscient est déterminé par les relations de production ; Durkheim, comment les phénomènes de suicide et religion sont déterminés par la structure sociale ; et Mead, que notre propre sens de nous-même est une construction sociale ; et ils ont, tous les trois, communiqué le fruit de leurs analyses à leur concitoyens. Grâce à la nouvelle compréhension de notre vie sociale fournie par ces trois sociologues, nous avons pu mieux comprendre notre réalité sociale.

Et ceci est capital à la survie de nos sociétés de citoyens. Sans cette mise en question continuelle, nous serions privés de la capacité de résister aux déterminismes qui agissent sur notre vie sociale. Cette résistance est alimentée par la compréhension rendue possible par des analyses telles celles de Marx, Durkheim et Mead. Et comme il y a inhérent à tout système social une tendance entropique, une fois la capacité de résistance aux déterminants affaiblie, le système devient de moins en moins ouvert à l'adaptation et le progrès social. Où, en termes contemporains, l'intensité des mécanismes de contrainte devient incompatible avec l'exercice des droits de citoyens ou le rôle intellectuel et scientifique comme nous le concevons.

Autrement dit, sans l'exercice de la fonction critique sociale, nous ne pouvons pas continuer de connaître l'adaptabilité dont on fait preuve nos sociétés libérales. L'acceptation du fait que l'expansion de notre appareil d'exploitation de la nature a une limite en dehors de laquelle l'équilibre de la planète est menacé, est un exemple de cette adaptabilité. La reconversion d'huile à d'autres formes d'énergie d'une partie de l'économie occidentale est une autre. La prise de connaissance actuelle en ce qui concerne les effets inattendus de la contraception, notamment ceux qui découlent de la généralisation de la liberté sexuelle en est une autre. Il s'agit ici de trois changements de l'environnement -- ou plutôt de mutations sociales parce que tous les trois ont eu leurs origines dans nos sociétés mêmes -- en face desquels un processus de compréhension et d'adaptation s'est enclenché dans un espace de temps moins long qu'une vie humaine !

L'EXERCICE DE LA FONCTION DE CRITIQUE SOCIALE
DANS LE QUÉBEC CONTEMPORAIN


Ce que je propose de faire ici est de passer en révision un certain nombre de changements ou de perturbations dans l'organisation sociale québécoise contemporaine et de chercher à voir ceux qui en ont pris connaissance en premier dans le sens qu'ils ont signalé le phénomène et amorcé une discussion sur les conséquences. Afin de mettre un peu d'ordre dans cette présentation, j'ai regroupé les cas en question sous trois en-têtes : le domaine économique, les structures politiques et les formations sociales. Évidemment cette classification est inadéquate dans le sens que chaque thème ou cas à être invoqué a à la fois des implications économiques, politiques et sociales structurelles. De plus il ne serait pas question de tous les cas de changements ou de perturbations qui ont été l'objet de ce que j'appelle l'exercice de la fonction de critique sociale : les cas invoqués représentent un inventaire très sélectif, faute de temps et de recherche pour en faire [62] une étude plus poussée. Dans un deuxième temps, nous ferons ressortir la place des sociologues parmi ceux qui ont fait preuve de l'exercice de la critique sociale en ce qui concerne les cas en question. Ensuite, s'ils devaient être relativement absents nous nous poserions la question à savoir jusqu'à quel point leur degré d'autonomie se pratique pour expliquer leur absence.

Dans le domaine économique j'invoque quatre thèmes ou cas : celui des soldes migratoires négatifs de la fin des années soixante provoqué surtout par l'émigration du Québec, celui des conséquences sur l'équilibre structurel de l'économie québécoise des investissements massifs d'Hydro-Québec dans les années soixante-dix, celui de l'état actuel des finances publiques québécoises et finalement celui de la désagrégation actuelle de l'économie québécoise.

