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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Dostaler, “La vision politique de Keynes.” In ouvrage ous la direction de Gérard Boismenu et Gilles Dostaler, La « théorie générale » et le keynésianisme, pp. 75-90. Textes présentés au colloque organisé par le GRÉTSÉ et l’A.E.P., qui a eu lieu à l’Université de Montréal le 30 janvier 1987. Montréal: ACFAS, 1987, 193 pp. Collection : politique et économie. [Autorisation accordée, le 17 août 2009, par les directeurs de cette publication et les auteurs que nous avons pu joindre de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[75]

La “Théorie générale” et le keynésianisme

La vision politique
de Keynes
.”

Gilles Dostaler *


I.  Esquisse biographique [75]

II.  DE L'ÉTHIQUE AU POLITIQUE [77]

III.  LAISSEZ-FAIRE ET CONSERVATISME [80]

IV.  BOLCHÉVISME ET MARXISME [82]

V.  POUR UN NOUVEAU LIBÉRALISME [84]

VI.  LA FIN DE L'ÉCONOMIE [86]

Bibliographie [90]


I. ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

La Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie ne constitue ni le point de départ de ce qu'on appelle la « Révolution keynésienne », ni le fondement théorique des propositions politiques de Keynes. Elle est plutôt un aboutissement. Keynes était âgé de cinquante-deux ans lorsque ce livre a été publié. Sa vie active, autant sur le plan de la recherche théorique que de la réflexion et de l'activité politiques, était en grande partie derrière lui. Évidemment, il restait Bretton Woods, d'autres interventions publiques et quelques articles majeurs, en particulier sur les commentaires suscités par son oeuvre. Mais l'année suivant la parution de la Théorie générale, Keynes était victime de la première d'une série de crises cardiaques qui allaient le forcer à ralentir considérablement le rythme de ses activités durant les dix années qui lui restaient à vivre. Ces activités, depuis le tournant du siècle, avaient été très intenses et diversifiées. Il faut les évoquer, pour éclairer la vision politique de l'auteur de la Théorie générale.

John Maynard Keynes est né à Cambridge, le 5 juin 1883. Son père, John Neville, était professeur à Cambridge. Homme foncièrement conservateur, auteur de Scope and Method of Political Economy, il a manifesté un manque d'ambition qui a déçu son ami Alfred Marshall autant que son épouse, Florence Ada, femme très active dans la vie sociale et politique de Cambridge. Keynes fut éduqué dans la tradition victorienne de l'Angleterre de la fin du dix-neuvième siècle, et la réaction contre cette tradition, symbolisée en économique par Marshall, explique plusieurs de ses attitudes. En février 1903, alors qu'il étudie au King's College de Cambridge, Keynes est reçu dans le groupe des Apôtres, société secrète, fondée en 1820, destinée à la « poursuite de la vérité, avec une dévotion absolue et sans réserve, par un groupe d'amis intimes ». C'est une étape importante pour Keynes, qui restera jusqu'à la fin de sa vie en contacts étroits avec le cercle des Apôtres et de leurs relations. Deux années plus tard naissait à Londres le groupe dit de Bloomsbury, comprenant plusieurs « apôtres », et la famille Bell, dont l'écrivaine Virginia Wolff. Keynes fut aussi étroitement lié à ce groupe, qui se voulait en rupture avec la morale victorienne, jusqu'à sa mort, même s'il s'en éloignât quelque peu après son mariage, en 1925, avec la danseuse russe Lydia Lopokova.

[76]

C'est en 1905 que Keynes commence à étudier l'économie. Comme plusieurs grands économistes dans l'histoire, il n'obtint jamais de diplôme dans cette discipline, dans laquelle la durée de son apprentissage officiel se limita à huit semaines. Sa thèse de doctorat porte sur les probabilités, et il travailla sur ce sujet de 1906 à 1914, puis publia sa thèse remaniée en 1921. Sa carrière dans la fonction publique commence au Bureau des affaires indiennes en 1906. Celle d'enseignant à Cambridge commence en 1909. Il y fonde le Club d'économie politique, qui se réunira jusqu'en 1937. En 1911, à l'âge de vingt-huit ans, Keynes devient directeur de l'Economic Journal, poste qu'il conserva jusqu'en 1946, et que son père avait refusé vingt ans plus tôt. En 1913, il publie son premier livre, Indian Currency and Finance, et devient secrétaire de la Royal Economic Society. Dès l'âge de trente ans donc, Keynes occupe une place stratégique dans la profession économique en Grande-Bretagne.

Il mène, entre Cambridge et Londres, une vie extraordinairement active. Entré au service du Trésor en 1915, il en devient rapidement le principal expert économique. Associé à ce titre aux négociations devant mener au Traité de Versailles, il démissionne par suite de désaccords avec la politique de réparations de guerre imposées à l'Allemagne. Il rédige Les conséquences économiques de la paix, souvent considéré comme son meilleur livre. C'est du moins celui qui a connu le plus grand succès du vivant de Keynes, lequel est désormais promu au rang de célébrité mondiale.

En 1921, Keynes commence aussi une carrière d'administrateur en étant nommé président de la National Mutual Life Insurance. Depuis une dizaine d'années déjà, il s'adonne à la spéculation, avec beaucoup de succès. En 1923, il publie A Tract on Monetary Reform et devient directeur du périodique libéral The Nation and the Athenaeum. Il est de plus en plus impliqué dans les activités du Parti Libéral et contribue à la rédaction du livre jaune Britain's Industrial Future, dont les thèses seront adoptées en mars 1928 par le Parti, et formeront la base de son programme pour les élections de 1929. On offre à Keynes de se présenter à Cambridge, mais il refuse, considérant comme plus important de terminer la rédaction du Traité de la monnaie, publié en 1930, et dont la révision donnera naissance, en 1936, à la Théorie générale.

