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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Dostaler, Néolibéralisme, keynésianisme et traditions libérales. Cahiers d'épistémologie, no 9803, 244e numéro, 1998, 41 pp. Montréal: Groupe de recherche en épistémologie comparée, Département de philosophie, Université de Montréal. [Autorisation accordée par l'auteur le 26 juin 2003]

[1]

CAHIERS DÉPISTÉMOLOGIE
Publication du Groupe de Recherche en Épistémologie Comparée
Directeur : Robert Nadeau
Département de philosophie
Université du Québec à Montréal

Néolibéralisme, keynésianisme
et traditions libérales

Gilles Dostaler

Cahier n° 9803 244ième numéro

Résumé / Abstract [4]
Introduction [5]
I. Prolégomènes. De quelques problèmes sémantiques [7]

Visions, doctrines, théories et politiques [10]
Les sens du libéralisme [14]
II. Survol historique [18]
L'émergence du libéralisme économique : la physiocratie [18]

Les méandres des filiations : de Smith à Pigou [21]
III. Le libéralisme de Keynes situé sur l'échiquier complexe du libéralisme [26]

Le néolibéralisme, résurgence du libéralisme ? [29]
IV. Conclusion [34]
Références [36]

[2]

Cette publication, la deux cent quarante-quatrième de la série, a été rendue possible grâce à la contribution financière du Fonds pour la Formation de Chercheurs et l’Aide à la Recherche du Québec ainsi que du Programme d'Aide à la Recherche et à la Création de l'UQAM.

Tirage : 50 exemplaires

Aucune partie de cette publication ne peut être conservée dans un système de recherche documentaire, traduite ou reproduite sous quelque forme que ce soit — imprimé, procédé photomécanique, microfilm, microfiche ou tout autre moyen — sans la permission écrite de l'éditeur. Tous droits réservés pour tous pays. / All rights reserved. No part of this publication covered by the copyrights hereon may be reproduced or used in any form or by any means — graphic, electronic or mechanical — without the prior written permission of the publisher.

Dépôt légal - 1er trimestre 1998
Bibliothèque Nationale du Québec
Bibliothèque Nationale du Canada
ISSN 0228-7080 ISBN 2-89449-044-5

© 1998 Gilles Dostaler

Ce cahier de recherche a été publié grâce à l'assistance éditoriale de Barbara Debays, étudiante au programme de doctorat en philosophie de l'UQAM.

[3]

Néolibéralisme, keynésianisme
et traditions libérales

Gilles Dostaler

Département des sciences économiques
Université du Québec à Montréal
C.P. 8888, Succursale Centre-Ville
Montréal, Québec H3C 3P8
Fax : (514) 987-8494

e-mail : dostaler.gilles@uqam.ca

Nous avons reçu une aide financière du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR). Nous remercions, pour leurs commentaires sur une version antérieure de ce texte, publiée dans les Cahiers de recherche du LEREP, les membres du Laboratoire d'Étude et de Recherche sur l'Économie de la Production (LEREP - Université de Toulouse) et du Groupe d'Étude sur la Régulation et les Mutations des Économies Contemporaines (GERME-Université de Paris 7), ainsi que Gilles Bourque, Suzanne de Brunhoff, Marielle Cauchy et Michel Herland. Nous sommes évidemment seul responsable des défauts du produit final.

[4]

Résumé

Ce texte vise à situer le keynésianisme et le néolibéralisme dans les traditions libérales. Après nous être interrogé sur le sens du mot « libéralisme », nous proposons un survol historique de l'évolution de cette idée. Le néolibéralisme contemporain apparaît comme la forme actuelle d'une tendance dure, privilégiant le libéralisme économique et le laisser-faire, dont les physiocrates sont les précurseurs, et Ricardo, Hayek et Friedman parmi les grands représentants. À cette vision s'oppose une tradition libérale plus modérée, critique par rapport au laisser-faire, mettant de l'avant l'éthique et le politique, dont Keynes est l'héritier et qu'on peut associer aux noms de Marshall, Mill, et même, jusqu'à un certain point, Adam Smith.

Abstract

Neoliberalism, Keynesianism and Libéral Traditions

The following paper aims at positioning Keynesianism and neoliberalism in liberal traditions. Following reflections on the signification of the word « liberalism », we present a historical survey of the évolution of this idea. Contemporary neoliberalism is here shown as a radical tendency in its actual form, favouring economic liberalism and laisser-faire, physiocrats being the precursors, and Ricardo, Hayek and Friedman among the most eminent representatives. Opposing this vision is a more moderate liberal tradition, critical of laisser-faire and giving priority to ethics and politics, of which Keynes is the heir and to which we can associate Marshall, Mill and also, to a certain extent, Adam Smith.

[5]

Introduction

Le néolibéralisme est une expression en vogue. Comme le keynésianisme, auquel il s'oppose, ou le libéralisme, dont il constitue une forme contemporaine, la réalité qu'il recouvre est complexe et diverse. Le contenu varie pour les uns et les autres. Il en est toujours ainsi dans le domaine des idées sociales, où les mots ont aussi une charge polémique. Les termes de néolibéralisme et de keynésianisme sont ainsi largement utilisés sans que leur contenu ne soit toujours très précis et clairement défini. Ce sont d'ailleurs souvent les adversaires des idées auxquelles renvoient ces expressions qui les utilisent le plus fréquemment. Il est rare, par exemple, que ceux qu'on appelle les néolibéraux se définissent comme tels. Les keynésiens revendiquent plus volontiers leur appellation. Mais elle n'est pas d'origine contrôlée. Les keynésianismes sont multiples et diversifiés.

Nous avons décrit ailleurs le néolibéralisme comme une résurgence du libéralisme classique, libéralisme combattu par Keynes, et auquel ce dernier a substitué une forme d'interventionnisme, qui a dominé les trente années de l'après-guerre [1]. C'est là un raccourci un peu simplificateur et qui peut donc être trompeur, comme tous les raccourcis du genre. Libéralisme et interventionnisme ne sont pas nécessairement incompatibles. Le keynésianisme et le néolibéralisme peuvent ainsi être considérés comme deux formes de libéralisme, renvoyant à des traditions libérales différentes. Parmi les penseurs libéraux « classiques » [2] auxquels Keynes s'opposait, plusieurs étaient en réalité plus proches de lui - et d'une tradition qu'on pourrait qualifier de libérale modérée - qu'il ne le croyait lui-même, pressé qu'il était de se distancer de ses prédécesseurs. Ainsi, non seulement Marshall et Mill, mais [6] même Smith [3], pourtant revendiqué par les néolibéraux actuels comme leur maître à penser, sont loin de la tradition libérale dure qu'on peut associer, entre autres, aux physiocrates et à Ricardo, et dont Friedman comme Hayek sont les véritables héritiers.

Cela montre combien les étiquettes sont simplificatrices et trompeuses, surtout lorsqu'elles sont chargées, comme dans le domaine qui nous occupe, d'un poids idéologique important, et qu'elles servent d'anathèmes autant que d'instruments taxinomiques. Cela montre aussi à quel point les grands auteurs ont des pensées plus complexes, plus difficiles à classer et à catégoriser, que celles des courants qu'ils inspirent et auxquels ils donnent parfois leur nom. Cela montre enfin qu'il y a peu d'idées radicalement nouvelles, dans notre discipline comme ailleurs, et qu'on croit trop souvent révolutionner un domaine de pensée alors qu'on ne fait que ressusciter des thèses déjà énoncées, parfois de façon plus claire, parfois aussi d'une manière plus subtile, dans le passé.

Dans les pages qui suivent, nous nous proposons de situer keynésianisme et néolibéralisme dans ce que nous appelons les traditions libérales. Nous commencerons par des réflexions préliminaires sur les problèmes sémantiques soulevés par les termes de libéraux et libéralisme, en particulier entre les deux rives de l'Atlantique ; sur les rapports entre visions, théories, doctrines et politiques ; enfin, sur les significations diverses du libéralisme politique, économique et moral. Nous effectuerons ensuite un survol historique au cours duquel nous évoquerons successivement la naissance de la tradition dure du libéralisme économique, avec la physiocratie, puis l'évolution complexe de traditions libérales diverses de Smith à Keynes. Nous situerons ensuite le libéralisme keynésien sur l'échiquier complexe du libéralisme, avant de nous interroger sur le sens et la place du néolibéralisme dans ce tableau.

[7]

I. Prolégomènes

De quelques problèmes sémantiques

Dans le domaine qui nous occupe, comme en plusieurs autres, les mots changent parfois de sens lorsqu'on traverse l'océan Atlantique, ou lorsqu'on passe de l'anglais au français. Ainsi le terme « libéral » désigne-t-il, aux États-Unis, un partisan de l'intervention étatique dans l'économie, un keynésien. Un libéral se situe, là-bas, au centre ou à l'aile gauche de l'échiquier politique. Par exemple, John Kenneth Galbraith et Paul Samuelson, quelles que soient par ailleurs leurs divergences théoriques et politiques, sont considérés et se définissent comme libéraux. Ces libéraux sont généralement plus proches du Parti démocrate que du Parti républicain.

