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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Dofny et Muriel Garon-Audy, “Mobilités professionnelles au Québec.” Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol 1, no 2, novembre 1969, pp. 277-301. [Autorisation accordée par l'épouse de M. Dofny le 29 décembre 2003].

Jacques Dofny (1923-1994)
et Muriel Garon-Audy

Jacques Dofny est directeur du Département de sociologie
de l’Université de Montréal

Mobilités professionnelles
au Québec
.”

Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol 1, no 2, novembre 1969, pp. 277-301.

Introduction [277]
MÉTHODE ET ÉCHANTILLONNAGE [278]
I.  MOBILITÉ DES CANADIENS FRANÇAIS AU QUÉBEC [280]
1. Structure des occupations [280]
2. Évolution de la mobilité professionnelle pour la période 1954-1964 [381]

II.  COMPARAISON DE LA MOBILITÉ DES CANADIENS FRANÇAIS ET DES CANADIENS ANGLAIS [286]

1. Structure des occupations [286]
2. Évolution de la mobilité professionnelle chez les Canadiens anglais et les Canadiens français des comtés urbains [288]

III.  CONCLUSION [293]

1. L'essor économique et social [293]
2. L'accès à l'éducation supérieure [294]
3. Les tensions de la croissance [295]
4. Mobilité structurelle ou égalisation des chances [299]

Résumé / Abstract / Resumen [301]

[277]

Introduction

L'OBJET de cet article est de mesurer la mobilité des Canadiens français et des Canadiens anglais [1] du Québec. Il ne s'agit donc pas de toute la population du Québec puisque ceci inclurait 9,6% de Néo‑Canadiens que notre méthode d'échantillonnage ne permettait pas d'inclure : travaillant en effet sur les comparaisons d'actes d'état civil, nous étions limités à ceux qui sont nés et se sont mariés au Canada [2].

Il s'agit donc d'une étude de stratification et de mobilité des deux groupes ethniques majoritaires du Québec. Une étude des classes sociales comporterait bien entendu beaucoup d'autres mesures dont nous reparlerons à la fin de cet article. D'autre part, nous n'abordons pas ici les aspects de mobilité collective : ceci supposerait en effet une étude de groupes tels que les groupements économiques ou politiques, ou encore, d'autres catégories de citoyens tels les jeunes.

[278]

En 1957, Y. de Jocas et G. Rocher publiaient les résultats d'une recherche faite par sondage dans les enregistrements officiels des actes de naissance et de mariage du Service de démographie de la province de Québec, pour l'année 1954 [3]. Dans cette étude de Rocher et de Jocas, l'occupation de jeunes qui fondèrent un foyer cette année-là était comparée à celle de leur père, au moment de la naissance du fils. Des taux de mobilité étaient calculés d'après la méthode élaborée par Nathalie Rogoff, dans son étude de 1953.

Rocher et de Jocas concluaient que dans la société québécoise d'expression française la mobilité se faisait pour ainsi dire un échelon à la fois. Les fils d'origine rurale entraient dans le monde du travail industrialisé par la petite porte, à titre de manœuvres. Les fils de manœuvres en mobilité accédaient le plus souvent aux tâches manuelles spécialisées, les fils d'ouvriers spécialisés aux emplois de cols blancs et ainsi de suite. En cela d'ailleurs les tendances de la mobilité chez les Canadiens français du Québec se rapprochaient de celles qui furent observées par Nathalie Rogoff [4] dans le comté de Marion en Indiana. Les Canadiens d'expression anglaise qui côtoient les Canadiens français du Québec semblaient au contraire se déplacer à une allure beaucoup plus accélérée : ils escaladaient l'échelle de la stratification en franchissant deux échelons à la fois.

Vu les changements qu'a connus la société québécoise dans la dernière décennie, il parut très important de reprendre dix ans plus tard la recherche de Rocher et de Jocas. Wilensky [5] a souligné que la plus grande difficulté dans l'établissement de tendances provient de l'impossibilité de comparer des données destinées à mesurer un même phénomène, mais élaborées suivant des méthodes différentes ou tirées de populations dissemblables. Il fut donc décidé de reprendre de façon identique, malgré ses limites évidentes, l'approche de Rogoff empruntée par Rocher et de Jocas.

MÉTHODE ET ÉCHANTILLONNAGE

Tout comme pour l'échantillonnage de 1954, on a tiré un dossier sur quinze de la population des registres de mariage. Ces dossiers contenaient les données suivantes : date et lieu de naissance, lieu de résidence projetée après le mariage, religion, occupation et origine ethnique. L'occupation du « père » des nouveaux mariés n'était pas indiquée sur le registre de mariage, mais on pouvait la trouver dans le registre de naissance aussi conservé au Bureau des statistiques d'état civil de chaque province canadienne (un fils se mariant au Québec en 1964 n'y était pas nécessairement né). Des données concernant la famille du marié au moment de sa naissance y étaient aussi disponibles, telles que l'âge de son père, le nombre d'enfants que comptait déjà sa famille et son lieu de résidence.

[279]

La mobilité que cette étude tentera de mesurer se sera donc effectuée entre deux points bien précis de la vie des sujets étudiés : la naissance et le mariage. Lorsque naît un individu, son statut n'est pas indifférencié : il est essentiellement lié, déterminé par le statut de sa famille, lequel dépend largement de l'occupation de son chef. La question posée ici est donc celle-ci : avec quelle intensité le statut transmis à la naissance marque-t-il celui que l'individu occupera à l'âge adulte ?

Le tableau 1 permet de comparer les échantillons choisis en 1954 et 1964. Comme l'échantillon de 1954 ne permettait pas d'étudier le cheminement social des fils nés avant 1926 (c'est en 1926 seulement que le gouvernement du Québec commença à colliger les données à partir desquelles s'effectue notre recherche), il fut décidé de ne considérer en 1964 que les fils nés après 1935. L'âge au mariage (des statistiques l'ont démontré de même que des tableaux tirés du présent matériel, mais qu'il est impossible de présenter ici [6]) n'est évidemment pas sans liens avec la « réussite sociale ». En ne conservant que les fils nés après 1935 pour l'échantillon de 1964, celui-ci devient donc comparable à l'échantillon de 1954 en ce qui concerne l'âge : les individus qui ont plus de 28 ans au moment de leur mariage sont systématiquement exclus.

TABLEAU 1
Comparaison des échantillons

1954

1964

échantillon de base

2,372

2,564

rejets : fils nés avant 1926 (pour 1954) ou avant 1936 (pour 1964) ou hors du Canada

967

836

échantillon final

CF

1234

1,550

CA

110

120

autres

61

58

total des mariages

35,516

39,400


Comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, les taux utilisés sont ceux qu'avait élaborés Nathalie Rogoff dans sa première recherche, en 1953. Ils consistent essentiellement dans la mise en rapport du point d'arrivée des fils groupés selon leur origine, avec la structure de l'offre de l'emploi. Celle-ci est représentée par la distribution totale dans l'échantillon des occupations [7].

Le raisonnement de Rogoff est le suivant : si, par exemple, les professions libérales et la haute administration occupent 5% de la population, alors, à chances égales pour tous, 5% des fils, indépendamment de leur origine, devraient accéder à cette catégorie. Or, si 25% des fils de professionnels se maintiennent à ce niveau, c'est donc qu'ils jouissent de cinq fois plus de chances que ne le permettrait le hasard d'accéder à la catégorie supérieure. Un taux entièrement lié au hasard serait donc égal à l'unité.

[280]

Bien que critiqués par certains spécialistes, ces taux n'en demeurent pas moins très généralement utilisés dans les études de mobilité, même les plus récentes [8]. Nathalie Rogoff [9] y a apporté elle‑même certains raffinements visant à différencier la population d'un pays selon les caractéristiques occupationnelles de la zone dont chaque groupe est originaire. Étant donné les limites de l'espace réservé à cet article, nous ne tiendrons compte ici que des données relatives à la population globale [10].

Une des faiblesses des taux de Rogoff réside dans leur lien avec l'importance d'une occupation dans la distribution globale [11]. En effet, plus fort est le pourcentage d'individus groupés dans une même occupation, moins grandes sont les chances que le taux d'accès à cette occupation des fils d'une origine sociale particulière dépasse de beaucoup l'unité. C'est ainsi qu'on trouve rarement des taux d'accès de plus de deux à une catégorie qui occupe 30% de la population, puisqu'un tel taux supposerait un contingentement de 60% des effectifs dans cette catégorie. Au contraire, le taux d'entrée dans la catégorie supérieure peut facilement être de plus de cinq, puisque cette catégorie regroupe habituellement moins de 10% de la population globale. Toute variation appréciable dans la structure occupationnelle incite donc à la prudence dans la comparaison des taux spécifiques calculés selon Rogoff. La première question à poser est donc de savoir si la distribution des occupations a varié sensiblement dans la décennie considérée.