En 1940, Keynes - qui deviendra Lord Keynes, baron de Tilton, en 1942, - est nommé à un Conseil consultatif auprès du chancelier de l'Échiquier, ce qui l'amènera à conduire des négociations pour l'Angleterre. En 1944, c'est Bretton Woods, où le plan Keynes, pour une réorganisation du système monétaire international, est battu en brèche par le plan White des Américains. Nommé docteur Honoris causa de la Sorbonne en 1946, Keynes meurt d'une crise cardiaque la même année, le jour de Pâques. En même temps, l'expression de « révolution keynésienne » est forgée.

L'activité de Keynes s'est donc déployée à plusieurs niveaux. Mais il y avait néanmoins une interaction constante entre eux. L'oeuvre théorique, l'article de journal, le discours, l'activité du conseiller, l'émission radiophonique étaient [77] pour lui autant de manières de convaincre ses contemporains, d'influer sur leur comportement, de peser sur les décisions. Dès le début de sa carrière, il était convaincu de l'urgence d'opérer d'importantes transformations sociales, politiques et économiques, pour éviter l'écroulement de la civilisation occidentale. De ce point de vue, on peut dire que l'économique est subordonnée au politique chez Keynes, dont les oeuvres théoriques ont été dictées par ses préoccupations pratiques.

Par ailleurs, ces préoccupations politiques se fondent elles-mêmes sur une éthique adoptée très tôt. La politique et l'économique relevaient, pour Keynes, de la vie publique. La philosophie, l'art, l'amitié et l'amour relevaient de la sphère privée. Il a toujours rigoureusement séparé les deux, et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, accordé préséance à la seconde. Il n'en reste pas moins que la vision de ce que doit être une « vie privée » heureuse exerce une influence déterminante sur les objectifs politiques et les moyens économiques pour y parvenir. Bref, comme l'économique renvoie au politique, ce dernier se fonde sur une éthique.

II. DE L'ÉTHIQUE AU POLITIQUE

Deux années après la publication de la Théorie générale, le 9 septembre 1938, Keynes lut un texte intitulé « My Early Beliefs », à sa maison de campagne de Tilton, à un groupe de vieux amis constituant le Bloomsbury Memoir Club. Ce texte d'une vingtaine de pages, publié après la mort de son auteur, est très important. Il montre d'abord que, pour Keynes, le lien entre l'action publique et les convictions était primordial. Il montre ensuite que les convictions sur lesquelles il fondait son action s'étaient établies très tôt, à l'époque des Apôtres, entre 1903 et 1906.

Ces convictions s'appuyaient en particulier sur un livre de Georges Edward Moore, apôtre depuis 1894, Principia Ethica, publié en 1903. Voici comment Keynes, qui se décrit comme « non-conformiste » à cette époque, présente l'influence de ce livre : « Mais, bien sûr, son effet sur nous, et les conversations qui l'ont précédé et l'ont suivi, ont dominé, et dominent peut-être encore, tout le reste » (Keynes, 1972b, p. 435). Et Keynes ajoute plus loin : « Je ne vois pas de raison pour m'éloigner des intuitions fondamentales des Principia Ethica » (Keynes, 1972b, p. 444).

De ces intuitions fondamentales, la principale est formulée dans le dernier chapitre du livre, « The Ideal », dont Keynes disait qu'il n'en connaissait pas l'équivalent dans la littérature depuis Platon. C'est l'affirmation selon laquelle les seules choses valables en elles-mêmes sont les états d'esprit (« states of mind »), dont les plus valables sont « les plaisirs des relations humaines et la jouissance des beaux objets » (Moore, 1903, p. 188). L'action correcte est celle dont le but est d'amener des états désirables. Par ailleurs, ce qu'on appelle le bien est, pour Moore, indéfinissable. C'est une propriété simple, non-naturelle, qu'on ne peut atteindre que par intuition.

[78]

Ces thèses, de caractère néo-platonicien, constituèrent, pour les apôtres, une nouvelle religion qui leur permettait de se libérer de l'utilitarisme benthamien, de la morale victorienne et de son sens du devoir, tout en servant « à protéger l'ensemble d'entre nous de cette reductio ad absurdum finale du Benthamisme connue sous le nom de Marxisme » (Keynes, 1972b, p. 446). « C'est encore ma religion, sous la surface », ajoute Keynes en 1938. Elle renvoie à Platon, mais aussi à Aristote, dont Keynes a relu l'Éthique en 1906, écrivant à Strachey le 23 janvier : « On a jamais parlé avec autant de bon sens, avant ou depuis. » Le bien-être individuel, la « bonne vie », le bon état d'âme, tels sont les critères fondamentaux de l'action humaine, y compris politique, chez Aristote. De là découle la condamnation de la chrématistique, de l'enrichissement et de l'amour de l'argent en soi, qu'on retrouve chez Keynes, pour qui l'argent ne compte qu'en autant qu'il donne accès aux beaux objets (dont il sera un collectionneur) :

« L'amour de l'argent comme objet de possession, qu'il faut distinguer de l'amour de l'argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu'il est : un état morbide plutôt répugnant, l'une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales. » (Keynes, 1972c, p. 138)