Aux États-Unis, mais aussi en Angleterre, c'est comme conservateurs que l'on désigne les opposants à l'intervention de l'État, les adversaires du keynésianisme, bref les néolibéraux. Telle est l'étiquette que l'on accole le plus souvent aux noms de Friedrich Hayek, Milton Friedman ou Robert Lucas. Cette étiquette les révulse. Ils considèrent comme une perversion sémantique, une piraterie linguistique, le détournement du terme « libéral » par les partisans de l'intervention de l'État, que d'aucuns considèrent comme les véritables conservateurs. Déjà, en 1960, Hayek concluait sa Constitution de la liberté par un texte intitulé « Pourquoi je ne suis pas un conservateur ? », dans lequel il déplorait le détournement de sens qui l'empêchait de se proclamer libéral :

« Ce que j'ai dit suffit sans doute à expliquer pourquoi je ne me considère pas comme un conservateur. Bien des gens, cependant, auront l'impression que la position qui émerge de mes réflexions ne correspond guère à ce qu'ils entendent d'ordinaire par "libéral". Je dois maintenant me poser la question de savoir si ce mot est aujourd'hui approprié pour désigner le parti de la liberté. J'ai déjà indiqué que, tout en m'étant toute ma vie qualifié de libéral, je ne le fais plus qu'avec un embarras croissant - non seulement parce qu'aux États-Unis le mot suscite constamment des malentendus, mais surtout parce que j'ai de plus en plus conscience de [8] l'écart considérable qui sépare ma position du libéralisme rationaliste d'Europe continentale, et même du libéralisme utilitarien anglais. » (Hayek, [1960] 1994 : 403)

Ces malentendus linguistiques amènent Hayek à se définir comme un « vieux Whig ». Pour compliquer la situation, il considère Burke comme l'un des plus grands libéraux, au sens authentique du terme. Or Burke est un des inspirateurs du conservatisme moderne. Mais il est aussi, en partie, à l'origine du libéralisme dans le sens condamné par Hayek, puisqu'il a exercé une influence importante sur la philosophie politique de Keynes [4]. À l'instar de Hayek, Friedman repousse l'étiquette de conservateur qui lui est généralement attribuée. Il se définit lui-même comme un libéral radical, et même comme un révolutionnaire par rapport au conservatisme que représenterait, selon lui, le keynésianisme :

« Par suite de la corruption du terme, les opinions qui jadis se couvraient du nom de "libéralisme" sont aujourd'hui souvent rangées sous celui de "conservatisme". Mais cette solution n'est pas satisfaisante. Le libéral du XIXième siècle était un radical, au sens étymologique - en ce qu'il allait à la racine des choses - comme au sens politique - puisqu'il voulait des transformations majeures dans les institutions sociales. [...] En partie du fait de ma répugnance à abandonner ce terme aux défenseurs de mesures qui détruiraient la liberté, et en partie parce que je n'en trouve pas de meilleur, je résoudrai ces difficultés en utilisant le mot "libéralisme" dans sons sens original : celui de doctrine propre à un homme libre. » (Friedman, [1962] 1971 : 19)

Friedman refuse donc de concéder à ses adversaires l'étiquette de libéral, qu'il continue à revendiquer dans son sens traditionnel : « De plus, je ne suis pas un conservateur. Je suis un [9] libéral dans le sens classique ou, selon la terminologie devenue commune aux États-Unis, un libertarien en philosophie » (Friedman in Snowdon, Vane et Wynarczyk, 1994 : 178) [5]. Évidemment, ni Friedman, ni Hayek ne se sont nulle part définis comme néolibéraux, même si on peut les considérer, ajuste titre, comme les deux principaux inspirateurs de ce courant.

Aux États-Unis, ceux qu'on désigne comme conservateurs sont le plus souvent proches du parti républicain, alors qu'en Grande-Bretagne, on les retrouve au parti conservateur. Mais évidemment il ne faut pas confondre ici vision politique, perspective économique et parti politique. Tous les partis ont leurs ailes et leurs tendances. Il y a des républicains libéraux et des démocrates conservateurs, des sociaux-démocrates monétaristes et des travaillistes libéraux. Plusieurs économistes associés à ce qu'on appelle la nouvelle macroéconomie classique, dont leur chef de file, Robert Lucas, ont ainsi été très critiques de la politique économique menée par l'administration Reagan [6].

Par ailleurs, chaque camp, keynésien ou néolibéral, a lui-même ses tendances, ses radicaux et ses modérés. À l'instar des post-keynésiens [7], Galbraith est perçu et se définit lui-même comme un keynésien radical et il a mené une longue controverse avec Samuelson, qui se trouve quant à lui dans le camp des keynésiens modérés. Mais avec les évolutions les plus récentes, Samuelson se trouve lui-même déporté à gauche par rapport à ceux qu'on appelle [10] les « nouveaux keynésiens » [8], dont on voit mal parfois ce qui les sépare, sur le plan politique, des « nouveaux économistes classiques » qui constituent aujourd'hui le fer de lance du néolibéralisme. Dans ce dernier camp, Friedman lui-même apparaît désormais comme relativement modéré par rapport aux nouveaux économistes classiques, économistes de l'offre ou encore aux libertariens et anarcho-capitalistes, dont l'un des chefs de file est nul autre que son propre fils, David. Dans les familles Mill, Clark ou Keynes, la révolte du fils contre le père s'était toujours manifestée par un déplacement vers la gauche. Dans la famille Friedman, comme chez les Walras, on assiste à un mouvement dans l'autre direction.

Le nuage sémantique s'épaissit dans le cas du keynésianisme, quand on passe du mouvement d'idées au père fondateur. Keynes s'est ainsi posé, dans les années vingt, comme partisan de ce qu'il appelait un « nouveau libéralisme » [9] qui est totalement différent du néolibéralisme qui se définit précisément en opposition au libéralisme keynésien. L'appellation de nouvelle économie classique est ainsi construite pour évoquer la résurgence de la vision classique à laquelle Keynes et ses amis du parti libéral anglais opposaient leur nouveau libéralisme [10].

Visions, doctrines, théories et politiques

L'unité de ces écoles de pensée se fait plus facilement dans ce à quoi elles s'opposent que dans ce qui les unit : libéralisme contre mercantilisme, keynésianisme contre laisser-faire, [11] néolibéralisme contre keynésianisme. C'est d'ailleurs à des attitudes générales, à des politiques, à des visions du monde plutôt que strictement à des théories qu'on s'oppose le plus souvent. Ces termes servent ainsi à qualifier autant des politiques que des théories. Ainsi, le néolibéralisme est-il plus facile à décrire comme un ensemble de politiques mises en œuvre depuis une vingtaine d'années que comme un corps théorique unifié. Ses partisans prônent un laisser-faire radical, le désengagement de l'État par rapport à l'économie, la déréglementation et la privatisation des activités économiques et financières, l'affaiblissement des systèmes de protection sociale, une plus grande flexibilité des marchés, en particulier du marché du travail. Ils sont évidemment des partisans résolus du libre échange, et en particulier de la libre circulation des capitaux. Autre mot à la mode, celui de « mondialisation » est étroitement associé au néolibéralisme.

Le rapport entre un ensemble de politiques et les théories auxquelles elles se trouvent associées est complexe. Il n'y a pas de passage évident des unes aux autres, et les rapports de causalité ne sont pas linéaires et univoques. Ainsi, les politiques néolibérales mises en œuvre par la plupart des gouvernements depuis une vingtaine d'année ne sont pas l'application pure et simple des théories élaborées par Friedman et Hayek, de la même manière que les politiques interventionnistes associées à l'État-providence ne sont pas sorties toutes faites du cerveau de Keynes. Les choses sont loin d'être aussi simples. Théories et pratiques interagissent. Évidemment, les idées jouent un rôle important, elles sont efficaces. Le discours a une influence redoutable quand on constate que, parmi ceux qui appuient les politiques néolibérales, on en compte plusieurs qui en sont par ailleurs les premières cibles et les principales victimes. Il y a ainsi un discours, que certains ont appelé la nouvelle « pensée unique », tenu par les économistes, politologues, sociologues, hommes politiques, journalistes, un même discours qui se déploie à différents niveaux, martelant les esprits d'une manière telle que ce qu'on appelle « l'opinion publique » finit par y croire. On se dit qu'on n'a peut-être pas l'intelligence ou les connaissances suffisantes pour comprendre une situation économique complexe, mais qu'elle est certainement très grave. On accepte dès lors les [12] coupures, les « sacrifices », comme une calamité inéluctable, comme la punition d'excès passés, comme la sanction du péché originel [11]. Ceux qui font partie de ce qu'on appelle les « classes moyennes », désormais durement touchées par la détérioration des conditions économiques aggravée par les politiques néolibérales, finissent par croire que les plus pauvres qu'eux, chômeurs, exclus, assistés, le sont par leur propre faute, et qu'ils sont même en grande partie responsables des difficultés financières des gouvernements qui les ont trop longtemps supportés.

Le discours a donc une efficacité réelle. Mais en même temps, les idées, les théories, servent à rationaliser a posteriori des politiques. Cette relation est niée par la plupart des économistes, qui croient à la distinction étanche entre ce qu'ils appellent « l'économie positive », l'étude scientifique de la réalité, et « l'économie normative », l'expression de ce qui est souhaitable, reflétant les valeurs des uns et des autres. Ces thèses sont exposées, entre autres, dans un texte publié en 1953 par Milton Friedman, « The Methodology of Positive Economics », auquel les principaux théoriciens du néolibéralisme se réfèrent lorsqu'ils se hasardent dans le domaine des réflexions méthodologiques [12]. Friedman, qui fut le conseiller de Barry Goldwater, Richard Nixon et Ronald Reagan, a déclaré : « Je suis un économiste professionnel, mais une politique amateur » ([1968] 1976 : 23), et qu'il n'y avait pas de lien entre ses convictions politiques et son activité scientifique. Cela est difficile à croire. La lutte de Friedman contre l'interventionnisme keynésien, en faveur d'un laisser-faire radical, a commencé dès les années trente, alors que la théorie monétaire qu'il a opposée à celle de Keynes a été rendue publique pour la première fois, en 1956, dans « The Quantity Theory of Money : a Restatement », vingt ans après la publication de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de Keynes [13]. [13]  Ce dernier livre offrait lui-même une justification théorique pour des propositions politiques que Keynes avait commencé à mettre de l'avant dès les années vingt, pour lutter contre le chômage endémique que connaissait alors l'Angleterre [14].