I. MOBILITÉ DES CANADIENS FRANÇAIS
AU QUÉBEC


1. Structure des occupations

Comme l'indique le tableau 2, la structure professionnelle [12] dans les deux échantillons est identique en ce qui concerne les pères. Chez les fils, par contre, alors que le pourcentage des professionnels a peu changé et que celui des cols blancs a augmenté un peu, les ouvriers non spécialisés (manœuvres) passent de 33,46% à 20,13%. Les catégories 2 et 4 passent respectivement de 5,68% à 15,16% et de 27,31% à 32,32%. Réduction des manœuvres et accroissement des techniciens et cadres sont les résultats bien connus de l'évolution technologique [13] ; il est intéressant de noter combien cet effet était inexistant entre les deux générations de pères touchés par nos échantillons.

[281]

TABLEAU 2
Structure des occupations dans les échantillons de 1954 et 1964

occupations

pères a

fils b

1954

1964

1954

1964

professions libérales et haute administration

3,24

2,19

5,84

4,71

Serni-professionnels et cadres moyens

5,11

5,10

5,68

15,16

cols blancs

5,24

5,74

11,26

15,80

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

22,20

22,39

27,31

32,32

manœuvres

27,96

24,13

33,46

20,13

services personnels et publics

4,46

5,61

7,54

8,00

fermiers

30,79

34,84

8,91

3,87

total

(1234)

(1550)

(1234)

(1550)

a∆ = 5,39

b∆ = 19,50

Les changements que le tableau 2 fait apparaître devront être gardés à l'esprit au moment de la lecture et de l'interprétation des taux, étant donné leur influence certaine sur l'évolution de ceux‑ci. Il devient en effet mathématiquement plus facile d’obtenir des taux élevés dans les catégories des manœuvres, le contraire étant vrai au sommet de l'échelle des occupations.

2. Évolution de la mobilité professionnelle
pour la période 1954-1964


a) Taux de stabilité. - On peut difficilement aborder une étude de mobilité sans d'abord évaluer un phénomène qui lui est corrélatif : le degré de stabilité, i.e. la fréquence de la transmission au fils de l'occupation paternelle. Une société fortement stratifiée dans le sens donné à ce terme par O.D. Duncan [14], i.e. une société où sont maintenus les privilèges, où il y a structuration forte, cristallisation des différences, présentera des taux élevés de stabilité et une faible propension à la mobilité. Qu'en est-il du Québec, et en quoi le Québec de 1964 diffère-t-il de celui de 1954 ?

TABLEAU 3
Taux de stabilité

1954

1964

professions libérales et haute administration

8,13

5,00

semi-professionnels et cadres moyens

3,35

1,91

cols blancs

3,00

1,78

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

1,48

1,10

manœuvres

2,98

2,44

services personnels et publics

1,30

1,33

fermiers

1,45

1,58


[282]

Les taux de stabilité laissent entrevoir une réduction importante de la détermination du statut du fils dans la première partie de sa carrière professionnelle par celui de son père.

Une étude des pourcentages de transmission du statut professionnel (les taux étant affectés par l'évolution de la structure des occupations) parait donner des résultats encore plus intéressants. Ainsi, alors que la moitié des fils de la strate supérieure (professions libérales et haute administration) demeuraient en 1954 dans cette catégorie, une telle situation se retrouve dans moins de 25% des cas en 1964. À l'autre extrémité de l'échelle sociale, chez les manœuvres, le taux d'héritage du statut professionnel du père est passé de 43% à 27% des cas.

TABLEAU 4
L’héritage professionnel

1954

1964

professions libérales et haute administration

47,50

23,53

semi-professionnels et cadres moyens

19,05

29,11

cols blancs

33,77

28,09

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

40,51

35,45

manœuvres

43,48

26,74

services personnels et publics

5,50

12,64

fermiers

26,58

9,44


De la même façon, alors que Rocher et de Jocas constatent en 1954 qu'un quart des fils de fermiers restent sur la ferme, en 1964 cette proportion n'est plus que d'un dixième. Les deux seules catégories où l'on enregistre qu'un nombre plus grand de fils suivent les traces professionnelles de leur père qu'en 1954 sont : a) celle des semi‑professionnels où se trouvent tous ceux qui ont reçu une formation professionnelle intermédiaire entre celle des ouvriers spécialisés et des employés de bureau d'une part, et celle des diplômés d'université ou de ceux qui occupent un rang élevé dans l'administration ou la propriété d'autre part, b) celle des services publics et personnels.

b) Taux d'entrée dans les différentes catégories professionnelles. - La tendance étant à une réduction de l'« hérédité » professionnelle, il parait doublement intéressant d'aborder l'étude de la mobilité sans cesse plus fréquente : en effet, 78% des fils sont maintenant mobiles comparativement à 65% pour 1954. Mais s'agit-il d'une mobilité ascendante ou descendante ?

Une analyse des taux spécifiques présentés au tableau 6 et calculés à partir des données brutes du tableau 5, indique un net accroissement de la mobilité ascendante par rapport à 1954. Par contre, la mobilité descendante est moins fréquente.

Ainsi les taux d'entrée dans la catégorie des professionnels et de la haute administration ont connu un net accroissement pour les fils de semi-professionnels et cadres moyens, de cols blancs et d'ouvriers spécialisés ou semi‑spécialisés. Seuls les fils d'employés de service sont en perte de vitesse à ce niveau.

[283]

TABLEAU 5
Distribution en pourcentage des professions des fils selon leur origine sociale
pour les Canadiens français du Québec (1964)

profession du fils

profession du père

fils

1

2

3

4

5

6

7

Totaux

%

1

professions libérales et haute administration

23,53

7,59

14,61

7,20

1,87

3,45

2,04

73

4,71

2

semi-professionnels et cadres moyens

50,00

29,11

24,72

14,99

11,50

16,09

11,85

235

15,16

3

cols blancs

11,76

16,46

28,09

21,90

16,84

22,99

8,15

245

15,80

4

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

2,94

24,05

17,98

35,45

32,09

28,74

36,48

501

32,32

5

manœuvres

8,82

13,92

8,99

10,66

26,74

16,09

25,74

312

20,13

6

services

2,94

8,86

5,62

8,36

9,89

12,64 6,30

124

8,00

7

fermiers

0,00

0,00

0,00

1,44

1,07

0,00

9,44

60

3,87

Totaux

(34)

(79)

(89)

(347)

(374)

(87)

(540)

(1550)

Distribution des pères en %

2,19

5,10

5,74

22,39

24,13

5,61

34,84


TABLEAU 6
Taux de stabilité et de mobilité des Canadiens français du Québec (1964)

profession du fils

profession du père

Taux d’entrée

1

2

3

4

5

6

7

1

professions libérales et haute administration

5,00

1,61

3,10

1,53

0,40

0,73

0,43

1,30

2

semi-professionnels et cadres moyens

3,30

1,92

1,63

0,99

0,76

1,06

0,78

1,42

3

cols blancs

0,74

1,04

1,78

1,39

1,07

1,45

0,52

1,04

4

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

0,09

0,74

0,56

1,10

0,99

0,89

1,13

0,73

5

manœuvres

0,44

0,69

0,45

0,53

1,33

0,80

1,28

0,70

6

services

0,37

1,11

0,70

1,05

1,24

1,58

0,79

0,88

7

fermiers

0,00

0,00

0,00

0,37

0,28

0,00

2,44

0,11

taux de sortie

0,82

0,87

1,07

0,98

0,79

0,82

0,81

Taux général de stabilité : 2,15 - taux général de mobilité : 0,88


Quant à l'ouverture de la catégorie des semi‑professionnels et cadres moyens aux fils d'origine plus basse, on note un seul recul marqué : les fils de cols blancs y ont relativement moins facilement accès qu'en 1954. Pour tous les autres, les possibilités d'entrée sont au moins aussi bonnes, souvent meilleures. Ceci est d'autant plus intéressant que le gonflement important de cette catégorie depuis 1954 rend plus difficile l'obtention de taux d'entrée élevés.

Cette tendance à l'accélération de la mobilité ascendante se vérifie aussi dans l'accès à la catégorie d'ouvriers spécialisés. Le léger recul des fils d'ouvriers [284] non spécialisés est largement compensé par l'avance considérable qu'ont prise les fils de fermiers sur ce plan.

