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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Jacques Chalifoux, “Société secrète dodo, thérapie et pouvoirs des cadets chez les Abisi (Piti) du Nigeria (État de Kaduna)”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 5, no 3, 1981, pp. 47-63. Québec: département d'anthropologie, Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 31 mai 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[47]

Jean-Jacques Chalifoux

Professeur, Département d’anthropologie, Université Laval

Société secrète dodo, thérapie et pouvoirs des cadets
chez les Abisi (Piti) du Nigeria (État de Kaduna)
”.

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 5, no 3, 1981, pp. 47-63. Québec : département d'anthropologie, Université Laval.

Introduction
La société secrète du dodo
Sorcellerie et thérapie
La position sociale des cadets
Le dodo et la contestation sociale des cadets
Références bibliographiques
Illustrations :

WARSA PITI
ABISI UGURZA

Introduction

Dodo est un terme d'origine hausa qui désigne le costume (masque et vêtement) d'un danseur membre d'une association ou d'un « culte du dodo » (dodo cult) ainsi que l'on nomme ces confréries dans les ethnographies du Plateau de Jos et du Nigéria du nord. D'une façon générale, les masques sont des signifiants de rapports de pouvoir et leur fonction sociale varie selon qu'ils s'insèrent au sein d'initiations, de funérailles, de thérapies ou de sociétés secrètes.

D'après les notes dispersées dans H.D. Gunn (1956), il semble que le culte dodo soit avant tout dans la région une pratique sociale des aînés liée au culte des ancêtres ou utilisée pour asseoir le pouvoir des chefs. La fonction sociale du dodo est d'exercer un contrôle sur les femmes et les enfants comme par exemple chez les Diryawa où « ... the dodo is said to be one of the dead come to chastize the refractory living (female and young) » (Gunn 1956 : 23), ou encore à surveiller les jeunes gens comme chez les Kurama : « ...chiefs ... make use of the dodo to maintain discipline among their young men » (Gunn 1956 : 45). Chez les Katab, le dodo serait une société secrète masculine aux mains des aînés qui sert surtout à discipliner les femmes et les enfants ou à prévenir les vols (Gunn 1956 : 79).

Chez les Irigwe, voisins immédiats des Abisi, le dodo est un emprunt récent aux Chawai tout proches qui répond à des changements provoqués par le colonialisme (Sangree 1974). Il s'agit d'une intervention contre la sorcellerie et d'un moyen thérapeutique visant à se prémunir des troubles [48] pouvant affecter les femmes et les enfants. Le culte semble aussi stabiliser les alliances matrimoniales et il assure l'intégration sociale locale du groupe des hommes de plus de quinze ans, du groupe des épouses et de celui des jeunes filles de chacune des sections irigwe.

La littérature africaniste met surtout l'accent sur l'aspect social conservateur de l'emploi des masques. Ceux-ci sont souvent la personnification d'ancêtres ou d'esprits dont le rôle est d'assurer soit le statu quo, soit l'emprise des aînés sur les cadets ou encore la domination des hommes sur les femmes. Chez les Abisi étudiés ici, le dodo remplit une fonction sociale analogue à celle du dodo des Irigwe mais au contraire de presque tous les cas mentionnés où le masque est un instrument de domination ou d'intégration sociale verticale, il apparaît que la société secrète dodo des Abisi est un instrument de contestation sociale par les cadets, contestation sociologiquement définie en fonction de leur position au sein des rapports matrimoniaux et des rapports de production. Cet élément de contestation des aînés par les cadets par l'usage des masques semble rare. Quelques brèves notations (Gunn 1953 : 47-48) montrent que les Amo, voisins immédiats des Abisi au nord, ont été aux prises avec une association de culte dodo vers 1937, association interdite par la suite à cause des exactions commises par les jeunes membres du culte qui l'avaient introduit. On ne sait rien de plus sur cette association mais ces exactions semblent être liées à la nouveauté du culte, empruntée et organisée par les jeunes. Nous avons ici l'occasion de voir en détail les mêmes mécanismes chez les Abisi où le pouvoir rituel des cadets reflète leur position transitoire car cette contestation est somme toute tolérée tant par les aînés que par les femmes qui en font tout deux les frais.

Nous examinerons tout d'abord l'organisation formelle du culte, puis son propos thérapeutique explicite pour analyser ensuite la position sociale des cadets qui expliquera enfin l'introduction de leur contestation dans la pratique du culte.


La société secrète du dodo

Les Abisi comptent environ 3,300 personnes établies sur une aire de 75 km2 située dans la partie septentrionale du plateau de Jos et la partie adjacente de la plaine de Zaria. Ce sont des agriculteurs patrivirilocaux regroupés en vingt-trois hameaux (en moyenne cent cinquante personnes). Ces hameaux se répartissent en cinq clans appelés les « amis assis », ano kiso, car, avant la conquête britannique, les clans étaient localisés chacun sur une colline particulière, tous les membres étant « assis » au même endroit. Leur organisation sociale a été étudiée ailleurs (Chalifoux 1979, 1980), elle se caractérise par un agencement particulier de polyandrie et de polygynie. C.K. Meek (1931, Il : 136) mentionne que les Abisi possédaient un culte du dodo bien avant l'époque de ses recherches mais il se peut que l'administration l'ait interdite vers les années 1950, ou même [49] avant (Gunn 1953 : 47-48), comme ce fut le cas chez les Irigwe (Sangree 1974 : 265). En effet, les Abisi considèrent aujourd'hui qu'il s'agit d'une nouvelle introduction du début des années 1960, suite à un emprunt culturel aux lkulu situés au sud des Abisi.