Les grands penseurs sociaux ont toujours une vision politique préalable à leurs élaborations théoriques, et qui en éclairent bien des aspects. Schumpeter proposait de distinguer la vision, qu'il qualifiait de « pré-analytique », de l'analyse économique proprement dite, en particulier de la construction de modèles [15]. En France, plusieurs historiens de la pensée utilisent le terme « doctrine », qui renvoie à un ensemble différent, et plus vaste, que celui de théorie, quoique moins englobant que celui de vision. La vision est évidemment une conception assez vague et générale, qui renvoie à la fois à des positions éthiques, à la philosophie politique et sociale, et aussi à la perception des processus cognitifs, à l'épistémologie. La langue allemande a un mot qui rend mieux ce dont il est question, mot d'ailleurs importé dans la langue française. Il s'agit de Weltanschauung. La vision précède la théorie, qui se définit comme un système formel beaucoup plus étroitement circonscrit, construit pour l'analyse de certaines classes d'objets entre lesquels on essaie, entre autres, d'établir des liens de causalité. Ce découpage vision-théorie est évidemment une approximation rudimentaire d'un processus cognitif plus complexe. Il faudrait ainsi explorer le rapport entre la vision et l'idéologie. Par ailleurs, depuis les années soixante, les philosophes des sciences ont élaboré de nouveaux concepts qui ont fait fureur en économie : paradigmes, programmes de recherche scientifique, ensembles discursifs [16].

[14]

Un mot comme libéralisme désigne ainsi à la fois une vision du monde, en particulier des rapports entre l'individu et la société, des positions idéologiques, des programmes et partis politiques, des politiques économiques et enfin des théories économiques. L'unité du libéralisme comme celle du néolibéralisme est plus facilement perceptible sur le plan de la vision, de la doctrine et de l'idéologie que sur celui de la théorie. Entre Keynes et Friedman, certains, dont Friedman lui-même [17], voient ainsi des convergences sur le plan de la théorie économique, alors que les deux hommes s'opposent radicalement sur le plan de la philosophie politique [18]. Encore cela ne règle-t-il pas tous les problèmes, puisque l'un et l'autre semblent aussi partager certains objectifs ultimes, comme la liberté politique et l'efficacité économique. Friedman reconnaît comme Keynes que le chômage doit être éradiqué ; Keynes comme Friedman que l'inflation doit être combattue. C'est sur les priorités et les moyens qu'on diverge. Les relations entre Keynes et Hayek illustrent aussi cette complexité. Ainsi, au moment de la publication, en 1944, de la Route de la servitude, manifeste anti-étatiste de Hayek, Keynes, en route vers Bretton Woods, a écrit à ce dernier qu'il était moralement et philosophiquement en total accord avec les propositions de son livre, ne s'en séparant que sur les moyens à mettre en œuvre pour arriver à ces objectifs communs [19].

Les sens du libéralisme

Mais qu'est-ce que le libéralisme [20] ? Ce mot apparaît dans la langue française en 1818 [21], donc bien après l'émergence de ce qu'il désigne. Il en est du reste de même du terme [15] de néolibéralisme, qui n'a commencé à être largement utilisé que depuis une dizaine d'années, alors que le « courant doctrinal » qu'il désigne se met en place dans les années soixante - et même avant, dans les travaux de Friedman et Hayek, l'un et l'autre revendiqués comme maîtres à penser par les plus jeunes néolibéraux - pour triompher dans les années soixante-dix et quatre-vingt.

Le Petit Robert définit le libéralisme de la manière suivante :

« 1-Attitude, doctrine des libéraux, partisans de la liberté politique, de la liberté de conscience ; spécialement, ensemble de doctrines qui tendent à garantir les libertés individuelles dans la société ;

2- Doctrine économique classique prônant la libre entreprise, la libre concurrence et le libre jeu des initiatives individuelles ;

3- Attitude de respect à l'égard de l'indépendance d'autrui, de tolérance envers ses opinions. » (1993 : 1277-1278)

Le deuxième sens est précédé, entre parenthèses, de « Opposé à étatisme, socialisme », l'étatisme étant lui-même défini comme « doctrine politique préconisant l'extension du rôle, des attributions de l'État à toute la vie économique et sociale » (1993 : 828). Sont donc définis, successivement, le libéralisme politique, le libéralisme économique et le libéralisme des moeurs. Non seulement rien ne garantit l'équivalence entre ces sens, mais on peut avoir des contradictions et des conflits entre eux. Le libéralisme économique peut se passer du libéralisme politique comme du libéralisme des moeurs. En particulier, le néolibéralisme peut [16] très bien s'accommoder de conservatisme religieux et moral, comme on peut le constater aux États-Unis [22].

Le premier sens est le sens véritablement originel, le plus petit commun dénominateur sur le plan de la philosophie politique, en vertu duquel Keynes aussi bien que Friedman, Galbraith, Hayek ou Samuelson peuvent être considérés comme libéraux. Il découle de la conviction selon laquelle l'homme est libre, et s'oppose aux contraintes brimant cette liberté. L'homme doit être libre d'agir selon sa volonté, à condition que son action ne brime pas la liberté des autres. Cette condition est l'une de celles qui rendent nécessaire l'existence d'un système juridique et d'un État disposant du monopole de la violence. Cet État reconnaît l'autonomie de la société civile, la liberté de mouvement, de pensée, de religion, d'association, de parole. Le libéralisme comme projet politique s'est donc opposé aux États autoritaires d'« Ancien régime », en particulier aux monarchies de droit divin, et s'est incarné dans ce qu'on appelle l'État libéral, démocratique, qui s'est construit et a exercé son hégémonie entre la fin du dix-huitième siècle et le début de la Première guerre mondiale.

Dans son deuxième sens, celui de libéralisme économique, le libéralisme peut apparaître au premier abord comme une application à un domaine particulier de l'activité humaine du libéralisme au premier sens. Fondé sur le droit de propriété, il met de l'avant la liberté d'entreprendre, d'embaucher, d'échanger, à l'intérieur des frontières nationales comme à l'échelle internationale [23]. Le libéralisme économique accompagne donc la naissance du marché moderne. Il s'identifie à l'expression « laisser-faire ».

Dans son manifeste de philosophie politique, Capitalisme et liberté, Friedman (1962), avançant en cela une idée largement répandue, affirme ainsi que la liberté économique est une condition nécessaire de la liberté politique. C'est selon lui une erreur des sociaux-démocrates de croire qu'on peut associer économie dirigée et liberté politique :

[17]

« L'histoire témoigne sans équivoque de la relation qui unit liberté politique et marché libre. Je ne connais, dans le temps ou dans l'espace, aucun exemple de société qui, caractérisée par une large mesure de liberté politique, n'ait pas aussi recouru, pour organiser son activité économique, à quelque chose de comparable au marché libre. » (Friedman [1962] 1971 : 9)

La réalité est beaucoup plus complexe. L'histoire du dix-neuvième siècle montre que la liberté économique sans cadre éthique, sans contrainte politique, peut mener au contraire à un monde intolérable, dans lequel la liberté du plus petit nombre, des puissants et des riches s'apparente à la liberté du renard dans le poulailler, ce qui a inspiré à Lacordaire son célèbre aphorisme : « entre le fort et le faible, entre riche et le pauvre, c'est la liberté qui opprime et c'est la loi qui affranchit » [24]. C'est au milieu de ce siècle que se distend le lien entre libéralisme politique et libéralisme économique et que, avec la montée des mouvements de révolte ouvrière et les progrès du mouvement socialiste, le libéralisme économique devient conservateur, fait appel à la répression de l'État pour contrer les menaces qui pèsent sur le nouvel ordre social, se prend même à supporter l'intégrisme religieux et à prôner un ordre moral qu'il avait, au départ, rejeté. Et c'est alors que d'authentiques libéraux politiques, tels que John Stuart Mill, se sont éloignés du libéralisme économique, pour se rapprocher du socialisme [25]. La fin du siècle a vu alors se développer, en Angleterre, ce qu'on a appelé un « nouveau libéralisme », libéralisme social préoccupé de justice et d'égalité, dont Hobson et Hobhouse sont les principaux représentants, et auquel Keynes se référera dans les années vingt [26].