La configuration de la mobilité descendante présente la contrepartie du tableau qui vient d'être tracé pour la mobilité ascendante. Il y a en effet accroissement de la mobilité descendante à deux niveaux seulement - les fils de professionnels et d'administrateurs qui demeurent moins souvent dans la strate occupationnelle de leur père se dirigent plus souvent vers la catégorie des semi‑professionnels et cadres moyens ainsi que celle des cols blancs. Partout ailleurs la mobilité descendante a connu un net recul ou, tout au moins, est demeurée stationnaire.

Les conséquences globales de ces tendances de la mobilité sont résumées au tableau 7 à l'aide des taux généraux d'entrée dans chacune des catégories professionnelles.

TABLEAU 7
Taux généraux d'entrée dans chacune des catégories professionnelles

1954

1964

professions libérales et haute administration

1,23

1,30

semi-professionnels et cadres moyens

0,95

1,42

cols blancs

1,31

1,04

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

0,88

0,73

manœuvres

0,68

0,70

services

1,02

0,88

fermiers

0,13

0,11


Ainsi l'accès aux deux catégories supérieures s'est sensiblement accru ; les autres catégories, à l'exception de celle des manœuvres qui demeure stationnaire, connaissent une nette baisse dans leur recrutement.


c) Distance franchie en cours de mobilité. - Il est courant en sociologie de ranger les occupations, de la catégorie des professions libérales et de la haute administration à celle des manœuvres, comme si elles formaient une hiérarchie. Cette coutume est en fait basée sur de nombreuses études de prestige, dont la plus récente est celle de Blau et Duncan [15]. Cette dernière étude démontre qu'en plus de former échelle, ces occupations établissent les lois de la mobilité : aires de déplacement permis (passage de la catégorie des petits cols blancs à celle des semi‑professionnels et des cadres moyens, ou à celle des professionnels et de la haute administration), frontières (entre les occupations de cols bleus et de cols blancs). Il paraît donc possible et licite de traiter ces occupations comme des échelons, et de compter le nombre d'échelons franchis en cours de mobilité, puisque chacun forme une entité bien distincte, une étape dans l'ascension vers le sommet [16].

[285]

Or, l'étude de la mobilité de la population canadienne‑française du Québec en termes de nombre d'échelons franchis, confirme les observations faites plus haut quant à l'accélération de la mobilité chez les Canadiens français [17].

TABLEAU 8
Nombre d'échelons franchis en cours de mobilité par les Canadiens français

1954

1964

ascension

35,3

51,1

4 échelons

1,4

0,8

3 échelons

3,8

8,1

2 échelons

8,8

15,3

1 échelon

21,3

26,9

stabilité

43,7

33,5

chute

21,0

15,4

1 échelon

13,0

9,9

2 échelons

4,3

3,7

3 échelons

2,9

1,4

4 échelons

0,8

0,4

total

(728)

(835)


En 1954, la mobilité ascendante était le fait de 35,3% de l'échantillon, elle l'est en 1964 de 51,1%. Bien plus, il n'est plus possible de dire comme Rocher et de Jocas que la norme de mobilité des Canadiens français du Québec est de monter un seul échelon à la fois. En 1954, 14% seulement franchissaient plus d'un échelon, 21,3% un seul. Les pourcentages correspondants sont de 24,4% et 26,9% en 1964. La tendance à grimper plus d'un échelon est donc tout aussi répandue que l'ascension échelon par échelon.

Cette tendance peut être notée aussi chez les fils de fermiers qui n'ont pas été inclus dans les calculs d'échelons. On peut dire aussi qu'ils franchissent plus souvent qu'en 1954 deux échelons alors qu'ils accèdent à la vie urbaine. En effet, en 1954, 40,3% d'entre eux devenaient manœuvres, alors que seulement 17,9% acquéraient une spécialisation. En 1964, la tendance est inversée puisque 36,5% se spécialisent alors que 25,7% seulement deviennent manœuvres.

TABLEAU 9
Mobilité des fils de fermiers canadiens-français
(% d'entrée dans chaque catégorie professionnelle)

1954

1964

professions libérales et haute administration

2,1

2,0

semi‑professionnels et cadres moyens

3,9

11,9

cols blancs

2,6

8,1

ouvriers spécialisés

17,9

36,5

manœuvres

40,3

25,7

services

6,6

6,3

[286]

De façon générale donc, à une stabilité et une mobilité descendante moins fréquentes, correspond pour 1964 une mobilité ascendante nettement plus accentuée. Telle est la tendance qu'on peut observer dans la situation occupationnelle des Canadiens français du Québec. Cette évolution a-t-elle affecté le rapport Canadiens anglais/Canadiens français ? C'est ce qui sera examiné dans la deuxième partie de cet article.

II. COMPARAISON DE LA MOBILITÉ
DES CANADIENS FRANÇAIS
ET DES CANADIENS ANGLAIS


Nous devrons ici limiter nos observations aux individus résidant dans les comtés urbains : la forte concentration des Canadiens anglais dans ces comtés avait déjà obligé Rocher et de Jocas en 1954 à restreindre leurs comparaisons aux Canadiens français de ces comtés, i.e. vivant dans une situation semblable à celle des Canadiens anglais. Une concentration semblable en 1964 nous impose la même réserve. Comme dans la première partie de cet article, nous débuterons par une étude comparée de la structure des occupations aux deux moments choisis [18].

1. Structure des occupations

La décennie allant de 1954 à 1964 a été marquée, au niveau de la structure professionnelle, par des changements étonnants pour une période aussi courte.

TABLEAU 10A
Structure des occupations
des Canadiens français et des Canadiens anglais urbains pour 1964 (%)

pères a

fils b

CA

CF

CA

CF

professions libérales et haute administration

3,11

8,93

5,38

9,82

semi‑professionnels et cadres moyens

6,94

12,50

17,70

28,57

cols blancs

7,77

16,07

19,73

27,68

ouvriers spécialisés et semi‑spécialisés

25,95

26,79

34,81

21,43

manœuvres

25,95

13,39

13,63

8,04

services publics

4,78

7,14

4,07

3,57

services personnels

2,76

4,47

4,19

0,00

fermiers

22,73

10,71

0,48

0,89

total

(836)

(112)

(836)

(112)

a∆ = 24,58
b∆ = 23,67

Chez les Canadiens français, la catégorie des « non-manuels » s'est en effet gonflée contrairement à celle des « manœuvres ». Même phénomène de gonflement dans le groupe d'origine britannique, mais dans ce cas c'est le groupe des « services »qui connaît une diminution sensible.

[287]

TABLEAU 10B
Évolution de la structure des occupations
des fils canadiens-français et canadiens-anglais urbains

CF

CA

1954

1964

1954

1964

non-manuels

27,60

42,83

50,00

66,07

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

34,23

34,81

23,64

21,43

manœuvres

25,99

13,63

7,27

8,04

services

10,21

8,26

18,18

3,57


Cette évolution a-t-elle affecté la tendance notée en 1954 par Rocher et de Jocas quant à l'écart qui sépare les deux groupes ethniques principaux du Québec ? En effet, en 1954, l'évolution de la structure des occupations de la génération des pères à celle des fils indiquait clairement que l'écart entre les deux groupes grandissait à l'avantage des Canadiens anglais. Cet avantage, dans les trois catégories supérieures, passait de 8,83% à 22,40% (cf. tableau 11). C'était l'inverse dans les occupations d'ouvriers spécialisés et de manœuvres où la proportion des Canadiens français ne cessait de croître ; l'écart qui les séparait des Canadiens anglais passait de 26% à29,30%. Rocher et de Jocas pouvaient conclure : « Dans l'ensemble, la partie supérieure du tableau IV montre à nouveau que la différence dans la distribution occupationnelle entre Canadiens français et anglais est plus grande pour la génération des fils qu'elle ne l'était pour leurs pères. » [19]

Qu'en est-il en 1964 ? Lorsqu'on compare de la même façon l'écart entre Canadiens français et Canadiens anglais à la génération des pères et à celle des fils, il semble bien que le mouvement de « distanciation » noté en 1954 se soit considérablement ralenti. Les écarts entre Canadiens français et Canadiens anglais dans les catégories de non-manuels étaient de 19,68% à la génération des pères ; ils sont de 23,26% à celle des fils. Par ailleurs, si l'écart s'est accru très sensiblement -14,22% chez les ouvriers spécialisés dont la proportion est nettement plus importante parmi les Canadiens français - cet écart s'est réduit de près de 7% chez les ouvriers non spécialisés, catégorie qui attire une proportion sans cesse décroissante de Canadiens français.