C'est un Abisi, le fils du chef des rites de chasse et juge des disputes cynégétiques qui aurait été le premier à participer à des réunions du dodo des lkulu et qui l'introduisit chez les Abisi. Ceci est logiquement conforme aux prérogatives des membres de son clan qui contrôlent, grâce au chef de chasse, les dangers inhérents aux bêtes féroces et aux êtres qui fréquentent la brousse et auxquels est associé le dodo.

Afin de pouvoir organiser la première confrérie dodo, les jeunes gens du voisinage du fils du chef de chasse donnèrent une chèvre aux membres du dodo ikulu qui vinrent les initier à leurs secrets. À partir de ce nouveau groupe, d'autres associations dodo furent créées dans d'autres clans ou hameaux après que leurs fondateurs aient été initiés au culte.

En 1973, on comptait quatorze associations dodo établies chacune dans une aire territoriale différente et recrutant des adeptes parmi les jeunes gens des maisonnées du voisinage membres d'un même clan et, en général, d'un même sous-clan. Les groupes dodo s'insèrent donc au sein des divisions segmentaires, sociales et spatiales, reconnues des Abisi. Cependant, il n'y avait pas d'associations dodo dans un des clans (Igallik) auquel appartient le chef administratif qui s'oppose au culte dodo pour des motifs économiques et juridiques que nous évoquerons plus loin. Malgré cette restriction, plusieurs jeunes gens de ce clan participent clandestinement à des cérémonies dodo tenues en brousse par les Kurama, une autre population voisine.

Chaque groupe dodo possède une hutte rituelle, ud€ dodo, située en général un peu à l'écart des maisons. On la reconnaît à une représentation en relief du dodo pétrie en terre sur le mur extérieur, près de la porte d'entrée et qui en garde l'accès. La hutte rituelle est ronde et beaucoup plus grande que les cases ovales ordinaires. À l'intérieur, près de la porte, est placée une chaise surélevée réservée au chef du groupe local dodo. Au centre se trouve un foyer et, près du mur, un lit de terre avec un foyer sous-jacent et des bancs. On remise aussi dans cette hutte les objets rituels utilisés lors des cérémonies : masques, tambours, rhombes [1], sifflets, arcs et flèches, couteaux et pots divers.

[50] Les associations dodo recrutent essentiellement des hommes âgés de quinze à trente ans. Les membres quittent ensuite l'association. Les enfants, garçons et filles, qui furent amenés au dodo pour être traités lors de maladies sont admis d'emblée et ces fillettes sont les seules femmes qui peuvent être admises dans la hutte. Seuls les membres initiés peuvent participer aux rites et voir les objets rituels. Cette initiation exige une faible contribution d'une poule [chez les Irigwe il s'agit d'une chèvre, de six shillings et de deux poules (Sangree 1974 : 265)], et le serment de ne jamais révéler les secrets du dodo. Ce serment est très solennel et se fait de la même façon que le serment des chasseurs devant le chef de chasse ; l'initié doit sauter par dessus un arc, une flèche et un couteau de chasse en répétant à l'aller et au retour : « Que ces armes me tuent si je révèle quoi que ce soit ».

Chaque groupe dodo est coiffé d'une hiérarchie de postes dont les titres sont empruntés à l'administration hausa. Chez les hommes, il y a : 1) le chef (Mogaji) ; 2) l'assistant (Madauchi) ; 3) le danseur (Ugurza) ; 4) le policier (Dan doka, que les Abisi appellent Dankali) ; 5) le pompier (Sarkin wuta) et ; 6) le tambourineur (Madaki). Chez les femmes, il y a d'abord la cheftaine des femmes (Sarkin mata), son assistante (Zabia) et une danseuse appelée uko dodo, l'« épouse du dodo ».

Ces officiels sont choisis par les membres initiés du groupe et leur fonction consiste à organiser les cérémonies : fixer le jour, inviter des danseurs d'associations amies, obtenir de la bière et des aliments et inviter des participants externes. Les jeunes garçons doivent asperger et ventiler les danseurs. Les femmes organisent des choeurs et composent des chants qui appellent le dodo, l'incitent à bien danser et rappellent des événements liés au culte. Ces femmes perçoivent aussi les redevances des autres femmes. Le « policier » doit surveiller l'entrée de la hutte et le « pompier » doit protéger celle-ci contre le feu.

La première cérémonie publique de l'année a lieu en décembre, juste avant les récoltes, mais le dodo ne ressort ensuite qu'en mars pour disparaître à la mi-mai, alors que les pluies et les labours débutent. Ce sont les membres de l'association dodo initiale qui « ouvrent la maison » mais ensuite, chacune des quatorze associations organise sa cérémonie d'ouverture dans un ordre déterminé.

Tous les voisins d'une hutte dodo savent qu'une cérémonie se prépare, mais ce n'est qu'en entendant les membres du culte jouer le tambour et le rhombe à la fin d'une soirée qu'on apprend qu'elle se tiendra le jour suivant. Ce jour-là, vers seize heures trente, les gens du voisinage se rendent à la hutte devant laquelle les jeunes filles et les femmes se disposent en cercle. L'occasion attire les jeunes gens qui ne sont pas membres du culte et des Hausa qui viennent vendre des biscuits et des fruits. L'atmosphère est excitante et n'est pas alourdie par le scrupule rituel.