Dans le système aristotélicien, l'économique suit l'éthique, et lui est étroitement liée. Il en est de même chez Keynes, qui définissait l'économique comme une science morale. Ce n'est du reste qu'au début du vingtième siècle, sous l'influence de Marshall, que l'enseignement de la philosophie morale a été clairement séparé de celui de l'économique à Cambridge. Mais au-delà de cette filiation générale, il y a chez Keynes un lien plus précis entre l'éthique à laquelle il a adhéré en 1903 et l'économique de la Théorie générale. Le lien passe par les mathématiques et les probabilités. La même année que Principia Ethica, Bertrand Russell publiait ses Principes de mathématiques, qui eurent aussi une influence déterminante sur Keynes. Ce sont ces deux livres qui l'entraînèrent dans une longue réflexion sur les probabilités, l'incertitude, les anticipations, éléments fondamentaux de la Théorie générale. Il s'agit de savoir sur quoi se fonde l'action humaine, dans les divers domaines où elle s'exerce :

« C'était un objet important du livre de Moore que de distinguer entre le bien comme attribut des états d'esprit et la droiture comme attribut des actions. Il avait aussi une section sur la justification des règles générales de conduite. La place considérable jouée par des considérations de probabilité dans sa théorie de la conduite correcte constitua, de fait, une cause importante au fait que je consacrai tous mes loisirs pendant plusieurs années à l'étude de ce sujet : j'écrivais sous l'influence conjointe des Principia Ethica de Moore et des Principes mathématiques de Russell. » (Keynes, 1972b, p. 445)

[79]

Le groupe des Apôtres constituait un groupe de discussions. Un des membres lisait un texte qui était ensuite discuté. De même, le Club d'économie politique mis sur pied par Keynes était-il un groupe de discussions. Keynes qui fut toute sa vie un redoutable polémiste, croyait dans le pouvoir des idées, des mots et des paroles. On connaît le passage final de la Théorie générale sur l'« empire qu'acquièrent progressivement les idées » (Keynes, 1982b, p. 376). C'est par la persuasion verbale qu'on influe sur le cours des événements, même si l'entreprise est extrêmement difficile. On a l'impression, en lisant les Conséquences économiques de la paix., que la justice et la raison n'ont pas prévalu parce que le président Wilson n'avait pas la vivacité d'esprit nécessaire pour convaincre : « Un moment arrive souvent où une victoire substantielle vous appartient si, par une légère apparence de concession, vous pouvez sauver la face de l'opposition ou la concilier par un re-exposé de votre proposition qui lui est utile et ne dérange rien d'essentiel pour vous. Le président n'était pas équipé de cet art simple et utile » (Keynes, 1971, p. 27). Keynes lui-même, comme il l'écrit dans sa préface des Essays in Persuasion, en 1931, avait souvent l'impression de prêcher dans le désert :

« Voici donc rassemblés les croassements de douze années, les croassements d'une Cassandre qui ne fut jamais capable d'infléchir à temps le cours des événements. J'aurais bien pu intituler ce volume « Essais dans l'art de prophétiser et de persuader », car j'ai eu malheureusement davantage de succès dans la prophétie que dans la persuasion. C'est pourtant avec une ardeur militante que la plupart de ces essais furent écrits, en un effort pour influencer l'opinion publique. » (Keynes, 1972c, p. 11)

À cette exaltation de l'exhortation correspond une condamnation non moins ferme de l'action violente comme méthode de transformation sociale. Keynes ne dérogera jamais à cette règle, qui fonde en grande partie son allergie au marxisme et au communisme, qu'il identifie à la violence. De même est-ce l'une des raisons principales qui l'empêche d'adhérer au Parti travailliste, qui tolère en son sein un « Parti de la Catastrophe ». Ce dont Keynes essaie de convaincre verbalement ces contemporains, c'est de procéder aux transformations susceptibles d'empêcher l'action violente et la révolution.

Il est un dernier élément de la vision keynésienne établi très tôt, avant même l'époque des Apôtres, et qui détermine aussi son attitude politique. C'est son élitisme, au demeurant tout aussi platonicien et aristotélicien que l'éthique de Moore. Le citoyen d'Aristote réalise d'heureux états d’âme en pratiquant l'art, la politique et la philosophie. Il doit tout de même se nourrir, se vêtir et se loger. Les esclaves veillent au grain. Ils ne peuvent justement, par nature, accéder au bien-être dévolu aux citoyens. De même, les membres du groupe de Bloomsbury, nonobstant leur hostilité à l'existence victorienne, devaient-ils faire appel à des domestiques pour gérer leur quotidienneté. Clive Bell, le frère de Virginia, soutenait que la civilisation avait besoin, pour s'épanouir, de ce que certains fassent le sale travail. Il était plus confortable d'envisager que le prolétariat était incapable de goûter certains des plaisirs subtils de l'existence : [80] le champagne, le ballet et les livres rares. Keynes, qui a organisé maints dîners fins dans sa vie, mis sur pied un restaurant à Cambridge et dit regretter à la fin de sa vie de n'avoir pas bu suffisamment de champagne, a déjà envisagé l'interdiction de l'alcool aux classes laborieuses. L'éthique mooréenne était donc réservée à une élite, élite issue des classes moyennes et de la bourgeoisie éclairée. Dès son séjour au collège d'Éton, entre 1897 et 1901, Keynes apprend à mépriser, non seulement l'aristocratie, les rentiers et la bourgeoisie financière, mais aussi le prolétariat grossier (« boorish proletariat ») qui, tel l'esclave d'Aristote, se contente de peu. Voilà la raison pour laquelle Keynes n'adhère pas au Parti travailliste avec lequel il se sent néanmoins des affinité intellectuelles et politiques.