Alors le premier cas, la reprise de l'émigration hors du Québec à la fin des années soixante. Cette reprise d'émigration, phénomène auquel le Québec n'est pas historiquement étranger, a été mi en lumière via le bras du calcul des soldes migratoires nets. Le premier à faire le calcul était un coopérant français enseignant au Collège de Matane [1]. Par la suite des démographes, dont il y avait trois en poste dans les universités québécoises à l'époque, se sont mis à décortiquer le phénomène. Pour ce qui est des mouvements d'émigration plus récents vers l'Alberta et la Floride, ce sont des journalistes suivis des géographes qui ont constaté et commenté le phénomène.

Le programme d'investissement d'Hydro-Québec constituait dans la dernière moitié des années soixante-dix, 20% de tout l'investissement privé et public au Québec : un véritable choix — dans le sens qu'un tel choix exclut d'autres — de société. Mais, malgré une conscience institutionnalisée du déséquilibre structurel de l'économie québécoise, il a fallu au moins cinq ans après le fait avant qu'on s'en rende compte des conséquences en termes de choix d'investissements. On ne peut pas canaliser autant de capitaux pour bâtir des barrages et faire le virage technologique en même temps. C'était une étudiante en économie [2], qui, comme le coopérant, français est né à l'extérieur du Québec, qui a été la première à faire cette critique en tirant les conséquences d'une telle mobilisation de capitaux à une fin.

Présentement, les finances publiques québécoises, comme celles de beaucoup d'états occidentaux sont en désarroi -- toutes les anciennes règles de jeu sont bafouées. Cette année le ministère de l'éducation impose une nouvelle taxe indirecte en faisant une ponction de 40 millions dans les 60 millions de surplus réalisé par les commissions scolaires pendant l'exercice 1981-82 et dépensé dans l'exercice 1982-83. Pour pallier aux déficits occasionnés par cette ponction les commissions scolaires vont être obligées d'aller chercher l'argent par la voie de la taxe foncière en 1984-85 ? Cette ponction, en dépit du fait qu'elle est rétroactive, qu'elle constitue un excès de pouvoir de juridiction de la part du gouvernement du Québec et un abus de pouvoir, n'a jamais été commenté publiquement par d'autres que les porte-paroles des commissions scolaires mêmes.

[63]

De plus, pendant deux ans le ministère de l'éducation du Québec a obligé les commissions scolaires recapitaliser l'intérêt sur leurs dettes à long terme.

Le cas du ministère de l'éducation n'est qu'une manifestation d'une situation impossible engendrée par une escalade des coûts d'administration publics qui sont devenus excessifs comparé à ceux d'autres systèmes semblables. Qui a signalé publiquement une telle anomalie — des coûts plus hauts au Québec qu'ailleurs pour les mêmes services dans à peu près les mêmes circonstances — et a prédit les conséquences : à ma connaissance un homme public, Claude Forget. Par la suite des économistes comme Pierre Fortin ont poursuivi la piste.

Finalement, la désagrégation de l'économie québécoise qui est en cours actuellement (et qui aurait, sans doute, pour conséquence un nouveau mouvement d'émigration) et qui reste invisible à toute 1'intelligensia : ils ne savent pas, par exemple, que parce que la plupart des compagnies dans le domaine de l'équipement de transport, équipement lourd et agricole ont retiré leurs entrepôts de Montréal, il faut maintenant appeler directement à Toronto pour commander des pièces. Cette désagrégation fait l'objet d'examen et d'analyse par qui ? Encore le discours public le plus pénétrant à cet égard que je connais est l'œuvre d'un autre homme public, Reed Scowen.

Depuis vingt ans les commentateurs de la scène québécoise ont fait état d'un certain nombre de phénomènes qui sont lourds de conséquence au niveau de la structure publique et géo-politique québécoise. Parmi ceux-là j'invoque deux : la bureaucratisation de la vie publique québécoise par un gouvernement qui est voué idéologiquement, à la décentralisation et l'humanisation de l'appareil gouvernemental en parti culier.

