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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Christian Deblock, Bernard Élie et Nicolas Marceau, Les interventions de l'État dans l'économie et l'encadrement des marchés. Ce texte a été réalisé dans le cadre du Groupe de discussion économique du Protocole UQAM-CSN-CSQ-FTQ, à l'hiver 2003-2004, 15 pp. [M Deblock nous a accordé le 23 juin 2003, l’autorisation de diffuser ses publications, en texte intégral et en libre accès à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

Christian DEBLOCK, Bernard ÉLIE
et Nicolas MARCEAU
 [1]


Les interventions de l'État dans l'économie
 et l'encadrement des marchés
.

Ce texte a été réalisé dans le cadre du Groupe de discussion économique du Protocole UQAM-CSN-CSQ-FTQ, à l'hiver 2003-2004, 15 pp.

Introduction [1]

1. La mise en place d’une infrastructure institutionnelle [2]
i. Le cadre légal [2]
ii. Le jeu de la concurrence [3]
iii. Les codes et standards [4]

2. La correction des ratés du marché (efficacité) [5]
i. L'existence de biens publics [6]
ii. La présence d'externalités [7]
iii. L'existence de monopoles naturels [9]
iv. L'information asymétrique [10]
v. Le développement économique, la stratégie et les fluctuations macroéconomiques [12]

3. La redistribution des ressources (l'équité) [12]

4. À titre de conclusion [14]

Pour en savoir plus [15]


Introduction

Le rôle de l'État est indispensable dans une économie de marché. Quoi qu'en disent les tenants du marché à tout prix, le marché est loin d'être parfait et de constituer la meilleure solution sociale et économique. L'État a à réguler le marché et son intervention ne doit pas s'inscrire uniquement dans une perspective de court terme et de stricte efficacité économique. Contrairement au marché, l'action de l'État se situe aussi dans le long terme et doit prendre en compte des critères qui dépassent une analyse économique de courte vue.

L'allocation des ressources dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la recherche, des arts et de l'environnement ne peut pas relever que d'une analyse éphémère d'efficacité en termes de coûts et de bénéfices. L'État, qui est la première institution de la société, a pour mission fondamentale de maintenir une cohésion sociale, laquelle repose en grande partie sur la justice distributive, sur la répartition équitable des fruits de l'activité économique.

Les gouvernements agissent sur l'économie de multiples façons. L'intervention gouvernementale sert plusieurs objectifs et il n'est donc pas surprenant qu'elle prenne diverses formes (taxation, dépenses et réglementation). La frontière entre l'intervention et la non-intervention de l'État va varier en fonction des fondements idéologiques du parti au pouvoir. Le courant libéral, actuellement en vogue, est anti-intervention par principe, le marché, le privé, est a priori la meilleure solution.

Le but du présent texte est de répliquer au discours économique dominant sur le terrain de la théorie économique. Cette approche est complémentaire aux critiques [2] idéologiques. Il s'agit donc de fournir des arguments pour contrer le discours du tout-au-marché.

Trois raisons sont habituellement invoquées pour expliquer et/ou justifier l'intervention des gouvernements dans l'économie : la mise en place d'un cadre légal, la correction des ratés du marché et la redistribution de la richesse. Dans plusieurs cas, l'intervention de l'État s'exerce à travers les services publics.

1. La mise en place
d'une infrastructure institutionnelle

La naïveté de certains tenants inconditionnels du marché (les intégristes ou les fanatiques du marché dénoncés, en autres, par Jacquard et Stiglitz), est de croire qu'il est possible de mettre en place une économie dite « de marché », sans cadre légal, sans État de droit. Les Russes, comme bien d'autres citoyens des pays « émergents », sont là pour en témoigner. Il ne peut y avoir de fonctionnement adéquat des marchés sans état de droit et ni sana encadrement institutionnel des marchés.

