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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte Jacques Dufresne, “Oppression et culture”, in revue CRITÈRE, no 1, février 1970, “La culture”, pp. 9-17. Montréal: Un groupe de professeurs du Collège Ahuntsic. Une édition numérique réalisée avec le concours de Mme Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 27 décembre 2022.]

[9]

Revue CRITÈRE, No 1, “La culture”.

ESSAIS

Oppression et Culture

Jacques DUFRESNE


Parmi les intellectuels « engagés » qui hantent présentement les hauts lieux de l’esprit, il y en a un nombre considérable qui boudent la culture pour se consacrer à la lutte contre l’oppression, considérant, selon toute vraisemblance, que la recherche de la vérité et la recherche de la justice sont deux choses incompatibles. Certes, il n’y a pas lieu de s’en indigner ; la vérité et la justice sont si peu prisées qu’il convient au contraire de se réjouir lorsque, d’aventure, l’une d’elles est l’objet d’une attention particulière, cette attention fût-elle exclusive. Mais il arrive parfois que l’entorse à la logique dépasse la mesure ... On peut très bien penser que la vérité n’a aucun rapport avec la culture, on peut très bien renoncer au dialogue entre les époques, refuser de chercher des modèles dans le passé, sous prétexte, par exemple, que le concept d’homme est périmé, que les individus appelés de ce nom se réduisent en fait aux circonstances changeantes qui les expliquent et que, par suite, le bonheur atteint par Socrate ou Montaigne ne peuvent rien nous apprendre sur celui qui nous convient, mais n’est-ce pas pousser un peu trop loin le mépris de la cohérence que de réclamer ensuite des réformes radicales au nom de la dignité humaine et d’un bonheur auquel tous seraient appelés ? On voudrait croire que les inconséquences de ce genre ne sont que des jeux de l’esprit dont personne n’est dupe. Il n’en n’est rien hélas ! Il existe bel et bien des hommes qui nient la nature humaine et n’en persistent pas moins à voir de l’inhumanité partout. Il en existe tellement qu’on est obligé de considérer le messianisme d’inspiration sceptique comme la doctrine officielle des temps nouveaux.

Les messies sceptiques

Qu’est-ce qu’un messie sceptique ? Pour peu que l’on soit influencé par le principe de contradiction on est tenté de répondre par ces deux phrases catégoriques : ou bien c’est un faux messie, ou bien c’est un faux sceptique. J’appelle faux messie celui qui veut transformer l’homme sans savoir quelle forme il faut lui donner. J’appelle faux sceptique celui dont l’ignorance avouée sert de masque à des certitudes inavouables parce que confuses ou grossières. Mais comme il s’agit là d’une question qui, manifestement, [10] ne s’adresse à la raison que d'une façon très indirecte, il faut, pour répondre avec toutes les nuances requises, commencer par se représenter le personnage qu’il s’agit de définir. À cette fin, voici un bref dialogue portant sur l’oppression et mettant en scène un messie sceptique et un homme de bonne volonté :

L’homme de bonne volonté : Quand je vous ai parlé de l’essence de l’homme, de ses exigences inaltérables de Justice et de Beauté, vous m’avez regardé avec le sourire assassin de celui qui possède le doute absolu et vous avez agrémenté ce sourire du commentaire suivant : « Mon cher ami, vous êtes en retard d’au moins deux structures mentales, vous êtes encore à l’âge des choses en soi, des universaux et des transcendantaux. Pour pouvoir vous comprendre il faudrait que je revive en sens inverse les mutations qui m’ont conduit de l’époque où l’on croyait au point de vue absolu, à l’époque actuelle, où, à cause des découvertes de la science, la relativité du savoir humain ne fait plus de doute pour personne. » C’est bien ce que vous m’avez dit, n’est- ce pas ?


Le messie sceptique : En effet !

L’homme de bonne volonté : Et maintenant, vous me parlez de l’oppression avec une fermeté que je n’oserais jamais avoir quand je parle de la justice. Vous êtes même prêt à risquer votre vie, du moins vous le dites, pour libérer des hommes qui eux-mêmes se croient libres. Ou bien je n’y suis pas du tout, ou bien vous êtes en train de vivre une mutation inversée.

Le messie sceptique : L’homme aurait-il donc besoin d’une essence pour être opprimé ?

L’h.b.v. : Certes non, l’animal non plus d’ailleurs. Mais je suppose que vous faites une distinction entre l’oppression dont l’un et l’autre peuvent être victimes.