Les rapports entre libéralisme politique et libéralisme économique sont donc beaucoup plus complexes que ne le laisse entendre un discours tenu, le plus généralement, par les [18] partisans du second. Pour Hayek, la démocratie n'est pas nécessairement le régime le plus apte à garantir les libertés individuelles dans la société. Elle peut se traduire en effet par une dictature de la majorité sur la minorité. Inversement, on peut concilier selon lui régime autoritaire et liberté économique. Un régime politique autoritaire peut être nécessaire pour rétablir les conditions essentielles au libre déploiement des forces du marché. Dans une série de conférences publiées sous le titre de Contre Galbraith, Friedman (1977) a expliqué à ses auditeurs anglais que le traitement de choc appliqué par les nouvelles autorités chiliennes s'était révélé très efficace, et que l'Angleterre pouvait, jusqu'à un certain point, s'en inspirer [27]. C'est justement une mise au pas radicale des syndicats, entre autres mesures « libérales radicales » que le gouvernement de Margaret Thatcher mettra en œuvre à partir de 1979. Il se trouve aujourd'hui plusieurs économistes libéraux applaudissant les efforts de la Chine pour moderniser son économie sans s'émouvoir outre mesure d'un autoritarisme politique qui a, finalement, bien des avantages pour assurer la flexibilité du marché du travail et la rentabilité des investissements.

II. Survol historique

L'émergence du libéralisme économique : la physiocratie

Dans les histoires de la pensée économique, le libéralisme apparaît généralement comme le successeur et le fossoyeur du mercantilisme [28]. Puisque cette histoire est parallèle à [19] l'émergence de la démocratie dans la lutte contre l'autoritarisme politique, le libéralisme économique se présente, ainsi que nous l'avons vu, comme une application au domaine de l'activité économique des principes généraux du libéralisme politique. Une étude attentive de l'émergence de l'économie politique montre que les choses sont beaucoup plus complexes [29]. Plusieurs parmi ceux qui ont fait des contributions majeures à la pensée économique, tels que Bodin, les frères North, Locke, Petty, Hume, avaient un pied dans l'un et l'autre camp. L'adhésion au laisser-faire à l'intérieur des frontières nationales pouvait aller de pair avec l'approbation du protectionnisme. Mais surtout, on peut constater que plusieurs des partisans du libéralisme économique et du libre échange, aux dix-septième et dix-huitième siècles, étaient aussi des apôtres de l'absolutisme, alors qu'on trouvait chez les mercantilistes, partisans d'une intervention active des pouvoirs publics dans l'économie, des adversaires démocrates de la monarchie de droit divin [30].

Le libéralisme économique ne s'appuie pas au départ sur un principe éthique, comme le libéralisme politique, mais sur une vision particulière du fonctionnement de l'économie, des rapports entre l'économie et la société, et de la place de l'individu dans l'économie. Cette vision naît entre la fin du dix-septième siècle et la fin du dix-huitième siècle, et triomphera au dix-neuvième siècle. Il y a, au point de départ du libéralisme économique classique, une idée fondamentale, en vertu de laquelle l'économie fonctionne selon des lois naturelles [31]. Les fondateurs de l'économie politique moderne, au dix-huitième siècle, étaient fascinés par la théorie de Newton, et aspiraient à construire une physique sociale sur le modèle de la mécanique classique [32]. Newton était parvenu à expliquer, non seulement le mouvement des planètes, mais celui de tous les corps dans l'univers, par une loi unique, universelle : la loi de [20] la gravitation, exprimée par une équation très simple. De la même manière, on prétend expliquer le fonctionnement de l'économie, la circulation des marchandises et de l'argent par une loi universelle : la rationalité de l'agent économique, de l’homo oeconomicus, mû par son égoïsme, son intérêt personnel.

Ceux qui ont popularisé pour la première fois l'expression de « science économique » faisaient partie d'une école de pensée, la physiocratie, qui a régné en France pendant une période très brève, avant la Révolution, mais dont l'influence sur l'évolution ultérieure de la pensée économique est déterminante. Le fondateur et chef de file de ce mouvement, François Quesnay, était médecin. Plutôt qu'au système solaire, il préférait comparer l'économie au corps humain. Pour lui, la circulation des marchandises et de l'argent dans le corps social obéissait à des lois analogues à la circulation du sang dans le corps humain. Et, de la même manière que les abus ou les vies dissolues sont sanctionnés par la maladie en vertu de la loi naturelle, les abus dans le domaine économique, tels que la prodigalité et la paresse, sont sanctionnés par la pauvreté et la misère. Et, à l'échelle de la nation, la violation par le gouvernement de la règle du « laissez-faire, laissez-passer » [33], popularisée par les physiocrates, est sanctionnée par le marasme de l'économie. Nous sommes très près du discours contemporain qui explique le chômage par l'absence d'une éthique du travail, et plus généralement la crise actuelle par l'interventionnisme keynésien. Quesnay, qui était médecin de Madame de Pompadour et de Louis XV, racontait qu'un jour le Dauphin lui avait demandé ce qu'il devrait faire lorsqu'il serait roi, et qu'il lui aurait répondu : « C'est très simple, vous ne faites rien ». Gouverner, c'est respecter les lois naturelles, dans le domaine de l'économie comme ailleurs. Premiers propagateurs de l'expression de laisser-faire, les physiocrates sont les véritables ancêtres du néolibéralisme contemporain. Il faut par ailleurs distinguer, ici comme ailleurs, dans cette première véritable école de pensée en économie, le dogmatisme [21] des disciples de la pensée plus subtile du maître. Ainsi pour Dupont de Nemours, Quesnay est-il un nouveau Newton qui a saisi l'ensemble des lois qui régissent la vie économique, lois aussi sûres que celles qui régissent le monde physique, de telle sorte que la science économique « est devenue une science exacte, dont tous les points sont susceptibles de démonstrations aussi sévères et aussi incontestables que celles de la géométrie et de l'algèbre » (in Oncken, 1888 : 442). On ne peut violer impunément ces lois naturelles, établies par le Créateur du monde. On voit ici encore que libéralisme économique et théisme ne sont pas incompatibles, pas plus que le premier n'est incompatible avec le système monarchique dont les physiocrates étaient défenseurs.

Les méandres des filiations : de Smith à Pigou

Adam Smith est souvent considéré comme le fondateur de l'économie politique classique, le principal théoricien du libéralisme économique, qu'illustre la célèbre parabole de la main invisible, en vertu de laquelle le marché est un mécanisme qui assure spontanément la coordination des activités des individus. Poursuivant ses intérêts matériels personnels sans égard pour ceux de ses concurrents, chaque individu est amené, comme par une main invisible, « à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions [...]. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler » (Smith [1776] 1976 : 256).

Voici comment Friedman décrit ce qu'il considère comme l'apport majeur de Smith, dans un ouvrage rédigé avec son épouse, basé sur des émissions de télévision, et destiné à un grand public :

« L'intuition clé d'Adam Smith fut de comprendre que les deux parties en présence tirent profit d'un échange, et que — pour autant que la coopération reste strictement volontaire — aucun échange ne peut avoir lieu à moins que les deux parties n'en tirent un profit. Aucune force extérieure, aucune [22] contrainte, aucune violation de la liberté n'est nécessaire à l'établissement d'une coopération entre des individus qui peuvent tous profiter de cette coopération. » (Friedman et Friedman, 1980 : 14)

Smith a voyagé en France entre 1764 et 1766, où il a séjourné à Toulouse et à Paris, et s'est longuement entretenu avec les physiocrates. Il a même songé à dédier La Richesse des Nations à Quesnay. On considère généralement que grande a été l'influence de Quesnay dans l'élaboration par Smith de sa théorie économique. Il y aurait ainsi une filiation Quesnay-Smith-Friedman. Les choses sont loin d'être aussi simples, comme le révèle une lecture attentive de la Richesse des nations et des autres œuvres de Smith. Ami et admirateur de Quesnay, Smith l'était aussi, sinon plus, de Voltaire qui devint l'un des critiques les plus virulents du dogmatisme économique des physiocrates [34]. Mais surtout, il en est de Smith comme de Keynes et des autres. Sa vision du monde, sa philosophie politique, sa Weltanschauung, sont élaborées très tôt, et sont loin de coïncider avec celles du libéralisme classique le plus radical et surtout du néolibéralisme qui se réclame pourtant de lui. Avant d'écrire la Richesse des nations, Smith a publié la Théorie des sentiments moraux, qu'il a continué à remanier après la parution de la Richesse et qu'il considérait comme son ouvrage le plus important [35].

Ce n'est que dans un des cinq livres de la Richesse des nations que se trouve affirmée l'existence de lois naturelles dans l'économie. Il s'agit du troisième livre consacré au « cours naturel de l'opulence dans les différentes nations ». Partout ailleurs, Smith ne cesse de mettre de l'avant une vision historique, relativiste, descriptive plutôt que logico-déductive. Smith était d'ailleurs loin de considérer l'économie politique comme la science première, ou de se considérer d'abord comme économiste. La Richesse des nations n'était pour lui qu'une étape [23] dans un projet beaucoup plus global, qu'il a décrit dans une lettre au duc de la Rochefoucault, le 1er novembre 1785, comme une histoire philosophique des diverses branches de la littérature, de la philosophie, de la poésie et de la rhétorique (Smith 1977 : 286-287). En ce qui concerne plus particulièrement le progrès des nations, Smith le voyait comme un processus dans lequel de multiples dimensions, culturelles, sociales, politiques, religieuses, juridiques et institutionnelles étaient en relations complexes. Il n'y avait donc pas pour lui de lois économiques universelles qui transcendaient et déterminaient ces diverses dimensions [36].