[51] Des initiés, dont certains ont le visage couvert de poudre blanche, entrent et sortent de la hutte. D'autres y transportent des calebasses recouvertes de feuilles. Un grand bruit de rhombe se fait entendre et un homme interprète la « parole du dodo » qui, au début, demande que les chants commencent.

Le tambour sort de la hutte et se place devant les femmes et les jeunes filles qui chantent en chœur. Peu après, le « policier dodo » agrandit le cercle des spectateurs en les menaçant d'un bâton. Soudain, le danseur sort de la hutte en piétinant rapidement le sol et, au son des clochettes de chevilles, il effectue un mouvement giratoire autour du cercle des spectateurs. Il est habillé de la tête au pieds d'un costume tressé et strié de bandes colorées rouges, noires et blanches. Il porte sur la tête une croix [2] de couleur aluminium et tient un court bâton dans chaque main. Des couronnes d'herbe sont attachées à ses chevilles, ses genoux, à la taille, au cou et aux poignets.

Après quelques instants, il retourne dans la hutte pour en ressortir environ dix minutes plus tard. La plupart des cérémonies comprennent trois danseurs qui sortent soit à tour de rôle, soit ensemble. De temps à autre une femme, l'« épouse du dodo », danse devant le masque. Des enfants initiés aspergent le danseur avec des branches feuillues de caroubier pour le rafraîchir. Certains tiennent une poule par les pattes qu'ils passent dans le dos du danseur en criant - « Oka ! Oka ! ». Cette poule est remise à l'« épouse du dodo » après la cérémonie.

Pendant que les femmes chantent, les vieilles encouragent les danseurs en ululant. Des spectateurs sont invités à donner des pièces de monnaie aux chanteuses. La distribution est publique, le donataire pénètre au centre du cercle et place chacune des pièces sur le front d'une jeune fille et la laisse ensuite tomber entre ses mains. Vers six heures trente, alors que les danseurs semblent épuisés, on entend la voix du dodo soit sur le ton haut de l'ibid (voir note 1) ou sur le ton bas du rhombe. Cette « voix du dodo » est interprétée par un intermédiaire qui peut soit s'adresser à la foule entière, soit s'approcher de certaines personnes et leur traduire à voix basse les souhaits du dodo. On fait référence principalement aux contributions d'aliments et de bière qui ne sont jamais suffisantes et aux jeunes femmes susceptibles de partir chez un autre époux. Le dodo leur demande pourquoi elles ne sont pas satisfaites de leur résidence actuelle et il leur dit que « quelque chose pourrait arriver si vous partez ». La cérémonie publique se termine peu après la tombée de la nuit mais le tambour continue longtemps à jouer dans la hutte.

[52]


Sorcellerie et thérapie

Pour les participants, le dodo, qu'ils nomment aussi ugurza et auquel ils s'adressent par le terme oka, est habité par l'âme, ibik, d'un ancêtre. Chaque individu, homme ou femme, en possède une qu'il reçoit durant la grossesse de sa mère. Certaines âmes sont données par Dieu, bare, le « père pluie », d'autres peuvent se réincarner dans un nouveau-né du lignage, du clan, de l'ethnie ou d'une population étrangère. Si quelqu'un meurt pendant le jour, son âme va s'asseoir sur une branche d'arbre près de la maison du défunt et ne repart vers les cieux que la nuit suivante sous forme d'étoile filante. Certaines personnes savent de qui ils ont hérité leur âme mais cette information ne peut être divulguée. Si par exemple on dit qu'un enfant ressemble à un ancêtre décédé, il mourra et l'âme retournera d'où elle est venue. Les âmes peuvent voyager pendant le sommeil et leurs propriétaires sont responsables de leurs actes ; ils peuvent être accusés par exemple de produire des pluies diluviennes sous prétexte que leur âme aurait touché la « pierre de la pluie ».

La première fonction explicite du dodo est son pouvoir curatif que lui confère la présence des âmes des ancêtres. Celles-ci ne sont pas le prolongement de l'idéologie lignagère unilinéaire mais plutôt une indifférenciation relative de ce que Meek (1931, Il : 136) a appelé « la pluralité des ancêtres ». Ce pouvoir curatif est surtout utilisé pour guérir les membres du culte et les enfants malades qui, comme nous l'avons noté, seront par après automatiquement membres du culte.

La maladie peut être causée soit par des esprits enus, « esprits de terre », soit par des esprits eminin, « esprits de l'eau », ou encore par la sorcellerie, rij€. Le ij€ est un organe que tout le monde possède au centre de la poitrine mais que les sorciers, uij€, peuvent aussi dévorer chez autrui ; ri - ij€, ensorceller, signifie littéralement « manger le ij€ ». Le ij€ peut être bon ou mauvais ; toute personne importante, chef, aîné, devin, etc., possède un bon ij€ car il permet de « voir ce qui se passe ». Le devin, mugoJi ou mugwaJi, analyse les rêves et les interprète. Il peut prévoir le résultat d'événements dangereux (conflits, accidents de chasse, etc.) et il peut identifier les sorciers et les gens de mauvaises intentions. Ces sorciers peuvent être des gens connus comme le révèle par exemple ce rêve où l'informateur a vu une de ses connaissances marcher dans la nuit avec une lance et une flèche et tenter de le tuer. Ces sorciers doivent être distingués des revenants, iroJ i, qui sortent de leur tombe la nuit. Ce phénomène serait de plus en plus fréquent, il y aurait même eu en 1967, un couple qui était revenu chez les vivants et entrait la nuit dans les huttes pour regarder les gens dormir. Ce couple s'est manifesté pendant un mois et on a du le combattre à l'aide de médecines placées dans les maisons et sur les tombes.