Par contre, les catégories des services qui jadis attiraient plus de Canadiens anglais que de Canadiens français présentent une situation inverse. Ces catégories ne groupent toutefois que peu d'effectifs ; elles sont donc sensibles au moindre déplacement. Enfin, la disparition de l'écart entre Canadiens français et Canadiens anglais dans la catégorie des fermiers indique la disparition presque totale de ces occupations dans les comtés urbains.

En résumé, la réduction des écarts entre Canadiens français et Canadiens anglais à la génération des pères et à celle des fils par rapport à ce qui était observé en 1954 (en 1954, dans 6/8 des cas l'écart grandissait entre les deux groupes ethniques, en 1964, au contraire, l'écart s'amoindrit dans 5/8 des cas) soulignerait une accélération de la vitesse de mobilité des Canadiens français.

[288]

TABLEAU 11
Évolution des écarts entre Canadiens français et Canadiens anglais urbains

1954

1964

pères CF moins pères CA

fils CF moins fils CA

pères CF moins pères CA

fils CF moins fils CA

1

professions libérales et haute administration

non
manuels

-8,60

-10,46

-5,82

-4,44

2

semi-professionnels et cadres moyens

0,10

-4,80

-5,56

-10,87

3

cols blancs

-0,13

-7,14

-8,30

-7,95

4

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

1,06

10,59

-0,84

13,38

5

manœuvres

13,20

18,72

12,56

5,59

6

services publics

-7,69

-8,43

-2,36

0,50

7

services personnels

2,50

0,46

-1,72

4,19

8

fermiers

‑0,44

1,06

12,02

‑0,41


Ainsi quand on étudie non plus les écarts entre pères et fils mais ceux qui séparent les fils des deux échantillons, soit un intervalle de dix ans, le ralentissement qui vient d'être observé dans la « distanciation » des deux groupes ethniques semble se poursuivre. La supériorité proportionnelle des Canadiens anglais dans les catégories de non-manuels s'est stabilisée entre 22 et 23%. L'excédent des Canadiens français sur les Canadiens anglais dans la catégorie des manœuvres continue à décroître, passant de 18,7% à 5,6%. Les Canadiens français deviennent plus nombreux dans les services.

Cette diminution des écarts entre Canadiens anglais et Canadiens français pourrait provenir d'un triple mouvement : a) l'élargissement de la structure au sommet, dû à la simple croissance de l'industrie, tel que les Canadiens anglais ne suffisent plus à remplir les postes disponibles ; b) le retrait proportionnel de Canadiens anglais des catégories supérieures qui peut apparaître dans deux cas : 1) des postes disparaissent lorsque certaines entreprises canadiennes‑anglaises sont remplacées par des entreprises américaines et canadiennes‑françaises employant plus volontiers des cadres canadiens‑français ; 2) une certaine émigration du personnel canadien‑anglais se produit et des Canadiens français lui succèdent comme dans le cas de la nationalisation de l'Hydro‑Québec ; c) la promotion des Canadiens français au détriment de celle des Canadiens anglais. Notons, pour conclure, que la diminution des écarts ne doit pas voiler le fait que les Canadiens anglais gardent une nette surreprésentation dans les catégories supérieures.

2. Évolution de la mobilité professionnelle
chez les Canadiens anglais et les Canadiens français
des comtés urbains


Les constatations faites dans la transformation des structures se retrouvent-elles dans l'étude de la stabilité et de la mobilité des deux groupes ? (Les tableaux 12 et 13 servent de référence de base aux paragraphes qui suivent.)

[289]

TABLEAU 12
Distribution en pourcentage des occupations des fils canadiens-français
urbains du Québec, nés après 1935, selon l'occupation de leur père

Taux de stabilité et de mobilité (1964)

Profession du fils a

profession du père

Total CF

Total CF et CA

1 et 2b

3

4

5 et 7 b

6

8

1 et 2 b

50,00c

35,38

22,12

17,50

12,50

17,37

23,08

24,89

2,01

1,42

0,89

0,70

0,50

0,70

3

16,67

29,23

24,88

18,33

32,50

11,05

19,73

20,67

0,86

1,41

1,21

0,89

1,57

0,53

4

19,04

23,08

36,40

34,58

32,50

44,74

34,81

33,23

0,57

0,70

1,10

1,04

0,98

1,35

5 et 7 b

13,09

7,69

12,44

25,42

12,50

21,05

17,82

16,67

0,79

0,46

0,75

1,53

0,75

1,26

6

1,19

4,62

3,69

4,17

10,00

4,21

4,07

4,01

0,30

1,15

0,92

1,04

2,50

1,05

0,00

8

0,00

0,00

0,46

0,00

0,00

1,58

0,48

0,53

0,00

0,00

0,87

0,00

0,00

2,98

total

(84)

(65)

(217)

(240)

(40)

(190)

(836)

(948)

10,05

7,77

25,95

28,71

4,78

22,73

a Voir le sens de la numérotation au tableau 11.

b Regroupements effectués par Rocher et de Jocas pour 1954, à cause du petit nombre d'individus dans certaines catégories.

c Le premier chiffre de chaque case est un pourcentage, et le deuxième, un taux.

TABLEAU 13
Distribution en pourcentage des occupations des fils canadiens-anglais
urbains du Québec, nés après 1935, selon l'occupation de leur père

Taux de stabilité et de mobilité (1964)

Profession du fils a

profession du père a

Total CF

Total CF et CA

1 et 2

3

4

5 et 7

6

8

1 et 2

66,67

44,44

26,67

30,00

25,00

25,00

38,39

2,68

1,80

1,07

1,21

1,00

0,94

24,89

3

20,83

38,89

33,33

25,00

25,00

16,67

27,68

1,01

1,88

1,60

1,25

1,21

0,86

20,67

4

8,33

16,67

30,00

25,00

37,75

16,67

21,43

0,25

0,50

0,90

0,75

2,26

0,50

33,23

5 et 7

4,17

0,00

3,33

20,00

0,00

25,00

8,04

0,25

0,00

0,20

1,20

0,00

1,50

16,67

6

0,00

0,00

6,67

0,00

12,50

8,33

3,57

0,00

0,00

0,00

0,00

3,11

2,08

4,01

8

0,00

0,00

0,00

0,00

0,00

8,33

0,89

0,00

0,00

0,00

0,00

0,00

15,72

0,53

Total

(24)

(18)

(30)

(20)

(8)

(12)

(112)

(948)

21,43

16,07

26,79

17,86

7,14

10,71

a Voir le sens de la numérotation au tableau 11.


[290]

a) Taux de stabilité. - Dans les villes, lorsqu'on exclut les fermiers [20], les taux généraux de stabilité dont presque pas bougé depuis 1954 chez les Canadiens français. La stabilité (ou l'hérédité sociale) a au contraire sensiblement diminué dans le groupe canadien-anglais. Les taux des deux groupes sont donc beaucoup plus rapprochés qu'il y a dix ans.

TABLEAU 14
Taux comparés de stabilité

échantillon total

en excluant les fermiers

1954

1964

1954

1964

CF

CA

CF

CA

CF

CA

CF

CA

2,48

2,45

1,92

4,25

1,67

2,39

1,71

1,95


Cette tendance se vérifie-t-elle au niveau de chaque catégorie professionnelle ? Les taux de Rogoff, ainsi qu'il a été noté plus haut, sont étroitement liés à la structure des occupations ; comme celle‑ci a évolué sensiblement au cours de la période (cf. tableau 15), la comparaison des taux spécifiques de 1954 à ceux de 1964 est plus difficile. L'évolution de l'héritage professionnel sera étudiée ici en pourcentages.

TABLEAU 15
Structure des occupations des échantillons
pour les districts urbains de la province de Québec

1954

1964a

professions libérales et haute administration, semi-professionnels et cadres moyens

14,52

24,89

cols blancs

16,77

20,67

ouvriers spécialisés et semi‑spécialisés

32,48

33,23

manœuvres et services personnels

28,74

16,67

services publics

5,69

4,01

fermiers

1,80

0,53

a∆ = 15,02

Le tableau 16 indique clairement que la tendance observée globalement n'est infirmée qu'à un seul niveau professionnel : celui qui se situe au sommet de la pyramide. À ce niveau le statut du père paraît encore plus déterminant sur celui du fils qu'en 1954, et cela tant chez les Canadiens anglais que chez les Canadiens français.

Partout ailleurs chez les Canadiens français, le statut du père perd de l'importance dans la détermination de celui du fils (sauf dans les services publics, [291] mais cette influence était négligeable en 1954 et le demeure en 1964). Ceci est dû à l'accroissement considérable de la mobilité ascendante chez les Canadiens français, comme nous le verrons ultérieurement.

