RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean COPANS, “Lévi-Strauss face à Rousseau.” (1979)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean COPANS, “Lévi-Strauss face à Rousseau.” Un texte publié dans LE SAUVAGE À LA MODE, pp. 27-94. Textes réunis et présentés par Jean-Loup Amselle. Paris: Les Éditions du Sycomore, 1979, 262 pp. [M. Jean-Loup Amselle nous a accordé, le 20 juillet 2021, son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Jean COPANS, “Lévi-Strauss face à Rousseau.”

Anthropologie et idéologie

Questions problématiques

Cette lecture des rapports entre Lévi-Strauss et Rousseau est née à l’occasion de cours sur l’œuvre de l’anthropologue et ses critiques, donnés à l’Université de Picardie en 1971-72 et 1972-73. Deux points nous avaient frappé à l’époque : le silence général des critiques sur ce [32] problème (à l’exception brillante et décisive de J. Derrida [1]) ; l’incongruité d’un discours pseudo-rousseauiste chez un arm-chair anthropologist. Par ailleurs les remarques de J.-L. Lecercle et de M. Duchet [2] donnaient au Rousseau politique une consistance qu’il était impossible de passer sous silence. Ce n’est qu’au moment de la rédaction de ce texte — dans le cadre de cet ouvrage collectif — que nous avons lu et tiré profit des analyses de l’Américain S. Diamond [3]. Cet article contient un certain nombre de citations et quelquefois des extraits assez longs. Ce procédé de l’explication de texte nous a paru indispensable pour signaler les détournements et les censures de sens.

Je tiens à analyser ici un aspect de l’idéologie de Claude Lévi-Strauss. Cet aspect que l’on peut qualifier de néo ou de pseudo-rousseauiste, est le point de départ, direct et indirect, d’une idéologie de l’exotisme assez populaire à l’heure actuelle en France. Il va sans dire que le destin de cette idéologie, médiatisée par la nouvelle ethnologie, est indépendant des idées et opinions premières de Lévi-Strauss.

Cette analyse d’une idéologie scientifique tient à dépasser les procédés mécanistes et sommaires d’un L. Althusser ou d’un H. Lefebvre [4].

Le néo-rousseauisme de Lévi-Strauss, à deux exceptions près (à notre connaissance) n’a jamais été remis en cause. La littérature, critique ou non, sur l’anthropologue français est de plus en plus importante mais le silence sur le sens réel des rapports entre Lévi-Strauss et Rousseau nous a paru significatif [5]. De fait, la plupart [33] des commentateurs emboîtent le pas à l’anthropologue sur ce point, la caution de M. Foucault n’étant pas des moindres [6].

Eclairer le Rousseau de Lévi-Strauss n’est pas l’occasion d’une recherche universitaire de vérification des sources. Il s’agit pour nous d’esquisser le Rousseau de Lévi-Strauss et par là même de dévoiler le système idéologique, proprement lévi-straussien, que cette référence permet de fonder.

En éliminant la politique (l’inégalité, le contrat) de Rousseau, Lévi-Strauss aseptise totalement le philosophe le plus politique du XVIIIe siècle (de l’avis même des commentateurs de toutes opinions [7]). Ce mouvement interprétatif éclaire donc profondément « l’idéal idéologique » de l’anthropologue lorsqu’il parle de son objet, de sa méthode et de sa théorie. Il en dit beaucoup plus à notre avis que tous les textes concernant la scientificité du structuralisme.

Chacun a le droit de lire et de choisir ses ancêtres. En prolongeant Rousseau, tout en le censurant par ailleurs, Lévi-Strauss révèle sa méfiance de l’action historique et de la critique politique des institutions existantes. Il justifie « scientifiquement » les thèmes de l’écologisme (le petit groupe, la nature, l’ailleurs), nouvelle forme insidieuse de l’idéologie dominante.

La position de Lévi-Strauss

Le succès du structuralisme dépasse de loin la seule personne de Lévi-Strauss. C’est un phénomène ambigu, contradictoire et qui n’a l’unité qu’on lui prête que dans le discours qu’on tient sur lui. Mais les « structuralistes » se sont laissé aller à ce doux succès sans trop rechigner. Pourquoi ce développement d’une idéologie scientiste ? Plusieurs raisons à cela sans que nous rentrions dans les détails :

- La « compromission » définitive de l’existentialisme sartrien avec une certaine pratique politique autour des années 60.

- Un renouveau du marxisme qui se veut scientifique et non plus idéologique.
[34]

- Un développement historique et social qui suscite des idéologies de la communication (informatique et télévision) et de la technologie sociale (planification, cols blancs, rôle de la science).

Ces raisons, à la fois positives et négatives, vont favoriser les idéologies et les constructions théoriques qui tournent le dos au sens de l’histoire, à l’intervention consciente des acteurs historiques (voir Althusser par exemple). On sait ce que Mai 68 signifie pour toute cette configuration gaullienne [8].

Avec les années 70 une espèce de post-structuralisme s’annonce.

De même on perçoit un léger changement des formes idéologiques de la domination impérialiste. Où se situe Lévi-Strauss dans cette nouvelle conjoncture ?