La sorcellerie est principalement causée par la jalousie, mi-ira, ressentie entre rivaux qui courtisent la même femme ou par l'envie, iJ inkajis, « yeux [53] rouges », entre frères. Les ensorcellements peuvent aussi être considérés comme l'effet d'empoisonnements. On suppose que le sorcier a mis des médecines dans un endroit chaud comme le foyer de cuisson ou le foyer du forgeron de façon à ce que la victime qui travaillera sur son champ soit si échauffée qu'elle sera incapable de poursuivre sa tâche ; sa peau sèchera et il deviendra lépreux. Les empoisonnements peuvent aussi se faire par la nourriture. On peut penser que des noix de kola sont trempées dans du poison ou piquées à l'aide d'aiguilles empoisonnées. Les aliments peuvent être empoisonnés en y mettant des morceaux de chair ou du liquide corporel de personnes décédées de la maladie du sommeil qui fut très répandue chez les Abisi.

On peut aussi empoisonner la bière comme par exemple celle que s'offrent deux rivaux qui courtisent la même femme mais qui doivent se manifester des marques de politesse formelle lors de rencontres publiques. L'agresseur place du poison sous son ongle et lorsque les deux personnes se mettent face à face pour boire dans la même calebasse, il y trempe son doigt et arrête de boire sans que la victime ne s'en aperçoive.

Le diagnostic des maladies est établi par le médecin-devin, uber€, à l'aide d'une pierre longue de trente centimètres et épaisse d'une dizaine de centimètres qu'il soulève et à laquelle il parle afin que lui soit révélée la maladie. Ces médecins-devins sont nombreux, il y en a dans chaque lignage et ils fournissent habituellement les médecines. Celles-ci sont diversifiées mais il en existe une à usage généralisé que tous peuvent fabriquer. On l'utilise contre les maux de ventre et d'estomac, l'enflure du ventre, la diarrhée et pour combattre l'ensorcellement. Ce produit, mi ikan, est confectionné à partir des cendres de tige de fonio. Cette plante a, pour la plupart des populations de la région, une signification symbolique primordiale car, dit-on, elle fut la première plante cultivée. Chez les Abisi, le fonio ne constitue pas la base alimentaire comme c'est le cas chez d'autres populations voisines mais il est néanmoins cultivé par tous les agriculteurs qui le réservent surtout pour des usages cérémoniels.

Cette médecine est aussi employée dans les cas de conflits « sérieux » où il y a « menace de mort ». On la boit encore pour éviter de se parjurer [3] et soit pour lever [4] ou éviter une malédiction [5].

[54] C'est aussi ce produit d'adaptation symbolique généralisée qui est utilisé par les membres de l'association dodo pour guérir les maladies. Il y a donc une continuité entre les pratiques médicinales traditionnelles et familiales et les pratiques médicinales du dodo. C'est en fonction de la sorcellerie que le pouvoir thérapeutique du dodo diffère des pratiques traditionnelles. En effet, cette relation du dodo avec la sorcellerie se présente de façon analogue à la situation irigwe. Selon Sangree (1974), l'association dodo constituerait une alternative fonctionnelle aux anciens mécanismes d'intégration sociale qui furent modifiés par le système administratif colonial. La polyandrie, par exemple, permettait aux femmes de choisir leur résidence chez l'un ou l'autre de leurs divers époux et de prévenir ainsi pour elles et pour leurs enfants les maladies associées dans leur esprit à une localité ou à un groupe particulier. Chez les Irigwe, la restriction subséquente du choix de résidence aurait accru les risques de sorcellerie mais la pratique du culte dodo en réduirait la portée.

Chez les Abisi, le dodo peut aussi être considéré partiellement comme une alternative aux anciens moyens de contrôle de la sorcellerie employés avant la pax britannica. À cette époque, elle pouvait être combattue par l'ordalie : on enfermait l'accusé dans une hutte et on y brûlait du piment afin que la fumée provoque une toux qui faisait sortir le mal s'il était innocent ou l'asphyxiait s'il était coupable. On pouvait aussi utiliser l'exclusion sociale en vendant l'accusé chez les esclavagistes hausa du nord ou encore en l'exécutant. Un cas semblable est décrit par Arnett (1908) qui illustre clairement le dilemme posé par l'intervention coloniale sur les moyens anti-sorcellerie :

     I am now investigating through the District Headman what appears to be a particularly brutal and cold blooded murder in the Pitti tribe. It proves however to have been in the nature of an execution. The victim is accused of various crimes, the chief of them being witchcraft. When called upon to surrender the three men who killed the victim the headman of Pitti protested that these three were in no way to blame since they were acting under orders from themselves. They state that in former times they would have sold the man as a slave and that the Whiteman's law against selling slaves is their reason for having killed him. The two headmen who accept full responsibility for the deed are both old and blind. They refuse to come to Zaria and the District Headman reports that he is unable to arrest them by force in face of the certain opposition of their people. I do not propose to take any immediate measures beyond warning them of the consequence of their action but I hope there will be an opportunity of visiting Pitti with a patrol in the course of the next dry season. The cause of the difficulty at Pitti as with so many backwards pagans, is that the headmen to whom the tribe looks for guidance are old obstinate and blind both literally and metaphorically and so present an almost impervious barrier to the progress of new ideas.