i. Le cadre légal

Pour un gouvernement, mettre en place un cadre légal signifie prendre des mesures et investir des ressources de telle sorte que les droits de propriétés soient clairement définis, protégés et respectés. Le rôle de mise en place du cadre légal est souvent décrit comme le « rôle minimal » des gouvernements. [2] Ce cadre légal doit également inclure les règles du jeu entre les agents économiques : tous égaux devant la loi (en principe). Un cadre légal adéquat facilite, en effet, l'échange puisqu'il réduit les coûts de transaction en réduisant la possibilité de différend entre les parties et le besoin de négociation qui en découlerait. Le cadre légal permet aussi de créer un climat plus propice à l'investissement, parce que moins arbitraire. L'investisseur a alors l'assurance du respect de règles claires et d'une plus grande certitude de récolter le fruit de ses [3] efforts. Bref, un système de droits favorise l'activité économique. Le champ légal est vaste, il couvre aussi bien les normes minimales du travail que les règles dans un secteur précis de l'économie, la loi des banques par exemple.

L'encadrement institutionnel des marchés ne se limite toutefois pas simplement à la mise en place d'un système de droit. Dans deux autres domaines, l'intervention publique est également nécessaire : celui de la concurrence et celui des normes et standards.

ii. Le jeu de la concurrence

Il est admis depuis fort longtemps (et largement reconnu) par les économistes que l'idéal de la libre-concurrence n'est pas de ce monde et que l'on ne peut se fier aux seuls intérêts privés pour atteindre le bien commun. Déjà, Adam Smith (à la fin du XVIIIe siècle) nous mettait en garde autant contre les tendances naturelles du marché au monopole, de même que contre ceux (industriels et marchands) qui se portent à la défense de l'intérêt commun alors même qu'ils ne recherchent que leur propre intérêt. Dans les deux cas, l'établissement de règles claires s'impose, au nom de l'intérêt commun, mais aussi au nom même de la concurrence.

En matière de concurrence, il convient de le rappeler, le Canada s'est doté d'une politique de la concurrence avant les États-Unis. Et ce ne sont pas tous les pays qui, aujourd'hui, disposent d'une politique de la concurrence. Dans les Amériques, les deux tiers des pays n'en n'ont pas, ce qui ne contribue certainement pas au bon fonctionnement des marchés. Depuis deux décennies, les politiques de la concurrence ont été, tant au Canada qu'aux États-Unis, considérablement assouplies, sous l'influence d'ailleurs de théories des marchés contestables, et, mondialisation oblige, les priorités ont été réorientées, l'intérêt du consommateur passant désormais derrière l'établissement d'entreprises de taille mondiale. Cela dit, il convient malgré tout de noter, premièrement, que les politiques de la concurrence visent toujours à prévenir et à [4] éliminer les abus de position dominante sur les marchés, comme c'est le cas par exemple de Microsoft ; deuxièmement, qu'elles visent à empêcher l'apparition sur les marchés de situations préjudiciables aux intérêts des consommateurs, les cartels et la collusion des prix par exemple ; et, troisièmement, que si les règles internationales sont pour le moment défaillantes, une coopération étroite existe entre les autorités nationales de la concurrence pour surveiller de près les fusions et acquisitions à l'échelle internationale et, le cas échéant, bloquer toute fusion qui aurait pour effet d'établir des monopoles de fait sur les marchés.

Si la surveillance étroite de la concurrence sur les marchés constitue l'une des prérogatives importantes de l'État, cette surveillance s'étend également au fonctionnement même des marchés, de même qu'à leur transparence. Cette surveillance passe par certaines obligations, dont celle pour les entreprises de suivre les normes comptables en vigueur ou encore celle de produire certaines informations de base aux actionnaires, aux investisseurs et aux employés, et, dans de nombreux secteurs, ceux de la finance notamment, par le respect de certaines règles qui visent à prévenir certaines pratiques condamnables comme les conflits d'intérêt, les délits d'initiés, la corruption, les rentes de situation, les sur-rémunérations des dirigeants ou encore les détournements de biens publics. Les scandales à répétition de ces derrières années, aux États-Unis en particulier avec les affaires Enron, Tyco ou encore WorldCom, mais aussi en France avec Total, Vivendi, en Italie avec Parmalat, montrent bien la nécessité d'avoir des règles rigoureuses, mais aussi à quel point le laxisme des autorités de surveillance peut conduire rapidement à ce que Joseph Stiglitz (2003) a appelé un « capitalisme de connivence ».