On ne s'étonnera donc pas que le libéralisme de Smith ait peu de chose à voir avec ce qu'on en présente le plus souvent. Les lecteurs attentifs du penseur écossais l'ont d'ailleurs souvent remarqué. Dans un article célèbre publié en 1927, Jacob Viner, professeur de Friedman, considéré comme l'un des fondateurs de l'école de Chicago [37], concluait au terme d'une minutieuse étude que « Adam Smith n'était pas un avocat doctrinaire du laisser-faire », laissant beaucoup de place à l'intervention gouvernementale, tenant compte des circonstances pour décider si une politique libérale est bonne ou mauvaise (Viner, 1927 : 231-232). Il soulignait, ce qui peut apparaître comme un avertissement à ses disciples de Chicago : « Les avocats modernes du laisser-faire qui s'objectent à la participation du gouvernement dans les affaires parce qu'elle constituerait un empiétement sur un champ réservé par la nature à l'entreprise privée ne peuvent trouver d'appui à cet argument dans la Richesse des nations » (Viner, 1927 : 227).

Dans une nouvelle biographie, Ross (1995) nous présente aussi une image très différente de Smith, comme Pack (1991) et Fitzgibbons (1995). Smith y apparaît comme un critique, souvent virulent, de la vision du monde aujourd'hui mise de l'avant par ceux qui se disent ses disciples. Pour Fitzgibbons, c'est un homme de gauche, et même un [24] révolutionnaire, préoccupé d'éthique et de morale autant sinon plus que d'efficacité économique. Depuis le début de sa carrière, Smith aurait ainsi développé un système intégrant économie, politique et morale, dans lequel la morale occuperait la première place. Il aurait cherché à donner au libéralisme économique un fondement éthique, en montrant le lien étroit entre l'efficacité économique, le système juridique et le climat moral d'une société. Inspirée de la littérature stoïcienne, élaborée longtemps avant la publication de la Richesse des nations, l'idée de la main invisible est elle-même plus complexe et subtile que l'interprétation qu'en donnent les successeurs de Smith. Pour Fitzgibbons, c'est Hume plutôt que Smith qui serait le véritable apologiste d'un libéralisme fondé exclusivement sur l'intérêt personnel [38]. Smith serait donc le promoteur d'un nouveau libéralisme moral, qui sera battu en brèche par Ricardo et ses disciples radicaux, tels que Nassau Senior. Smith préparerait ainsi la voie au libéralisme keynésien, lui-même étroitement imbriqué dans un système éthique et politique.

Dans l'élaboration de ce libéralisme, John Stuart Mill et Alfred Marshall jouent un rôle important, et constituent une transition entre Smith et Keynes. Ce qui n'est pas le moindre des paradoxes, puisque Keynes, au début de sa Théorie générale, faisant le portrait de l'économie classique qu'il prétend renverser, y rangeait Mill et Marshall au même titre que Ricardo. Mais c'est, par la suite, Ricardo qui sera surtout attaqué. Mill, comme Marshall et Keynes, s'intéresse à la philosophie, en particulier à l'épistémologie et à l'éthique, avant d'aborder l'économie, qu'il considère comme une discipline secondaire par rapport à ces dernières. On sait aussi qu'il fut l'un des premiers à se préoccuper de l'inégalité entre les hommes et les femmes, et des questions qu'on appelle aujourd'hui écologiques. Alors que Ricardo se désolait de la perspective, dont il avait développé l'explication théorique, de l'arrivée à un état stationnaire dans lequel serait interrompue l'accumulation du capital, Mill s'en réjouissait au contraire en soulignant que le monde cesserait alors d'être le champ clos d'une course folle dans laquelle, comme on le voit aux États-Unis, « la vie de tout un sexe est [25] employée à courir après les dollars, et la vie de l'autre à élever des chasseurs de dollars » (Mill [1848] 1953 : 298), course qui détruit par ailleurs l'harmonie naturelle de la planète. Mill pourrait sans doute répéter aujourd'hui ce qui suit :

« J'avoue que je ne suis pas enchanté de l'idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l'état normal de l'homme est de lutter sans fin pour se tirer d'affaire, que cette mêlée où l'on se foule aux pieds, où l'on se coudoie, où l'on s'écrase, où l'on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l'humanité, au lieu d'être simplement une des phases désagréables du progrès industriel. » (Mill [1848] 1953 : 297)

De l'œuvre de Marshall comme de la littérature sur cet auteur émerge aussi, depuis quelques années, l'image d'un personnage beaucoup plus complexe que le défenseur des valeurs victoriennes, créateur de la théorie néoclassique et apologiste du laisser-faire, bien que son cheminement ait été l'inverse de celui de Mill, du radicalisme au conservatisme [39]. Sa position sur la question des femmes fut ainsi à l'origine de tensions très vives avec les Keynes, père et fils, comme avec sa propre épouse. Mais Marshall est, tout autant que Smith avant lui ou Keynes après lui, partisan d'un libéralisme moral, dans lequel les fins éthiques sont les premières. Pour Marshall autant que pour Keynes, c'est la responsabilité de la Cité que d'assurer les conditions matérielles essentielles pour le bien-être et l'élévation intellectuelle et morale de ses membres. Marshall n'était donc pas un théoricien dogmatique considérant que le libre fonctionnement du marché était la réponse à tous les problèmes. Préoccupé du sort des plus démunis, il consacrait souvent une partie de ses vacances à explorer les quartiers pauvres des villes anglaises ou même des pays étrangers dans lesquels il voyageait.

Cette conscience des limites de l'économie pure, des carences d'une politique de laisser-faire intégral, on la retrouve chez le successeur de Marshall à la chaire d'économie politique de Cambridge, cible de Keynes dans la Théorie générale, Pigou. On la trouve aussi [26] chez les fondateurs du marginalisme, Jevons, Walras et même Menger et ses successeurs immédiats [40]. Auteur des Eléments d'économie politique pure, Walras l'était aussi des Eléments d'économie sociale. S'il ne put faire carrière en France, en butte à l'hostilité de l'orthodoxie économique, c'est autant à cause de ses prises de position socialistes, étatistes et communautaires que de sa tentative de donner à l'économie un langage mathématique. Cette situation illustre nos propos initiaux sur les rapports complexes entre visions du monde et théories. Car Walras est bien l'auteur du modèle théorique, celui de l'équilibre général, qui s'imposera comme le noyau dur de la théorie économique du vingtième siècle et qui sert en particulier de fondement aux modèles de la nouvelle macroéconomie classique [41].

Mais une chose est claire. Plusieurs des initiateurs de la révolution marginaliste et de la théorie néoclassique ne sont pas des partisans inconditionnels du laisser-faire [42]. On pourrait aussi avancer l'hypothèse que c'est la montée du marxisme et les premiers succès électoraux des partis socialistes qui ont mené, après la naissance de ce que d'aucuns ont appelé un nouveau paradigme, à un durcissement de ce dernier, à un repli sur l'exaltation des vertus du marché et du laisser-faire.

III. Le libéralisme de Keynes
situé sur l'échiquier complexe
du libéralisme


Pour Keynes, seules de profondes transformations, structurelles, d'un système dont il dit par ailleurs qu'il est non seulement immoral, mais inefficace [43], sont de nature à éloigner la menace bolchevique, comme à conjurer le danger fasciste. Bolchevisme et fascisme [27] représentent en effet pour lui les deux principales menaces contre la liberté politique, laquelle constitue, avec l'efficacité économique et la justice sociale, le contenu du « nouveau libéralisme » qu'il prône tout au long de sa carrière [44]. Ce qui l'amène aussi à œuvrer, de ses années étudiantes jusqu'à la fin de sa vie, au sein d'un parti libéral dont il déplore par ailleurs les insuffisances, rêvant d'une coalition entre travaillistes et libéraux, et déclarant par ailleurs, que « la république de mon imagination se situe à l'extrême-gauche de l'espace céleste » (1971-1989, vol. 9 : 309) [45].

Keynes fut aussi, sa vie durant, promoteur inlassable des trois volets du libéralisme définis plus haut : liberté politique, liberté économique, liberté des moeurs. Le dernier volet était d'ailleurs pour lui le plus important. Il considérait en effet que le libéralisme classique avait remporté la victoire contre l'absolutisme, mais que la société victorienne en était restée, sur le plan des moeurs, à l'époque médiévale. Le nouveau libéralisme devait se préoccuper, entre autres, des questions relatives à la paix, de la diffusion de l'information (y compris économique) auprès de toute la population, mais aussi d'un ensemble de questions qu'il appelait sexuelles (entre autres, les rapports hommes-femmes, mais aussi le sort réservé aux « anomalies sexuelles ») [46].

[28]

Le libéralisme de Keynes s'accompagne d'une condamnation sans appel du laisser-faire [47]. Loin d'être le résultat de son analyse de l'impuissance des économies de marché à assurer le plein emploi et une répartition équitable des revenus — idée centrale de la Théorie générale — cette condamnation du laisser-faire la précède. Elle constitue entre autres le thème d'un petit livre publié en 1926, The End of Laissez-Faire, dans lequel on trouve le passage suivant :

« Il n'est nullement vrai que les individus possèdent, à titre prescriptif, une "liberté naturelle" dans l'exercice de leurs activités économiques. [...] Il n'est nullement correct de déduire des principes de l'Economie Politique que l'intérêt personnel dûment éclairé œuvre toujours en faveur de l'intérêt général. » (Keynes [1931] 1972 : 117).