Le rapport souligne ce que nous avons précédemment mentionné, à savoir que les délinquants étaient vendus en esclavage à Zaria. D'après les informateurs, les exécutions subséquentes se firent par noyade ; le condamné était [55] jeté pieds et poings liés à l'endroit le plus profond de la rivière Uburga qui traverse le territoire abisi.

La principale restriction à la généralisation de l'interprétation fonctionnelle proposée ci-dessus du cas étudié découle de la particularité de l'insertion sociale des membres des associations dodo au sein de la structure sociale abisi. En effet, si le cas irigwe permet de montrer le rôle intégrateur jeunes - vieux - femmes du culte du dodo, le cas abisi peut montrer son rôle contestataire aux mains des cadets.


La position sociale des cadets

Les membres de l'association locale qui introduisirent le dodo chez les Abisi invoquent comme motif principal de son introduction le désir des jeunes gens d'avoir une association bien à eux où ils pourraient chanter et danser. En fait, l'association dodo ne recrute que des hommes de la catégorie des ayira, des cadets. Ce terme a une double signification. D'une part, il dénote une catégorie de séniorité relative qui réfère à la continuité des générations et, d'autre part, il renvoie à une catégorie de séniorité absolue dans le sens où les cadets individuels sont regroupés dans une catégorie sociale définie en fonction de leur position dans les rapports de production et les rapports matrimoniaux.

Les principales dimensions de ces rapports sociaux ont été examinées ailleurs (Chalifoux 1979) et l'essentiel seulement en sera résumé ici. Chaque jeune fille abisi épouse, à la puberté, trois hommes à la fois mais elle séjournera successivement chez chacun d'eux. De plus, elle a la possibilité de se remarier plus tard une quatrième fois et éventuellement un cinquième et même une sixième fois si l'un de ses premiers maris décède. Les femmes n'habitent qu'avec un seul époux à la fois mais, comme il n'y a pas de divorce, elles conservent le droit de retourner chez leurs époux antérieurs où elles ont toujours accès à leur hutte, leurs ustensiles et leurs effets personnels.

La règle de base de l'exogamie est une prohibition qui empêche une femme d'épouser deux hommes d'un même clan, ce qui a pour effet d'opposer les hommes des différents clans puisqu'ils font partie de groupes matrimoniaux rivaux. Néanmoins, les trois premiers maris d'une femme ne peuvent se manifester ouvertement d'hostilité. Au contraire, dans les lieux publics, comme le marché, ils doivent faire montre d'un certain respect mutuel et vont même jusqu'à s'offrir de la bière. Comme ils ont épousé leur femme commune le même jour, et bien qu'elle ait séjourné chez chacun d'eux en succession, ils se considèrent comme des co-époux. Il en va tout autrement avec le quatrième mari car, dans ce cas, les trois premiers époux sont d'avis que la femme les a volontairement trompés - surtout celui chez qui elle résidait à l'époque du quatrième mariage - en acceptant qu'un [56] homme membre d'un autre clan que ceux de ses trois premiers époux lui fasse une cour clandestine. Ce mariage est appelée isus kpe, « mariage herbe », car l'amant doit se cacher dans les herbes hautes, akpe, pour faire sa cour et la femme partira une nuit avec lui sans prévenir son mari. Ces mariages sont considérés comme des « vols » d'épouse par les trois premiers maris - mais pas par le père de la femme qui reçoit un prix de la fiancée rendant ce « vol » un mariage parfaitement légal - et ils aboutissent à des antagonismes violents entre les membres des clans impliqués. Ces « vols » d'épouses justifient la ségrégation résidentielle des clans car les hommes disent qu'ils ne pourraient aller travailler aux champs en confiance si d'autres hommes susceptibles d'enlever leurs épouses habitaient le voisinage.

La première conséquence de la polyandrie est donc de diviser et d'opposer les hommes des différents clans. Cependant, cette division n'est pas équivalente pour les aînés et les cadets. La polyandrie a pour effet de généraliser la polygynie tant pour les cadets que pour les aînés mais les premiers, âgés de dix-huit à trente ans, ne réussissent pas à garder leurs épouses avec eux et leur taux de polygynie résidentielle n'est que de 0,76%. comparé au taux supérieur de deux femmes par homme, en résidence chez les hommes dans la quarantaine. La situation matrimoniale se caractérise donc par l'instabilité plutôt que par la privation de vie matrimoniale telle qu'elle existe fréquemment ailleurs pour les cadets en Afrique.

La seconde conséquence de la polyandrie est d'institutionnaliser des rapports de production entre les aînés, pères de filles à marier, et les cadets. Globalement, les hommes sont divisés en quatre catégories d'âge : les garçons de moins de douze ans, anin, les cadets de douze à trente-cinq ans environ, ayira, les adultes entre trente-cinq et cinquante ans, akruga Jia, et les adultes de plus de cinquante ans, akunJia. Les cadets de chaque clan sont regroupés par classe d'âge portant chacune un nom générique et dont les limites sont marquées, au bas de l'échelle des âges, par le début de la participation aux groupes de travail collectif et, au haut de l'échelle, par l'acquisition du statut de chef de ménage. Ces classes d'âge se distinguent principalement par leurs niveaux de productivité différentiels et les groupes claniques constitués sont soumis à l'autorité d'un chef recruté parmi les jeunes adultes ayant quitté le système des classes d'âge.