TABLEAU 16
Pourcentage des fils qui demeurent dans la même catégorie professionnelle
que leur père, selon l'origine ethnique

1954

1964

CF

CA

CF

CA

professions libérales et haute administration, semi-professionnels et cadres moyens

40,82

40,37

50,00

66,67

cols blancs

34,00

40,00

29,15

38,89

ouvriers spécialisés et semi‑spécialisés

45,10

44,82

36,75

30,00

manœuvres et services personnels

43,92

15,00

25,42

20,00

services publics

5,56

25,00

10,00

12,50

fermiers

11,11

5100

1,58

8,33

total

36,00

30,00

21,94

33,93


Cette tendance est moins marquée dans le groupe des Canadiens anglais. Il y a réduction de l'influence paternelle à deux niveaux seulement : pour les fils d'ouvriers spécialisés et ceux d'employés des services publics. Les autres cas demeurent inchangés par rapport à 1954 ou accusent une faible augmentation.

Si l'on compare maintenant de façon interne pour 1954 et 1964, la stabilité relative des Canadiens français et des Canadiens anglais au sein de chacune des strates occupationnelles, il ressort clairement que l'influence paternelle est plus forte chez les derniers que chez les premiers au niveau des occupations de statut socio‑économique plus élevé (occupations non manuelles), l'inverse étant vrai pour les occupations manuelles [21]. Cette tendance avait déjà été notée en 1954.

Donc, en résumé, réduction sensible de la transmission du statut professionnel d'une génération à l'autre chez les Canadiens français ; par ailleurs, maintien d'un taux plus fort de transmission des occupations manuelles pour les Canadiens français que pour les Canadiens anglais, et, alternativement, tendance continue chez ceux-ci à transmettre avec une plus grande fréquence que ceux-là les occupations non manuelles.

b) Taux d'entrée dans les différentes occupations. - Cette polarisation de l'effectif d'origine britannique dans les catégories supérieures se traduit aussi dans les taux d'accès [22] aux différentes catégories occupationnelles (i.e. taux d'entrée dans chaque catégorie des fils rattachés à un niveau par la naissance).

[292]

TABLEAU 17
Taux d'entrée dans chaque catégorie occupationnelle et écarts
entre les taux d'entrée des Canadiens français et des Canadiens anglais

1954

1964

CF

CA

Écart
(CF-CA)

CF

CA

Écart
(CF-CA)

professions libérales et haute administration,
semi-professionnels et cadres moyens

0,99

1,62

-0,63

0,84

1,20

-0,36

cols blancs

0,89

1,31

-0,42

1,01

1,19

-0,18

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

0,82

0,49

0,33

0,93

8,85

0,08

manœuvres et services personnels

0,81

0,39

0,42

0,80

0,39

0,41

services publics

0,82

2,09

-1,27

0,89

0,42

0,47

Fermiers

0,00

0,00

0,00

0,17

0,00

0,00


Les Canadiens anglais continuent d'accéder aux niveaux supérieurs avec une plus grande facilité que les Canadiens français, tendance pourtant moins accentuée qu'en 1954 ; une fois de plus dans ces tableaux, l'écart entre les deux groupes tend à s'amenuiser.


c) Distance franchie. – Observe-t-on le même phénomène au sujet des différences de vitesse d'ascension ? Rocher et de Jocas, comme il a été noté plus haut, avaient constaté que les Canadiens anglais connaissaient une mobilité nettement plus accélérée que les Canadiens français, et qu'ils sautaient très fréquemment deux paliers à la fois dans leur ascension, alors que les Canadiens français montaient un à un les échelons.

TABLEAU 18
Distance franchie en cours de mobilité a

1954

1964

CF

CA

CF

CA

ascension

3 échelons

2,12

2,94

7,20

6,67

2 échelons

8,97

19,11

15,79

14,44

1 échelon

25,49

19,11

27,44

25,56

stabilité

44,60

42,63

34,48

40,00

chute

1 échelon

13,45

13,23

9,61

10,00

2 échelons

4,25

1,47

3,60

2,22

3 échelons

1,18

1,47

1,89

1,11

total

(424)

(68)

(583)

(90)

a De nouveau, ne sont considérées ici que les occupations placées plus haut sur une échelle (voir plus haut 1, 2, c).

[293]

Comme l'indique le tableau qui précède, de 1954 à 1964 le groupe canadien-français a franchi une partie importante de l'espace qui le séparait du groupe d'origine anglo-saxonne ; la montée de ce dernier groupe semble ralentie. La marge qui les séparait s'est donc estompée : les Canadiens français franchissent maintenant presque aussi souvent que les Canadiens anglais deux échelons à la fois.

III. CONCLUSION

Pour interpréter les phénomènes de mobilité qui viennent d'être analysés, il serait nécessaire de pouvoir lier les déplacements sur l'échelle des occupations à des transformations de la vie économique, politique et sociale. Nous ne disposons pas de tels indices directement reliables aux occupations. Nous pouvons cependant faire apparaître une série de transformations en nous efforçant, chaque fois que les statistiques existantes le permettent, de mesurer les écarts entre les années 1954 et 1964.

1. L'essor économique et social

Entre ces deux dates, la population du Québec passe de 4 388 000 à 5 562 000 [23], soit une augmentation de 26,75%. Durant cette période, l'accroissement naturel représente environ 100 000 personnes par an et les immigrants (principalement de France, d'Italie, de Grande-Bretagne, de Grèce et des États-Unis), une moyenne d'environ 30 000 personnes par an.

Durant la période comprise entre les deux derniers recensements, la concentration urbaine s'accélère :

% urbain

% rural

1951

66,95

33,05

1961

74,27

25,73


Dans cette concentration, la région montréalaise tient un rôle primordial tant au point de vue industriel qu'au point de vue démographique avec 62% du revenu personnel disponible et 67% de la valeur des expéditions de produits manufacturés.

Une série d'indices permettent de montrer quelques traits marquants de l'infrastructure économique de la mobilité.

produit national brut
(en millions de dollars)

valeur de la production minérale

 

1954 : 6 313

1954 : $278 932 718

 

1964 : 13 160

1964 : $687 666 579

 

valeur brute des produits des industries manufacturières (en milliers de dollars)

production de papier (en milliers de tonnes)

 

1954 : 5 395 787

1954 : 3 653

 

1964 : 8 773 944

1964 : 4 473

 

[294]

 

revenus de la main-d'œuvre
(en millions de dollars)

ménages possédant
au moins une automobile

 

1955 : 3 377

1953 : 332 000 (56% des ménages)

 

1964 : 6 029

1957 : 904 000 (70% des ménages)

 

revenus (r) et dépenses (d) ordinaires au Québec (en milliers de dollars)

dépenses pour l'enseignement
(en milliers de dollars)

 

r

d

1954-1955 :

335 076

298 442

1954 : 193 724  (3,1 % du PNB)

1964-1965 :

1 227 667

1 188 876

1965 : 863 192 (6,6% du PNB)


Indices de niveau de vie en 1964-1965

1) revenu moyen en espèces (à Montréal) avant déduction d'impôts : $6 342
2) ménages possédant un poste de télévision : 1200 000
3) ménages possédant le téléphone : 974 000


Dans presque tous les domaines, la période considérée entre les deux sondages en est une d'essor économique et social exceptionnel. Il s'agit bien d'une période de croissance générale propice à une accélération de la mobilité.

2. L'accès à l'éducation supérieure

L'accélération de la vitesse de mobilité des Canadiens français dans la décennie 1954-1964 est corroborée par l'évolution des effectifs étudiants, tant au niveau secondaire qu'universitaire.

a) De 1956 à 1969, on est passé dans le secondaire de 130 000 à 262 000 étudiants. Comme l'indique le rapport (1964) de la Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, durant cette courte période, la proportion des adolescents de 13 à 16 ans qui fréquentaient les classes secondaires et techniques s'est élevée de 44% à 65%.

b) Les statistiques de deux universités de Montréal, l'une anglaise (McGill) et l'autre française (Montréal), indiquent le même mouvement. De 1950 à 1965, McGill a augmenté ses effectifs de 86%, et Montréal de 242%. Bien plus, à l'Université de Montréal, l'accroissement du secteur des humanités (traditionnellement plus fourni), s'accompagne, cette fois, d'un accroissement tout aussi important dans les secteurs les plus adaptés à la croissance de la société industrielle et permettant l'accès au contrôle de son développement. Ainsi les facultés de génie, sciences et commerce atteignaient en 1964-1965 des taux respectifs de 118,0%, 238,2% et 211,2% par rapport à 1958-1959 (base 100), et ce mouvement paraissait en plein élan puisqu'en 1965-1966 les taux grimpaient encore considérablement (125,2%, 304,2% et 241,4%). Les taux correspondants pour McGill, l'année 1950-1951 étant cette fois prise pour base, étaient de 80,5%, 276,0% et 65,8% (les taux avaient atteint 122,7%, 120,6% et 54,2% en 1958-1959) [24].