« Pour commencer, c'est un parti de classe, et la classe n'est pas ma classe. Si je dois poursuivre des intérêts sectoriels, je poursuivrai les miens. Lorsqu'on en arrive à la lutte de classes comme telle, mes patriotismes locaux et personnels, comme ceux de tout autre, à l'exception de quelques zélés déplaisants, sont attachés à mon entourage. Je peux être influencé par ce qui me parait être la justice et le bon sens ; mais la guerre de classes me trouvera du côté de la bourgeoisie éduquée. » (Keynes, 1972a, p. 297)

III. LAISSEZ-FAIRE
ET CONSERVATISME


Dans quelques-uns de ses écrits, comme à l'occasion de diverses conférences, Keynes brosse un tableau de l'évolution à long terme de l'humanité, dont il attribue la paternité à Commons, économiste américain du courant institutionnaliste. Trois phases sont distinguées dans l'histoire de l'humanité, la Grande-Bretagne « souffrant une transition économique dans les premières étapes de laquelle nous vivons » (Keynes, 1981, p. 438). La première est une époque de rareté, « qu'elle soit due à l'inefficience ou à la violence, la guerre, la coutume ou la superstitution ». Il y a alors « un minimum de liberté individuelle et un maximum de contrôle communiste, féodal ou gouvernemental à travers la coercition physique ». Puis vient la période d'abondance. Cette période, Keynes en fixe le début au seizième siècle. C'est alors que commence l'accumulation de capital, qu'il relie dans un autre texte à « la hausse des prix et l'augmentation consécutive des profits qui résultèrent de l'introduction de ces réserves d'or et d'argent transportées par l'Espagne du Nouveau-Monde dans l'Ancien » (Keynes, 1972c, p. 130). Cette période, « qui allie le maximum de liberté individuelle et le minimum de contrôle coercitif à travers le gouvernement », culmine dans l'Angleterre du dix-neuvième siècle. Mais nous sommes désormais entrés dans une période de stabilisation, qui voit une certaine diminution de la liberté individuelle. Les extrêmes de cette période, au niveau gouvernemental, sont la fascisme d'un côté et le léninisme de l'autre (voir aussi Keynes, 1981, pp. 438-439).

C'est au sommet de cette période d'abondance que correspond le capitalisme individuel, le système d'étalon-or et le laissez-faire. Une série de circonstances [81] tout à fait exceptionnelles ont assuré, pendant un demi-siècle, la stabilité économique de l'Europe sous la domination de l'Angleterre : « Très peu d'entre nous réalisent avec conviction la nature intensément inhabituelle, instable, compliquée, peu sûre et temporaire de l'organisation économique avec laquelle l'Europe de l'Ouest a vécu durant le dernier demi-siècle » (Keynes, 1971, p. 1).

Le laissez-faire est l'idéologie qui correspond à cette période. Keynes en fait une analyse critique dans un écrit publié sous le titre « La fin du laissez-faire », écrit issu de cours donnés à Oxford en 1924 et à Berlin en 1926. Il y explique que l'idée de laissez-faire, base de l'économie politique ricardienne, est née au début du dix-neuvième siècle de la combinaison de deux courants de pensée : l'individualisme conservateur et ce qu'il appelle le socialisme et l'égalitarisme démocratique. Cela permet aux économistes d'associer « scientifiquement » avantage privé et bien public. L'individualisme et le laissez-faire sont ainsi devenus, jusqu'à ce jour, l'Église de la Grande-Bretagne. La force de ce mythe découle, outre du fait qu'il est en conformité avec les intérêts des hommes d'affaires, de la faiblesse des thèses qui lui sont opposées : le socialisme marxiste et le protectionnisme. Car il s'agit bien de mythe. Ce principe de « diffusion » - comme l'appelle Keynes (Keynes, 1981, pp. 434-449) - et d'ajustement automatique des prix et de l'emploi auquel croient la majorité de ses collègues, n'a jamais vraiment existé ailleurs que dans l'esprit des auteurs de manuels.

« Tirons complètement au clair les principes généraux ou métaphysiques sur lesquels on s'est appuyé de temps en temps pour justifier le laissez-faire. Il n'est nullement vrai que les individus possèdent, à titre prescriptif, une « liberté naturelle » dans l'exercice de leurs activités économiques. Il n'existe nul « pacte » qui puisse conférer des droits perpétuels aux possédants et à ceux qui deviennent des possédants. Le monde n'est nullement gouverné par la Providence de manière à faire toujours coïncider l'intérêt particulier avec l'intérêt général. Et il n'est nullement organisé ici-bas de telle manière que les deux finissent pas coïncider dans la pratique. Il n'est nullement correct de déduire des principes de l'Économie politique que l'intérêt personnel dûment éclairé oeuvre toujours en faveur de l'intérêt général. » (Keynes, 1972c, p. 117)

Pour Keynes, le capitalisme individuel a vécu. L'écroulement de l'étalon-or, en 1914, est le symbole de la chute. Le retour de l'étalon-or, en 1925, est le signe d'un vain effort pour retrouver le paradis perdu. Il s'écroulera de nouveau, et cette fois définitivement, en 193 1. C'est là, peut-être, le véritable début de la victoire politique du keynésianisme. Dès le début des années vingt, Keynes est convaincu du fait que le chômage, dont le taux ne descendra jamais au-dessous du 10% en Grande-Bretagne durant cette décennie, est lié au fonctionnement du système d'entreprise privée, et que de profondes réformes sont nécessaires pour en venir à bout. La Théorie générale constitue la démonstration théorique de ce fait. Keynes, durant les années trente comme durant les années vingt, se heurte à une orthodoxie économique qui est demeurée à l'heure du laissez-faire, et pour [82] qui le plein emploi est réalisable pour peu qu'on laisse les salaires s'ajuster à la baisse.