Cette division en groupes d'âge définit clairement le statut social des cadets, en particulier celui des jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans qui sont soumis aux contraintes les plus exigeantes et qui ont l'âge de contracter leurs trois premiers mariages. Or, la coercition économique qui s'exerce sur ces cadets est fonction de leurs obligations matrimoniales car tous les cadets de chaque clan doivent contribuer ensemble aux prestations d'une journée de houage exigée par chacun de leurs trois futurs beaux-pères. En principe, pour un clan qui comprend soixante jeunes gens, ces prestations exigent environ deux mois sur les quatre que comprend la saison agricole et cela, pendant une quinzaine d'années.

[57] Il s'agit donc d'un surtravail qui a pour principal effet de niveler les différences dans la composition de la force de travail de diverses unités de production. Cette dynamique sociale repose sur la coercition des cadets par les aînés car, à moyen terme, les cadets n'obtiennent pas de contrepartie pour leur travail. Ce n'est qu'après l'âge de trente ans que chaque cadet récupère son investissement de travail auprès de la génération suivante, et ce seulement pour autant qu'il ait des filles à marier.

Du point de vue des femmes, le système matrimonial peut être considéré comme une source de pouvoir car même si elles sont le canal instrumental par lequel leur père accède à la force de travail des cadets, elles conservent l'initiative principale quant au choix du conjoint chez qui elles résident et elles peuvent même attribuer leur progéniture au mari de leur choix en cas de paternité contestée. Le pouvoir des femmes limite toute intervention violente de la part de chacun des époux car la femme peut quitter un mauvais époux en tout temps. La position matrimoniale des femmes a pour corollaire que les hommes tentent de conserver ou d'obtenir des épouses en leur attribuant des privilèges économiques et idéologiques.

Vers vingt ans, les femmes ont accès à des terres, données par leur mari, et comme elles ne houent pas elles-mêmes, elles obtiennent de l'aide des cadets de leur hameau, de leur mari et même de leurs beaux-fils et de leurs amis. De plus, elles reçoivent des produits vivriers pour toute participation aux soins et aux récoltes des cultures des hommes. Les femmes appartiennent à une catégorie économique qui n'est pas directement exploitée et dont le pouvoir économique réel est supérieur à celui des cadets. C'est dans ce contexte social que la pratique du dodo prend toute sa signification sociologique.


Le dodo
et la contestation sociale des cadets


En tant que cadets sociaux, les membres de l'association dodo subissent les pressions sociales des aînés qui contrôlent leur autonomie économique, la distribution de leur travail et leur relation avec les femmes. Selon Rey (1975), ce type de rapports de production s'explique parce que le groupe dominant profite de la division sociale des cadets. Dans ce cas-ci, la division est imposée par la logique du système matrimonial qui favorise l'antagonisme entre les cadets des différents clans et qui restreint les possibilités du choix individuel des épouses par les cadets placés alors en situation de dépendance envers les aînés.

La première conséquence sociale des associations dodo est de combler cette séparation et d'instituer un réseau de relations entre les cadets des divers clans et même avec d'autres ethnies différentes. Le réseau se constitue au moment de la création d'une nouvelle association car les promoteurs auront du être initiés précédemment dans une maison déjà établie. Le réseau [58] est ensuite consolidé et élargi par des visites et des invitations mutuelles aux cérémonies qui présentent habituellement un ou deux danseurs invités. Bien que les rapports entre cadets de clans différents comportent une certaine méfiance car on craint que certains invités ne courtisent les épouses des hôtes, les fréquentations entre ces cadets diminuent les tensions sociales. De plus, ces relations permettent de s'informer à propos de jeunes filles disponibles, de se présenter à ses frères et, peut-être, de commencer à faire sa cour.

D'un autre côté, le culte dodo intervient dans la circulation des femmes entre leurs divers époux car, comme on l'a noté dans la description des cérémonies, le dodo menace les femmes susceptibles de partir chez un nouvel époux. Si, comme dans le cas des trois premiers mariages, le départ de la femme est inévitable puisqu'elle doit séjourner successivement au moins quelques mois chez chacun de ses trois maris, il s'agira alors de tenter de retarder le plus possible le départ de l'épouse. Dans ce cas, le dodo veut favoriser le ménage du mari actuel et lui permettre de conserver la participation de sa femme aux sarclages et aux récoltes. Mais, ce faisant, le dodo s'oppose au groupe des parents de la femme qui voudrait recevoir les prestations restantes en travail du beau-fils que celui-ci doit faire lorsque leur fille s'en va résider pour la première fois chez lui. Ces tensions sont évidemment vécues par les jeunes femmes qui, malgré le dodo, se rendent tout de même chez leur nouvel époux à temps pour que les prestations en travail aient lieu au bon moment.

D'après Sangree (1974. 276), chez les Irigwe voisins :

     It is noteworthy to note that dodo cults in Irigwe, particularly those with organized women's auxiliaries such as the one at Tanu, engage resident wives more deeply in the ceremonial and social life of the husband's section and lineage that would otherwise be.

Chez les Abisi, le dodo favorise la participation tant des filles, membres du groupe agnatique que des épouses en résidence, mais dans le cas de ces dernières, la participation comporte un aspect coercitif qui vise principalement à les obliger à fournir de la bière et des aliments. Chaque femme mariée doit contribuer environ deux à trois fois par année, soit par un pot de bière, soit par une calebasse de haricots ou encore du gruau et du poulet. Ainsi, à chaque saison des pluies, les femmes collectent des feuilles de la plante abak (espèce non identifiée) qu'elles gardent dans leur hutte jusqu'à la saison sèche. Ces feuilles sont utilisées pour couvrir les plats cuisinés destinés au dodo et à marquer ainsi leur contribution. En fait, il s'agit d'une sorte de redistribution puisqu'une part importante des produits contrôlés par les femmes sont le fruit de l'aide unilatérale des cadets qui ont houé leurs lots sans compensation immédiate.