Mais la critique du laisser-faire par Keynes est en fait bien antérieure à ce texte. Nous nous opposons ici à une interprétation qu'on retrouve chez plusieurs commentateurs, en vertu de laquelle sa révolte contre le laisser-faire et l'orthodoxie économique serait postérieure à la Première guerre mondiale. Elle est au contraire présente dans ses tout premiers écrits, au tournant du siècle, et s'appuie sur les principes éthiques et philosophiques auxquels Keynes adhère à cette époque, avec ses amis de la Société de conversation de Cambridge et de Bloomsbury, et qu'il ne reniera jamais par la suite, comme en témoigne le texte « My Early Beliefs », lu en 1938 devant le Bloomsbury Memoir Club et publié, à sa demande, à titre posthume (1971-89, vol. 10 : 433-450) [48]. Selon un témoignage de Sheppard, reproduit par Harrod, Keynes était « violemment opposé au laisser-faire » et a consacré un de ses premiers discours, alors qu'il était étudiant de premier cycle, à en dénoncer les partisans (Harrod, 1951 : 192).

Le texte sur Burke (Keynes, 1904) contient une critique élaborée du laisser-faire dont Burke, ami de Smith, s'était fait l'avocat au parlement anglais. Déjà Keynes souligne que [29] l'État a la responsabilité de corriger inégalités et pauvreté qui sont les effets du laisser-faire. On trouve dans une de ses premières publications, une recension d'une étude de E. G. Howarth et M. Wilson, en 1908, le passage suivant :

« Anyone who is interested in the effect which unbridled individualism and laissez-faire in such matters may have on the development of a community should turn to the account given in this volume of the doings of swarms of small builders, working with little or no capital for immediate profits, and unhindered by bye-laws or by an ordered scheme of development. » (1971-1989, vol. 11 : 174)

C'est seulement en 1911 que Keynes entreprend la lecture de La Richesse des nations, qui l'enthousiasme. À partir de cette date, toutes les références à Smith qu'on peut trouver dans les écrits de Keynes sont élogieuses [49], alors que Ricardo demeure toujours le sujet de critiques virulentes [50]. Le libéralisme de Keynes est donc opposé à l'apologie du laisser-faire. Bien sûr, c'est beaucoup plus tard que Keynes développe la vision théorique permettant de rationaliser l'intervention de l'État dans l'économie. Mais cette construction théorique s'appuie sur les conceptions éthiques et épistémologiques présentes avant la Première guerre mondiale. Cette guerre, suivie de la stagnation économique de l'Angleterre dans les années vingt, puis de la crise à laquelle succède la montée du nazisme en Allemagne, crée une situation d'urgence politique à laquelle la Théorie générale est en partie une réponse. Du Treatise on Money, publié en 1930, et qu'il avait commencé en 1924, Keynes n'était pas satisfait. Il considérait qu'il ne donnait pas des fondements rationnels suffisants pour une politique d'intervention devenue indispensable pour éviter l'écroulement de la civilisation, la fin des libertés. Voici ce qu'il écrivait, en 1933 — donc au moment où il était en possession des thèses principales de la Théorie générale — au président Roosevelt :

[30]

« Vous vous êtes fait le mandataire de tous ceux qui, dans tous les pays, cherchent à mettre fin aux démons de notre condition par une expérience raisonnée, envisagée à l'intérieur de la structure du système social existant. Si vous échouez, le changement rationnel subira un préjudice grave, à travers le monde, laissant à l'orthodoxie et à la révolution le champ libre pour la combattre. Mais si vous réussissez, des méthodes nouvelles et plus audacieuses pourront être partout expérimentées et nous pourrons dater de votre accession à cette charge le premier chapitre d'une ère économique nouvelle. » (1971-1989, vol. 21 : 289 ; traduit dans Beaud et Dostaler, 1993 : 30)

L'un des principaux messages de la Théorie générale est qu'il n'existe aucun mécanisme qui assure spontanément le plein emploi dans les économies capitalistes. C'est en particulier une dangereuse illusion que de concevoir salaires et emploi comme déterminés par la loi de l'offre et de la demande sur un marché et d'en déduire que la solution au chômage passe par la baisse des salaires et, plus généralement, par une plus grande flexibilité du marché du travail. La persistance du chômage et celle d'écarts inacceptables dans les revenus et les fortunes sont des caractéristiques structurelles des économies capitalistes, qui ne peuvent être corrigées que par une intervention active de l'État. Cela dit, ce qu'on appelle l'interventionnisme keynésien va bien au-delà des politiques fiscales et monétaires, de la gestion fine de la conjoncture, du « stop and go », auquel s'est identifié, dans l'après-guerre, le keynésianisme modéré, celui de la synthèse néoclassique. Le libéralisme keynésien, celui de Keynes, met de l'avant le programme de l'euthanasie du rentier et de ce qu'il appelle une « large socialisation de l'investissement ». Il se radicalise même dans les dix années qui séparent la publication de la Théorie générale de la mort de Keynes [51]. Les accords de Bretton Woods, négociés par Keynes au nom de l'Angleterre, sont très éloignés de ses plans initiaux qui prévoyaient, entre autres, un contrôle strict des mouvements de capitaux internationaux.

Le néolibéralisme, résurgence du libéralisme ?

[31]

Après la mort de Keynes, il y a maintenant un demi-siècle, le keynésianisme triomphe, dans sa variante modérée. Il accompagne ce que Jean Fourastié a appelé « les trente glorieuses », les années 1946 à 1975. Le ralentissement de la croissance, la montée simultanée de l'inflation et du chômage auxquels on assiste à partir de la fin des années soixante, le font vaciller, puis toucher le tapis. Aux politiques keynésiennes succède ce qu'on a appelé l'inflexion monétariste. C'est en 1968 que le terme monétarisme voit le jour, sous la plume de Karl Brunner. Comme d'habitude, le courant de pensée qu'il exprime est né bien avant. Le monétarisme est souvent considéré comme le premier vecteur du néolibéralisme.

Mais s'il faut fixer symboliquement une date de naissance, on pourrait la situer dès 1947, l'année qui suit la mort de Keynes. Cette année-là, en effet, Friedrich Hayek convoque à Mont-Pèlerin, en Suisse, un certain nombre de penseurs, économistes, juristes, journalistes, pour réfléchir aux menaces que les étatismes tant keynésien que socialiste et communiste font peser sur le libéralisme, et préparer la riposte de ce dernier. Dès sa naissance, la société du Mont-Pèlerin compte dans ses rangs plusieurs des principaux penseurs du néolibéralisme, ceux qui deviendront, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les oracles les plus écoutés des gouvernements convertis au néolibéralisme. Il y a d'ailleurs une congruence importante entre l'ensemble des « prix Nobel d'économie » [52] et la société du Mont-Pèlerin.

Les atours théoriques dont se revêt le néolibéralisme sont très variés, et même contradictoires : le monétarisme friedmanien n'est pas le même que celui de Brunner et Meltzer. Proches des monétaristes sur le plan politique, les économistes rattachés à l'école autrichienne, très critiques face à la macroéconomie, à l'économétrie et plus généralement à l'utilisation des mathématiques dans l'économie, en sont donc théoriquement assez éloignés. [32] Sur le plan de l'analyse de la monnaie, en particulier, les positions de Friedman et de Hayek sont assez différentes. Elles les amènent même, sur ce point, à diverger sur la plan de la politique économique, puisque Hayek, à partir des années soixante, prône la dénationalisation de la monnaie, alors que Friedman réserve à l'État le pouvoir de création monétaire, pouvoir qui doit être évidemment encadré légalement plutôt que laissé à la discrétion d'autorités monétaires non élues. Et, pour compliquer un peu plus les choses, Hayek peut être considéré, jusqu'à un certain point, comme un autrichien atypique dans un courant de pensée qui est lui-même diversifié.

Les économistes de l'offre et les anarcho-capitalistes — qu'on appelle aussi libertariens — peuvent être considérés comme les héritiers de la tendance la plus dure de l'économie libérale classique. Les économistes de l'offre (« supply side economics ») ont eu une certaine influence sur les conseillers économiques de Reagan, de sorte qu'on a aussi appelé cette école la « reaganomique ». Ils ont réhabilité la loi de Say, ou loi des débouchés, formulée en 1803, en vertu de laquelle l'offre crée sa demande. Ainsi, toute épargne trouve-t-elle automatiquement son chemin dans l'investissement. Or, comme ce sont les riches qui épargnent, il faut réviser la fiscalité de manière à cesser de pénaliser les hauts revenus. Georges Gilder (1981), l'un des chefs de file de ce courant de pensée, a publié un livre intitulé Richesse et pauvreté dont on dit que c'était le livre de chevet de Reagan. On y trouve, entre autres, l'idée selon laquelle, pour réformer la fiscalité, il faut abolir les paiements de transfert qui servent à entretenir déviants et prodigues. C'est la remise à jour des thèses des adversaires des lois sur les pauvres en Angleterre qui, au dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle, insistaient sur l'importance de l'aiguillon de la faim pour stimuler les paresseux [53]. Gilder appelle, par ailleurs, à un retour aux valeurs familiales traditionnelles fondées sur la supériorité de l'homme et le retour de la femme au foyer. L'économie de l'offre illustre bien la coexistence entre le libéralisme économique et le conservatisme moral.

[33]

Le courant anarcho-capitaliste compte parmi ses propagandistes, nous l'avons dit, le fils de Milton Friedman, David Friedman. Il dédie son livre Vers une société sans Etat ([1973] 1992), à son père [54] et à Hayek, à qui il reproche toutefois leur modération dans leur condamnation de l'étatisme. Smith laissait l'armée, la police et la justice à l'État. David Friedman en propose la privatisation, avec la création de milices privées. La justice, privatisée, pourra prévoir la peine de mort par pendaison ici et par injection là-bas, le marché se chargeant de trancher !