Le premier phénomène, bureaucratisation du domaine public, s'est manifesté d'une façon très tôt et très aigüe dans une instance très privilégiée de la vie publique québécoise, le mouvement des caisses populaires. Au départ, une structure pyramidale où idéologiquement le pouvoir devant se trouver à la base, le mouvement a subi un renversement complet de la pyramide. De cette transformation on ne trouve pas de critique sérieuse dans la littérature sociologique. Il a fallu l'exposé d'un système de vente pyramidale -- les Caisses d'entre-aide économique — par une journaliste (L'Ecuyer) alimentée par une critique financière (Forget)  avant que les bons pensants viennent à admettre la nécessité d'un regard critique sur un mouvement où les soi-disant sociétaires ont moins de pouvoir que les actionnaires de Sun Life.

Pour ce qui est des structures de l'administration publique proprement dites, j'invoque ici les cas de la restructuration scolaire et celui de l'Union des producteurs agricoles. D'après ce qui est déjà connu de la réalité sociale québécoise — voir justement le cas du mouvement des caisses populaires — cette restructuration amènerait, en toute probabilité, une centralisation plus poussée du système scolaire. Ceux qui ont le mieux fait ressortir cette éventualité sont Léon Dion et Jean-Paul Desbiens, un politicologue et un ancien frère enseignant. [64] Quant à l’UPA et son rôle de légitimisation, sous couvert d'une idéologie « critique » et une alliance avec l'État, des intérêts d'un nouveau corporatisme, les seuls à oser prendre à part cet organisme arrogant sont, à ma connaissance, un économiste (Léon Courville), un avocat (Pierre Paradis) et un cultivateur (Boucher). Le domaine agricole nous offre un autre exemple d'une institution qui bénéficierait d'une saine critique soit : la commission de la protection du territoire agricole, personne en vue ose dénoncer l'arrogance et la centralisation excessive dont fait preuve cet organisme.

Comme dans toute société, mais surtout des sociétés dynamiques comme la nôtre, des nouvelles formations sociales sont en train d'émerger ; Québec n'est pas une exception. À cet égard, quels étaient les changements qui ont été constatés et commentés au Québec. À part les recherches sur la nature de la bourgeoisie québécoise menées par Sales et Niosi, un sociologue et un économiste, tous les deux québécois par adoption, je connais trois tentatives d'analyse de stratification sociale québécoise basées sur une observation très suivie de la réalité sociale. Le premier est l'exégèse de la nouvelle gauche fait par un prêtre qui se déclare sociologue mais qui n'est pas accepté comme tel par la communauté sociologique québécoise, Jacques Grandmaison. Le second est l'analyse de l'émergence d'une nouvelle « stade middle class » par un politicologue anglophone, Henry Milner. Et finalement, l'analyse du projet social implicite véhiculé par le zonage agricole est en train d'être fait par un géographe, Bernard Vachon.

L'AUTONOMIE DE LA PRATIQUE
DES SOCIOLOGUES QUÉBÉCOIS


Il se peut, même c'est certain, que l'éventail de cas qui vient d'être mis en évidence dans la section précédente soit très sélectif. Toutefois, même dans l'hypothèse selon laquelle j'ai délibérément présenté des instances où il n'y avait pas de sociologue en évidence, il est quand même remarquable que sur tant de questions les sociologues, ne se sont pas fait entendre. Parmi tous les noms mentionnés ce n'est que lorsqu'il s'agit de stratification sociale qu'on trouve des sociologues. Parmi les autres noms mentionnés on trouve des journalistes, des politicologues, des économistes, des politiciens et des géographes. Alors la question qui se pose : où étaient les sociologues pendant ce temps-là ?

La réponse ne se trouve pas dans leur nombre, contrairement à la situation qui prévalait il y a vingt-cinq ans quand ils étaient peu, une douzaine, nous sommes au moins milles sociologues pratiquant au Québec. Donc écartons l'hypothèse de la faiblesse des effectifs.

Est-ce qu'il se peut qu'un élément de réponse réside dans le degré de l'autonomie de pratique des sociologues québécois ? Pour poursuivre cette piste il faut s'interroger sur les facteurs qui influent sur l'autonomie de pratique. Pour les fins de cette discussion, je postule que l’autonomie de pratique est fonction de deux déterminants auxquels j'accorde un poids égal, la nature de l'insertion matérielle du sociologue (d'où il tient sa soutenance matérielle) et les modèles culturels qui prévalent, et au niveau des institutions de la société et [65] au niveau de la socialisation des intellectuels. Tout cela implique une matière beaucoup trop considérable pour être pris en considération d'une façon adéquate dans les limites d'un article. Effectivement, nous ne pouvons pas aller plus loin que d'émettre des hypothèses et la tentative d'explication qui suit est justement de l'ordre d'hypothèses.

