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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre Dandurand, “Les rapports ethniques dans le champ universitaire.” Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 27, no 1, 1986, pp. 41-77. Québec: Les Presses de l'Université Laval. [Autorisation accordée par Mme Renée B.-Dandurand, veuve de l’auteur, le 18 février 2004.] Introduction
De même qu'au XIXe siècle la manufacture fut l'institution de base d'un capitalisme naissant, l'université, selon certains sociologues, serait l'institution-type de la société post-industrielle. [1] Ce qui se comprend évidemment par la centralité de la science dans ces sociétés et par la contribution de l'université à l'élaboration et à la diffusion des connaissances scientifiques. Cependant, le rôle du système universitaire est plus complexe et s'articule, entre autres, autour de sa fonction plus large d'instance de formation et de reproduction des classes dirigeantes. L'appareil universitaire réalise cette fonction par l'élaboration, la conservation, la légitimation des modèles culturels, qui eux-mêmes renvoient à la valorisation des modes de connaissance et à la constitution d'une culture dite noble et savante. Il le joue aussi parce qu'à travers ses mécanismes d'élection-sélection, il contrôle pour une bonne part l'accès aux postes de pouvoir dans les sphères économiques, politiques et culturelles. Que ce soit parce qu'elle permet une appropriation des connaissances scientifiques ou l'acquisition d'une formation de pointe, que ce soit par son pouvoir de légitimer les modèles culturels, que ce soit par son contrôle de l'accès à des postes de pouvoir, l'université, on le comprend aisément, est un des instruments essentiels à la reproduction des classes dominantes. [2] Mais elle assure aussi très clairement la même fonction dans les rapports de pouvoir entre les sexes. Même si, au niveau universitaire, la situation des femmes s'est modifiée considérablement depuis la réforme scolaire des années 1960, leur égalité d'accès à l'université n'est pas chose faite et demeure ainsi un enjeu important des mouvements féministes. [3] Dans les sociétés multiethniques, le champ universitaire est aussi le lieu de luttes souvent très importantes entre les groupes ethniques, qui visent une amélioration ou le maintien de leur position dans la structure sociale. Par ailleurs, à l'étude déjà complexe des rapports ethniques s'ajoute ce qu'on pourrait appeler le vecteur national. Celui-ci est toujours présent dans la question universitaire, dans la mesure précisément où ces institutions constituent des instances de développement et d'affirmation d'un patrimoine culturel. Cependant, dans les sociétés dépendantes et pluriethniques, cet aspect prend un relief particulier : l'affirmation nationale ne trouve le plus souvent à s'exprimer qu'à travers le champ culturel et politique et, par ailleurs, un groupe tend à se présenter comme le seul dépositaire d'une légitimité nationale. Il revendique en conséquence le contrôle des mécanismes clés de sa reproduction et de son affirmation, dont l'appareil scolaire et particulièrement les « hauteurs » de cet appareil, l'enseignement universitaire. Les luttes ethniques pour le contrôle de l'appareil scolaire jalonnent l'évolution historique du Québec et du Canada. Bien plus, elles en marquent souvent les temps forts. Le compromis qui, sur ce plan, a rendu possible une certaine « paix scolaire »a consisté, comme on le sait, en l'instauration d'un système en réalité bicéphale, avec d'une part les écoles protestantes (anglaises) et de l'autre les écoles catholiques (françaises). La réforme des années 1960 n'a pas su dans l'immédiat briser ce compromis. Mais l'attribution de la responsabilité de la question scolaire au Ministère de l'éducation, la centralisation de la gestion, le mouvement de revendication nationale porté par la classe politique, ont depuis remis presque constamment à l'ordre du jour, soit par des tentatives de restructuration scolaire, soit par des lois sur la langue d'enseignement, la position des francophones, des anglophones et des allophones dans le champ de l'éducation. [4] Au niveau de l'enseignement supérieur, le Québec a connu un essor et une modernisation considérables dans la période d'après-guerre, qui ont particulièrement touché le réseau francophone et qui se sont inscrits presque « naturellement »dans un mouvement de revendication nationale. Cependant, on doit reconnaître que le réseau anglophone, qui occupait une place privilégiée, continue de tenir une position fort importante au tournant des années 1980. Les quelques études dont nous disposons montrent d'emblée la position exceptionnelle occupée historiquement, en particulier par McGill. Même si la proportion d'anglophones au Québec se maintient autour de 20% depuis plusieurs décennies, les universités anglophones ont, entre les années 1936 et 1975, octroyé 41% des diplômes accordés dans les universités québécoises, 64% des diplômes de 3e