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Collection « Les sciences sociales contemporaines »


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Gilles Dostaler, professeur d'économie, UQAM, “ Keynes et Bretton Woods ” . Un article publié dans la revue Interventions économiques. Pour une alternative sociale, n° 26, automne 1994 - hiver 1995 (Dossier : De l’ordre des nations à l’ordre des marchés. Bretton Woods, cinquante ans plus tard.) (pp. 53 à 78). [Autorisation accordée par l'auteur le 26 juin 2003]

Texte intégral de l'article
Keynes et Bretton Woods ”, par Gilles Dostaler, économiste, UQAM, 1994 *

Introduction
1. Fins et moyens
2. Or et monnaie internationale
3. Avant Bretton Woods
4. Bretton Woods
5. Après Bretton Woods
Conclusion
Bibliographie

Introduction


Les noms de John Maynard Keynes et de Bretton Woods sont, avec raison, étroitement associés. Keynes dirigeait à Bretton Woods la délégation anglaise, qui y jouait le rôle le plus important avec celle des États-Unis. Il avait été le principal artisan de cette réforme du système monétaire international, et avait participé à toutes les rencontres préparatoires à la conférence de juillet 1944. Un peu moins de deux ans après sa clôture, en mars 1946, il assistait à Savannah, en Georgie, à la réunion de fondation des deux organismes nés de cette conférence, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) (1), en tant que gouverneur pour l'Angleterre. Il mourait moins de deux mois après cette rencontre, foudroyé par la dernière d'une série d'attaques cardiaques auxquelles l'effort incessant qu'il avait fourni au cours de ces années n'est certainement pas étranger.

L'association de Bretton Woods et de Keynes est toutefois, la plupart du temps, évoquée d'une manière sinon erronée, du moins simpliste. Auraient été opposés à Bretton Woods, dit-on, le plan Keynes, présenté par l'Angleterre, et le plan White, présenté par les Etats-Unis. Le second l'aurait emporté pour des raisons évidentes tenant à la supériorité économique des États-Unis, les véritables vainqueurs de la Guerre. Les choses se sont déroulées de façon très différente.

Bretton Woods fut en réalité une mise en scène soigneusement orchestrée, dans le décor somptueux des Montagnes Blanches du New Hampshire, au pied du Mont Washington, dont l'hôtel fastueux où les 45 délégations se réunirent portait le nom. Il y eut des discussions, parfois fort vives, et des amendements aux textes proposés. Mais l'essentiel s'était joué avant. Les délégués n'eurent pas à choisir entre un plan Keynes et un plan White. Depuis longtemps déjà, Keynes, White et leurs collaborateurs avaient aplani leurs divergences de manière à ce qu'un seul plan, anglo-américain, soit présenté aux délégués à Bretton Woods. Américains et Anglais avaient déjà négocié ce plan avec alliés, amis et protégés (2). La conférence de Bretton Woods fut précédée d'une rencontre préliminaire à Atlantic City, entre Américains, Anglais et quelques autres délégations, pour préparer l'ordre du jour et régler les derniers litiges avant la cérémonie finale. Même si on chercha, sur l'insistance de White en particulier, à éviter de donner aux délégués l'impression qu'ils étaient réunis pour entériner des décisions prises ailleurs, une bonne partie de la pièce était déjà jouée dans les coulisses du théâtre d'Atlantic City.

C'est cette histoire, qui précède en grande partie la conférence de Bretton Woods, et la prolonge aussi pendant deux ans, que nous évoquerons, sous l'angle de la participation de Keynes. Il s'agit d'évaluer ce que fut son rôle dans cet événement majeur de la reconstruction économique de l'après-guerre. Il s'agit aussi de jeter un peu plus de lumière sur l'action et la pensée de l'un des personnages les plus influents de notre siècle. Nous ferons donc précéder notre chronique des événements de remarques sur la vision du monde de Keynes et sa conception de la monnaie internationale.


1. Fins et moyens


Keynes est généralement considéré comme le plus grand économiste de notre siècle, et l'un des plus influents dans l'histoire de cette discipline. L'économie était pourtant pour lui une chose secondaire. Il n'a commencé à s'y intéresser qu'à la fin de ses études universitaires, consacrées avant tout à la philosophie, à l'histoire, aux mathématiques et à la littérature. Il ne l'a étudiée de manière formelle que pendant huit semaines, sous la supervision d'Alfred Marshall, avant de renoncer, malgré l'insistance de ce dernier, à passer ses examens terminaux (3) dans ce domaine. Et même lorsqu'il était passé maître dans cet art, qu'il qualifiait de science morale, il continuait de considérer que l'économie était un moyen, et même seulement une technique, pour atteindre d'autres fins. Renouant avec la vision d'Aristote, et rompant de ce fait avec la tradition née de la constitution de l'économie politique comme discipline scientifique modelée sur la physique, Keynes considère que l'économique est subordonnée au politique et le politique à l'éthique, qui définit les fins dernières (4). Ces objectifs primordiaux de la vie humaine, ce sont «l'amour, la création et la jouissance d'expériences esthétiques, et la poursuite de la connaissance» (JMK, X, p. 436 (5)).

Dans sa vie publique, Keynes côtoyait surtout ceux qu'on appelle les « décideurs », dans le domaine de l'économie et de la politique, et évidemment ses collègues économistes. Dans sa vie privée, qui occupait pour lui la première place, il frayait surtout avec des artistes et des écrivains, en particulier au sein du «groupe de Bloomsbury», auquel il reste étroitement associé jusqu'à la fin de sa vie. Le public et le privé se rejoignent dans son activité de protecteur des arts. L'argent, qu'il gagne en abondance, en particulier par la spéculation, lui sert à collectionner tableaux et livres rares, mais aussi à aider ses amis artistes et écrivains, à subventionner troupes de théâtre ou de ballet. La veille de la publication de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, il inaugure le Arts Theatre de Cambridge qu'il a conçu et financé et dont il gère les activités (6).

En plein cœur de la tourmente, financière et militaire, durant les événements dont nous rendrons compte plus loin, Keynes accepte en 1942 la présidence du Comité pour l'encouragement de la musique et des arts (CEMA), créé en 1940, et qui deviendra le Conseil des Arts après la guerre. Il ne s'agit pas pour lui d'une activité protocolaire et honorifique. Il participe activement aux travaux du comité, intervient dans tous le dossiers. Et lorsqu'il doit s'absenter des réunions, en particulier lors de ses missions de négociation aux États-Unis, il se fait envoyer les procès-verbaux et continue à intervenir, par exemple sur la question de la construction de théâtres dans les différents quartiers de Londres. C'est cela qui était finalement le plus important: l'art dans l'après-guerre, et son accessibilité pour toute la population. La réforme du système monétaire était un moyen pour arriver à cette fin. Il fallait en fin de compte que le problème économique s'évanouisse: «Et voici qu'apparaît alors avec plus de clarté ce qui forme, à vrai dire, sa thèse essentielle d'un bout à l'autre du livre: la profonde conviction que le Problème Économique, comme on peut l'appeler en bref, ce problème du besoin et de la pauvreté et cette lutte économique entre classes et entre nations, tout cela n'est qu'une effroyable confusion, une confusion éphémère et sans nécessité» (Keynes, 1972, p. 12).

La paix est un élément fondamental dans cette vision du monde. Elle est une condition essentielle de réalisation des objectifs ultimes et en même temps l'objectif immédiat des réformes économiques internationales. La deuxième Guerre est née de la montée du nazisme. Cette montée, Keynes la relie aux paiements de réparation irréalistes qui ont été imposés à l'Allemagne au sortir de la première Guerre, au traité de Versailles. Après cette décision, il a démissionné de la délégation anglaise dont il faisait partie à la conférence de Paris et rédigé un livre qui devait connaître un grand succès et lui assura sa célébrité à travers le monde, Les conséquences économiques de la paix.