Pour ce qui est de la nature de l'insertion dans la trame matérielle de la société québécoise, il me semble d'intérêt à noter que la presque totalité des sociologues québécois œuvrent soit à l'intérieur des organismes publics, para-publics, ou monopolistiques comme Hydro-Québec, c'est-à-dire dans des grandes institutions bureaucratiques de la société québécoise ; soit à l'intérieur des institutions universitaires ou collégiales. Dans la première instance, ils sont soumis à des impératifs institutionnels, dans l'autre, ils sont soumis à des orthodoxies intellectuelles dont les plus puissantes sont un certain marxisme désincarné et irresponsable. Dans les deux cas, leur maintien matériel est, dans un court terme, indépendant des perturbations et mutations qui peuvent se faire sentir à l'intérieur de la réalité sociale québécoise : par la nature de leur praxis ils sont à l'abri des tensions et frustrations éprouvées par la plupart des citoyens.

Le deuxième ordre de contrainte sur l'exercice de l'autonomie de pratique que nous avons évoqué, ce sont les modèles culturels qui prévalent au niveau du fonctionnement des institutions et de la socialisation même des sociologues. A ce niveau nous émettons l'hypothèse qu'il prévaut au Québec un modèle institutionnel qui fait que l'institution et ses besoins intrinsèques deviennent plus importants que le but pour lequel l'institution a été mise en place. L'institution exige une loyauté de ses membres et une fois l'allégeance consentie, l'institution s'occupe des siens, indépendamment de sa performance. Selon ce modèle, les individus n'assument pas une responsabilité personnelle pour les agissements de l'institution, au contraire, ce sont les institutions qui prennent sur eux la responsabilité de leurs membres. En échange l'institution demande beaucoup de ses effectifs en complaisance.

En plus de fonctionner à l'intérieur d'organisation qui, malgré leur but manifeste et leur création récente, n'échappe pas à l'héritage de ce modèle institutionnel, la presque totalité des sociologues québécois ont été socialisés à l'intérieur d'institutions inspirées de l'enseignement (universitaire ou collégial). Comme possibilité d'institution non-dominante qui pourrait se payer le luxe de maintenir des sociologues comme tels, on n'imagine que les églises et possiblement des grandes familles, comme c'était le cas pour le célèbre "Muckacker" Sinclair Lewis. Dans le cas du Québec francophone ces deux sortes d'institutions ont démissionné devant l'état providentiel : les institutions religieuses se sont inclinées devant l'autorité séculaire et les grandes familles se sont défendues de transmettre des fortunes indivisibles préférant redistribuer selon une éthique égalitaire qui prévaut encore.

[66]

Il ne reste donc que la possibilité d'une pratique non-officielle hors des heures de travail -- comme a fait Léon Gérin. Dans certaines sociétés occidentales où il existe une tradition établie de critique sociale, des individus trouvent le moyen de fonctionner comme critique hors des structures. On a, cette année, présent à l’esprit, l'exemple de George Orwel1 en Angleterre. Au Québec et au Canada on trouve peu d'exemples de telles vocations « sociologues » de la part d'intellectuels fonctionnant dehors des institutions. Cependant il y avait au Québec le cas de Léon Gérin qui, en passant n'était pas un homme complètement démuni de fortune. En d'autres mots, la notion selon laquelle on gagne sa vie, autrement que par la sociologie, grâce à une plus grande autonomie de pratique, n'a pas connu de faveur auprès de nos jeunes intellectuels.

Institut québécois
de recherche sur la culture


[1] Yolande L'Ecuyer, journaliste du réseau T.V.A.

[2] Jacques Forget, Le Scandale des caisses d'Entraide (Montréal, Bibliothèque France, 1981



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 21 mars 2020 10:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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