Cette fonction redistributrice du dodo concerne aussi les relations économiques entre les aînés et les cadets et entre ces derniers. À chaque cérémonie, [59] les membres initiés doivent fournir une chèvre et des poules. Cette prestation est en général collective. Un groupe d'initiés qui aura eu droit à une chèvre lors de labours effectués pour aider un aîné pourra avoir laissé cette chèvre chez lui et la revendiquer plus tard lors de la cérémonie. Les initiés qui ne peuvent fournir de la viande et de la bière légitimement obtenue sont incités à s'en procurer clandestinement. Un ex-membre décrit le traitement dont il fut l'objet :

     Nous étions assis dans la hutte et discutions où nous pourrions trouver de la viande. L'un de nous dit : « Je sais où. Je connais un homme qui a une belle grosse chèvre ». Les chefs du dodo ont choisi quatre garçons pour m'accompagner alors que le « policier » m'attacha un licol de chèvre au poignet. Me tenant ainsi, il nous conduisit le soir à la maison de l'homme. Je suis entré dans la case des chèvres avec une lampe de poche. J'ai attaché le licol au cou de la chèvre et je suis sorti de la maison sans réveiller personne. Je suis retourné à la maison dodo avec les autres garçons où on l'a tuée et mangée.

Au mois d'avril 1973, l'administration enregistra trois plaintes pour vol contre des groupes dodo. Des Rukuba de la plaine s'étaient fait voler des paniers de grains qu'ils avaient mis à germer dans la rivière pour préparer la bière d'une cérémonie rukuba. Les autres accusations concernaient la perte d'une chèvre par un Abisi et la disparition d'une vache appartenant à des Peul. L'administration mena une enquête qui ne permit pas toutefois d'inculper les accusés, le secret de l'association obligeant les membres à résister aux pressions de l'administration. Ces vols se font au détriment des aînés qui sont conscients du rôle que joue l'association dodo ainsi que l'illustre le témoignage d'un vieillard :

     Avant, les Abisi ne savaient pas ce que c'était que le dodo mais maintenant la plupart en ont un. Quand il n'y avait pas de dodo, quelqu'un qui perdait quelque chose comme une chèvre ou une poule, il était facile de les retrouver. Celui qui la trouvait cherchait à qui elle appartenait, même s'il s'agissait d'une vache peul ! Maintenant qu'on a le dodo, si quelque chose se perd, on ne peut plus le retrouver. Les ayikirat (aînés de maisonnées) ont tenté d'arrêter le dodo mais les jeunes ne veulent pas.

Il n'est pas surprenant que, suite aux plaintes, ce soit par l'administration locale que la plupart des conflits de l'association dodo furent tranchés. L'administration intervint à plusieurs reprises pour contrôler les excès des sanctions auxquelles sont soumis les membres déviants de l'association dodo. Quelques cas illustreront ces conflits.

Le plus célèbre eut lieu en 1965 et est commémoré lors des cérémonies dodo alors que le chœur des jeunes filles chante en hausa : « Ujatau dan Garba koma gida kana », ce qui se traduit comme suit : « Toi, l'Homme Rouge, fils de Garba, tu as brûlé la maison du dodo, n'en brûle pas d'autres ». Le fils de Garba était alors Makama Abisi, juge de l'administration du Sarkin Piti, le chef administratif. L'expression « Homme Rouge » fait [60] référence à la couleur de peau plus « rouge » des Peul qui contrôlent l'administration gouvernementale. Le juge dut intervenir contre un groupe dodo parce qu'un membre désobéissant avait été condamné à une amende pour infractions aux règles, amende qu'il ne paya pas. Ces règles peuvent être très strictes ; par exemple, si quelqu'un s'assied par inadvertance sur la chaise du chef du dodo, il devra donner une chèvre. On dit même que cette chaise est placée près de la porte intentionnellement pour que quelqu'un se trompe. Dans le cas qui nous occupe, le chef du dodo imposa une sanction physique à l'individu coupable d'avoir refusé l'amende. Il fut attaché à un lit sous lequel on fit un feu pendant que ses cris étaient couverts par le tambour et des chants bruyants. Quand il fut relâché, il alla immédiatement se plaindre au chef administratif malgré les menaces de ses confrères du groupe dodo. C'est alors que le Makama recruta des jeunes gens de son clan, qui sont les seuls à ne pas participer au culte du dodo, et, un soir où les coupables tenaient une cérémonie privée, ils mirent le feu à la maison dodo et brûlèrent le masque. Cette répression de l'administration fut amèrement ressentie par les membres du culte dont la méfiance s'accrût.

Un autre cas relaté eut lieu après que les danseurs masqués eurent frappé durement un jeune spectateur au moment d'une cérémonie publique. Dans ces occasions, les danseurs surexcités menacent toujours les spectateurs avec leur bâton afin qu'ils obéissent au dodo, mais cette fois, ils blessèrent sérieusement le garçon au visage. Le père du garçon porta plainte à l'administration qui intenta un procès condamnant les cinq responsables de l'association dodo locale à être attachés puis laissés au soleil toute la journée.