Le m.s. : Je suis humain après tout.

L’h.b.v. : Vous voulez dire par là que vous avez le même crâne et les mêmes structures mentales que les autres hominiens de votre époque.

Le m.s. : Si vous voulez ...

L’h.b.v. : Mais, dites-moi, qu’est-ce qui est opprimé en vous et en vos semblables ? Le crâne, les structures mentales,  [11] les structures chromosomiques, les pulsions ou quoi encore ? Les intérêts peut-être ?

Le m.s. : Où voulez-vous en venir ?

L’h.b.v. : Je veux savoir d’où vous partez. Mais abordons la question par un biais plus sérieux. Je suppose que vous faites une distinction entre la contrainte et l’oppression ?

Le m.s. : Bien entendu ! Qui oserait prétendre que les parents oppriment leurs enfants quand ils les empêchent de s’approcher du feu ?

L’h.b.v. : À partir de quel moment, selon vous, la contrainte devient-elle oppressive ?

Le m.s. : Ce moment, est-il besoin de le préciser, varie selon les lieux et les époques. Il faut dire qu’il est très difficile de délimiter la frontière entre la contrainte oppressive et la contrainte libératrice. Les détenteurs du pouvoir ont l’art de la rendre imperceptible. Étant donné qu’ils contrôlent les « mass média », c’est pour eux un jeu d’enfant que de donner un sens frelaté à la contrainte oppressive et de la faire ainsi passer pour libératrice.

L’h.b.v. : Sens frelaté ! Ce serait donc le sens qu’on lui donne qui rend la contrainte libératrice ou oppressive. Mais vous n’iriez pas, je suppose, jusqu’à donner raison à Épictète, cet homme qui se prétendait libre en dépit de sa condition d’esclave et qui disait à qui voulait l’entendre : « Pourquoi donc nous irritons-nous ? Parce que nous attachons du prix aux choses qui nous ont été enlevées. Eh bien ! n’attache pas de prix à tes habits et tu ne t’irriteras pas contre les voleurs. »

Le m.s. : Sens frelaté ? Je vous dois en effet quelques précisions sur le sens de ce mot. Tout le monde sait que la notion de sens n’a plus le sens qu’on lui donnait naguère. On peut même dire qu’elle n’a plus de sens du tout ; et je vous prie de croire que je pèse mes mots. Comme des savantes études l’ont démontré, la multiplication des modes d’approche et des grilles de lecture du réel a  entraîné une prolifération du sens, un cancer, pour- rait-on dire, qui a causé sa perte. Les sens sont devenus masse, comme les hommes. À partir d’un certain moment, on a cessé de pouvoir les distinguer. Et on a compris, enfin ! que le mot sens ne pouvait avoir de signification que dans un contexte où les détenteurs [12] du pouvoir interdisaient la création de grilles de lecture nouvelles.

L’h.b.v. : Dois-je considérer que ces précisions valent également pour la distinction que vous faites entre la contrainte et l’oppression ?

Le m.s. : Il est évident qu’il y a autant de contraintes qu’il y a de modes d’approche des situations que, par convention, nous appelons contraignantes.

L’h.b.v. : Je suppose qu’on peut faire un raisonnement analogue à propos des rapports entre la liberté et l’oppression.

Le m.s. : Sans doute.

L’h.b.v. : Néanmoins, vous vous sentez toujours en droit et en mesure de dire qu’il y a de l’oppression dans telle ou telle situation et vous êtes même disposé à bouleverser le monde pour prouver que vous avez raison... J’avoue que je vous comprends de moins en moins. Adieu ! Quand je vous reviendrai, je serai muni d’une grille de lecture adéquate. Présentement vous êtes pour moi une énigme.

Les certitudes inavouables

Le mot de l’énigme, je crois l’avoir trouvé lors d’une conversation avec un contestataire brillant, naïf et inculte, qui m’avait dit un jour, dans le feu de son action : « Je ne sais pas ce qu’est l’homme et je ne veux pas le savoir. Il me suffit de savoir que la société est si pourrie qu’on ne perdra rien en la détruisant. » J’avais répondu : « Quand on ne sait rien sur l’homme, quand on ne connaît ni ses vrais désirs ni ses vrais besoins, on s’en va au désert, on ne descend pas dans la rue, ou si on y descend c’est pour démontrer que l’on trouve vaines et dérisoires toutes les discussions, toutes les agitations, toutes les guerres et toutes les révolutions. » Quelques jours passèrent et la conversation reprit sur un ton semblable à celui du précédent dialogue. À la fin mon interlocuteur déclara ce qui suit : « Il faut éliminer la souffrance. Selon moi l’homme ne sera vraiment lui-même que le jour où cet objectif aura été atteint. » Donc, lui ai-je alors demandé, vous ne croyez pas que la souffrance sous une forme ou sous une autre, est indissolublement liée à l’existence de l’homme. Non, m’a-t-il répondu.