iii. Les codes et standards

Enfin, l'intervention des gouvernements est requise dans un troisième domaine : celui des normes, codes et standards. Depuis quelques années, on assiste, tant au plan national qu'au plan international, à une véritable prolifération de codes. Ces codes visent d'une manière générale à introduire certaines règle de déontologie, que ce soit dans les [5] relations entre les entreprises, leurs employés, leurs clients et leurs fournisseurs, ou entre celles-ci et le pays d'accueil, de même que certains standards dans la production des biens, certains principes en matière d'environnement ou encore certaines règles prudentielles dans la gestion des actifs. Les codes peuvent être divisés en cinq grandes catégories, selon qu'ils relèvent (1) des entreprises elles-mêmes, (2) d'associations professionnelles, (3) d'une action concertée entre les associations et les gouvernements, (4) des organisations ou des institutions internationales, et (5) d'une action concertée entre les associations professionnelles, les représentants gouvernementaux et les institutions internationales [3].

Si d'une façon générale, la plupart des observateurs s'entendent pour dire que les organismes publics, nationaux ou internationaux, sont lents à réagir aux innovations et mal à l'aise avec les spécificités techniques propres à un secteur, un consensus semble se dessiner aujourd'hui pour admettre, après deux décennies de laisser-faire, que, livrés à eux-mêmes, les marchés ne produisent pas ou peu de normes et codes et que lorsqu'ils en produisent, il est peu probable que ceux-ci répondent à l'intérêt collectif. À la différence toutefois des deux situations précédentes, où la surveillance de la concurrence relève soit d'une autorité publique (le Bureau de la concurrence par exemple) soit d'une autorité particulière (l'Autorité des marchés financiers dans le domaine des valeurs mobilières au Québec), dans le domaine des codes, standards et normes, c'est l'approche « guidée par le marché » qui tend à être privilégiée, mais comme le note Peter Swann, « il existe un important élément de bien public dans l'infrastructure de la normalisation » [4]. Cela implique deux choses : que les autorités gouvernementales assurent une participation équilibrée à la création de normes d'une part, et qu'elles voient à leur application et à leur respect, d'autre part.

2. La correction des ratés du marché
(efficacité)

[6]

Une des grandes propositions de la théorie économique contemporaine est que dans une économie de concurrence, l'allocation des ressources par le marché est efficace en ce sens qu'il n'est pas possible d'augmenter le bien-être d'un agent économique sans diminuer celui d'un autre agent. [5] Cette proposition ne tient cependant que sous des conditions dont on sait qu'elles ne tiennent pas dans le monde réel. Ainsi, il est possible d'identifier les circonstances réalistes qui font que le marché a des ratés et que l'allocation résultante des ressources n'est pas efficace. Dans de telles circonstances, une intervention gouvernementale adéquate peut améliorer la situation. Identifions cinq circonstances telles que le marché a des ratés [6] :