Une telle politique est, à son avis, non seulement socialement inacceptable, mais économiquement inefficace et politiquement suicidaire. C'est pourtant celle qui est menée avec constance, durant les années vingt, par le Parti conservateur, dont Keynes sera toujours un critique virulent. Après le retour de la Grande-Bretagne à l'étalon-or, en 1925, Keynes rédige The Economic Consequences of Mr. Churchill dans lequel il critique la politique délibérée de hausse du chômage par le biais de restrictions monétaires, dans le but de peser sur les salaires. Il est utile de relire aujourd'hui ce texte, à la lumière de l'expérience de Thatcher. Comme aujourd'hui, c'est par une longue grève des mineurs que s'est d'abord manifestée la réaction des salariés, que Keynes a alors appuyés. Cette grève était en même temps un avertissement. L'obstination des conservateurs risquait de provoquer une transformation radicale que Keynes craignait et réprouvait.

IV. BOLCHÉVISME ET MARXISME

Les deux systèmes politiques extrêmes de la période de stabilisation sont, nous dit Keynes, le fascisme et le bolchévisme. Du premier, on a parfait dit qu'il constituait la réalisation parfaite du keynésianisme. Cela est aberrant, quand on connaît les positions politiques de Keynes, et son horreur pour toute forme de contrainte de la liberté individuelle. Plus encore, Keynes s'est opposé à l'imposition de réparations de guerre impossibles à soutenir par l'Allemagne à cause des risques sociaux et politiques que cela lui faisait courir. On sait que l'avenir lui a donné raison sur ce point.

Mais c'est sur le bolchévisme, surtout, que Keynes s'est exprimé à diverses reprises. Il a d'abord applaudi à la révolution russe, dont il a écrit à sa mère qu'elle l'avait « immensément réjoui et excité ... c'est à date le seul résultat valable de la guerre » (Skidelsky, 1983, p. 337). Mais c'est certainement plus le renversement de l'absolutisme tsariste que l'établissement du nouveau régime politique de Lénine et du Parti bolchévique qui réjouissait Keynes. À son retour d'un voyage en Russie, en 1925, il décrit, dans A Short View of Russia, le léninisme comme un mélange de religion, de mysticisme et d'idéalisme (Keynes, 1972a, p. 253). L'URSS est, à son avis, dirigée par une minorité fanatique qui applique une politique inspirée par cette religion. Il se dit incapable d'adopter « un credo qui, préférant la boue au poisson, exalte le prolétariat grossier au-dessus de la bourgeoisie et de l'intelligentsia qui, quelles que soient leurs fautes, sont la qualité dans la vie et portent sûrement les germes de tout avancement humain » (Keynes, 1972a, p. 252).

Il faut noter, dans ce texte, la description de ce qu'on appelle parfois la « nomenklatura ». Keynes prédit aussi un problème sérieux avec la paysannerie, dont on sait comment Staline le réglera. Il reconnaît toutefois qu'il est difficile de se faire une idée précise sur « l'économique de la Russie », qui [83] fonctionne par essai et erreur. On voulait abolir la monnaie. On s'aperçoit qu'on en a besoin pour la distribution et le calcul. Bref, des problèmes se posent, entre autres en ce qui concerne les prix, qui indiquent que « l'économique bourgeoise s'applique à l'URSS » (Keynes, 1972a, p. 265). Keynes prédit que ce système connaîtra sans doute une certaine stabilité politique et économique, que cet État survivra, comme sa monnaie. Paradoxalement, il souligne que nous avons à apprendre de la Russie pour résoudre le problème moral de notre temps : l'amour de l'argent. À la fin d'une conférence prononcée en URSS, et dans laquelle il avait esquissé les contours de son « nouveau libéralisme », Keynes disait : « Nous, en Occident, allons observer ce que vous faites avec sympathie, dans l'espoir que nous pouvons trouver quelque chose à apprendre de vous » (Keynes, 198 1, pp. 441-442).

Le système bolchévique est fondé sur « une doctrine qui établit comme sa bible, au-dessus de toute critique, un manuel économique obsolète, dont je sais qu'il est non seulement scientifiquement erroné, mais qu'il est sans intérêt et sans application pour le monde moderne » (Keynes, 1972a, p. 252). Il est courant de prétendre, à la suite de Joan Robinson, que Keynes ne connaissait rien à Marx et au Capital. Ce jugement est sans doute excessif. Il suffit de lire sa correspondance avec Bernard Shaw ou Kingsley Martin pour s'en convaincre. Une chose est certaine, en tout cas, Keynes prenait le marxisme au sérieux. Il écrivait à Shaw, le 1er janvier 1935, qu'il venait de lire la correspondance de Marx et Engels (qu'il préférait à Marx) et annonçait en ces termes la Théorie générale :

« Pour comprendre mon état d'esprit, toutefois, vous devez savoir que je crois être en train d'écrire un livre sur la théorie économique qui révolutionnera grandement - non pas, je suppose, immédiatement, mais au cours des dix prochaines années - la manière dont le monde pense les problèmes économiques. Lorsque ma nouvelle théorie aura été dûment assimilée et mêlée à la politique, aux sentiments et aux passions, je ne peux prédire ce que le résultat final sera dans ses effets sur l'action et les affaires. Mais il y aura un grand changement, et, en particulier, les fondements ricardiens du marxisme seront démolis. » (Keynes, 1982a, p. 42)

Dès l'époque des Apôtres, nous l'avons vu, Keynes disait du marxisme qu'il était une « réductio ad absurdum » du Benthamisme. Il considérait en effet le marxisme, sur le même pied que le laissez-faire, comme une idéologie issue de l'économie politique ricardienne et fondée sur le déterminisme économique.