Après cette conversation, dois-je l’avouer, j’ai eu un moment de désespoir. Il veut un monde sans douleur, sans contrainte et sans [13] oppression, me suis-je dit. La société qui a permis que de pareilles illusions prennent racine dans un être si intelligent mérite vraiment de disparaître !

Je me suis demandé ensuite pourquoi mon jeune ami refusait d’avouer ses vrais motifs et j’ai compris qu’il combattait la civilisation nord-américaine au nom de l’idée de l’homme que cette civilisation a elle-même inventée, que son hédonisme inarticulé n’était rien d’autre que la quintessence de la philosophie que les « mass média » diffusent depuis plus de cinquante ans. S’il refusait d’avouer sa conception de l’homme c’est donc, tout simplement, parce qu’il la savait inavouable, parce qu’il sentait qu’elle allait fondre au contact de la lumière et que son action, d’enivrante qu’elle était, allait par là devenir absurde.

Cet exemple, dira-t-on, est tendancieux. Ce specticisme qui se trahit avant même de s’affirmer est une caricature du doute radical des hommes sérieux, des héros de l’absurde par exemple. Ces derniers peuvent agir gratuitement, c’est-à-dire avec une conscience claire de l’absurdité de leur action. Il est malhonnête de les assimiler aux adolescents entraînés par leur vague à l’âme. — À cela on peut répondre que les illusions ou les justifications peuvent être plus ou moins structurées, plus ou moins cohérentes, sans changer de nature pour autant. Sous son apparence d’homme qui est revenu de tout, Don Juan vieillard ne poursuit-il pas le même fantôme que Don Juan adolescent ? Et que penser du politicien expérimenté qui fait toujours mine de ne pas désirer plus de pouvoir ? Est-il si différent du jeune ambitieux qui annonce maladroitement ses intentions ? Pourquoi alors faudrait-il supposer que le héros de l’absurde est d’une autre espèce que le contestataire confus et naïf ? Ne serait-on pas plus près de la vérité en disant que le premier est le modèle du second ?

Nous avons donc tout intérêt à revenir à notre exemple. Il montre bien que le faux scepticisme, quelles que soient les allures qu’il se donne, n’est rien d’autre qu’un subterfuge qu’on invente pour enrober de bonne conscience des principes inavouables. Il contient d’autres enseignements très importants. Le contestataire en cause prétend avoir compris la civilisation nord-américaine, il se croit même en droit d’affirmer qu’elle est pourrie jusqu’à sa racine. En réalité il ne la comprend pas du tout et il ne peut pas la comprendre puisqu’il n’a pas pris de recul par rapport à elle et qu’il ne dispose d’aucun modèle. Il la juge en fait à travers l’image qu’elle lui offre d’elle-même. Il aperçoit confusément quelques symptômes et ce sont les symptômes qui lui servent de critères. [14] Il se comporte comme un médecin qui n’aurait jamais étudié le fonctionnement d’un organisme sain et qui néanmoins se croirait en droit de porter un diagnostic. Sa révolte, de toute évidence, n’est pas causée par le mal qu’il voit, mais bien plutôt par le fait qu’il voit mal. Il sent que des valeurs essentielles sont menacées, mais il n’a pas une idée claire de ces valeurs, il ne voit avec précision ni pourquoi ni par quoi elles sont menacées. Ce mélange de sensibilité souffrante et d’intelligence trouble crée en lui un malaise profond. À défaut de pouvoir atténuer ce malaise et lui donner un sens en le comprenant — le manque de distance et de culture fait ici encore sentir ses effets — il s’efforce de l’éliminer et, pour réussir dans cette tâche impossible, il est prêt à détruire la société, comme d’autres sont prêts à se détruire eux- mêmes par la drogue.

Il convient de le noter au passage, les contestataires qui, à l’instar de notre jeune ami, s’agitent à la surface de leur époque, ne constituent pas une menace très sérieuse pour les forces réelles de l’oppression. Ils peuvent tout au plus contribuer à renverser un régime, c’est-à-dire à changer le mal de place. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’ils prélèvent leurs remèdes sur les symptômes du mal qu’ils combattent.