i. L'existence de biens publics

Un bien est privé ou public selon ses propres caractéristiques, et non pas parce qu'il est fourni par le secteur privé ou public. Un bien ou un service est privé ou public si il y a ou non une rivalité dans la consommation et si il y a une possibilité d'exclure ou non un individu de la consommation d'un bien ou d'un service. Il y a rivalité lorsque la consommation du bien par un individu empêche qu'un autre individu le consomme (exemple : un seul individu peut manger une pomme). Il y a donc non-rivalité lorsque la consommation du bien par un individu n'empêche pas qu'un autre individu le consomme (exemple : l'utilisation des ondes radio). La possibilité d'exclusion désigne par ailleurs la capacité d'empêcher un individu de consommer le bien. Par exemple, il est possible d'empêcher un individu de consommer une raquette de tennis mais impossible de l'empêcher de consommer le sentiment de sécurité que procure la défense nationale si nous disposons d'une armée. Un bien est privé lorsqu'il y a rivalité dans sa consommation et que l'exclusion est possible. À l'opposé, un bien est public s'il n'y a pas rivalité dans la consommation et si l'exclusion n'est pas possible. L'exemple classique de bien public est la défense nationale.

[7]

Les biens publics ne peuvent être produits par des entreprises privées parce qu'il est impossible d'exclure les utilisateurs qui ne veulent pas payer le service rendu ou que le coût de perception est trop élevé. De toute façon, ces biens publics bénéficieront à chaque agent économique qu'il paie ou non : par exemple l'éclairage public, les phares du St-Laurent, les routes (autres que les autoroutes) ou encore l'armée. Une entreprise privée qui produirait ce type de services serait incapable de les financer. Imaginez un système d'éclairage qui s'éteindrait au passage d'un non-payeur et pour lui seul ! Ici, seul l'État a le pouvoir de faire payer, par une force légitime, toute la population, en fixant le niveau de l'impôt sur les revenus. L'État peut décider de produire lui-même ces biens publics ou il peut les confier à des entreprises privées, l'État se chargeant du financement.

Notons qu'il y a des biens partiellement privés et partiellement publics qui sont fournis publiquement : par exemples les circuits d'autobus interurbains, un spectacle au théâtre ou encore un cours à l'université. Ici, plusieurs individus consomment en même temps un même service, mais il est facile de faire payer les consommateurs. Les raisons invoquées pour justifier l'intervention de l'État sont encore une fois les ratés du marché mais aussi, la dimension de redistribution des dépenses effectuées.

ii. La présence d'externalités

Il y a externalité à chaque fois qu'une décision d'un agent économique a un effet sur les autres agents. Cet effet peut-être positif ou négatif. L'exemple classique d'une externalité positive est le rôle des abeilles qui en butinant, en plus de satisfaire leurs besoins, permettent la pollinisation d'un verger.

C'est aussi le cas, par exemple, d'un étudiant qui est inscrit dans un programme de baccalauréat. Ses dépenses en formation permettent de satisfaire son besoin de connaissances, mais aussi cette formation devrait augmenter ses compétences et donc sa productivité au travail permettant une croissance économique plus forte qui profitera à l'ensemble de la population. Il en va de même pour les dépenses de santé ou des dépenses en recherche. En effet, les individus impliqués en profitent directement (être [8] mieux dans sa peau ou avancer vers une solution), mais ces dépenses ont des effets positifs, souvent considérables, sur le reste de la communauté.

Dans le cas des externalités positives, l'État, pour ne pas perdre les avantages sociaux engendrés, pourra prendre à sa charge une partie ou la totalité des coûts. L'État contribue ainsi à réduire les coûts privés. L'intervention de l'État peut prendre plusieurs formes : subventions au secteur privé, bourses d'études, déductions fiscales. L'État peut aussi produire directement ces services à externalités positives : hôpitaux, enseignement, centres de recherches.

Certaines décisions peuvent entraîner des effets externes négatifs. La dégradation de l'environnement par une production privée révèle l'opposition entre les bénéfices du producteur et les nuisances subies par les autres agents. Ici, les coûts et les avantages privés qui fondent la prise de décisions d'un entrepreneur doivent être opposés aux coûts et aux avantages sociaux ou collectifs. Les mécanismes d'allocation des ressources par le marché sont faussés. Le pollueur en ne tenant pas compte des effets négatifs pour les autres, peut maximiser ses avantages et ses profits, mais non ceux de la société.