Dans une intervention radiodiffusée de 1935, Keynes, qui se définit comme faisant partie d'un groupe restreint d'économistes hétérodoxes qui ne croient pas à la loi de Say, dit ranger le marxisme dans l'orthodoxie. Le communisme, écrit-il dans The New Statement and the Nation qu'il dirige depuis 1931, « surestime énormément la signification du problème économique » (Keynes, 1982a, p. 34). De plus, les communistes, comme les conservateurs, estiment que le capitalisme fonctionne comme avant 1870, et que seule une révolution [84]  violente peut régler le problème économique en renversant le pouvoir de la bourgeoisie. Depuis cette date, le pouvoir a changé de place, il est passé des capitaines d'industrie à une classe salariée, qui n'est pas le prolétariat :

« La Révolution, comme le dit Wells, n'est plus à l'ordre du jour. Parce qu'une révolution est contre le pouvoir personnel. En Angleterre, aujourd'hui, personne n'a de pouvoir personnel. » (Keynes, 1982a, p. 34)

En 1944, Friedrich Hayek - le grand rival de Keynes - publiait la Route de la servitude, dans lequel il dénonçait toute intervention étatique dans l'économie comme un premier pas dans la voie du totalitarisme. Keynes, en route vers Bretton Woods, a lu ce livre, et a communique ses commentaires à son auteur. Cette lettre est d'autant plus intéressante qu'elle est rédigée peu avant la mort de Keynes. Il se dit d'abord « moralement et philosophiquement » en accord avec virtuellement la totalité du livre (Keynes, 1980, p. 385). Cet accord porte essentiellement sur la condamnation du totalitarisme. Mais Keynes s'éloigne manifestement de l'analyse de Hayek, en particulier sur le plan des « dicta économiques ». Les communistes se trompent en se concentrant plus que jamais sur les conditions économiques alors que leurs réalisations techniques leur permettraient d'éviter ce sacrifice. Mais c'est une erreur de penser, comme Hayek, que la planification est inefficace. C'est une erreur, en définitive aussi importante que celle des communistes, que de penser que la solution idéale réside dans l'absence totale de planification. Au contraire, « je dirais que ce que nous voulons n'est pas l'absence de planification, ni même moins de planification, à vrai dire, je dirais que nous en voulons certainement plus » (Keynes, 1980, p. 387). Comparant Hayek à Don Quichotte, il conclut sa lettre, moins gentiment qu'il ne l'a commencée en l'avertissant que « le plus grand danger au-devant est l'échec pratique probable de l'application de votre philosophie aux États-Unis dans une forme extrême » (Ibid.). C'est la philosophie de Keynes plutôt que celle de Hayek qui l'a emporté, sous une forme plutôt modérée, dans l'après-guerre. Mais Hayek a repris le dessus.

V. POUR UN NOUVEAU LIBÉRALISME

Conservatisme et communisme constituent ainsi, pour Keynes, deux impasses. Il reste une voie, celle du libéralisme, mais il convient de la redéfinir. À une réunion de l'Association des candidats libéraux de Londres, en 1927, Keynes déclare que les objectifs traditionnels du libéralisme ont été atteints : « la destruction du monopole privé, la lutte contre la propriété foncière et le protectionnisme, le développement de la liberté religieuse et personnelle, l'évolution du gouvernement démocratique » (Keynes, 1981, p. 638). Il faut désormais définir un « Nouveau libéralisme », ainsi esquissé dans une conférence prononcée à l'école libérale d'été de Cambridge, en août 1925 :

« La transition de l'anarchie économique à un régime qui vise délibérément à contrôler et à diriger les forces économiques dans les intérêts de la justice et de la stabilité sociale présentera d'énormes [85] difficultés techniques et politiques. Je suggère néanmoins que le vrai destin du Nouveau libéralisme est de chercher leur solution. » (Keynes, 1972a, p. 300)

Ce programme n'est pas qu'économique, bien au contraire. Fidèle à ses idées du temps des Apôtres et de Bloomsbury, Keynes lui fixe un contenu éthique et social. La paix doit constituer un objectif primordial. Il faut noter ici que Keynes avait, pendant la guerre, rédigé une lettre dans laquelle il revendiquait le statut d'objecteur de conscience. On lui avait épargné le service militaire compte tenu de son poste au Trésor, poste qui le mettait d'ailleurs en conflit avec ses amis de Bloomsbury. Pour Keynes l'appareil d'État, appelé à remplir des tâches nouvelles, devra être décentralisé. Les questions sexuelles seront aussi appelées à entrer dans l'arène politique. Dans ce domaine qui comprend « le contrôle des naissances et l'usage des contraceptifs, les lois du mariage, le traitement des déviations et des offenses sexuelles, la position économique des femmes, la position économique de la famille... l'état actuel de la loi et de l'orthodoxie est encore médiéval » (Keynes, 1972a, p. 302).

C'est par son volet économique que le « Nouveau libéralisme » de Keynes est surtout connu. Il implique évidemment le contrôle social de l'économie, donc l'intervention de l'État dans l'économie. Nous pourrions dire la réappropriation de l'économique par le social. Cela comprend beaucoup plus que les « techniques keynésiennes » d'intervention - budget, politiques fiscales et monétaires, travaux publics, etc. - que Keynes, et plusieurs autres en même temps que lui, ont commencé à proposer dès les années vingt. Cela implique que la socialisation de l'investissement, et la nationalisation de certaines entreprises importantes de l'économie. Le processus de transformation d'entreprises privées en entreprises publiques est spontanément en cours et le problème est désormais de fixer la marge entre le secteur public et le secteur privé.