Un tyran intelligent verrait même en eux de précieux alliés. Ils discréditent l’esprit critique auprès des hommes de bon sens, penserait-il ; c’est une excellente chose, puisque le pouvoir n’est menacé qu’à partir du moment où les hommes de bon sens s’avisent d’avoir l’esprit critique !

Réaliste par idéal

Les véritables ennemis de l’oppression sont d’une toute autre espèce. Ils sont allés au désert avant de passer à l’action. Ils ont pris racine dans le passé avant de s’instituer juges du présent. Ils se sont donné une forme avant d’en imposer une à leurs semblables. En parcourant l’histoire ils ont appris que le bien existe dans le monde sous une forme infinitésimale et ils en ont déduit que l’action intelligente ne consiste pas à se comporter comme si les passions humaines pouvaient être déracinées par un coup d’état, mais à composer les forces permanentes dérivées de ces passions de telle sorte que le bien puisse s’infiltrer à travers elle. Ils sont réalistes par idéal, à la façon de Simone Weil, qui écrivait : « C’est la liberté qu’il faut s’efforcer de se représenter clairement, non pas dans l’espoir d’y atteindre, mais dans l’espoir d’atteindre une liberté moins imparfaite que n’est notre [15] condition actuelle ; car le meilleur n’est concevable que par le parfait. On ne peut se diriger que vers un idéal. L’idéal est tout aussi irréalisable que le rêve, mais, à la différence du rêve, il a rapport à la réalité ; il permet, à titre de limite, de ranger des situations ou réelles ou réalisables dans l’ordre de la moindre à la plus haute valeur. »

L’avenir de l’humanité est peut-être du côté du contestataire type dont nous parlions il y a un instant, mais son salut, de toute évidence est du côté de Simone Weil, c’est-à-dire du côté de la culture. Au moment où elle est entrée à l’usine pour mettre ses théories à l’épreuve et pour comprendre enfin les prolétaires dont elle avait si souvent parlé, Simone Weil avait déjà une culture exceptionnellement riche. Elle a bientôt compris que cette culture était insuffisante. Elle est retournée à la vie contemplative pour étudier la pensée grecque qu’elle avait un peu négligée et pour apprendre le sanscrit afin de pouvoir lire les grands textes hindous.

On pourrait aussi citer en exemple les grands critiques de la civilisation américaine, tels que Marcuse, Boorstin, McLuhan. Ces messieurs auraient-ils été aussi clairvoyants si leur esprit n’avait pas pris racine dans les grands moments de l’histoire ?

Culture et sens critique

Par culture j’entends ici un lien vivant avec les grandes époques et les grandes œuvres, un dialogue perpétuel avec les morts illustres. L’homme cultivé dans cette perspective c’est celui qui est fils de l’Homme avant d’être fils de son époque, celui qui, ayant jeté l’ancre dans les eaux les plus claires et les plus profondes de l’histoire peut résister aux courants d’idées qui se succèdent et s’entrechoquent à la surface du temps. L’homme inculte, dans la même perspective, ressemble à une barque dont on a rompu les amarres : il dérive au gré des opinions des slogans et des messages publicitaires. Le vent dominant l’emporte où il veut. Il peut arriver que le vent qui domine dans un milieu restreint donné, dans une université ou dans un parti par exemple, soit contraire au vent qui domine dans l’ensemble de la société. On a alors l’impression que l’homme inculte peut trouver en lui-même assez de force pour résister. Cette impression est une illusion. La résistance, l’expérience le prouve, cesse automatiquement au moment où le milieu restreint se dissout, au moment où les eaux de la rivière se mêlent à celles du fleuve. La dialectique du tout ou [16] rien qui caractérise la résistance servile, fanatique et éphémère de l’homme inculte apparaît ici dans toute sa vérité : on veut tout changer dans un premier moment, pour être justifié de ne rien faire au moment où l’action réelle sera enfin devenue possible.