Les transformations économiques nécessaires pour créer un monde vivable, comme du reste toute transformation sociale ou politique, doivent être réalisées par des moyens pacifiques. Dans un de ses premiers textes conservés, rédigé alors qu'il étudiait à Cambridge, en 1903 (7), Keynes se penche sur le destin et les contributions d'Abélard, dont il admirait l'habileté dialectique et l'adresse dans la controverse. Il commente en l'approuvant l'opinion de ce dernier en vertu de laquelle les conflits humains doivent être tranchés par la guerre des mots plutôt que par la guerre des armes. C'est là une conviction à laquelle il sera toute sa vie fidèle. Elle explique son hostilité au marxisme, auquel il reproche de vouloir transformer le monde par la violence, à l'instar du nazisme. Elle l'amène à revendiquer, pendant la première Guerre mondiale, le statut d'objecteur de conscience. Elle explique l'acharnement qu'il met à défendre ses amis du groupe de Bloomsbury poursuivis par la justice pour leur refus de prendre les armes, cela au risque de perdre son emploi au Trésor.

La vie de Keynes peut être vue comme un effort acharné et soutenu en vue de convaincre ses contemporains de l'urgente nécessité de procéder aux transformations radicales essentielles pour éviter l'écroulement des sociétés modernes et d'une civilisation qui est le fruit d'une longue et laborieuse évolution. Il se compare lui-même, tantôt à Jonas criant devant les murs de Ninive, tantôt à une Cassandre qui a du mal à convaincre ses semblables. Il écrit ailleurs qu'on peut convaincre (convince) quelqu'un de son erreur, mais non pas l'en condamner (convict) (8).

Tout concourt au même but : le traité rédigé pour ses pairs, l'écrit plus populaire, l'article de journal, le discours. Dans cette panoplie d'instruments, la négociation occupe une place importante, sinon prépondérante. Elle constitue un art difficile, une occupation dont le cynisme n'est pas absent. Keynes était passé maître dans la pratique de cette guerre sans violence. Les intonations même d'une voix remarquable, selon les témoignages de ses contemporains, y contribuaient (9). Voici comment, dans Les conséquences économiques de la paix, il explique la mauvaise performance du président Wilson des États-Unis, qui a dû céder à la conférence de Paris aux velléités revanchardes des Anglais et des Français :

[...) il arrive souvent un moment où vous pouvez gagner une victoire importante si, par un léger semblant de concession, vous sauvez la face de l'opposition, ou si vous vous mettez d'accord avec elle par un nouvel exposé de votre proposition, qui sert à l'adversaire et ne diminue en rien ce à quoi vous tenez. Le Président n'était pas armé pour ces habiletés simples et usuelles. Son esprit trop lent manquait de ressources pour être préparé à une alternative quelconque. (Keynes, 1922, p. 45)

Telle est la méthode qu'il appliquera lui-même dans les années qui mènent à la rencontre de Bretton Woods. Il l'utilise non seulement vis-à-vis des «adversaires», les Américains, mais aussi vis-à-vis de ceux qui lui donnent les mandats, les représentants du pouvoir britannique. À ces derniers, à plusieurs reprises, on le voit ainsi donner l'assurance que tout est préservé, alors qu'il a fait des concessions majeures, inévitables à son égard pour préserver l'essentiel, la possibilité d'une entente. Il s'agit de mener une guerre sans violence, par la parole, dans le but de construire un monde dans lequel la guerre par les armes sera disparue, un monde dont la pauvreté et l'oppression seront exclues, un monde dans lequel on pourra enfin se consacrer en toute quiétude à l'amitié, à l'amour, à l'art, à la contemplation de la beauté (10), à la quête de la connaissance.

2. Or et monnaie internationale

On peut lire parfois que Keynes ne s'est intéressé que tardivement à l'économie internationale, à la faveur de son rôle durant la deuxième Guerre mondiale. À juste titre, on attire l'attention sur le fait que son œuvre majeure, la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, concerne essentiellement une économie fermée, en dépit de la présence de remarques éparses sur l'économie internationale. On en déduit rapidement que la théorie keynésienne est celle d'une économie fermée. On ajoute souvent que cette caractéristique rend compte des limites du keynésianisme, et que la mondialisation de plus en plus poussée des économies est l'une des principales causes de l'échec des politiques keynésiennes.

Cette vision des choses est irrecevable. Si plusieurs de ses disciples se sont affairés avant tout à construire des modèles d'économie fermée, Keynes, pour qui, du reste, la réflexion économique ne se limitait pas à la construction de modèles, s'est passionné toute sa vie pour les questions économiques internationales, et plus particulièrement pour les questions financières internationales,. comme théoricien mais aussi comme praticien, et en particulier comme spéculateur. C'est par là qu'il a commencé à s'intéresser à l'économie. Son séjour comme employé au Bureau des Affaires indiennes (India Office), entre octobre 1906 et juillet 1908, l'amena à se pencher sur les problèmes monétaires de l'Inde, et de là sur le fonctionnement du système monétaire international. Nourri de cette expérience concrète, comme le sont toutes ses œuvres, même les plus abstraites, son premier livre, Indian Currency and Finance, publié en 1913, contient déjà l'ébauche des idées sur la réforme du système monétaire international qu'il développera dans les années quarante. L'idée, fondamentale dans la vision keynésienne, d'une gestion rationnelle de la monnaie et de l'économie est déjà présente. Keynes explique que le système d'étalon de change-or marque un progrès par rapport au système pur d'étalon-or, en permettant d'économiser l'or ; mais il évoque déjà la perspective du remplacement de l'or par une monnaie internationale idéale, rationnellement fondée. Alternant, comme il le fait toujours, la formulation de ses thèses pour un lectorat spécialisé et l'effort pour les appliquer, en convaincant lés décideurs de leur bien-fondé, Keynes se révèle le membre le plus actif et le plus influent de la Commission royale sur les finances et la monnaie de l'Inde, qui se réunit en 1913. Il participera à une autre commission royale sur les affaires financières de l'Inde en 1925, et son intérêt pour les affaires indiennes se maintiendra jusqu'à Bretton Woods et Savannah, où il jouera un rôle important dans des négociations bilatérales avec la délégation indienne.

Un premier plan de réforme du système monétaire international est proposé par Keynes dans un article publié en avril 1922 dans le Manchester Guardian, «The Stabilisation of the European Exchanges: A Plan for Genoa». Il vaut à Keynes d'être invité à participer à des rencontres de la délégation britannique à la Conférence de Gênes qui réunit en avril 1922 des délégués de 39 nations pour discuter de la reconstruction économique de l’Europe. Keynes publie en 1923 A Tract on Monetary Reform, première étape dans la critique de la théorie monétaire classique qui aboutira à la Théorie générale. Ce livre est en fait composé à partir d'articles du Manchester Guardian. C'est là qu'on trouve la description célèbre de l'or comme relique barbare. Keynes affirme que la stabilité des prix intérieurs doit primer sur celle des taux de change. Il s'engage alors dans une campagne acharnée contre le retour à l'étalon-or à la parité d'avant-guerre, souhaitée par l'élite financière anglaise (11). Fondé sur la croyance surannée dans l'ajustement automatique des marchés, le système d'étalon-or soumet le stabilité des prix intérieurs et de l'emploi à celle du taux de change de la monnaie. Il empêche les pays de mener une politique économique indépendante, et soumet finalement les plus faibles aux plus forts, en l'occurrence aux États-Unis. Après la décision annoncée par le chancelier de l'Échiquier, Winston Churchill, de revenir à l'étaIon-or à la parité d'avant-guerre, en avril 1925, Keynes écrit The Economic Consequences of Mr. Churchil (12). Il y dénonce la vision conservatrice qui est au fondement d'un système, celui de l'étalonor, conçu pour ceux qui sont au sommet de la pyramide sociale. C'est au prix de la détérioration des conditions de vie des travailleurs les plus faibles, écrit-il alors, qu'on pourra ramener la livre sterling à son taux d'avant-guerre. Par une augmentation délibérée du chômage, provoquée entre autres par des politiques monétaires restrictives, on pourra arriver à peser sur les salaires d'une manière suffisante pour arriver à cette fin.