L'accessibilité à l'enseignement supérieur des jeunes issus des catégories plus faibles économiquement constitue un autre indicateur du degré d'ouverture de la structure sociale. Or, de 1955 à 1964, la proportion des diplômés d’origine ouvrière [295] passe de 22% à 33,5% à l'Université de Montréal, de 13,6% à 8,9% pour les Canadiens anglais protestants de McGill. Il est à noter que 55,6% et 31,7% de la main‑d'oeuvre urbaine canadienne‑française et canadienne-anglaise respectivement est manuelle, ce qui équivaut à des taux d'accessibilité de 0,62% pour les fils d'ouvriers canadiens-français et de 0,31% ou 0,39% (selon qu'on utilise seulement les Canadiens anglais protestants ou tous les étudiants de McGill) pour les fils d'ouvriers canadiens-anglais.

3. Les tensions de la croissance

a) Les résultats. - Les résultats de cette croissance sont apparus dans notre analyse de la mobilité. Résumons-les. Comme dans toute société à un stade avancé de la technologie, on constate la réduction de la main‑d'œuvre agricole et des manœuvres, la stabilité des ouvriers spécialisés et semi‑spécialisés, l'accroissement des membres des catégories supérieures.

Mais, de plus, on constate : a) un accroissement du nombre d'individus en mobilité ascendante et une diminution de ceux qui descendent ; b) une accélération dans le franchissement des étapes de la mobilité : alors qu'en 1954, 14% seulement franchissaient deux échelons ou plus, en 1964 le pourcentage passe à 24,4%, soit le quart de la population active ; c) une transformation de la voie d'accès à la société industrielle urbaine : en 1964 on y entre deux fois plus souvent comme spécialisé, alors qu'en 1954 on y entrait deux fois plus souvent comme manœuvre. Ces constatations vont dans le même sens, celui d'une diminution de l'hérédité sociale, ce qui revient à dire une diminution des statuts transmis et un accroissement des statuts acquis.


b) Les tensions des valeurs. - Si la « période de rattrapage »c'est la fin du passage d'une société close à une société ouverte, d'une société où les statuts et les rôles sont définis à l'avance, à une société où la différenciation progressive des sphères d'activité religieuse, politique, économique et sociale isole les différents rôles et permet donc aux individus de les atteindre séparément - à moindre coût -, le Québec, de 1954 à 1964, devait être aussi le terrain d'affrontement de valeurs anciennes et de valeurs nouvelles, celles de la hiérarchie compartimentée des statuts transmis et celles de la hiérarchie ouverte des statuts acquis. L'apparition de ce dernier mode de stratification provoque l'appel aux valeurs qui sont cautions du mode ancien. Menacées, elles cherchent à se renforcer. « La plupart des régions en développement, émergeant d'une domination coloniale d'une sorte ou l'autre, sont vouées à des idéologies égalitaires. Comme la plupart de ces sociétés ont des arrangements sociaux de type hiérarchique traditionnel, une source de tension supplémentaire entre les principes hiérarchiques et égalitaires est introduite par le nouveau développement. » [25]

Le retour au pouvoir (1966) d'un gouvernement s'adossant plus fréquemment aux valeurs et institutions traditionnelles manifeste le second pôle de la tension. Cette tension s'exprime d'autant plus en termes politiques ou idéologiques qu'il ne peut être question de faire machine arrière dans le développement de la société [296] industrielle qui est, de toute façon, conduit par les grandes entreprises internationales, surtout américaines. Ce qui se trouve modifié, ce sont les tentatives de contrôle sur ce développement, le nouveau gouvernement laissant dormir les instruments à peine dégrossis de l'interventionnisme néo-libéral.

Mais l'appel à la nation québécoise plus précisément lancé par un nouveau parti s'efforce quant à lui de combiner les deux approches : celle du développement économique et celle de la sauvegarde et du développement des valeurs communautaires. C'est un effort pour combiner l'extrême mobilité individuelle que nous avons constatée dans cet article avec une mobilité collective.

Les liens tissés dans la vieille communauté sont encore très solides ; ils forment entre les membres un réseau dense de relations familiales, communales, régionales. Ce réseau connaît bien sûr un étirement provoqué par la différenciation sociale dont il fut question plus haut. Si les membres de la communauté se retrouvent plus nombreux sur tous les points d'une structure beaucoup plus complexe, alors il est inévitable que les tensions interindividuelles ou intergroupales se multiplient. Les fils du menuisier n'exerceront pas son métier ou des métiers voisins, mais l'un peut être avocat, l'autre employé des postes, la troisième institutrice et le quatrième ouvrier semi-spécialisé. (Rien ne permet de dire - mais notre instrument ne permettait pas de vérifier une telle hypothèse -que la mobilité est familiale ; le serait-elle qu'il est vraisemblable qu'un éclatement local et régional apparaîtrait de toute manière.) Toutefois les liens de la communauté, renforcés par les valeurs, semblent suffisamment forts pour provoquer la situation décrite encore par Smelser et Lipset : « Une fois qu'un groupe ethnique a tracé son chemin vers le niveau élevé des occupations, le petit nombre de ceux qui ont réussi affectera ses nouveaux talents et ressources à aider ceux de son groupe à atteindre ces avantages. » [26]

c) Les tensions ethniques. - Certes, lorsque ces deux auteurs écrivent sur ce sujet, ils se réfèrent explicitement soit aux ex‑colonies soit aux Noirs des États-Unis. La situation québécoise ne peut être identifiée à l'une ou l'autre de ces situations. Elle a cependant avec elles bien des analogies ; on y retrouve des traits communs et certains mécanismes (entre autres) permettent de s'y référer au niveau de l'explication.

M. Rioux et J. Dofny ont avancé la notion de « classe ethnique » pour décrire ces situations où un groupe ethnique occupe une position de classe [27]. Ils soulignaient que si l'ethnie canadienne‑française forme une entité sociale qui a les caractéristiques d'une collectivité nationale, elle occupe, en tant qu'ethnie et par rapport aux autres groupes ethniques, une position de classe. Les analyses faites à partir du recensement [297] de 1961 nous semblent confirmer ces hypothèses. Lors de ce recensement, la distribution de la population était la suivante :

TABLEAU 19
Distribution des groupes ethniques au Québec (1961)

Français

4 241 354

80,6%

Britanniques

567 057

10,8%

Néo-Québécois

450 800

9,6%

SOURCE : D.B.S., recensement de 1961.

Le classement de tous les groupes ethniques selon le revenu de travail moyen a été effectué par trois économistes MM. A. Raynauld, G. Marion et R. Béland [28]. Ce classement exprime très nettement les positions économiques occupées respectivement par le groupe britannique et le groupe français, le premier en haut et le second en bas de l'échelle.

TABLEAU 20
Revenu de travail moyen des salariés masculins au Québec
selon l'origine ethnique

origine ethnique

revenu en dollars

indice

total

3 469

100,0

britannique

4 940

142,4

scandinave

4 939

142,4

hollandaise

4 891

140,9

juive

4 851

139,8

russe

4 828

139,1

allemande

4 254

122,6

polonaise

3 984

114,8

asiatique

3 784

107,6

ukrainienne

3 733

107,6

autres Européens

3 547

102,4

hongroise

3 537

101,9

française

3 185

91,8

italienne

2 938

84,6

indienne

2 112

60,8

SOURCE : D.B.S., recensement de 1961.


C'est ici qu'il est utile de rappeler les conclusions de la deuxième partie de cet article : la comparaison de la mobilité des deux groupes.

Les mouvements structurels constatés chez les Canadiens français sont constatés aussi chez les Canadiens anglais. Chez ces derniers, ce n'est pas toutefois [298] la catégorie des manœuvres qui connaît une forte diminution mais bien celle des services. La réduction de l'hérédité sociale est nettement moins prononcée chez les Canadiens anglais, ceux‑ci formant, il ne faut pas l'oublier, un groupe beaucoup plus restreint dans chaque catégorie. Enfin, le franchissement des étapes de la mobilité connaît maintenant une vitesse presque égale dans les deux groupes, même si les Canadiens anglais continuent à accéder plus souvent aux catégories élevées.