Mais c'est la nouvelle macroéconomie classique qui, comme courant théorique, correspond le plus étroitement à ce qu'on appelle, aujourd'hui, le néolibéralisme. On peut la considérer comme le centre de la galaxie, son noyau dur. Son maître à penser, Robert Lucas, a vu son apport récemment récompensé par le « prix Nobel ». La nouvelle économie classique s'appuie sur deux idées. Premièrement, tous les marchés s'équilibrent instantanément. Il en est ainsi en particulier du marché du travail, de sorte qu'il n'y a pas de chômage involontaire : les chômeurs le sont par choix, en vertu de leur préférence intertemporelle. Deuxièmement, tous les agents dans l'économie utilisent rationnellement l'information. C'est l'hypothèse dite des anticipations rationnelles. En conséquence, les agents prévoient les effets de politiques économiques, en intègrent les résultats dans leurs décisions, ce qui en annule les effets. En termes techniques, c'est ce qu'on appelle le postulat de l'inefficacité des politiques économiques. Alors que les monétaristes concèdent une certaine efficacité aux politiques économiques à court terme, les nouveaux macroéconomistes classiques les considèrent comme inutiles même à court terme, à moins qu'elles ne prennent les agents par surprise, ce qui ne peut être renouvelé indéfiniment.

Parfois présentée, par les « vieux keynésiens », comme une révolution de palais au sein du monétarisme, la nouvelle macroéconomie classique est effectivement critique par rapport à Friedman, considéré comme un économiste peu sophistiqué, et perverti jusqu'à un certain [34] point par le keynésianisme contre lequel il a trop lutté. Lucas a écrit que son projet est de réhabiliter le programme de recherche que Hayek avait déjà mis de l'avant contre celui de Keynes et de ses amis dans les années vingt et trente. Mais il affirme par ailleurs que l'objectif ultime de la nouvelle macroéconomie classique est de donner des fondements rationnels plus sophistiqués aux propositions minimalistes de politique économique que, dès 1948, Friedman mettait de l'avant contre celles de Keynes et des keynésiens. Ces propositions s'inspiraient d'ailleurs d'un article publié par Henry Simons l'année même de la publication de la Théorie générale (Simons, 1936) [55].

IV. Conclusion

Il y a donc une importante « convergence doctrinale », en dépit de divergences théoriques parfois profondes, entre les différentes composantes de ce vaste courant de pensée qu'on appelle le néolibéralisme. L'unité se fait dans une opposition résolue à l'interventionnisme keynésien, sous sa forme modérée autant que radicale, et dans une croyance absolue dans l'efficacité des mécanismes de marché pour résoudre tous les problèmes économiques. En ce sens, le néolibéralisme est bien une résurgence. Mais ce n'est pas celle du libéralisme modéré qu'avait pourtant combattu Keynes, celui de Smith, de Mill ou de Marshall. Il s'agit plutôt du libéralisme économique radical prôné par les physiocrates et Ricardo. Il voit l'économie comme un jeu, dans lequel il y a nécessairement des gagnants et des perdants, les perdants ne devant pas réclamer protection, réparation ou compensation. Ce courant de pensée se présente donc comme un support idéologique au courant actuel de déstructuration de l'État providence. En même temps, il peut s'accommoder d'un État autoritaire, et de conservatisme moral. En ce sens, il rompt avec les sources du libéralisme politique. Qui plus est, en acceptant la domination de l'économie mondiale par quelques entreprises géantes, la spéculation et les mouvements incontrôlés de capitaux à travers le [35] monde, il se transforme en définitive en négation du véritable libéralisme économique. Plutôt que d'une résurgence, c'est donc d'une perversion du libéralisme, tel que Keynes, et plusieurs autres, avait tenté de le renouveler, dont il s'agit.

Dans sa forme extrême, le programme politique néolibéral est inapplicable. C'est une nouvelle utopie. Mais les effets d'une application même modérée sont potentiellement catastrophiques. À ce programme, il est donc urgent d'opposer un projet qui remet de l'avant les objectifs éthiques et sociaux, et qui soumet l'économique au politique.

[36]

RÉFÉRENCES

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[1] Beaud et Dostaler (1993), chapitre 7. Voir aussi Dostaler (1996b) et (1996c). Le présent texte développe en les modifiant et en les nuançant des idées avancées dans ces publications.

[2] « La dénomination d’"économiste classique" a été inventée par Marx pour désigner Ricardo, James Mill et leurs prédécesseurs, c'est-à-dire les auteurs de la théorie dont l'économie ricardienne a été le point culminant. Au risque d'un solécisme, nous nous sommes accoutumé à ranger dans l’"école classique" les successeurs de Ricardo, c'est-à-dire les économistes qui ont adopté et amélioré sa théorie y compris notamment Stuart Mill, Marshall, Edgeworth et le Professeur Pigou. » (Keynes [1936] 1982 : 29) Depuis Harrod et Hicks, en 1936, jusqu'à ce jour, plusieurs auteurs ont attiré l'attention sur le fait que l'« économiste classique » est une construction fictive de Keynes, et que l'économie dite « classique » est un ensemble complexe d'auteurs très diversifiés.

[3] Notons toutefois que Smith n'était pas mentionné dans la note dans laquelle Keynes définit l'économiste classique. Il est plutôt présenté, dans une note de l'avant-dernier chapitre de la Théorie générale, comme « le précurseur de l'école classique » (Keynes [1936] 1982 : 356).

[4] Voir le texte important, toujours inédit, de Keynes (1904), « The political doctrines of Edmund Burke », dans lequel est décrit avec brio la complexité de Burke, que plusieurs courants de pensée peuvent revendiquer. « It is not easy to place Burke in any school of political thought ; he had neither direct ancestors, nor lineal descendants. Priest of the English Revolution, prophet of reaction against the French, he had much in common with the conservatives, much with the Laisser Faire individualists of the nineteenth century : almost a Benthamite, often an intuitionist : a free trader, an opponent of the traffic in slaves, an imperialist, an opponent of all Parliamentary reform, a staunch upholder of the rights and privileges of people and Parliament, of church and King, of Catholic and dissenter, he defies nomenclature. » (Keynes, 1904 : 18)

[5] II convient d'ajouter qu'il n'aime pas l'appellation « monétarisme », tout en se disant obligé de sacrifier à l'usage courant : « I may say that personally I do not like the term "monetarism". I would prefer to talk simply about the quantity theory of money, but we can't avoid usages that custom imposes on us » (Friedman, 1982 : 101). Il considère par ailleurs que le monétarisme, comme « objective set of propositions about the relation between monetary magnitudes and other economic variables » peut être accepté autant par un communiste que par un socialiste, un conservateur ou un radical : « Karl Marx was a quantity theorist. The Bank of China (communist China) is monetarist » (Friedman in Snowdon, Vane et Wynarczyk, 1994 : 178). Voir aussi Friedman (1970a).

[6] À une question qui lui était posée par Arjo Klamer, « Êtes-vous conservateur ? », Lucas répondit : « Je ne sais pas. [...] Il est difficile d'être conservateur quand on voit l'administration Reagan opter pour une politique de pilotage à vue, ce qui me paraît insensé. Si être conservateur implique que l'on approuve leur politique économique, alors je ne pense pas que je le sois » (Klamer [1983] 1988 : 77).

[7] Expression par laquelle on désigne l'ensemble, lui-même vaste, complexe et divisé en plusieurs tendances, des disciples radicaux de Keynes, qui ont en commun de s'opposer fondamentalement à la « synthèse néoclassique » élaborée dans l'après-guerre par les disciples modérés de Keynes. Voir à ce sujet Beaud et Dostaler (1993), chapitres 6 et 9.

[8] La nouvelle économie keynésienne, cuvée récente, ne doit être confondue ni avec l'économie post-keynésienne ni avec la synthèse néoclassique. Voir Arena et Torre (1992) et Beaud et Dostaler (1993), chapitre 8.

[9] « The transition from economic anarchy to a regime which deliberately aims at controlling and directing economic forces in the interests of social justice and social stability, will present enormous difficulties both technical and political. I suggest, nevertheless, that the true destiny of New Liberalism is to seek their solution. » (« Am I a Liberal ? » (1925), in The Collected Writings of John Maynard Keynes, 1971-1989, vol. 9 : 305).

[10] « Ce que je fais représente un retour vers un programme de recherche traditionnel, un programme de recherche prékeynésien, à la différence près que ni moi ni des gens comme Sargent ou d'autres ne sommes hostiles aux méthodes mathématiques. » (Lucas, in Klamer [1983] 1988 : 83)

[11] Voir à ce sujet les travaux de Michel Beaudin (1995a, 1995b) sur le rôle de substitut à la religion que joue le néolibéralisme contemporain.

[12] Questionné sur la pertinence de cette distinction, Lucas répond : « C'est une distinction essentielle » (in Klamer [1983] 1988 : 78). Il est intéressant de souligner que Friedman emprunte cette distinction au père de Keynes, John Neville (1891), auteur de The Scope and Method of Political Economy, auquel il rend un hommage appuyé. Keynes fils, qui définissait l'économie comme une « science morale », rejetait cette distinction. La meilleure critique de cette conception est celle de Myrdal ([1930] 1990).

[13] Voir à ce sujet Dostaler (1998). Lorsque nous lui avons envoyé une première version de ce texte, Friedman nous a écrit que, contrairement à Keynes qui a fait de la politique toute sa vie, lui ne s'y est mis que la cinquantaine passée, alors que le gros de son œuvre scientifique était derrière lui.

[14] Voir en particulier les textes rassemblés dans les volumes 19 et 20 des Collected Writings of John Maynard Keynes.