Commencé en 1924, publié en 1930, le Treatise on Money, est le premier ouvrage économique majeur de Keynes et son plus volumineux. Il contient plusieurs réflexions sur le système monétaire international. Keynes y fait appel à Freud pour expliquer la fascination irrationnelle qu'exerce cet objet qui «est devenu partie intégrante de la panoplie du conservatisme» (JMK, VI, p. 159). Dans un système rationnel, l'or devrait devenir un monarque constitutionnel avec un cabinet de banques, régnant sans gouverner comme le souverain d'Angleterre. Et Keynes propose ici, pour la première fois, qu'une banque supranationale soit habilitée à émettre une monnaie de crédit équivalente à l'or.

Dans la préface de Essays in Persuasion, publié en 1931 et regroupant des extraits d'écrits publiés depuis 1919, Keynes écrit que, outre le chômage et la guerre, l'or a toujours constitué son principal sujet de préoccupation. Il ajoute que ses thèses, décriées lorsqu'elles furent d'abord énoncées, ont été confirmées par les événements. Dans le cas de l'or, outre les conséquences économiques et sociales désastreuses du retour à l'étalon-or, la suspension, le 21 septembre 1931, de l'étalon-or illustre la victoire, chèrement acquise, de sa vision. Il écrit alors: «Nous sentons que nous avons enfin les mains libres pour faire ce qui est raisonnable» (JMK, IX, p. 245). Commence alors pour Keynes la rédaction, longue et difficile, de la Théorie générale. Il ne cesse pour autant de se préoccuper des questions monétaires internationales, et de l'or en particulier. Il écrit, dans la Théorie générale: «On n'a jamais inventé au cours de l'histoire de système plus efficace que celui de l'étalon-or - ou autrefois l'étalon-argent - international pour dresser les intérêts des différentes nations les uns contre les autres» (Keynes, 1982, p. 344).

La question du système monétaire international préoccupe donc Keynes du début à la fin de sa carrière d'économiste, et les 30 volumes de ses Collected Writings sont truffés de réflexions sur la question. Ces réflexions témoignent de la constance dans la poursuite de certains objectifs fondamentaux: gestion monétaire rationnelle, priorité à l'équilibre interne sur la stabilité des taux de change, libre choix de la politique économique par les gouvernements nationaux ; la stabilité financière internationale doit être conçue de manière à permettre à chaque pays la poursuite d'objectifs nationaux de plein emploi, de croissance et de stabilité des prix qui, associés à une répartition plus équitable des revenus, sont les conditions nécessaires pour réaliser le bien-être économique des individus qui composent la nation. D'autre part, Keynes fait preuve d'une souplesse, d'un pragmatisme ressemblant parfois à de l'opportunisme (13), qui l'amènent à modifier constamment, parfois radicalement, les mécanismes proposés.

Il ne faut aussi garder à l'esprit le fait que Keynes avait, du système monétaire international, une connaissance pratique autant que théorique. Outre la connaissance issue de ses fonctions au Trésor pendant la première guerre mondiale, il y avait celles qu'il tirait de ses activités de spéculateur. Dans ce domaine, les monnaies étrangères ont toujours constitué l'un de ses champs d'action privilégiés.

3. Avant Bretton Woods

À partir de septembre 1939, Keynes réunit des collègues de travail de la première Guerre, qu'il appelle les «old dogs», à son domicile londonien, pour discuter de la manière d'influencer l'effort de guerre. Il est déjà préoccupé par la reconstruction économique de l'après-guerre, dont il prévoit qu'elle allait certainement entraîner un énorme déficit de la balance des paiements de l'Europe, et en particulier de l'Angleterre, vis-à-vis des États-Unis. Winston Churchill, dont Keynes avait durement critiqué l'action alors qu'il était chancelier de l'Échiquier au milieu des années vingt (14), a pris les rênes du gouvernement anglais après le démission de Neville Chamberlin le 10 juin 1940. C'est à cette époque que Keynes remet les pieds dans l'appareil gouvernemental. Il est nommé membre d'un conseil consultatif du Trésor, créé le 1er juillet. Mais, contrairement à la situation qui fut la sienne durant la première Guerre, il n'a pas le statut de fonctionnaire ou d'employé. Il ne reçoit pas de salaire, mais il dispose à partir du 12 août d'une pièce, des services d'une secrétaire, et d'un lit au Trésor

I have no routine duties and no office hour [...]. But I have a sort of roving commission plus membership of various high up committees which allow me to but in almost any direction where I think I have something to say. I am now allowed to know all the innermost secrets, which was not the case until this week, without the knowledge of which one cannot really advise to much purpose. (Lettre de Keynes à J.T. Sheppard, 14 août 1940, citée par Moggridge, 1992, p. 638)

Il était tout simplement «Keynes», libre de s'attaquer à ce qu'il voulait, à qui il voulait et quand il le voulait. Tout au long des négociations qui mènent à Bretton Woods, et aussi après cette conférence, il ne sera pas lié par la réserve des fonctionnaires, et il usera largement de ce privilège. Ainsi rencontre-t-il discrètement journalistes, parlementaires, banquiers, décideurs, pour leur transmettre des révélations parfois marquées du sceau du secret d'État, de manière à préparer le terrain lorsque le moment venait d'infléchir les positions. Keynes ne cessera pas d'utiliser cette tactique lorsqu'il siégera lui-même à la chambre des Lords. De la même manière, avec les Américains, et ses autres vis-à-vis dans les négociations, entretient-il des relations en dehors des circuits officiels, comme il le fit du reste avec les Allemands lors des négociations de Paris à la fin de la première guerre, par exemple Carl Melchior, qui deviendra un ami proche (15). En janvier 1941, le statut de Keynes est toutefois précisé, et son pouvoir renforcé lorsqu'il est nommé conseiller économique du chancelier de l'Échiquier.

Franklin D. Roosevelt est réélu président des États-Unis pour la troisième fois le 5 novembre 1940. La législation américaine empêche le pays d'aider directement des belligérants. Elle est contournée par le prêt-bail (Lend lease), annoncé le 17 décembre, qui consiste à mettre à la disposition de l'Angleterre des ressources matérielles, en particulier des armements, en échange, non pas d'argent mais de «reconnaissances» à être négociées plus tard. Les discussions sur le prêt-bail seront étroitement imbriquées avec les négociations sur le système monétaire international, et menées par les mêmes personnes. Keynes en discute avec Harry Hopkins, conseiller du président Roosevelt, à Londres, en janvier 1941. À cette occasion, il discute d'un projet de réponse au nouvel ordre allemand rédigé à la demande de Lord Halifax, alors secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Dans ce texte, il dessine l'esquisse d'un nouveau système monétaire qui devait, selon lui, éviter les abus «des vieux arrangements monétaires internationaux fondés sur le laissez-faire, par lesquels un pays peut être mis en banqueroute non pas parce qu'il manque de biens exportables, mais parce qu'il manque d'or» (JMK, XXV, p. 12). Le Lend lease Act est signé le 11 mars 1941. Keynes continue à en discuter aux États-Unis, où il séjourne entre avril et août ; il rencontre à ce sujet le président Roosevelt, en mai.