Y a-t-il une contradiction entre ces résultats et la distribution des revenus décrite par Raynauld, Marion et Béland ? Il n'y a pas contradiction si l'on tient compte d'autres distributions. Aux fins de cet article, sur les données du même recensement, nous avons effectué un comptage de certaines catégories professionnelles. Malheureusement, la catégorie 1 utilisée par le recensement groupe aussi bien le propriétaire d'une petite entreprise que le directeur d'une grande, la catégorie 2 de son côté regroupe aussi bien le technicien de laboratoire que le professionnel le plus haut placé. Chez ce dernier groupe, même si la surreprésentation des Canadiens anglais est très forte, la représentation des Canadiens français n'en est pas moins égale en nombre. Nous avons donc réuni les catégories 1 et 2 d'une part, et 5 et 7 d'autre part. Les données ont été classées de deux façons : la première fait apparaître l'importance de l'ethnie dans les catégories professionnelles et la seconde, à l'inverse, l'importance d'une catégorie dans chaque ethnie.

TABLEAU 21
Répartition des professionnels, administrateurs, techniciens, ouvriers spécialisés et semi-spécialisés canadiens-français et canadiens-anglais au recensement de 1961

CA

CF

administrateurs, professionnels techniciens

28,4

16,3

ouvriers spécialisés et semi-spécialisés

19,9

32,4

autres

51,7

51,3

total

100,0

100,0

administrateurs
professionnels
techniciens

ouvriers spécialisés
et semi-spécialisés

CA

18,5

7,7

CF

68,5

80,9

autres

13,0

11,4

total

100,0

100,0


Les deux types de statistiques, les unes économiques, les autres occupationnelles, font apparaître la double dimension de cette stratification. Lorsqu'ils se réfèrent à leur ethnie, les Canadiens français font partie d'un groupe d'autant plus sous-privilégié qu'il est très largement majoritaire. C'est alors qu'ils constituent ce qu'on a appelé une « classe ethnique ». Si, au contraire, ils considèrent le destin individuel de chacun d'eux, il ne fait nul doute qu'ils participent à tous les échelons [299] de la stratification et qu'ils se déplacent sur cette échelle d'une façon de plus en plus ressemblante à celle des Canadiens anglais. De l'autre côté, si l'on considère les Canadiens anglais comme groupe ethnique, ils forment un groupe assurément privilégié dans l'échelle des revenus ; leur nombre restreint et leur position privilégiée leur donnent à coup sûr tous les traits d'une classe bourgeoise dominante, de type colonial. Cependant, il existe des Canadiens anglais distribués sur toute l'échelle de la stratification ; 19,9% d’entre eux sont des ouvriers spécialisés ou semi-spécialisés, et si l'on soustrait les 28,4% qui se trouvent dans les catégories supérieures, on voit qu'une majorité d'entre eux appartiennent aux classes moyennes.

Dans une telle situation, il est très malaisé pour un groupe comme pour l'autre de définir clairement son identité sociale : l'existence d'une élite canadienne-française rend ambiguë pour tout le groupe l'interprétation de la situation en termes de classes ; de même l'existence d'un pourcentage quasi équivalent de Canadiens anglais dans la classe ouvrière permet à l'ensemble du groupe de se défendre de cette même interprétation de classes. Néanmoins, les proportions sont là : la surreprésentation des Canadiens anglais dans les catégories supérieures, comme la surreprésentation des Canadiens français dans les catégories inférieures, ne peut laisser subsister de doute quant aux positions de classe occupées respectivement par les deux groupes.

Cependant, on ne peut tirer de conclusion simple de cette situation trop facilement obscurcie. Les tensions sont multiples entre les deux groupes ethniques dont il fut exclusivement question dans cet article (vu les limitations méthodologiques que nous avons indiquées au début). Il est bien évident qu'une attention égale doit être apportée aux positions relatives des Néo-Canadiens dont le choix préférentiel entre les deux groupes sera d'un poids décisif pour l'avenir. Les tensions sont grandes aussi entre les Canadiens français eux‑mêmes. Les uns croient à une intégration continue et accélérée dans la grande société industrielle nord-américaine, les autres croient que ce développement ne se fera que si les droits de l'ethnie sont reconnus et définitivement assurés ; d'autres encore estiment que l'avenir passe par une socialisation croissante de la société. La jonction des deux ordres de réalité, l'ethnique et le social, ne doit pas faire perdre de vue dans l'analyse que, si la compétition entre les Noirs et les ouvriers spécialisés américains se situe au bas de l'échelle sociale, dans le cas qui est étudié ici, c'est plutôt dans la partie supérieure de la classe moyenne que se situe la compétition, le conflit. De là d'ailleurs le caractère mesuré, réglementé de ce conflit ethnique auquel la grande majorité semble jusqu'ici décidée à trouver une solution dans le cadre du jeu politique parlementaire ; de là les tensions sociales très fréquentes entre les groupes canadiens-français eux-mêmes ; de là la superposition de ces conflits et tensions.

4. Mobilité structurelle ou égalisation des chances

Mais le résultat de cette compétition dans un avenir plus ou moins rapproché peut-il être extrapolé des conclusions de cet article ?

Si les Canadiens français ont gardé plus longtemps des attaches avec la société rurale et ses valeurs, la distribution des occupations des fils en 1964 indique que ces attaches n'ont plus qu'un aspect résiduel, puisque 3,87% d'entre eux ont encore un emploi agricole alors qu'à la génération de leurs pères ces emplois [300] représentaient plus d'un tiers de la population active. De ce fait, les Canadiens français se trouvent pratiquement tous à l'intérieur de la société industrielle comme les Canadiens anglais, bien qu'ils y occupent encore des positions moins avantageuses.

Mais les traits qui ont marqué pendant cette décennie l'évolution de cette compétition entre les deux groupes ethniques, à savoir une tendance chez les Canadiens français à adopter un rythme de mobilité plus comparable à celui des Canadiens anglais, sont-ils permanents ou conjoncturels ? Cette question revient à distinguer dans la mobilité constatée ce qui est attribuable aux changements dans la structure des emplois et ce qui est attribuable à des facteurs d'égalisation sociale.

En utilisant la même méthode que Carlsson et ultérieurement E.F. Jackson et H.J. Crockett Jr. [29], on peut distinguer ces deux aspects de la mobilité. Cette méthode consiste à établir la stabilité maximale (maximum de transmission des occupations) que permet une structure et d'en déduire, par soustraction, la mobilité forcée qu'elle provoque nécessairement : certaines catégories se rétrécissant, les fils doivent se placer ailleurs. Déduisant la mobilité structurelle de la mobilité observée, on obtient la mobilité pure et son rapport à la mobilité observée.

La comparaison des Canadiens anglais et Canadiens français, selon cette méthode, donne les résultats qui sont rapportés au tableau 22.

TABLEAU 22
Rapport de la mobilité pure à la mobilité observée chez les Canadiens anglais
et les Canadiens français urbains en 1954 et en 1964

1954

1964

CF

CA

CF

CA

stabilité maximale

82,25

74,55

66,14

71,43

mobilité forcée

17,75

25,45

33,86

28,57

mobilité observée

64,15

70,00

75,12

66,07

mobilité pure

46,40

44,55

41,26

37,50

mobilité pure/mobilité observée

72,33

63,64

54,93

56,76


Il en découle que la mobilité due aux changements structurels s'est beaucoup plus fortement accentuée chez les Canadiens français que chez les Canadiens anglais, et que, par suite, la part de la mobilité pure due à des décloisonnements de strates a considérablement diminué et que, sur ce plan même, l'avantage que possédaient les Canadiens français en 1954 a été perdu.

Cette progression a-t-elle créé chez eux en tant que groupe et en tant qu'individus des habitudes et un système d'attentes tels qu'un ralentissement, un arrêt et encore plus une régression de ce mouvement structurel les porteraient à transformer [301] ce qui fut une mobilité forcée en une mobilité pure ? La modernisation, les investissements, la politique économique influenceront le premier type de mobilité, alors que le second dépendra beaucoup plus de politiques sociale, linguistique, éducationnelle et du rôle joué dans cette compétition par les autres groupes ethniques.

RÉSUMÉ

En 1954, un sondage effectué dans les registres de l'état civil du Québec a montré l'écart existant entre la mobilité occupationnelle des Canadiens français et des Canadiens anglais. Dix ans plus tard en a effectué un même sondage selon les mêmes méthodes et sur la même population. En ce qui concerne les Canadiens français, on constate une augmentation de la mobilité ascendante et un nombre plus grand de cas où plusieurs étapes sont franchies en une fois. D'autre part la comparaison de la mobilité des deux groupes indique que l'écart qui les séparait décroît. Toutefois si l’on considère les Canadiens français, l'accroissement de la mobilité due à des changements structurels est plus grand que celui dû à un décloisonnement des strates occupationnelles. De ce dernier point de vue les Canadiens français ont même perdu du terrain depuis 1954.