Ce programme n'est pas, disait Keynes durant la campagne électorale de 1929, un programme socialiste. Il n'en écrivait pas moins, dans La fin du laissez-faire : « Le socialisme est en train de gagner, heure par heure et pouce par pouce, la bataille contre le régime du profit privé illimité » (Keynes, 1972c, p. 120). À plusieurs reprises, il lui arrive de parler d'un « semi-socialisme », ou même d'un véritable socialisme du futur, dans lequel seront clairement délimitées les sphères du public et du privé. Ce serait d'ailleurs le rôle des économistes que de délimiter ces sphères plutôt que de peaufiner des modèles qui ne correspondent à aucune réalité, en inspirant toutefois aux hommes d'État des politiques économiques suicidaires. Il insiste aussi, à plusieurs reprises, sur ce qu'il appelle les « collectivités semi-autonomes », dont les universités sont un exemple. La société idéale qu'il a en tête devra voir se développer ce type d'institutions. Bref, nationalisation et autogestion ! Keynes critique le « socialisme d'État sous sa forme doctrinaire » dont il écrit qu'il est « une version, en partie plus limpide et en partie plus confuse, de la philosophie même qui est sous-jacente à l'individualisme du XIXe siècle » [86] (Keynes, 1972c, p. 121). Les mêmes causes poussant « au conservatisme et au déclin de l'esprit d'entreprise », on se dirigerait donc vers le socialisme et « il nous faut conserver assez de souplesse intellectuelle en ce qui concerne les formes que peut prendre ce semi-socialisme » (Keynes, 1972c, p. 121).

Tout programme doit être porté par un parti et tout « animal politique » doit se trouver inconfortable hors d'un parti. Keynes explique à diverses reprises son appartenance politique. Plus précisément, le Parti conservateur étant exclu, il s'agit d'expliquer pourquoi il n'adhère pas au Parti travailliste et pourquoi il est membre du Parti libéral. Manifestement, la ligne politique idéale se situerait pour lui quelque part entre les deux. Seule une fraction minoritaire du Parti travailliste prône la révolution violente comme moyen de résoudre les difficultés économiques du capitalisme. Il arrive souvent à Keynes de souhaiter une alliance entre l'aile gauche du parti libéral et l'aile droite du parti travailliste. Le problème politique de l'humanité, explique-t-il lors d'une conférence prononcée devant le Club de réforme de Manchester le 9 février 1926, est de combiner l'efficacité économique, la justice sociale et la liberté individuelle : « le second ingrédient est la meilleure possession du grand parti du prolétariat » (Keynes, 1972a, p. 311). Ce parti comprend trois éléments. les syndicalistes, les communistes et les socialistes. Il est possible de s'entendre avec le troisième groupe. Cela dit, Keynes rêve d'un parti qui ne serait pas lié a une classe :

« Mais je continue à penser qu'il y a de la place pour un Parti qui serait désintéressé entre les classes, et qui serait libre de construire le futur en dehors des influences de la réaction et de celles du catastrophisme. » (Keynes, 1982a, p. 300)

Mais la réalité est plus épineuse, et entre les conservateurs bloqués dans leur vision des mécanismes automatiques et les travaillistes qui ne représentent pas sa classe, le « Parti libéral est encore le meilleur instrument de progrès futur, si et seulement si il a un leadership fort et un programme correct » (Keynes, 1972a, p. 297). Ce leadership fort, ce sera pour Keynes celui de Lloyd Georges. Quant au programme, il participera activement à son élaboration, d'abord dans le cadre de l'école libérale d'été qui se réunit à Cambridge à partir de 1924, puis de la fusion de cette école et du « Liberal Industrial Inquiry », fondé sous l'impulsion de Lloyd Georges en 1926. Il rédigea avec Henderson un pamphlet publié en mai 1929, Can Lloyd Georges Do It, en appui au programme libéral de réduction du chômage par les dépenses publiques.

VI. LA FIN DE L'ÉCONOMIE

Qu'en est-il, maintenant, de l'avenir plus lointain, car le programme libéral ne constitue, d'une certaine manière, qu'une « transition » ? Là-dessus, curieusement Keynes s'exprime en plein coeur de la Grande crise, dans un texte intitulé « Perspectives économiques pour nos petits enfants ». Quoique ne minimisant pas cette crise dont il écrit d'ailleurs « qu'elle peut durer des années [87] et causer des dommages incalculables à la richesse matérielle et à la stabilité de l'organisation sociale de tous les pays » (Keynes, 1972c, p. 46-47), il souligne dans son texte qu'on souffre « d'un grave accès de pessimisme économique" (Ibid., p. 122). Il ne s'agit pas des rhumatismes de la vieillesse, mais des troubles de la croissance. L'aveuglement sur les causes profondes de cette crise explique le pessimisme des réactionnaires et des révolutionnaires. Ce qui est vécu en 1930, c'est l'interruption momentanée dans un processus de perfectionnement technique extrêmement rapide qui fait « qu'à long terme, l'humanité est en train de résoudre son problème économique » (Keynes, 1972c, p. 133). Ce long terme, c'est un siècle pour Keynes. On pourra alors envisager un monde où les besoins seront satisfaits, et où les énergies pourront être employées à des buts non économiques. Il y aura alors un problème qui risque de provoquer une dépression nerveuse universelle : comment employer sa liberté. On pourra alors en effet produire en trois heures par jour les choses nécessaires à la vie.