C'est à son retour des États-Unis, en août 1941, que Keynes rédige, à sa maison de campagne de Tilton, la première version de son projet de réforme du système monétaire international, sous la forme de deux textes, terminés le 8 septembre, et intitulés respectivement Post-War Currency Policy et Proposals for an International Currency Union. C'est la première ébauche de l'accord de Bretton Woods. Dans son texte préliminaire, Keynes attaque la doctrine du laissez-faire, qui est pour lui à la source des principales difficultés économiques :

To suppose that there exists some smoothly functioning automatic mechanism of adjustment which preserves equilibrium if only we trust to methods of laissez-faire is a doctrinaire delusion which disregards the lessons of historical experience without having behind it the support of sound theory. (JMK, XXV, pp. 21-22)

Le système d'étalon-or est le couronnement de cette doctrine. Il a un biais fondamentalement déflationniste, et a pour conséquence d'enrichir les riches et d'appauvrir les pauvres. L'idée de base du nouveau système proposé par Keynes dans son deuxième texte est d'étendre au domaine international les principes bancaires appliqués au domaine national. L'objectif final est de mettre sur pied un mécanisme expansionniste en procurant au monde les liquidités nécessaires pour favoriser la croissance. Cela se fera par la création d'«une chambre de compensation internationale» (International Clearing Union), fonctionnant par le moyen de découvert. Il s'agit donc de l'esquisse d'une banque centrale mondiale, ce que Keynes avait déjà proposé dans son Treatise de 1930. Ce plan préconise la multilatéralité des échanges entre les divers partenaires économiques à l'échelle mondiale (16), et propose des mécanismes visant à faciliter la réalisation de l'équilibre de la balance des paiements pour les États membres. Le premier des deux textes rédigés par Keynes énonce des principes qui ne varieront pas, et dont il se faisait l'avocat depuis près de trente ans. Le second propose des modalités qui se transformeront considérablement au cours des négociations, à tel point qu'on pourra se demander ce qui reste des principes.

Fidèle à son habitude, Keynes fait largement circuler ces textes qui connaîtront plusieurs versions successives. Il accepte facilement toutes les suggestions de modification, comme le souligne son premier biographe, qui fut aussi son collaborateur: «He was entirely lacking in the kind of obstinacy which so often results from pride of autorship» (Harrod, 1951, p. 533).

Une deuxième version est terminée le 18 novembre, à la suite des critiques, entre autres, de Richard Kahn, James Meade et R.G. Hawtrey. Il s'agit cette fois, écrit Keynes, de mettre un peu de chair autour des os que représentait son premier schéma. Il y insiste sur la multilatéralité de la compensation entre les membres et ajoute qu'un contrôle des mouvements de capitaux devra être une caractéristique permanente du système d'après-guerre. Dennis Robertson, qui avait été un proche collaborateur de Keynes dans les années vingt, mais avait pris ses distances pendant la préparation de la Théorie générale, dont il n'acceptait pas la condamnation radicale du système classique, est enthousiasmé par le nouveau plan. Ce sera le début d'une phase nouvelle de collaboration étroite entre les deux économistes. Lord Robbins, qui menait avec Hayek la bataille contre Keynes et ses disciples depuis son quartier général de la London School of Economics, au début des années trente, est lui aussi enthousiasmé par le texte de Keynes, qui circule alors beaucoup plus largement que le précédent.

Comme toujours, Keynes travaille très vite, et une troisième version du projet voit le jour le 15 décembre. C'est dans celle-ci qu'apparaît le bancor, une monnaie internationale, inconvertible en or ou en monnaies nationales. Sa valeur peut varier. Mais il est libellé en or. Des raisons psychologiques, à l'origine de vieilles traditions, font qu'on doit, selon lui, maintenir un lien à l'or, de manière à assurer le prestige de cette nouvelle monnaie. Keynes souligne qu'il faut accroître la responsabilité des pays créditeurs dans le nouveau système monétaire international. Il ajoute que, dans ce domaine comme ailleurs, la question principale concerne le partage entre ce qui doit être décidé par règles (rules) et par discrétion (discretions). Il favorise quant à lui le second mode de décision (17).

À la suite de nombreux commentaires, en particulier de Harrod, et aussi de plusieurs membres d'organismes gouvernementaux, Keynes reformule son texte les 24 et 25 janvier 1942, et cette version est imprimée comme section d'un memorandum du Trésor sur les problèmes économiques et monétaires extérieurs. Le mémorandum est discuté et critiqué par le comité sur les problèmes de la reconstruction mis sur pied par le cabinet de guerre. Il aboutit enfin devant le gouvernement Churchill, le 10 avril 1942, où il est approuvé avec quelques amendements mineurs et devient ainsi la position officielle de l'Angleterre. Keynes écrit alors à Richard Kahn, le 11 mai:

My currency schemes, which you saw in an early version, have gone through a vast number of drafts without, in truth, substantial change. It has been somewhat of a business getting them through all stages, but successfülly achieved at last. [...] Now it is a question of capturing American sympathy. [...] As you may suppose, it has been rather a tour de force getting the thing so far as it has got. It is still a tender plant, which can be easily blasted by a harsh word from any quarter. (JMK, XXV, pp. 143-144)

En fait, les Américains s'étaient eux aussi mis au travail depuis un certain temps. Le 8 juillet, sir Richard Hopkins (18), deuxième secrétaire au Trésor, reçoit de sir Frederick Phillips, représentant le Trésor aux États-Unis l'ébauche d'un plan de réforme monétaire internationale préparé par le Trésor américain. Cet envoi devait être tenu secret et seul Keynes était autorisé à le lire. Son auteur était Harry Dexter White (19). Comme plusieurs des autres experts américains qui seront mêlés aux négociations de Bretton Woods, White est un admirateur des thèses de Keynes. Les deux hommes se sont déjà rencontrés brièvement en 1941, lors de la visite de ce dernier aux États-Unis.

Le plan White propose la création d'un fonds de stabilisation, sur la base de dépôts, et d'une banque de reconstruction. Il met plus l'accent sur la stabilisation des taux de change et l'abolition des pratiques restrictives que sur des perspectives à long terme. Les fonds fixés au départ et les possibilités d'expansion sont beaucoup plus restreintes que dans le plan Keynes. White propose la création d'une unité de compte baptisée unitas, simple reçu pour l'or déposé au Fonds. Le rôle de l'unitas est beaucoup moins important que celui du bancor. Keynes lit le document à partir du 24 juillet, à Tilton. il écrit à Frederick Phillips le 3 août: «j'ai été rarement à la fois autant ennuyé et intéressé» (JMK, XXV, p. 159). Ce plan est à son avis rempli de bonnes intentions, mais les moyens d'action proposés sont déplorables, ce qui le voue à l'échec. Mais déjà les compromis se dessinent dans son esprit. Il rédige, dans la foulée de sa lecture, des notes sur le plan White qu'il transmet à Hopkins et Phillips, puis une cinquième version de son propre plan, qui est transmise à White le 28 août. À l'occasion d'un séjour de Morgenthau et White à Londres à l'automne, Keynes et White se rencontrent à diverses reprises, et ont une longue discussion sur les deux plans le 23 octobre.