Ces deux cas illustrent la façon dont l'administration locale entend conserver le monopole de l'usage de la force. Par ailleurs, deux cas de conflits qui furent jugés en 1973 indiquent comment, du point de vue de l'administration, les cérémonies dodo qui revitalisent la vie cérémonielle rivalisent avec les objectifs du « développement économique ». Depuis 1971, l'administration tenta d'implanter des marchés locaux dans quelques localités et en particulier à Warsa, hameau où réside le chef administratif et une colonie de Hausa. Or, comme les cérémonies du dodo attirent de nombreuses personnes et, entre autres, des vendeurs itinérants, l'administration défend que ces cérémonies aient lieu les mêmes jours que le marché afin qu'il n'y ait pas d'alternative. Malgré cette opposition, deux cérémonies eurent lieu un jour de marché en 1974. Ne pouvant se faire obéir par sa propre influence ni utiliser l'aide des hommes forts de son clan ou de la police régionale contre l'ensemble des cadets, le chef administratif dut intimider et réprimander les chefs des clans des associations responsables.

Cette brève analyse de l'association dodo chez les Abisi nous a montré que les cadets abisi pouvaient intervenir au sein de leurs rapports avec les femmes, les aînés et l'administration tant au niveau de la circulation des richesses que de la circulation matrimoniale. Dans ce contexte, le secret qui entoure les activités de l'association dodo sert moins à conserver un [61] pouvoir dominateur qu'à contester l'ordre établi. Cependant, ce secret est tout à fait relatif car la plupart des aînés furent eux-mêmes des membres du dodo et donc en connaissent les secrets et, aussi parce que les femmes ne sont pas nécessairement dupes des menaces du dodo comme l'exprime l'une d'elles :

Les gens disent que le dodo est un esprit mais moi je sais quand c'est mon mari qui est masqué. Cela fait cinq ans que je vis avec lui et je vois bien que le danseur boite comme lui.

Cette affirmation ne nous permet pas de nier que certaines femmes puissent accepter l'interprétation donnée par les membres de l'association mais ceci indique simplement que d'autres femmes ne sont pas dupes et acceptent de jouer le jeu.


RÉFÉRENCES


ARNETT E.

1908.     Zaria Prof., National Archives Kaduna, no 2933.

CHALIFOUX J.-J.

1979. « Polyandrie et dialectique communautaire chez les Abisi du Nigéria ». Anthropologie et Sociétés, 3, 1 : 75-127.

1980. « Secondary marriage and levels of seniority among the Abisi (Piti), Nigeria », in Women with many husbands : Polyandrous alliance and marital flexibility in Africa and Asia, numéro spécial de Journal of Comparative Family Studies, XI, (3) : 325-334.

GUNN H.D.

1953.   Peoples of the Plateau Area of Northern Nigeria. London : Oxford University Press for International African Institute.

1953. Pagan Peoples of the Central Area of Northern Nigeria. London : Oxford University Press for International African Institute.

MEEK C.K.

1931.   Tribal Studies in Northern Nigeria, Vol. I et II. London : Kegan Paul, Trench, Trubner and Co.

REY P. Ph.

1975.     « L'esclavage lignager chez les Tsangui, les Punu et les Kuni du Congo-Brazzaville. Sa place dans le système d'ensemble des rapports de production », in L'esclavage en Afrique précoloniale, C. Meillassoux (Éd.), Paris, Maspéro : 509-528.

SANGREE W.H.

1974.     « The Dodo cult, witchcraft, and secondary marriage in Irigwe, Nigeria », Ethnology, XIII, (3) : 261-278.

SMITH M.G.

1953. « Secondary marriage in Northern Nigeria », Africa, XXI 1 : 298-323.


WARSA PITI 

D'après un dessin de John Ibrahim, 5/4/73

ABISI UGURZA 

D'après un dessin de John Ibrahim, 4/4/73



[1]    Ce que j'appelle rhombe est nommé azurfa, on le fabrique avec une tige de sorgho d'environ 30 centimètres dans laquelle on pratique deux longues fenêtres latérales et place transversalement un court bâton vibrateur. Cet instrument est manipulé à l'aide d'une corde d'un mètre de longueur et sert à communiquer par un ton sourd les intentions du dodo aux épouses qui ne peuvent jamais le voir. Ce rhombe est appelé l'« épouse » d'un autre instrument, l'ibid, avec lequel on communique avec les femmes sur un ton haut. il s'agit d'un instrument à vent fabriqué dans un tronçon de roseau d'une trentaine de centimètres dont l'une des extrémités est couverte d'une toile d'araignée fixée avec de la salive et dans laquelle on souffle par une fente latérale. Le sifflet du dodo, isuruwa adodo, est une pièce de bois triangulaire d'environ huit centimètres percée de deux trous, on l'utilise pour appeler le dodo.

[2]    D'autres objets peuvent remplacer cette croix comme l'indiquent les dessins annexés.

[3]    Par exemple, on assure que si un père ne veut pas que sa fille épouse un homme qu'il n'aime pas, il peut dire : « J'aime mieux mourir que de voir ma fille épouser cet homme ». Si, sous l'influence de ses frères, il revient sur sa décision, il doit boire du mi ikan avant que sa fille épouse son fiancé s'il ne veut pas mourir.

[4]    On dît que si une violente dispute éclate entre frères et qu'on se menace de mort par la foudre ou par morsure de serpent, le soir venu les frères devront s'asseoir ensemble et partager une calebasse de mi ikan afin de tout réparer.

[5]    On raconte que si quelqu'un se fait voler, il peut dire : « Quand il tonnera, que la foudre frappe le voleur ». Celui-ci peut se protéger contre la foudre en buvant du mi ikan pour ne pas mourir.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 4 novembre 2010 11:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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