[15] Voir Schumpeter (1949) et (1954), p. 41-42.

[16] En ce qui concerne les débats en économie, le lecteur peut consulter l'utile anthologie rassemblée dans Backhouse (1994), et en particulier l'introduction de ce dernier. Voir aussi Blaug (1982) et Mingat, Salmon et Wolfelsperger (1985).

[17] Voir en particulier Friedman (1970b) et (1972).

[18] Voir par exemple Frazer (1994). Voir aussi Modigliani (1977 : 1), pour qui « There are in reality no serious analytical disagreements between leading monetarists and leading nonmonetarists », les divergences entre monétaristes et keynésiens étant selon lui essentiellement d'ordre politique.

[19] La lettre est reproduite dans JMK (1971-1989, vol. 27 : 85-88). Sur les rapports entre Keynes et Hayek, voir Dostaler (1990).

[20] La littérature sur le libéralisme comme sur l'histoire de cette idée est évidemment immense et concerne plusieurs disciplines. Voir par exemple Berthoud et Frydman (1989), Burdeau (1979), Kolm (1984), Manent (1987), Manning (1976), Merquior (1991), Rosanvallon (1989), Vachet (1970) et Vergara (1992). Sur le néolibéralisme, on consultera en outre Bernard (1997) et Jalbert et Beaudry (1987).

[21] Maine de Biran l'aurait utilisé pour la première fois, pour définir la doctrine des libéraux français. Le mot « libéral », dérivé du latin « liber », libre, est évidemment d'un usage beaucoup plus ancien, puisqu'on trouve la trace dès la fin du douzième siècle, alors qu'il signifie « digne d'un homme libre ». Son utilisation comme terme politique apparaît en 1750, sous la plume de d'Argenson, et se répand après la révolution française pour caractériser les partisans des libertés politiques (Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Ray, Paris, Le Robert, édition de 1994, vol. 1, p. 1123-1124). On voit naître un parti des « Libérales » pour la première fois en Espagne en 1812.

[22] II rejoint alors ce qu'on appelle le néoconservatisme. Il convient d'ajouter que la « rectitude politique » qu'on trouve à gauche de l'échiquier politique américain a bien des points communs avec le conservatisme moral de la droite.

[23] En ce sens, la « mondialisation » a toujours été présente, dès l'origine du capitalisme.

[24] Cité par Burdeau (1979 : 174).

[25] Hayek a déploré cette dérive de Mill, fruit de la mauvaise influence de sa compagne de ce dernier, Harriet Taylor. Mill écrit en effet que sa femme a eu une influence dans son évolution vers un « socialisme tempéré » (Mill [1873] 1993 : 167).

[26] Voir Freeden (1978).

[27] II convient de noter, toutefois, qu'en réponse à une question d'un auditeur, Friedman précise qu'il n'a jamais conseillé et guidé la politique économique de la junte chilienne — contrairement à ce qu'on laisse entendre — tout en reconnaissant avoir séjourné au Chili dix jours en avril 1975 (Friedman, 1977 : 35-36). Ce sont tout de même des économistes formés à l'école monétariste, les « Chicago boys », qui ont conseillé la junte chilienne.

[28] Un peu comme Marx, puis Keynes, ont nommé « classiques » la plupart de leurs prédécesseurs, qui n'ont jamais revendiqué une telle étiquette et ne se croyaient sans doute pas membres d'une même école, c'est Adam Smith qui, dans la Richesse des nations, a nommé « mercantilistes » la plupart de ses prédécesseurs, dont il distinguait toutefois les physiocrates qui furent eux, les premiers à se définir comme école (leurs adversaires leur réservant l'appellation de secte !).

[29] Sur cette période, une référence incontournable est Hutchison (1988).

[30] Voir à ce sujet Pesante (1996), qui montre qu'au dix-septième siècle autant qu'aujourd'hui, libéralisme économique et autoritarisme politique pouvaient faire bon ménage.

[31] Voir Dostaler (1993).

[32] II est intéressant de souligner que Newton a lui-même apporté des contributions à la pensée économique et que, comme directeur de la Monnaie, c'est lui qui fixa en 1711 la valeur-or que la livre sterling conserva jusqu'à ce que l'Angleterre abandonne le système d'étalon-or en 1931.

[33] Selon le témoignage du physiocrate Mirabeau, cette expression aurait été utilisée pour la première fois par l'intendant Vincent de Gournay (1712-1759), partisan de la libéralisation du commerce et de l'industrie, de la suppression des règlements et monopoles. Mais il s'agirait d'une tradition orale, puisqu'on n'en trouve pas la trace dans ses écrits. Voir à ce sujet Pitavy-Simoni (1997).

[34] Voir en particulier son roman L’homme aux quarante écus, dans lequel il met en scène un physiocrate qu'il ridiculise.

[35] On a appelé, en Allemagne, « Das Adam Smith Problem » celui de l'apparente contradiction entre les thèses développées dans les deux œuvres principales de l'auteur. Les titres des deux livres figurent, avec des caractères d'égale importance, sur la tombe d'Adam Smith à Édimbourg. C'est peut-être la réponse posthume de Smith au problème !

[36] « For Smith was a historical economist not only in the sense that he was empirical, but in that the theme of progress through natural stages of development runs all through his Inquiry into the Nature and Cause ofthe Wealth of Nations. Smith, in fact, like Hume, Ferguson and Milar, belonged to "the historical age" and "the historical nation". He did not claim to hâve discovered "laws" of economic development, or indeed, any economic laws, and so might not be describable as a "historicist" in the fullest sense. » (Hutchison 1988 : 357-358)

[37] Mais qui niait, quant à lui, l'existence d'une telle école !

[38] Friedman et Hayek se réfèrent d'ailleurs fréquemment à Hume en appui à leurs thèses. Hume est considéré par certains comme le véritable fondateur du monétarisme.

[39] Voir Groenewegen (1995).

[40] Ce n'est qu'à la troisième génération, avec Mises et Hayek, que l'école autrichienne s'oriente vers un libéralisme radical.

[41] II convient de noter ici Friedman oppose au caractère marshallien, moins formalisé, de son approche et de celle de Keynes le caractère walrasien de l'approche des disciples de Keynes, en particulier Patinkin et Tobin.

[42] Voir à ce sujet Lagueux (1989).

[43] « The decadent international but individualistic capitalism, in the hands of which we found ourselves after the War, is not a success. It is not intelligent, it is not beautiful, it is not just, it is not virtuous — and it doesn't deliver the goods. » (Keynes, « National Self-Sufficiency », 1933, in JMK, vol. 21 : 239)

[44] Mais Freeden (1986) — qui constitue la suite de Freeden (1978) — conteste l'appartenance de Keynes à ce nouveau libéralisme, mouvement qui, selon lui, disparaît après la guerre, ses partisans joignant les rangs soit du travaillisme, soit de deux nouvelles branches du libéralisme qu'il qualifie respectivement de libéralisme centriste et de libéralisme de gauche. Alors que Keynes serait plus près du premier courant, Beveridge aurait effectué une synthèse entre ces deux branches du « libéralisme divisé ».

[45] Sur les positions politiques de Keynes, on consultera entre autres, parmi les textes rassemblés dans le volume 9 de ses Collected Writings, « Am I a Libéral ? » et « Liberalism and Labour ». La lecture de sa longue correspondance avec Kingsley Martin, rassemblée dans le volume 29 de cette édition, est aussi très instructive.

[46] II est intéressant de noter ici que le premier tome de la biographie de Keynes par Skidelsky (1983) a provoqué la publication d'articles associant les errements du keynésianisme à la morale et à la sexualité « déviantes » de l'auteur de ce courant de pensée. Hayek s'est lui-même laissé aller à des propos de cette nature, associant 1'« immoralisme » autoproclamé de Keynes à la perversion d'une vision économique qui, rejetant la vertu et le rôle de l'épargne, prépare la fin d'une civilisation fondée sur des traditions morales (Hayek 1978 : 16) ; voir aussi Hayek (1988).

[47] Voir à ce sujet Thirlwall (1978).

[48] Voir à ce sujet Dostaler (1996a).

[49] Le dernier article de Keynes, publié deux mois après sa mort, « The Balance of Payments of the United States » (JMK, vol. 27 : 427-446), contient un éloge de Smith.

[50] Ainsi écrit-il à George Bernard Shaw, en 1935, que son nouveau livre en préparation, la Théorie générale, démolira les fondements ricardiens du marxisme {JMK, vol. 28 : 42).

[51] Pour une opinion différente de la nôtre, voir Bateman (1996).

[52] Nous mettons « prix Nobel d'économie » entre guillemets, puisqu'il ne s'agit pas d'un véritable prix Nobel, comme ceux qu'Alfred Nobel avait prévus dans son testament, mais d'un prix « en mémoire de Nobel », attribué par la Banque de Suède. Il y a là une confusion qui contribue à donner à l'économie l'apparence d'une « science dure ».

[53] Le romancier Daniel Defoé, penseur social à ses heures, est ainsi l'auteur d'un pamphlet intitulé Faire l’aumône n'est pas la charité (1704). Malthus fut, au tournant du dix-neuvième siècle, un des plus farouches adversaires des lois sur les pauvres.

[54] Milton Friedman avait dédié Capitalisme et liberté « à Janet et David et à leurs contemporains, qui doivent porter la torche de la liberté jusqu'à sa prochaine étape ».

[55] Voir Lucas (1981 : 215-217, 234).


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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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