Le plan White est officiellement transmis à l'Angleterre en février 1943, après avoir été remanié sept fois depuis l'été 1942. Keynes rédige alors une analyse comparée des deux plans, dont il décrit ainsi la différence fondamentale: «The American ideas take shape in a Stabilisation Fund with a 'limited liability' subscription, whereas the Bancor proposals aim at an International Clearing with a wide use of credit» (JMK, XXV, p. 225). Le 7 avril, les deux plans sont officiellement publiés, celui de Keynes, sa cinquième version, comme «White Paper», intitulé Proposals for an International Clearing Union; ce document, non signé par Keynes, est néanmoins celui que l'on désigne généralement comme «plan Keynes» (20). Un agenda en quatre points est formulé au début du document:

1. The mechanism of currency and exchange ;

2. The framework of a commercial policy regulating the conditions for the exchange of goods, tariffs, preferences, subsidies, import regulations, and the like ;

3. The orderly conduct of production, distribution, and price of primary products so as to protect both producers and consumers from the loss and risk for which the extravagant fluctuations of market conditions have been responsible in recent times ;

4. Investment aid, both medium- and long-term, for the countries whose development needs assistance from outside. (JMK, XXV, pp. 233-34)

C'est le véritable début de la négociation de Bretton Woods. Le 18 mai, Keynes, qui était devenu baron de Tilton en juin 1942, fait son premier discours à la chambre des Lords. Il porte sur la réforme du système monétaire international. Keynes insiste sur les similitudes entre les plans américains et anglais: «Neither plan conceals a selfish motive. The Treasuries of our two great nations have come before the world in these two Papers with a common purpose and with high hopes of a common plan» (JMK, XXV, p. 280). De celui des Américains, il dit qu'il s'agit en apparence d'une vieille bouteille, mais qu'elle contient un nouveau vin.

Le plan White continue de subir des modifications, et il est discuté par les Américains avec plusieurs autres pays. À la fin de juin, Keynes rédige une synthèse des deux plans ; il y concède aux Américains le principe des souscriptions, la limitation de la responsabilité des créanciers, le fait qu'aucun pays ne puisse être forcé de changer la valeur-or de sa monnaie contre sa volonté, la formule pour les quotas et les droits de vote, et la forme générale du fonds de stabilisation. Il savait que le compromis final allait devoir se faire dans les termes des Américains.

Le mois de juin voit la publication d'un plan canadien. Proche de celui des Américains, ce plan agace profondément Keynes, qui le baptise plan «off White». En septembre et octobre, des pourparlers anglo-américains, exploratoires et informels, ont lieu aux États-Unis, à la suggestion de l'Angleterre. La délégation anglaise est dirigée par Richard Law, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères et comprend entre autres Keynes, Robbins, Meade et Robertson, ce dernier étant déjà à Washington. White, qui a publié pour la première fois en août sa proposition pour une banque de reconstruction et de développement (21), fait partie de la délégation américaine. Comme à son habitude, Keynes est très actif et rencontre beaucoup de monde à Washington, dont le secrétaire au Trésor Morgenthau avec qui il déjeune dès son arrivée. Tout au long de son séjour, il rencontre souvent White, cherchant à résoudre avec lui, en particulier, la question de la transformation des unitas en véritable monnaie internationale, ce qu'on appelait la «monétisation» des unitas.

Entre le 15 septembre et le 9 octobre, les délégations se rencontrent neuf fois (22). Dans un discours prononcé à la première réunion plénière, le 21 septembre, Keynes insiste sur le fait que l'ensemble des problèmes économiques de l'après-guerre doit être traité comme une unité, avec pour objectif ultime une solution radicale aux problèmes de l'emploi et de l'amélioration des conditions de vie. Les rencontres se terminent par la rédaction d'un Joint Statement by Experts of United and Associated Nations on the Establishment of an International Stabilisation Plan, en quatorze articles. Sur treize points de désaccords identifiés avant le début des rencontres, six sont réglés, dans la plupart des cas en fonction de la version américaine. Les autres seront négociés entre octobre 1943 et avril 1944, alors que le «Joint statement» connaîtra plusieurs versions successives. À sa mère, Keynes écrit le 18 octobre: «And we are very content indeed with what we have accomplished - greatly in excess of our best expectations. [...] We all really are trying to make good economic bricks for the world after the war - however hopelessly difficult the political problem may be» (JMK, XXV, p. 374).

4. Bretton Woods

Le 22 avril 1944, après sept révisions du texte du 9 octobre, et des discussions difficiles, y compris en Angleterre entre partisans et adversaires des positions de Keynes (23), est publié un Joint Statement by Experts on the Establishment of an International Monetary Fund, aux États-Unis et en Angleterre. Ce texte suscite immédiatement une très vive opposition, dans des secteurs très diversifiés de l'opinion publique anglaise. La gauche y voit une menace aux objectifs de plein-emploi alors que la droite y décèle un danger pour l'Empire britannique. Le monde bancaire, de son côté, y voit une menace pour la prédominance financière mondiale de la City. Keynes, qui avait mis en garde les autorités contre une publication trop hâtive de ce document, sans une préparation suffisante de l'opinion publique, consulte beaucoup, rencontre la presse et les parlementaires de tous les partis (24). Il est préoccupé par les tendances isolationnistes et les sentiments anti-Américains de ses compatriotes. Il avait dû ralentir ses activités en mars à la suite de problèmes cardiaques, qui l'avaient tenu à l'écart d'une rencontre entre l'Angleterre et ses partenaires des Dominions. Il participe au début de mai à une série de rencontres avec les alliés européens pour expliquer le projet.

Keynes prononce un discours important le 23 mai, à la chambre des Lords, pour défendre le compromis auquel il est parvenu avec les Américains, compromis qu'il présente « comme constituant, à plusieurs égards, une amélioration considérable sur ses parents » (JMK, XXVI, p. 10). Il y insiste sur le fait que cette proposition ne constitue pas un retour à l'étalon-or, et qu'elle laisse à chaque pays le champ libre en ce qui concerne sa politique intérieure. Alors qu'on l'accuse d'avoir trahi ses idéaux, il situe au contraire ce texte dans la foulée des idées qu'il défend avec acharnement depuis les années vingt :

N'était-ce pas moi, alors que nombre d'iconoclastes d'aujourd'hui étaient déjà les adorateurs du Veau d'Or, qui écrivis que «l'or est une relique barbare»? Serais-je à ce point infidèle, oublieux, sénile, qu'à l'instant même du triomphe de ces idées, quand dans un même élan les forces vives, les gouvernants, les parlements, les banques, la presse, le publie et même les économistes ont enfin accepté les nouvelles doctrines, j'irais aider à forger de nouvelles chaînes pour résister dans un vieux donjon ? (JMK, XXVI, p. 16-17, traduit in Hession 1985, p. 408)

Le 26 mai, Morgenthau annonce que le président Roosevelt invite 44 pays à une rencontre devant se tenir à partir du 1er juillet à Bretton Woods, dans le New Hampshire. Elle devait être précédée d'une réunion restreinte à Atlantic City, lieu choisi pour le confort de Keynes, dont on connaît l'état de santé précaire. Le choix de la date a été fort ardu pour les autorités américaines, compte tenu des préparations pour le débarquement allié aussi bien que les conventions républicaine et démocrate en vue des élections présidentielles. La date finalement arrêtée l'a été, en particulier, de manière à donner à l'événement le maximum d'impact en vue de la campagne de réélection du président Roosevelt, qui s'apprêtait à briguer un quatrième mandat. C'est en effet le 19 juillet que devait commencer la convention démocrate, et on prévoyait que la conférence de Bretton Woods serait alors terminée (25).