cycle, 68.5% des diplômes en sciences, 45.9% des diplômes en administration, 41.1% des diplômes en génie. [5] Plus récemment, soit 1982, elles produisaient encore près de 40% des diplômés de 3e cycle, dont 50% de ceux en sciences pures et appliquées, et plus de 45% des diplômés en administration au 2e cycle, alors qu'elles ne regroupaient que 26% des effectifs étudiants. [6] Ces traits caractéristiques des universités anglophones marquent bien comment se trouvent développés, dans ce réseau, ce qu'on pourrait appeler les hauts lieux du champ universitaire : importance de l'enseignement doctoral, de l'enseignement des sciences et de la formation en administration et en sciences appliquées (génie). Au cours des deux dernières décennies, les positions des anglophones et des francophones, dans le champ universitaire, se sont fortement modifiées, par suite notamment des changements de leurs positions dans la division ethnique du travail. Cependant, ces modifications sont aussi le fait de l'intervention de l'État. Les dépenses étatiques au titre de l'enseignement universitaire ont été multipliées par dix entre 1961 et 1976, passant de 73 à 734 millions. [7] Malgré cela, le taux de scolarisation des jeunes Québécois d'âge universitaire était encore, en 1977-1978, un des plus faibles au Canada, celui des francophones demeurant de beaucoup inférieur à celui des anglophones. [8] Tout compte fait cependant, les mesures politiques ont aidé le réseau francophone à se développer. La situation du réseau anglophone est devenue, par contre, plus précaire. En effet, alors qu'autrefois les universités anglophones trouvaient leur support dans leur communauté et auprès des milieux des affaires et de l'industrie, leur sort est maintenant plus directement remis entre les mains de l'État québécois et des politiques gouvernementales. [9] De plus, le milieu anglo-protestant, pour maintenir ses institutions, continue à être tributaire des clientèles allophones et aussi, phénomène un peu surprenant, francophone, comme nous le verrons. Enfin, la loi 101 risque entre autres de tarir une de leurs sources importantes de recrutement : les étudiants allophones. [1] Voir là-dessus particulièrement, Daniel BELL, « Notes on the post-industrial society », dans : E. MARVIN, Power in Societies, New York, MacMillan, 1970 ; Alain TOURAINE, Université et société aux États-Unis, Paris, Seuil, 1972 ; La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969. [2] Dans une étude antérieure, nous avons d'ailleurs montré comment l'enseignement supérieur québécois avait contribué au développement et à la reproduction élargie de ces classes, en particulier des moyenne et petite bourgeoisies. Voir : Pierre DANDURAND, Marcel FOURNIER et Léon BERNIER, « Développement de l'enseignement supérieur, classes sociales et luttes nationales au Québec », Sociologie et sociétés, XII, 1, 1980 : 101-131. Voir aussi : Louis MAHEU, L'université québécoise francophone et le changement social : un essai en sociologie comparative, Département de sociologie, Université de Montréal, 1981. On notera par ailleurs qu'il n'y a que très peu de recherches sur le thème éducation/rapports ethniques. L'étude qui se rapproche le plus de la nôtre est celle menée par Ann B. DENIS auprès d'étudiants de niveau collégial : « Educational aspirations of Montreal post-secondary students : Ethnic, sex and social class differences », dans : Jean Leonard ELLIOTT, Two Nations, Many Cultures. Ethnic Groups in Canada, Scarborough, Prentice Hall, 1979 : 86-98. [3] Une analyse de la place des étudiantes a été faite à partir des mêmes données que celles utilisées ici ; voir : Léon BERNIER et Isabelle PERRAULT, Les études universitaires au féminin, Département de sociologie, Université de Montréal, 1980. Voir aussi : Francine DESCARRIES-BÉLANGER, L'école rose... et les cols roses, Montréal, Saint-Martin, 1980. [4] Voir : K. McROBERTS et D. POSGATE, Développement et modernisation du Québec. Montréal, Boréal Express, 1983, chapitre 7 ; Henry MILNER, La réforme scolaire au Québec, Montréal, Québec/Amérique, 1984. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] [5] G. GIRARD, J.-C. OTIS et N. PROULX, Le stock des ressources humaines hautement qualifiées du Québec et la production des universités québécoises, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1978. (« Études et recherches de l'Office de la langue française », 2.) [6] Jean-Pierre DUFORT, Diplômés 1982, Gouvernement du Québec, Ministère de l'éducation, Direction des études économiques et démographiques, 1994, tableaux 9, 10.1, 10.2, 10.3. [7] Clément LEMELIN, La répartition des coûts de l'enseignement universitaire, Gouvernement du Québec, Ministère de l'éducation, Conseil des universités, 1980, pp. 5-7. (« Dossier », 4.) [8] L'éducation au Canada, Ottawa, Statistique Canada, 1979, Cat. 81-229, tableau 22, p. 87. [9] D. CLIFT et S. McLEOD-ARNOPOULOS, Le fait anglais au Québec, Montréal, Libre expression, 1979.
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