Voici ce qu'écrivait Keynes, dans la préface de ses Essays in Persuasion, sur le « problème économique » et la lutte des classes :

« Et voici qu'apparaît alors avec plus de clarté ce qui forme, à vrai dire, sa thèse essentielle d'un bout à l'autre du livre : la profonde conviction que le Problème Économique comme on peut l'appeler en bref, ce problème du besoin et de la pauvreté et cette lutte économique entre classes et entre nations, tout cela n'est qu'une effroyable confusion, une confusion éphémère et sans nécessité. Pour venir à bout du Problème Économique qui absorbe maintenant nos énergies morales et matérielles, le monde occidental possède déjà en effet les ressources et les techniques nécessaires ; il lui reste à créer l'organisation capable de les mettre en oeuvre de manière adéquate. » (Keynes, 1972c, 12-13)

Bref, on peut donc parler d'une « utopie » keynésienne, qui n'est pas sans rappeler, à certains égards, l'utopie que Keynes prétendait combattre, celle de Marx. L'un et l'autre condamnent aussi fortement la chrématistique d'abord dénoncée par Aristote, la poursuite de l'enrichissement individuel et, plus généralement, la rupture entre le social et l'économique et la soumission du premier aux lois du second. Lois qui sont tout simplement les lois du plus fort. Les deux auteurs prônent donc l'émergence d'une société dont sera bannie la chrématistique, où l'économique sera soumise au social, où elle sera appelée à s'évanouir. Dans ce « monde meilleur », la résolution du « problème économique » rendra possible l'élargissement de l'espace de la liberté, la disparition des contraintes et des hiérarchies sociales, de l'exploitation et de l'oppression. L'organisation de la société constituera un problème social et politique, et non pas un problème de techniques économiques. De ses collègues, Keynes écrivait, à la fin de l'essai dont nous venons de parler : « Si les économistes pouvaient parvenir à se faire considérer comme des gens humbles et compétents, sur le même pied que les dentistes, ce serait merveilleux » (Keynes, 1972c, p. 141).

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Pour le moment, les « économistes » - comme se sont nommés, les premiers, les physiocrates, interprètes des lois naturelles de l'économie - tiennent le haut du pavé et, au moyen d'un discours alternativement mystificateur et terroriste, prétendant soumettre les sociétés aux lois dont ils ont eu la révélation. Le terme d'utopie utilisé pour caractériser le « modèle futur » de Keynes ou de Marx ne doit pas être perçu négativement. Il exprime la limite idéale - et donc par définition inatteignable - d'un processus de transformations sociales et économiques qu'il est urgent d'entreprendre. Comme Keynes l'écrivait en 1930, et comme Marx le pressentait bien avant, l'état d'avancement des « arts et des techniques » permet d'envisager des bouleversements importants dans les méthodes de production, et une réduction du temps de travail nécessaire à la production. Ce sont des obstacles liés aux structures sociales qui empêchent de régler le problème de la pauvreté et du sous-développement, de l'alternance des phases d'expansion, des crises et de dépression. Il faut relire certains passages des Grundrisse ou du Gotha de Marx et les comparer à ceux de Keynes.

Pour Keynes, comme pour Marx et les plus grands économistes de l'histoire, il y a donc d'abord une vision politique fondée sur une éthique a laquelle est subordonnée l'analyse économique. La vision politique se dessine d'ailleurs clairement préalablement à l'analyse économique. Cette vision est éclairée par un projet, dont nous voyons qu'il a, chez Marx et Keynes, des traits communs. Où il y a, entre ces auteurs, d'importantes différences, c'est au niveau du processus de transformation susceptible de donner vie à ce projet. Pour Marx, la lutte de classes n'est évidemment pas une « confusion sans nécessité », mais plutôt le moteur nécessaire de l'histoire. Dans le capitalisme, cette lutte oppose avant tout la bourgeoisie et le prolétariat, porteur de la transformation. Seul un renversement violent, qui donnera le pouvoir au prolétariat, est susceptible de préparer la voie à l'avènement de la société sans classe. Keynes rejetait l'action violente. Mais surtout, ce n'est pas dans le prolétariat qu'il voyait le porteur de l'avenir de l'humanité, mais plutôt dans la « classe moyenne » et la « bourgeoisie éduquée » dont il était issu, comme Marx d'ailleurs. Keynes méprisait le prolétariat, en qui il voyait une espèce en voie de disparition, remplacée par une nouvelle classe sociale.

Ce sont donc deux stratégies de transformation, tendues vers des projets analogues, qui se heurtent. Elles s'opposent par ailleurs, l'une comme l'autre, à la stratégie actuellement prônée par la quasi-totalité des économistes, la soumission aux lois du marché, c'est-à-dire aux lois du plus fort, donc l'immobilisme. Il est d'ailleurs intéressant de voir que, longtemps, Ricardo, puis Marx, furent les hommes à abattre dans la profession, et que c'est désormais à Keynes de subir le sort qu'il avait lui-même réservé à ses deux prédécesseurs. Nonobstant son élitisme, son mépris des ouvriers, et une certaine naïveté politique liée à la survalorisation du pouvoir des paroles, Keynes est du côté des forces de progrès. Est-ce sa stratégie, celle de Marx, ou encore celle des uns ou des autres de leurs disciples actuels qui est la plus [89] susceptible de venir à bout de l'économique, ou plus exactement de la chrématistique. Seul l'avenir nous le dira.

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BIBLIOGRAPHIE

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Keynes, J.M. (1971), The Collected Writings of John Maynard Keynes, éd. par Donald Moggridge,Londres, Macmillan pour la Royal Economic Society [désormais : Collected Writings], Vol. II, The Economic Consequences of the Peace.

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Keynes, J.M. (1972c), Essais sur la monnaie et l'économie : les cris de Cassandre, Paris, Payot.

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Keynes, J.M. (1982b), Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Paris, Payot.

Moore, G.E. (1903), Principia Ethica.

Skidelsky, R. (1983), John Maynard Keynes, Vol. I, Hopes Betrayed, 1883-1920, New York, Viking.



* Professeur de sciences économiques à l'Université du Québec à Montréal.


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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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