La traversée de l'Atlantique s'effectue, pour Keynes et les délégués britanniques (26), mais aussi pour des délégués de sept autres pays et d'un observateur de l'ambassade américaine à Londres, entre le 16 et le 23 juin. Plusieurs discussions se tiennent sur le bateau, où sont rédigés deux Boat drafts, consacrés respectivement au Fonds monétaire et à la Banque, qui sont remis aux Américains à Atlantic City. Les Anglais suggéraient, en particulier, que le fonctionnement du Fonds soit en grande partie automatique et routinier, et qu'il ne soit donc pas chapeauté par un directorat puissant et permanent. Le 23 juin commencèrent les travaux préliminaires d'Atlantic City, où Keynes et White se rencontrèrent dès l'arrivée du premier. La semaine du 23 au 30 juin fut en grande partie consacrée à aplanir les dernières difficultés entre Anglais et Américains. Keynes écrivit à Richard Hopkins le 25 juin:

At the same time he [White] agrees that we and the Americans should reach as high a degree of agreement behind the scenes as to which of the alternatives we are ready to drop and which we agree in pressing. Thus to the largest extent possible White and I will have an agreed text, but on the surface a good many matters may be presented in alternative versions. (JMK, XXVI, p. 61)

Il s'agit donc de prendre le maximum de décisions préalables, tout en évitant de donner l'expression de mettre les délégués de Bretton Woods devant un fait accompli. Keynes écrit de nouveau à Hopkins le 30 juin qu'il y a eu plusieurs rencontres «derrière la scène» entre White et lui. Il se plaint par ailleurs du fait que les Américains ne cessent de consulter leurs avocats. Membre de la délégation britannique, le vieil adversaire des politiques keynésiennes, Lord Robbins, nota dans son journal, qui constitue une précieuse source de renseignement sur ces événements:

Keynes était dans son état d'esprit le plus lucide et le plus persuasif et l'effet fut irrésistible. À de tels moments, je me surprends à penser qu'il doit être l'un des hommes les plus remarquables qui aient jamais vécu - la rapidité de la logique, l'ampleur de la vision, et pardessus tout le sens incomparable de la justesse des mots, se combinent pour donner quelque chose qui est de plusieurs mesures au-delà des limites des réalisations humaines ordinaires. (traduit in Hession, 1985, p. 409)

Le 1er juillet 1944, les délégations arrivent dans la petite localité de Bretton Woods, où l'hôtel Mont Washington, mal organisé, manquant de personnel, n'est pas prêt à les recevoir (27). On raconte même que le gérant s'est caché avec une caisse de whisky à l'arrivée des délégués ! Au lieu de participer aux rencontres inaugurales, le premier soir, Keynes, homme de tradition, donne un dîner, qu'il préparait depuis longtemps, pour célébrer les 500 ans du concordat entre King's College de Cambridge et New College d'Oxford.

Les véritables travaux de la conférences de Bretton Woods commencèrent le 3 juillet. Les délégués étaient répartis en trois commissions. La première, consacrée au Fonds monétaire international, était présidée par White ; la seconde, consacrée à la Banque pour la reconstruction et le développement, était présidée par Keynes; la troisième, consacrée aux autres formes de coopération financière, était présidée par le Mexicain Eduardo Suarez.

Dans son exposé préliminaire, Keynes affirme : « In general, it will be the duty of the Bank, by wise and prudent lending, to promote a policy of expansion of the world's economy in the sense in which this terni is the exact opposite of inflation» (JMK, XXVI, p. 73).

Les commissions plénières ne furent pas souvent réunies, l'essentiel du travail se faisant en petits comités. Keynes envoyait ses collègues dans les comités, auxquels il participait peu, se tenant dans ses appartements à la disposition des délégués britanniques pour donner renseignements, avis, ou ordres. Comme à Atlantic City, beaucoup de choses se réglaient derrière la scène. Les journées de travail étaient longues, et se poursuivaient souvent tard dans la nuit (28). À sa mère, Keynes écrit: «I do not think I have ever worked so continuously in my life» (cité in Moggridge, 1992, p. 742). Éprouvant des ennuis de santé et connaissant plusieurs moment de faiblesses, il évite les discussions nocturnes, sous la haute surveillance de son épouse Lydia. Le 19 juillet, après un dîner avec Morgenthau, il est victime d'une légère crise cardiaque. Révélé par inadvertance à la presse, l'événement fait grand bruit en Europe. Tout au long de la conférence, les relations personnelles de Keynes avec White et Morgenthau sont excellentes, mais les discussions sont toujours difficiles, en particulier en ce qui concerne la localisation des futures institutions. Keynes est par ailleurs accusé de mener sa commission à un train d'enfer, sans prendre le temps de donner les explications nécessaires aux délégués, au point où Morgenthau doit intervenir.

La conférence devait initialement se terminer le 19 juillet, mais il fut décidé de la clôturer le 22. Les travaux se terminent le 20 juillet, avec des ententes qui sont en définitive très proches du Joint Statement d'avril. Cet acte final est toutefois « ad referendum », c'est-à-dire qu'il doit être approuvé par les gouvernements concernés avant d'avoir force de loi. Le travail est donc loin d'être terminé. Keynes prononce un discours d'acceptation de l'acte final le soir du 22 juillet, rendant hommage à White et Morgenthau, ayant même un bon mot pour les avocats et juristes qui furent toujours sa bête noire (29). Voici comment Lord Robbins témoigne de cet événement: «En un sens, ce fut l'un des plus grands triomphes de sa vie. Obéissant scrupuleusement à ses instructions, se battant contre la fatigue et la faiblesse, il a tout au long dominé la conférence» (JMK, XXVI, p. 112; traduit in Hession 1985, p. 411) (30). Sa sortie de la salle fut saluée d'une ovation debout ponctuée du traditionnel « For he's a jolly good fellow ».

5. Après Bretton Woods

Des problèmes d'interprétation de l'accord s'ont soulevés dès le lendemain de la clôture. Le 31 juillet, Dennis Robertson porte à l'attention de Keynes l'existence d'une contradiction interne dans l'Acte final de Bretton Woods. Cette question, anodine à prime abord, soulève de plus en plus de vagues dans les mois qui suivent et menace de faire échouer tout le processus. Il s'agit de savoir jusqu'à quel moment le Fonds peut empêcher un membre d'avoir recours au contrôle des changes dans le cas où ses réserves d'or et de devises diminuent. Keynes considère que la décision doit revenir au pays membre et non au Fonds. Or la délégation britannique a fait, à Bretton Woods, une concession à ce sujet aux États-Unis, concession dont Keynes considère qu'elle s'est faite à son insu. Robertson prétend au contraire que le texte du compromis lui a été présenté et qu'il l'a approuvé (31). Les relations entre Keynes et Robertson, redevenues cordiales à la faveur de la guerre, sont de nouveau très tendues. Le débat donne lieu à de nouveaux échanges entre Keynes et White. Keynes prépare une lettre officielle destinée à Morgenthau, qui est finalement transmise le 1er février 1945. La réponse, mettant fin à la discussion dans les termes souhaités par Keynes, n'arrive que le 8 juin.

L'accord de Bretton Woods sera adopté par la Chambre des représentants américains moyennant certains amendements pour satisfaire banquiers et républicains, dont Keynes explique la portée limitée à ses collègues. La mort de Roosevelt en avril 1945, suivie du remplacement du personnel politique américain, et en particulier de Morgenthau par Fred Vinson, complique la situation. Keynes remplace le chancelier à la tête d'une délégation qui séjourne deux mois aux États-Unis à l'automne pour y discuter entres autres de la résolution du prêt-bail (32). En décembre, l'accord de Bretton Woods se retrouve devant le parlement britannique, où l'opposition est vive. Keynes prononce de nouveau un discours important. L'accord sera finalement adopté par un vote de 343 à 100 et 169 abstentions.