Pour qu'un producteur tienne compte des coûts collectifs de ses actions, il faut l'obliger à internaliser les externalités. Il faut que les agents économiques intègrent dans leur calcul économique les coûts et avantages sociaux. Seul l'État, par son pouvoir coercitif, peut intervenir pour assurer une meilleure allocation des ressources qui permettra d'assurer le plus grand bien-être pour tous. L'internalisation des externalités passe par la taxation des entreprises polluantes, les subventions pour aider à changer le mode de production ou encore par une réglementation forçant le pollueur à payer, à assumer les coûts environnementaux de sa production. On parle alors du principe du pollueur payeur.

Parfois, les coûts et les avantages collectifs sont difficilement évaluables et les responsables ne sont pas identifiables directement. Pas de problème dans le cas de la Noranda Mining à Rouyn-Noranda. Il était facile d'identifier le pollueur et d'évaluer les [9] coûts de régénération des sols et de construction d'une usine de récupération du soufre. Par contre, identifier les responsables et évaluer les coûts de l'effet de serre, des pluies acides ou de la destruction de la couche d'ozone est très difficile, pour ne pas dire impossible. Dans les cas plus « anonymes » l'intervention de l'État sera normative : normes d'émission de produits toxiques pour un secteur industriel, obligation au recyclage. Souvent l'État ne peut tout simplement pas intervenir directement, le pollueur est hors des frontières, l'État n'a plus de pouvoir d'intervention. Dans ce cas, l'État pourra alors conclure un accord bilatéral avec son voisin pour réduire les nuisances.

iii. L'existence de monopoles naturels

Certaines activités peuvent amener l'État à nationaliser des entreprises et même à exercer un monopole dans la production de biens et de services. Hydro-Québec est sans aucun doute un bel exemple. Pourquoi l'État est-il conduit à agir ainsi ?

Certaines activités demandent des investissements d'une telle ampleur que seules des entreprises gigantesques, contrôlant la totalité de la production ou presque, peuvent en assumer la charge. C'est le cas, par exemple, des chemins de fers ou de la production et la distribution d'énergie. Ces industries demandent des investissements d'infrastructures et d'équipements tels qu'il faut des volumes énormes de production pour amortir les investissements de base (comme diraient les économistes, c'est le cas quand on en présence de rendements qui restent croissants jusqu'à un volume de production très élevé). On est alors en situation de monopole naturel. Ces monopoles ont un pouvoir économique exorbitant qui peut les amener à fixer les prix de leurs produits à des niveaux très élevés, surtout en l'absence de concurrence. La communauté risque d'être exploitée en payant très cher des produits ou des services de moindre qualité. De plus, un monopole privé pourrait abandonner certains secteurs ou certaines régions moins rentables ou déficitaires. Pour protéger le public et assurer la non-discrimination dans la distribution, l'État peut essayer de réglementer ces secteurs (comme avec le CRTC à Ottawa), mais il peut aussi nationaliser l'entreprise ou les entreprises du secteur (comme ce fut le cas avec Hydro-Québec).

[10]

En fait, selon la théorie économique, le marché n'est bienfaisant dans un secteur que lorsque sa structure est concurrentielle. Or, pour qu'une structure de marché soit concurrentielle, de nombreuses conditions doivent être satisfaites, entre autres :

  • Un grand nombre de producteurs et un grand nombre de consommateurs doivent transiger dans ce secteur. Tous les acteurs doivent être de « petite taille » et ne pas pouvoir avoir d'influence sur le prix du bien transigé. C'est l'hypothèse d'atomicité des agents économiques.

  • Le produit vendu doit être homogène. Un consommateur doit donc être indifférent entre les produits vendus par les différents producteurs.

  • Les agents doivent être parfaitement informés des prix de chacun des producteurs (voir plus loin). C'est l'hypothèse d'information parfaite des agents économiques.