Le dernier homme

Comment, dans ces conditions, ne pas considérer le ressentiment d’un nombre croissant d’intellectuels à l’égard de la culture comme une forme larvée de complicité avec les forces de l’oppression ? On peut servir l’ennemi en trahissant les siens, comme font les « savants » qui vendent leur matière grise au plus offrant ; mais on peut le servir aussi bien en réagissant en vaincu, en dénigrant les raisons de se défendre et en tarissant les sources du courage. N’est-ce pas ce que font les fossoyeurs de la culture ? Bien entendu, ces derniers donnent de leur propre attitude une interprétation plus subtile. La culture traditionnelle, disent-ils, jouit encore d’un certain prestige auprès des prolétaires, ce qui, du moins dans les sociétés post-industrielles, n’est plus le cas pour les signes extérieurs de la richesse, tels que la voiture, la maison et les beaux vêtements. Cette culture est donc l’arme ultime de l’establishment, le dernier leurre qu’il peut tendre à la foule de ses esclaves. Molière, Mozart et Velasquez remplacent les fouets de l’ancien régime, le chômage du XIXe siècle et les salaires alléchants du début du XXe.

Et ce n’est là que l’aspect le moins important de la question. — Ce sont toujours les fossoyeurs de la culture qui parlent. — S’il faut fuir le passé c’est d’abord et avant tout parce qu’il est une boîte de Pandore. Il exhale certes des parfums subtils que peuvent humer quelques esthètes privilégiés, mais ce qui s’en échappe surtout ce sont des idées mythiques, théologiques ou métaphysiques. Transposées à notre époque, ces idées, qui ont rempli une fonction déterminée en leur temps, sont mensongères parce qu’elles ne peuvent qu’enrayer les rouages de l’évolution. Un exemple : L’idée de liberté telle qu’on peut la trouver chez Descartes. Cette idée a joué un rôle de première importance au XVIIe, époque où, comme chacun sait, les individus n’avaient qu’une conscience très confuse de leurs droits et de leurs responsabilités. La même idée, transposée au XXe siècle, ne peut avoir que des effets nocifs et rétrogrades. Le génie et le prestige de Descartes servent alors de caution aux exploiteurs qui, sous prétexte de sauver la liberté individuelle, s’opposent à la socialisation, c’est-à-dire à l’avenir et au progrès.

[17]

Le moins qu’on puisse dire de cette interprétation c’est qu’elle est partielle. Cela toutefois ne l’a pas empêchée de laisser sa marque. Le grec a été éliminé ; le latin l’a été peu après, ce latin dont A. Suarez disait : « Qui n’a point fait de latin, ne saura jamais le français que de rencontre. Et n’ayant pas acquis la langue par lui-même, sa pensée sera toujours un peu servile. »

Et on ne s’en est pas tenu à cette perte peut-être irréparable. Après le latin ce furent les classiques français qui disparurent, puis bientôt après les romantiques. Désormais l’antiquité c’est Baudelaire et Rimbaud ; dans certains milieux plus évolués c’est Albert Camus. On voit déjà venir le jour où les études littéraires consisteront à discuter sur ce que seront les œuvres de l’avenir. En philosophie on observe un mouvement analogue. L’antiquité en ce domaine c’est l’existentialisme, le moyen-âge c’est le teilhardisme. Quant à l’histoire, elle cédera bientôt la place à la prospective. En un mot, la transplantation de l’esprit humain sera bientôt chose faite : il avait ses racines dans le passé, il les a déjà dans le futur ; il était souvenir et idéal, il n’est plus que rêve et projet.

Les prolétaires finiront peut-être par tirer profit de cette barbarie. Le jour, et ce jour n’est pas très éloigné, où ils verront que leurs maîtres ont perdu toutes les qualités que confère la vraie culture, où ils constateront qu’ils ne se distinguent d’eux que par ce qu’ils leur enlèvent, c’est-à-dire la quantité, l’avoir, ce jour là ils cesseront de tolérer les derniers vestiges de l’inégalité et ils entreront de plein pied dans la terre promise. Mais cette terre promise ne sera qu’un désert. Il n’y aura plus de modèles, plus de dieux, plus de héros, plus de génies, partant plus de poésie, plus de sens, plus de transfiguration. Avant leur arrivée, on aura pris soin de brûler tous les chefs-d’œuvre de l’homme. Pour fruit de leurs efforts séculaires ils ne trouveront qu’une pitoyable image d’eux-mêmes. Ils comprendront alors, mais trop tard qu’ils ont été victimes de la pire des trahisons, de la pire des haines, celle des intellectuels qui, au lieu de faire leur métier c’est-à-dire de veiller sur les trésors de l’humanité et d’en créer d’autres à leur mesure, offrent d’une main la terre promise et la dévastent de l’autre.

« La terre est devenue plus petite, et sur elle sautille le dernier homme qui rapetisse tout. » F. Nietzsche.

Jacques Dufresne,

Directeur du Secteur Arts et Lettres,
Collège Ahuntsic.

Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 24 juin 2024 22:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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