Avec l'acceptation par les autres participants, la rencontre inaugurale du Conseil des gouverneurs du Fonds monétaire international et de la Banque est convoquée pour le mois de mars à Savannah, en Georgie. Quelques problèmes, toutefois, ne sont pas encore résolus, en particulier la localisation du siège social des institutions, le statut des directeurs et leur rémunération. Les Anglais sont opposés à ce que ces organisations soient situées à Washington, où elles seraient trop proches du pouvoir politique américain, et suggèrent plutôt New York. Le nouveau secrétaire Vinson annonce sans ménagement à Keynes, à la fin d'une entrevue à Washington, que les Américains proposeront Washington comme siège social.

Dans son discours inaugural comme gouverneur pour l'Angleterre (33), Keynes décrit les nouvelles organisations comme des enfants entourés de fées et de sorcières. Une première fée apporte le manteau multicolore de Joseph, pour indiquer que les enfants appartiennent au monde entier. Une seconde apporte une boîte de vitamines pour les enfants délicats. Une troisième fée représente l'esprit de sagesse et de discrétion. Puis il ajoute qu'il faut espérer qu'on n'a pas oublié de mauvaises fées Carabosse qui se vengeraient en maudissant les enfants, pour en faire des politiciens qui n'agissent jamais sans arrière-pensée: «Si cela devait arriver - et c'est bien ainsi que les choses pourraient advenir - le mieux serait que les enfants sombrent dans un sommeil éternel afin que plus jamais on n'entende parler d'eux dans les cours et les marchés de l'espèce humaine» (JMK, XXVI, p. 216, traduit in Hession, p. 423) (34).

Durant les discussions qui suivirent, les Anglais cédèrent finalement aux Américains à propos de la localisation des nouvelles institutions. En ce qui concerne les tâches des directeurs, les Américains acceptèrent qu'ils ne constituent pas une bureaucratie employée à plein temps. Par contre, sur la question de leur rémunérations, que les Américains souhaitent très élevée, pour une des rares fois dans ces discussions, Keynes annonce que sa délégation votera contre une telle décision.

On constate une amertume grandissante de Keynes face aux Américains dans cette dernière période, comme s'il découvrait brusquement leurs «arrière-pensées». Il écrit le 13 à Richard Kahn :

Les Américains n'ont aucune idée sur la manière de placer ces institutions dans une perspective d'intérêt international, et leurs idées sont mauvaises dans presque toutes les directions. Ils sont pourtant complètement déterminés à imposer leurs convictions sans considération pour le reste d'entre nous. [...] Ils croient posséder le droit de donner le ton à propos de pratiquement tous les points abordés. S'ils connaissaient la musique, passe encore, malheureusement ils ne la connaissent pas. (JMK, XXVI, p. 217, traduit in Hession, 1985, p. 424)

Dans le voyage de retour en train pour Washington, Keynes est victime d'une grave crise cardiaque. Sur le bateau qui le ramène en Europe, il rédige un premier rapport dans lequel il recommande le rejet des accords. Des officiels le convaincront cependant de modifier sa position. Il écrit: «Néanmoins, les conséquences de Savannah, bien que décourageantes eu égard à nos efforts précédents, et bien qu'elles laissent planer un doute sur l'efficacité des nouvelles institutions, doivent être envisagées dans une perspective favorable» (JMK, XXVI, p. 227, traduit in Hession, 1985, p. 425).

Il passe les vacances de Pâques à Tilton, avec Lydia et ses parents. Lydia écrit à Walter Lippman: «Le dimanche de Pâques, après le petit déjeuner, il a eu une soudaine et fatale crise cardiaque». John Maynard Keynes était âgé de soixante-deux ans (35).

Conclusion

L'accord final qui donne naissance au FMI et à la BIRD est un certain sens paradoxal. Comme nous l'avons vu, Keynes en est l'artisan principal, des origines à la fin. Mais en même temps, dans sa forme finale, cet accord est très éloigné des intentions exprimées par Keynes dans ses premières ébauches de construction d'un nouvel ordre monétaire international, destiné à favoriser le plein-emploi et la croissance, et à préparer un monde sans guerre. Non seulement l'accord est-il beaucoup plus proche des idées américaines que de celles de leur allié européen, mais l'évolution ultérieure des organismes créés et de leur pratique les éloigneront toujours plus des visées de Keynes, au point où plusieurs proposent aujourd'hui, comme solution aux problèmes monétaires internationaux, un retour à ces visées.

Cela illustre, évidemment, la prédominance du rapport de force politique, économique et militaire - les trois dimensions étant évidemment intimement reliées. Keynes en était fort conscient. Depuis la première Guerre mondiale, et même avant, le leadership mondial était passé de l'Angleterre aux États-Unis. La dépression économique en Angleterre avait commencé avant 1929; c'est la stagnation des années vingt qui avait inspiré à Keynes plusieurs de ses thèses plutôt que la crise des années trente. C'est le New Deal de Roosevelt et non la Théorie générale qui a contribué à sortir le monde de la crise des années trente. La deuxième Guerre mondiale, menée en Europe, fut néanmoins gagnée en grande partie par les États-Unis. Il était normal qu'ils imposent leur nouvel ordre économique international. Ce sont eux qui avaient empêché les Allemands d'imposer le leur. Il n'est donc guère surprenant que Bretton Woods ait sanctionné ce fait.

Mais les événements dont nous avons rendu compte illustrent aussi une autre réalité. C'est le pouvoir grandissant des experts, non élus, dans le domaine en particulier des relations financières internationales. Non seulement la rencontre de Bretton Woods était-elle une mise en scène jouée d'avance, mais les parlements élus des différents pays concernés ont eu finalement fort peu à voir dans les ententes qu'on leur proposait de parapher. Ce pouvoir transcende en partie les frontières nationales. C'est une véritable internationale d'experts, surtout économistes, qu'on voit à l'œuvre dans l'histoire qui mène à Bretton Woods (36). Et le paradoxe est que la plupart d'entre eux sont, ou du moins se déclarent, keynésiens. Cela aussi explique la nature de l'entente finale, dont le libellé, si ce n'est l'intention des signataires, pouvaient refléter une partie des intentions de Keynes.

Il n'est pas surprenant, néanmoins, que des keynésiens aient finalement accouché de cet accord lorsqu'on considère le parcours de leur chef de file. Du début à la fin, comme on l'a vu, Keynes manifeste une fidélité constante à ses objectifs fondamentaux: un monde sans chômage, sans inégalités criantes entre classes et entre nations, ce qui implique une gestion rationnelle de l'économie par l'État. Un accord financier international est essentiel pour parvenir à ces fins. L'acharnement à y arriver amène Keynes à des compromis successifs de plus en plus importants, à son avis inévitables pour obtenir l'accord, évidemment indispensable, des Américains. Ses concessions vident graduellement les accords de la substance que Keynes entendait y préserver. Surtout lorsque s'y mêle la duplicité des acteurs concernés.

De cela, Keynes était douloureusement conscient à la fin de sa vie, au point où il a envisagé de suggérer au gouvernement de son pays de rompre l'entente. Cette entente devait donner lieu à la mise en oeuvre de politiques profondément différentes de ce qu'il envisageait. Mais cela est une autre histoire.

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Notes:

* Département des sciences économiques, Université du Québec à Montréal. Une subvention du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada nous a aidé à préparer ce texte. Nous remercions Ianik Marcil pour son assistance et Christian Deblock pour ses commentaires. Nous sommes évidemment seul responsable des défauts du produit final.