Ces conditions ne sont évidemment pas satisfaites dans le cas du monopole naturel. Mais elles ne le sont pas non plus lorsqu'un nombre restreint de firmes opèrent sur un marché (par exemple, les oligopoles du marché de l'essence, de la téléphonie, du transport aérien) ou lorsque les firmes vendent des produits qui ne sont pas homogènes (par exemple, la concurrence monopolistique du marché de la restauration, de l'alimentation). Dans certains de ces cas, les producteurs ont un pouvoir de marché ce qui mène à une hausse des prix, à une réduction des quantités échangées et à un bien-être moindre. Une intervention gouvernementale, prenant souvent la forme d'une réglementation, peut alors être bienfaisante.

iv. L'information asymétrique

Le modèle libéral repose sur l'hypothèse que tous les acteurs ont une information parfaite, de telle sorte que tous peuvent prendre la meilleure décision possible. La réalité est toute autre, l'information n'est pas distribuée également, au contraire elle est asymétrique.

Par manque ou insuffisance d'information, les agents économiques font face à plusieurs risques. Pour cette raison, certains agents ressentent le besoin de s'assurer. Or, certains [11] marchés d'assurance sont caractérisés par une difficulté d'obtenir de l'information sur les assurés et/ou d'observer leur comportement. Cette difficulté fait que les assureurs privés peuvent vouloir restreindre la quantité d'assurance que les assurés peuvent acheter. Il est même possible que les assureurs refusent d'offrir certains types d'assurance. Dans tous ces cas, le marché ne permet pas aux individus de s'assurer autant qu'ils le désireraient. Il a donc des ratés [7]. Il est possible de justifier la fourniture d'assurance publique contre le risque de chômage, de maladie ou d'accident par la présence d'importantes asymétries d'information faisant en sorte que l'allocation de marché serait tout simplement inadéquate.

Notons que les problèmes d'asymétrie d'information peuvent causer des ratés dans n'importe quel marché (pas seulement celui de l'assurance) [8]. Par exemple, les marchés financiers, dont plusieurs économistes vantent souvent les vertus, ne sont pas à l'abri de tels problèmes. On n'a qu'à penser aux nombreux scandales de comptabilité truquée qui ont récemment éclaboussé de très grandes entreprises (voir plus haut). Parce que ces entreprises manipulaient leur comptabilité, les prix de leur titre en bourse ne reflétaient pas leur véritable valeur. Les investisseurs, trompés, investirent trop dans ces firmes et pas assez dans d'autres, qui auraient fait un meilleur usage des fonds investis. Ce type d'inefficacité, causé par des problèmes d'information, a probablement eu pour conséquence une croissance économique plus faible. Elle a aussi, on le sait maintenant, fait perdre des milliers d'emplois et des milliards de dollars à des centaines de milliers de petits épargnants.

Les cas de comptabilité truquée sont évidemment des cas extrêmes (des crimes économiques). Il est néanmoins probablement juste de dire que même les firmes dont les dirigeants sont honnêtes peuvent (suffisamment et légalement) manipuler leurs états financiers pour qu'il soit difficile pour les investisseurs de se faire une idée juste de leur valeur. Il n'est alors pas surprenant que les fonds investis par les épargnants ne le soient pas de la manière la plus efficace. On comprendra dans ce contexte que seule une [12] réglementation rigoureuse de la comptabilité, imposée par l'État, peut permettre de corriger ce problème d'information.

v. Le développement économique,
la stratégie et les fluctuations macroéconomiques


Des raisons stratégiques ou de sécurités nationales peuvent expliquer l'intervention de l'État pour répondre aux intérêts de la collectivité, comme la NASA aux États-Unis. Le contrôle d'entreprises par l'État peut être aussi un outil pour appuyer le développement économique du pays ou encore pour empêcher des intérêts étrangers d'être dominant dans un secteur. De même, la SGF (la Société Générale de Financement du Québec) a bloqué l'achat de Vidéotron par Rogers et s'est alliée avec Québécor pour garder un contrôle québécois d'une entreprise de pointe, liée à la culture.

Dans le passé et encore aujourd'hui, les gouvernements au Canada ont détenu des entreprises dans des secteurs stratégiques ou d'intérêts national. Mentionnons Air Canada et Québecair, le Canadien National, Petro-Canada, les chantiers maritimes de Lévis, Hydro-Québec (bien sur) ou encore les centres de congrès et les casinos. Dans certains pays l'État a le plein contrôle des télécommunications, de l'industrie du tabac et même de l'hôtellerie.

Une économie de marché est typiquement caractérisée par des fluctuations dans la production, les cycles économiques. Ces fluctuations peuvent engendrer des inefficacités : des ressources productives peuvent demeurer inutilisées pendant de longues périodes (chômage). Une politique budgétaire expansionniste peut alors remettre l'économie sur ses roues.

3. La redistribution des ressources
(l'équité)

[13]

Même si le marché n'a pas de raté, et qu'en conséquence, l'allocation des ressources est relativement efficace, il est possible que la distribution des fruits de l'activité économique soit très inégale et/ou non conforme au principe de justice sociale prévalent. Dans ce cas, et dépendant du degré d'altruisme et d'aversion à l'inégalité des individus composant la société, le gouvernement peut être appelé à redistribuer la richesse des plus riches vers les plus pauvres [9]. La réduction des inégalités peut être un facteur de cohésion sociale et, surtout, il montre un développement économique « sain » qui assure la stabilité économique.

Il n'y a pas que l'État qui puisse réduire les inégalités et assurer la cohésion sociale. D'autres institutions, des assemblées traditionnelles aux communautés religieuses en passant par les syndicats de travailleurs, sont là pour réguler les rapports sociaux et assurer l'adhésion des individus à des valeurs de justice et de solidarité. L'absence d'institutions fortes dans les pays en développement, souvent elles ont été détruites par les colonisateurs, crée un vide et conduit à la dégradation des rapports sociaux et à toutes sortes de dérives. L'Afrique et l'Amérique latine sont là pour en témoigner. La collusion entre les autocrates locaux et les gouvernements du Nord ou les bureaucrates des grandes institutions internationales de financement (FMI et Banque mondiale) ont permis le gâchis d'énormes ressources et entretenu la corruption et la décadence de ces sociétés. Cela à conduit à un « mal développement » caractérisé par l'absence d'une classe moyenne et une polarisation entre les très riches et une grande majorité de très pauvres. Une telle situation engendre une croissance économique très faible ou même négative. La sous-consommation du plus grand nombre est un frein au développement. Les hauts revenus vont consommer des produits de luxe importés et exporter leur épargne vers des investissements sécuritaires et de bons rendements, à l’abri de l'impôt. Cette trahison des riches n'est pas propre aux pays du Tiers monde, elle est aussi bien présente chez nous (les fiducies familiales, le recours aux paradis fiscaux) L'inexistence d'un véritable État de droit et la trahison des élites sont les véritables causes du développement du « sous-développement ».

[14]

Notons que la taxation et les dépenses gouvernementales peuvent être des outils performant pour parvenir à un niveau donné d'équité. Notons également que certaines dépenses contribuent à améliorer l'équité et l'efficacité. Il est par exemple possible de justifier les dépenses publiques en éducation et en santé sur la base de ratés du marché (externalités importantes) mais aussi en arguant qu'elles contribuent à rendre plus équitable la répartition des richesses dans notre société.

4. À titre de conclusion

L'économie de marché ne conduit pas à une situation qui serait toujours la meilleure. L'économie dans le temps connaît des cycles plus ou moins accentués. Les économistes ne manquent pas vocabulaire pour décrire les hauts et les bas de l'économie. Ils parlent de boum, de surchauffe, de reprise, de ralentissement, de récession, de dépression, de crise ou encore de krach. Le système capitaliste évolue et change constamment pour le mieux ou pour le pire, rien n'est parfaitement réglé. L'État est là pour réguler cette économie et ses marchés plus ou moins efficaces ou inefficaces.

Il faut se méfier de ceux qui attribuent les ratés à des accidents de parcours et qui sont persuadés que le tout-au-marché est la seule solution. La débâcle boursière du début de ce siècle et le ralentissement économique des dernières années serait simplement le fruit de la cupidité, de la corruption de certains dirigeants d'entreprise. Une fois débarrassé de ces mauvais élèves le marché devrait reprendre le chemin de la gloire qui lui est si naturel. Ce que nous avons voulu montrer c'est le marché est très imparfait et qu'il est nécessaire de l'encadrer et même de le contraindre. Le modèle simplificateur de l'économie de marché qui nous est le plus souvent présenté, basé sur des hypothèses très fortes pour ne pas dire irréalistes, est une fable destinée à promouvoir l'idéologie libérale.

Montréal, le 4 mars 2004.

[15]

Pour en savoir plus, des livres pour tous :

Jacquard, Albert. 1995. J'accuse l'économie triomphante. Paris : Calmann-Lévy, Le Livre de Poche.

Lordon, Frédéric. 2003. Et la vertu sauvera le monde ..., après la débâcle financière, le salut de l'« éthique » ? Paris : éditions Raisons D'agir.

Pastré, Olivier et Michel Vigier. 2003. Le capitalisme déboussolé, après Enron et Vivendi : soixante réformes pour un nouveau gouvernement d'entreprise. Paris : éditions La Découverte.

Plihon, Dominic. 2003. Le nouveau capitalisme. Paris : éditions La Découverte, coll. Repères.

Stiglitz, Joseph E. 2002. La grande désillusion. Paris : Fayard. Aussi en livre de Poche, 2003.

Stiglitz, Joseph E. 2003. Quand le capitalisme perd la tête. Paris : Fayard.

et une revue mensuelle : Alternatives Économiques.



[1] Professeurs à l'Université du Québec à Montréal. Ce texte a été réalisé dans le cadre du Groupe de discussion économique du Protocole UQAM-CSN-CSQ-FTQ, à l'hiver 2003-2004.

[2] On peut trouver une discussion sur le rôle minimal de l'état et l'émergence des gouvernements dans R.P. Inman (1987), « Markets, Governments, and the « New » Political Economy », dans A.J. Auerbach et M. Feldstein, Éditeurs, Handbook of Public Economics 2, Amsterdam : Elsevier Science Publishers.

[3] Voir Anik Veilleux, Régulation des FMN par le biais des codes de conduite, Notes de recherche Investissement et FMN • Concurrence et régulation, CEIM, 29 avril 2003.

[4] G. M. Peter Swann, L'économie de la normalisation. Rapport final pour la Direction des normes et réglementations techniques. Department of Trade and Industry, Manchester, 11 décembre 2000.

[5] Voir K.J. Arrow et F.H. Hahn (1972), General Competitive Analysis, San Francisco : Holden Day, ou G. Debreu (1959), Theory of Value, New York : John Wiley & Sons.

[6] Pour une discussion sur les ratés possibles du marché, voir A.B. Atkinson et J.E. Stiglitz (1980), Lectures on Public Economics, New York : McGraw-Hill.

[7] Sur l'assurance et les ratés du marché, voir, par exemple, M. Rothschild et J.E. Stiglitz (1976), « Equilibrium in Compétitive Insurance Markets : An Essay in the Economics of Imperfect Information », Quarterly Journal of Economics 90, 630-649.

[8] Le dernier livre de Stiglitz (J.E. Stiglitz (2003), Quand le capitalisme perd la tête, Paris : Fayard) fourmille d'exemples.

[9] Voir R. Boadway et M. Keen (2000), « Redistribution », dans A. Atkinson et F. Bourguignon, Éditeurs, Handbook of lncome Distribution, Amsterdam : North-Holland, 677-789.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 9 octobre 2020 6:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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