- Il est devenu le plus grand ethnologue mondial. Il est le créateur du structuralisme anthropologique et l’inspirateur, en partie involontaire, d’une idéologie pan-structuraliste et pan-scientiste.

- Il est également l’inspirateur profond des critiques de la nouvelle ethnologie post-structuraliste française. Ses disciples, pourtant plus ou moins renégats, vont devenir volontairement ou non les porteurs — les pasteurs ? — d’une nouvelle idéologie. Ce ne sont plus la méthode et les opérateurs logiques de l’esprit humain qui fondent une vision du monde. Au contraire, c’est le petit monde du terrain (et l’ethnologue en fait partie) qui occupe les devants de la scène : ce sont les vertus de l’objet plus que celles du sujet qui comptent.

Comme l’explique J. Mosconi : « S’il y a identité structurelle entre toutes les formes d’organisation, comment expliquer l’espèce de dégénérescence du modèle théorique que nous présente notre société ? Si l’anthropologue a des raisons théoriques de préférer considérer les sociétés primitives, d’où viennent les précautions qui en accompagnent l’exposé, et pourquoi faut-il les doubler d’une valorisation affective ou esthétique du primitif, la justification dernière d’une problématique de l’origine étant assumée par “la grandeur indéfinissable des commencements” ? », in « Analyse et Genèse : regards sur la théorie du [35] devenir de l’entendement au XVIIIe siècle ». Cahiers pour l’analyse, n° 4, sept.-oct. 1966, pp. 45-82.

- Or, ces disciples-renégats s’inspirent, pour ce discours, de la tradition anthropologique et notamment de celle que véhicule Lévi-Strauss. La crise actuelle de l’impérialisme sécrète ce besoin d’un éloge de l’autre (à la fois fuite de son réel et appropriation de celui d’autrui). Le discours de Lévi-Strauss préfigure et permet cette lecture dans la mesure où le chercheur a construit explicitement et consciemment une image de son regard et de son objet. C’est ce pseudo-rousseauisme qui va devenir la matrice — lointaine certes — de ces nouvelles « liaisons dangereuses ».

- Ce discours qui se veut critique de l’Occident (à domicile et dans ses œuvres) est un éloge de la « primitivité « ''du retour à la nature. Les éléments fondamentaux de ce discours se trouvent déjà chez Lévi-Strauss bien que ces ethnologues déclarent hautement ne plus s’en inspirer. Le Lévi-Strauss idéologue devient de plus en plus connu. Son entrée à l’Académie française, ses diverses consécrations officielles, donnent à sa parole de savant, de sage et d’idéologue, une nouvelle force. Le pseudo-rousseauisme parle « aux masses ».

- Nous arrivons ainsi à la question centrale de notre étude : pourquoi Lévi-Strauss a-t-il eu besoin de Rousseau ? Qu’on se serve de Lévi-Strauss et de son pseudo-rousseauisme dans la conjoncture que j’ai évoquée est une chose. Les raisons de ce rapport volontaire et construit à Rousseau en sont une autre. L’explication de ce rapport nous semble d’autant plus importante qu’aux milliers de pages consacrées au structuralisme « scientifique » ne correspondent que quelques allusions au côté rousseauiste de Lévi-Strauss, comme si ce phénomène non seulement allait de soi mais de fait ne soulevait aucun problème.

Or, il y a un problème, un double problème : pourquoi Lévi-Strauss qui est un arm-chair anthropologist, comme Frazer ou Mauss, a-t-il besoin de Rousseau pour fonder et son projet et sa méthode d’anthropologie ? Pourquoi son interprétation mutile-t-elle Rousseau au point de masquer la relation centrale du philosophe à l’analyse politique ?

La réponse à ces deux questions débouche sur une mystification idéologique, sur un détournement de sens. Elle montre comment Lévi-Strauss place son objet hors de l’histoire afin de mieux parler à sa place.

[36]

La place idéologique
du pseudo-rousseauisme


Il faut distinguer, de façon un peu formelle et rapide, les divers éléments, niveaux ou styles, au sein de ce que nous appelons par commodité l’idéologie de Lévi-Strauss. La logique de cette idéologie est complexe car ses différents compartiments se répondent les uns aux autres et se retrouvent sous des formes déformées. Nous ne décrirons pas le détail de cette idéologie car l’essentiel en est connu. Bien sûr, notre perspective d’ensemble implique une telle analyse totalisante et c’est volontairement que nous prenons ici une vue limitée. Mais en aucun cas nous ne voulons réduire l’idéologie lévi-straussienne à un pur et simple néo (pseudo)-rousseauisme.

D’après nous, l’idéologie lévi-straussienne se découpe en cinq niveaux d’importance et de fonction inégales. Les nombreuses exégèses et descriptions de la pensée de l’anthropologue s’accordent en gros sur l’essentiel, mais il serait intéressant, pour celui qui en aurait le temps, de voir quels sont les niveaux qu’on décrit et quels sont ceux qu’on oublie. Voici ces cinq niveaux, brièvement décrits :

1. L’idéologie scientiste générale : c’est le discours sur la classification des sciences, sur la place de l’anthropologie, sur la nature du savoir scientifique. C’est le niveau de l’objectivité et de l’objectivation scientifique.