1. Mieux connue aujourd'hui sous l'appellation de Banque mondiale, la BIRD portait officiellement le nom de Bank for Reconstruction and Development dans les accords de Bretton Woods.
2. Le Canada avait essayé lui-même de jouer le rôle d'intermédiaire entre l'Angleterre et les États-Unis dans ce processus.
3. Les « tripos » dans le jargon cambridgien.
4. Voir à ce sujet Dostaler 1987.
5. C'est ainsi que nous désignons les
Collected Writings de Keynes publiés en 30 volumes, pour le compte de la Royal Economic Society, entre 1971 et 1989.

6. On pouvait même parfois le voir vendre les billets au kiosque.
7. « Essay on Peter Abelard »,
Keynes's Papers, UA/16.
8. Le jeu de mot avec les termes anglais de convince et de convict est impossible à rendre en français.
9. Voir entre autres, outre les biographies de Keynes : Harrod, 1951, Hession, 1985, Moggridge, 1992, Skidelsky, 1983 et 1992, Lee, 1975.
10. Keynes a un jour reproché au libre échange tel qu'il a été pratiqué au dix-neuvième siècle d'avoir contribué à détruire la beauté de la campagne anglaise. C'est l'écho d'un propos qu'on peut aussi lire sous la plume de John Stuart Mill. L'un et l'autre se rejoignent aussi dans leur condamnation de l'oppression de la femme, thème auquel Mill a consacré un livre, et qui a amené Keynes à prendre ses distances avec Marshall, qui refusait aux femmes le privilège de recevoir les diplômes universitaires supérieurs.

11. Voir à ce sujet Dostaler 1985.
12. Il s'agit là encore de la réunion de trois articles, refusés par le Times à cause de leur trop grande virulence, et publié par l'Evening Standard.
13. Dans un texte important sur la doctrine politique d'Edmund Burke («The Political Doctrines of Edmund Burke»,
Keynes's Papers, UA/20), rédigé alors qu'il était encore étudiant, en 1904, texte qui énonce une philosophie politique qui variera peu par la suite, Keynes présente comme l'un des apports fondamentaux de Burke le fait que dans l'art du gouvernement, l'opportunisme (expediency) doit régner en maître.

14. Il faut souligner toutefois que, dès cette époque, Churchill demandait à ses conseillers de recueillir les avis de Keynes sur toutes les mesures importantes qu'il prenait. Et même s'il a finalement cédé aux pressions qui le poussaient à rétablir l'étalon-or à la parité d'avant-guerre, l'argumentation de Keynes l'avait presque convaincu des effets néfastes de cette décision.

15. Voir le très beau texte de Keynes, « Dr Melchior : A Defeated Enemy », in
JMK, X, pp. 389-429.

16. Voir à ce sujet Élie 1989-1990.
17. On sait que Henry Simons, puis Milton Friedman ou, plus près de nous, Robert Lucas, opposent à la gestion keynésienne par «discretion» une gestion par «rules».
18. Très proche de Keynes, Hopkins a souvent joué le rôle de courroie de transmission entre Keynes et le Trésor.

19. Né en 1892, docteur en économie de Harvard, professeur au collège Lawrence dAppleton, au Wisconsin, White était entré au service du Trésor en 1934, où il connut une ascension rapide, devenant en 1938 l'un des principaux conseillers du secrétaire Henry Morgenthau. Il est nommé en 1941 assistant secrétaire au Trésor, avec la responsabilité de tout ce qui touche aux relations internationales.

20. Roosevelt s'est d'abord opposé à la suggestion de Morgenthau de publier le plan américain après que les Anglais les eurent avertis de leur intention de publier leur plan comme «White Paper». Il s'est ravisé après la publication dans un journal londonien d'un résumé du plan White le 5 avril.

21. Que Keynes aurait décrite sur le bateau, selon un des participants à la délégation britannique, comme une maison de fous (Bedlam).

22. Ces rencontres ont été ainsi décrites par un participant britannique «What absolute Bedlam these discussions are! Keynes and White sit next [to] each other, each flanked by a long row of his own supporters. Without any agenda or any prepared idea of what is going to be discussed they go for each other in a strident duet of discord, which after a crescendo of abuse on either side leads up to a chaotic adjournment of the meeting in time for us to return to the Willard for a delegation meeting» (JMK, XXV, p. 364). Meade se méfie de la rudesse de Keynes comme négociateur : ses manières, confie-t-il, constituent une menace dans les négociations internationales.

23. Regroupés autour de Hubert Henderson, ancien allié et collaborateur de Keynes à la fin des années vingt, les adversaires se retrouvent en particulier à la Banque d'Angleterre.

24. Il écrit à John Anderson le 16 avril 1944 : «But in certain respects the fact that I am not a Civil Servant and live in limbo (though it be, in all respects, nearer hell than heaven) makes my interposition in such a way rather précise » (
JMK, XXV, p. 436).

25. Keynes écrit à Richard Hopkins le 23 juin, en mentionnant l'opposition républicaine au plan, relayée par le New York Times: «The staging of the vast monkey-house at Bretton Woods is, of course, in order that the Président can say that 44 nations have agreed on the Fund and the Bank and he challenges the Republicans or anyone else to reject such an approach. I should say that this tactic is very likely to be successful» (
JMK, XXVI, p. 63).

26. Keynes dirigeait la délégation composée de D.H. Robertson, L.C. Robbins, N. Ronald, R.H. Brand, R. Opie et W. Eady.

27. C'est dans le train qui le mène d'Atlantic City que Keynes lit et commente, dans une lettre à son auteur, La route de la servitude de Hayek. Notons les échanges entre Keynes, Hayek, B. Graham et F.D. Graham sur le système monétaire international dans les colonnes de l
'Economic Journal entre juin 1943 et décembre 1944.

28. Keynes écrit à Richard Hopkins le 22 juillet: «My only réal complaint has been the grossly excessive number of cocktail parties» (
JMK, XXVI, p. 110).

29. «Too often lawyers busy thernselves to make commonsense illégal. Too often lawyers are men who turn poetry into prose and prose into jargon. Not so our lawyers here in Bretton Woods. On the contrary they have turned our jargon into prose and our prose into poetry» (
JMK, XXVI, p. 102).

30. À Hopkins, R.H. Brand écrit: «I hope you will think the Conférence was a success. I must tell you that Keynes was without doubt quite the dominant figure. He certainly is an astonighing man» (
JMK, XXVI, p. 113).

31. Mais il écrit à Keynes, en janvier 1945: «But in any case I made a great error of judgement in not deciding when I received your assent, that I must see you myself to make sure you had understood its implications» (
JMK, XXVI, p. 160). À ce sujet, Keynes écrit à Robbins le 19 janvier: «...I remember Eady coming to me about some drafting point near the end, but no memory or consciousness that it was this one» (p. 174).

32. Il décrit cette mission comme «la plus difficile que j'aie jamais connue»: «Ma difficulté à amener Londres à un compromis raisonnable n'est pas moindre que celle que j'ai à ébranler Washington» (cité in Hession 1985, p. 418). Il est présent à la conférence de Québec qui réunit Roosevelt et Churchill au Château Frontenac entre le 13 et le 16 septembre.

33. Il avait été nommé à ce poste le 19 février.

34. Il semble que le secrétaire Vinson se soit senti visé et n'ait pas apprécié d'être comparé à une fée Carabosse.

35. À un service funèbre à la chapelle de King's College, on lut cet extrait du Pilgrim's Progress: «Je ne me repens pas de tout le mal que j'ai eu pour parvenir jusqu'où je suis. Mon épée, je la donne à qui me succédera dans mon pèlerinage, et mon courage et mon talent à qui pourra les saisir» (traduit, ainsi que la lettre de Lydia Keynes, in Hession 1985, pp. 436-437).

36. Voir à ce sujet, Ikenberry (1992).

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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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