ABSTRACT

[Occupational Mobility in Quebec] According to a survey made in 1954 with a sample taken from the population registers of the Province of Quebec, it was established that there is a difference in the occupational mobility of French Canadians and English Canadians. Ten years later this survey was repeated, with the same methods and among the same population. From this second sampling was observed that among the French Canadians there is a constant increase in mobility as well as in the incidence of cases where several ascending steps are taken at the same time. Further, upon comparison of the two groups, it is seen that the difference between their respective rates of mobility is decreasing. However, as far as the French Canadians are concerned, the increase is due more to structural mobility than to pure mobility. From this point of view French Canadians have actually lost ground since 1954.

RESUMEN

[Movilidades profesionales en el Québec] Un sondeo realizado en 1954 en los registros de estado civil del Québec puso de relieve la diferencia existente entre la movilidad ocupacional de los Canadienses franceses y de los Canadienses ingleses. Diez años después se ha procedido a un nuevo sondeo del mismo tipo, segun métodos idénticos y concerniendo la misma población. En la que respecta a los Canadienses franceses puede constatarse un aumento de la movilidad ascendente y un ujo mayor número de casos en los que se cubren varias etapas a la vez. Por otra parte la comparación de la movilidad de los dos grupos indica que la distancia que los separaba decrece. Sin embargo, considerando los Canadienses franceses, puede constatarse que el incremento de su movilidad ocasionado por los cambios estructurales es superior al suscitado por una mayor permeabilidad de los estratos ocupacionales. Desde este último punto de vista los Canadienses franceses han perdido terreno con respecto a la situación de 1954.



[1] Tout au long de cet article nous utilisons les expressions « Canadiens anglais » et « Canadiens français », bien que seulement cette seconde dénomination soit acceptée par tous. En effet, vu les distinctions utilisées par les Canadiens d'origine britannique entre Anglais, Écossais, Gallois, Irlandais, il serait plus exact de parler d'origine britannique. Toutefois, pour la commodité de l'exposé, nous avons opté pour les expressions parallèles de Canadiens français et Canadiens anglais et leurs abréviations CF et CA dans les tableaux statistiques.

[2] Cette recherche a été réalisée grâce à une subvention du ministère des Affaires culturelles du Québec.

[3] G. Rocher et Y. de Jocas, « Inter-Generation Occupational Mobility in the Province of Québec », The Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 23, no 1, février 1957.

[4] N. Rogoff, Occupational Mobility, Free Press, 1953.

[5] Harold L. Wilensky, « Measures : Effects of Social Mobility », dans N.J. Smelser et S.M. Lipset (édit.), Social Structure : Mobility in Economic Development, Chicago, Adline Publ. Co., 1966.

[6] Ce matériel doit être traité de façon plus approfondie dans un livre actuellement en préparation.

[7] Les échantillons de 1954 et de 1964 ne sont pas représentatifs de la population totale, puisqu'ils représentent uniquement la population de ceux qui se sont mariés ces années-là. Cf. la discussion de ce point dans Rogoff, op. cit., pp. 34-40.

[8] S. P.M. Blau et O.D. Duncan, The American Occupational Structure, New York, John Wiley and Sons Inc., 1967.

[9] N. Rogoff Ramsoy, « Changes in Rates and Forms of Mobility », dans N.J. Smelser et S.M. Lipset (édit.), Social Structure : Mobilily in Economic Development.

[10] Nous distinguerons les mouvements d'ascension et de chute sociale suivant le degré de développement des différentes zones de la province dans une publication ultérieure.

[11] Une autre faiblesse provient de la dépendance des taux les uns par rapport aux autres dans ce modèle d'analyse.

[12] Comme dans l'enquête de 1954, les catégories professionnelles sont celles qu'avait utilisées N. Rogoff. Lorsque ces catégories n'étaient pas suffisamment détaillées, nous nous sommes reportés aux catégories de J.H. Porter et P.C. Pineo dans leur article « Occupational Prestige in Canada », Revue canadienne de sociologie et d'anthropologie, vol. 4, no 1, février 1969.

[13] Ces changements pourraient cependant être expliqués partiellement par un certain nombre d'autres facteurs tels que les taux différentiels de fécondité et de mariage, selon les occupations.

[14] O.D. Duncan, « Social Stratification and Mobility », dans E.B. Sheldon et W.E. Moore (édit.), Indicators of Social Change, New York, Russell Sage Foundation, 1968.

[15] P.M. Blau et O.D. Duncan, op. cit., p. 27.

[16] La catégorie des fermiers, parce qu'elle regroupe souvent les ouvriers agricoles aussi bien que les propriétaires terriens, de même que la catégorie des services, parce qu'elle englobe des groupes de prestige inégal (services personnels et publics) ne se placent que difficilement sur cette échelle. Pour plus de sécurité méthodologique, elles n'ont pas été incluses dans le tableau 8.

[17] A.H. Richmond a utilisé une méthode semblable pour mesurer la mobilité dans « Social Mobility of Immigrants in Canada », dans Canadian Society, 3e éd., Toronto, Macmillan of Canada, 1968, et dans Post-War Immigrants in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1967.

[18] Les réserves que Rocher et de Jocas avaient apportées à leurs conclusions, vu le petit nombre de Canadiens anglais dans l'échantillon, s'appliquent aussi aux paragraphes qui suivent.

[19] G. Rocher et Y. de Jocas, op. cit., p. 65 : « On the whole, the upper part of Table IV shows again that the difference of occupational distribution between French and English speaking Canadians is greater for the generation of the sons that it was for their fathers. »

[20] Cette exclusion est justifiée dans une population presque entièrement urbaine. On constate, par ailleurs, une grande distorsion dans le taux de stabilité générale chez les Canadiens anglais, si l'on inclut le taux de stabilité des fermiers, lequel est calculé à partir d'un tout petit nombre d'individus.

[21] On ne saurait s'étonner par ailleurs des fluctuations énormes des taux de stabilité dans les services publics et surtout dans les occupations agricoles : il faut en chercher l'explication dans la très faible proportion de l'échantillon qui se situe dans ces deux catégories.

[22] Ici il est tout à fait justifié d'utiliser les taux de Rogoff puisqu'il s'agit d'une comparaison interne des taux de 1954 et de 1964.

[23] Les statistiques qui suivent sont tirées de l'Annuaire officiel du Québec, 1968.

[24] Michèle Paquette, Étude comparative des orientations académiques et de la mobilité sociale chez les diplômés canadiens-français catholiques et canadiens‑anglais protestants des deux universités montréalaises, thèse de maîtrise, Université de Montréal, 1968, pp. 40-44 et 74-76.

[25] N.J. Smelser et S.M. Lipset (édit.), Social Structure : Mobility in Economic Development, p. 13 ; cf. aussi L. Seligman, dans ibid., p. 341.

[26] N.J. Smelser et S.M. Lipset (édit.), Social Structure : Mobility in Economic Development, p. 16.

[27] J. Dofny et M. Rioux, « Les classes sociales au Canada français », Revue française de sociologie (Paris), 1961, pp. 290-300. Ces situations n'ont été décrites - et pour cause, sans doute - ni par les sociologues européens, ni par les sociologues américains. Les premiers avaient beaucoup de peine à expliquer les rapports existant dans les métropoles ou dans les colonies, entre les ouvriers européens et les nombreux travailleurs de ces colonies ou des pays européens sous‑développés, en s'en tenant à une explication de classe ; les seconds confinaient l'analyse de ces types de relations, à la théorie des relations ethniques et ne parvenaient pas à les exprimer en termes de classe. Récemment un sociologue américain, M. Gordon, a utilisé dans son livre Assimilation in American Life (New York, Oxford University Press, 1964) la notion de ethclass dont il fait un usage non identique mais assez rapproché. (Note de J. Dofny)

[28] Cf. une publication de ce rapport à la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (supplément hebdomadaire de la Presse, Montréal, 26 octobre 1968).

[29] G. Carlsson, Social Mobility and Class Structure, Lund, Gleerup, 1958. - E.F. Jackson et H.J. Crockett Jr., « Occupational Mobility in United States , American Sociological Review, février 1964.


Retour au texte de l'auteur: Jacques Dofny, sociologue, Université de Montréal (1923-1994) Dernière mise à jour de cette page le samedi 28 novembre 2020 7:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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