2. L’idéologie de la méthode structurale : c’est celle de l’efficacité d’un certain type d’analyse. C’est le niveau par excellence des discours idéologiques sur le structuralisme. C’est l’éloge du fondement rationnel de la pratique.

3. L’idéologie du sens et du non-sens : ici se mélangent en un faisceau équivoque, une esthétique du sensible et une rationalité de l’inconscient. C’est le lieu du discours sur l’homme ou sur l’esprit. C’est la forme métaphysique d’une science qui se veut pourtant pure.

4. L’idéologie néo ou pseudo-rousseauiste : c’est l’image de la vocation anthropologique dans son rapport à l’objet concret, au terrain. C’est l’idéologie du regard et de l’autre. C’est le lieu de fondation de la tradition anthropologique (de et pour Lévi-Strauss).

5. L’idéologie de la position sociale et de son bon sens : c’est le lieu des allusions au monde où nous vivons, c’est par définition le résidu de l’événement : la peur de Mai 68 ou la recherche des consécrations. C’est la parole du savant en tant qu’institution.

Peut-être y aurait-il d’autres niveaux à définir, mais il nous semble que l’essentiel est là. Bien sûr, tout se tient et nous pourrions dire, en paraphrasant le maître, qu’il y a là autant de transformations. Je ne crois pas que ce soit le cas, car, par définition, la cohérence des idéologies, fût-elle d’un chercheur, est une illusion. Illusion pour le [37] chercheur, illusion pour autrui. Il ne nous concerne pas ici de montrer l’illusion de cette cohérence, mais cela dit, ces niveaux (ou éléments) ont leur raison d’être propre et on ne peut les réduire à l’un qui, en tant qu’instance référentielle, serait plus important que les autres. Le passage de la dominance de l’ensemble 1 - 2 - 3 à celle de l’ensemble 3 - 4-5 dans l’image idéologique de Lévi-Strauss, montre ce que la conjoncture et la nécessité de l’idéologie dominante peuvent faire d’un tel ensemble, apparemment hétéroclite. Il est entendu, une fois de plus, que ces niveaux sont donnés quasi immédiatement. Je parle de l’usage qu’on en fait ou que Lévi-Strauss aime qu’on en fasse.

Cette structure idéologique fait donc partie de son œuvre, non seulement par principe, mais aussi parce qu’elle est présente (et même omniprésente) consciemment. Ainsi la référence à Rousseau est parfaitement visible et fait partie des niveaux 2, 3 et 4. C’est d’ailleurs cette volonté de faire de Rousseau un structuraliste avant la lettre (et non seulement un précurseur et un fondateur de l’anthropologie) qui nous fait penser à une espèce de supercherie. À trop mettre en avant sa filiation avec Rousseau, Lévi-Strauss se rend suspect dès le début.



[1] De la grammatologie, op. cit.

[2] J.-L. Lecercle, Introduction et commentaires aux éditions De l’inégalité parmi les hommes. Du contrat social, et de l’Émile (Editions sociales, 1954, 1955 et 1958) ; — M. Duchet, op. cit.

[3] In search of theprimitive - a critique of civilization, Transaction Books, N. J. 1974. Au moment de la correction des épreuves, nous prenons connaissance de l’étude de Timothy O’Hagan qui est plus une comparaison qu’une confrontation détaillée de nos deux auteurs. Voir « Rousseau : conservative or revolutionary. A critique of Lévi-Strauss », Critique of Anthropologv, vol. 11, 1978, pp. 19-38.

[4] Voir L. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), F. Maspero, 1974 ; — H. Lefebvre, l'Idéologie structuraliste. Le Seuil, 1976.

[5] Voir les travaux de B. Scholte, E. Leach, I. Rossi, V. Simonis, J. Pouillon, D. Sperber, M. Marc-Lipiansky, C. Backès-Clément, O. Paz, T. et E. Hayes, A. Schaff, C. Geertz, B. Delfendhal, etc.

[6] Dans les Mots et les choses, Gallimard, 1966.

[7] Voir les travaux de J. Roger, J.-L. Lecercle, M. Duchet, R. Derathé, S. Cotta, P. Burgelin, M. Launay, J. Starobinski, G. della Volpe, J. Morel, A. Lovejoy, R. Hubert, etc.

[8] Voir l’article de F. Furet, « les Français et le structuralisme », in Preuves n° 192, février 1967 et A. Schaff, Structuralisme et marxisme, 1974, notamment page 11. Pour une analyse plus particulièrement centrée sur les théories de l’anthropologie, on se reportera à nos deux études : « les Tendances de l’anthropologie française », in Questions à l'anthropologie française, P.U.F., 1976, pp. 45-60 ; et « À la recherche de la théorie perdue : marxisme et structuralisme dans l’anthropologie française », Anthropologie et sociétés, vol. I, 3, 1977, pp. 137-158.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 11 septembre 2021 18:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref