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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, “Permanence de la sociologie.” Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 14, printemps 1990, pp. 9-20. Numéro intitulé: “Savoir sociologique et transformation sociale.” Montréal: département de sociologie, UQÀM.

[9]

Fernand Dumont
sociologue, Université Laval

Permanence de la sociologie.”

Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 14, printemps 1990, pp. 9-20. Numéro intitulé : “Savoir sociologique et transformation sociale.” Montréal : département de sociologie, UQÀM.

Introduction [9]
1. Dispersion et tradition [9]
2. La dialectique de l'univers sociologique [12]
3. Utopies et projet d'une société éthique [15]
4. Quelques inquiétudes d'aujourd'hui [18]
Résumé / Summary [20]

Introduction

On me demande de proposer quelques vues sur la situation présente de la sociologie. Chacun trace sa voie dans cet immense chantier et énonce à l'occasion les objectifs qui l'inspirent. Ce n'est pas tout à fait ce que je voudrais faire ici. Se réclamer de la sociologie suppose la référence à des critères partagés par d'autres "travailleurs de la preuve". Un chimiste poursuit ses recherches en toute liberté, mais il consent à ce qu'on le juge à partir de la chimie ; prétendrait-il provoquer une révolution scientifique, il veut malgré tout être entendu des habitants d'un univers particulier du savoir. C'est sur l'état de l'univers de la sociologie que je me hasarderai à marquer quelques jalons de réflexion.

J'ai hésité avant de m'engager dans cette direction en si peu de pages. Je me condamne à aligner des hypothèses à peine dégrossies. Néanmoins, n'est-il pas utile de dessiner de temps en temps l'aire d'un métier comme le nôtre ? Je me rassure à demi : j'ai développé ailleurs, dans des travaux plus considérables et à propos d'autres disciplines que la sociologie, quelques-unes des perspectives que je vais reprendre ; et puis, l'invitation du responsable de ce numéro est une provocation amicale à de larges survols. On me pardonnera cet égarement dans les marges si je promets de revenir aussitôt après à des recherches plus minutieuses...

1. Dispersion et tradition

L'histoire de la sociologie est celle de sa dispersion. Lorsque nous nous reportons aux ancêtres pour nous conférer la légitimité d'une origine, nous ne les ramenons à la sociologie qu'en émondant considérablement leurs visées et leurs productions. Compte a inventé la dénomination, mais son œuvre n'est pas avant tout une sociologie. Tocqueville n'a guère prétendu être un sociologue. Durkheim voulait d'abord élaborer une morale. Quant à Marx ou Weber, sont-ils des historiens, des économistes, des philosophes plutôt que des sociologues ? Combien de chercheurs sont venus à la sociologie à partir d'une autre discipline ou en fonction de problématiques que la sociologie n'englobe pas ? Les conventions universitaires, qui répartissent les savoirs en départements étiquetés, ne font pas illusion là-dessus.

[10]

On dira qu'il en va ainsi de tous les savoirs. Mais la dispersion de la sociologie s'accentue de nos jours. C'est avec peine que l'on déchiffre quelque convergence dans les théories générales qui se multiplient. Les techniques, les méthodes se propagent dans tous les sens et continuent d'emprunter aux sciences voisines. De nombreuses disciplines se réclament de la sociologie ; ce qui aurait pu être une diversification s'avère prétexte à des cloisonnements. Nous sommes devant une vaste circulation dont la circonférence est partout et le centre nulle part. Enfin, la sociologie s'est mise au service de la gestion, de la normalisation de la vie collective. Elle s'enlise souvent dans des entreprises qui la déportent fort loin des assises d'un savoir gardien de son autonomie. Un temps, le marxisme a semblé fournir cohésion ; nous ne disposons plus de pareil recours.

Une crise ? N'abusons pas du mot. Dans sa genèse, la sociologie est apparue comme le produit d'une crise : de la défaillance des institutions et des représentations politiques ; de l'industrialisation, non pas seulement comme génératrice de genres de vie inédits, mais d'une conception de la société en termes de production. Les classiques ont intégré à leurs œuvres ce double constat, avec des accents divers. Ils en ont fait davantage que le préalable de leur réflexion : sa substance même. En conséquence, ils n'ont pas épuisé, par des théories ou des méthodes, ce qui devait être interrogation renaissante sous les figures mouvantes de l'histoire. Comment s'étonner que nous n'y parvenions pas non plus ? Osons ce paradoxe : le fait de n'y pas arriver tout en s'acharnant à le tenter, ce pourrait bien être là que se trouve l'originalité de la sociologie.

Certes, la sociologie cumule des données, raffine ses méthodes, renouvelle ses problématiques. Mais on ne saurait, à son sujet, parler de progrès au sens où ce mot s'applique aux sciences de la nature. Elle ne se développe pas selon une espèce de pluralisme cohérent. La croissance de la sociologie ressemble, à bien des égards, à celle de la philosophie. Pour cette dernière, ne constate-t-on pas de perpétuels recommencements où chaque système, procédant d'un départ nouveau et radicalement affirmé, se confère son propre achèvement ? Le dialogue entre les philosophies existe ; mais il constitue moins une histoire rectiligne qu'une tradition. La singularité du philosophe n'est pas effacée dans l'élaboration de la philosophie ; pas plus que celle de Durkheim ou de Mills n'est oblitérée dans nos recours à leurs œuvres.

Je me garderai, au demeurant, de pousser trop loin l'analogie. La sociologie vise à un mode d'appréhension de l'objet qui n'est pas identique à l'intention philosophique ; l'emplacement du sociologue est plus enraciné dans l'histoire, celle-ci et les pratiques qu'elle suscite étant son premier point d'appui. L'histoire est à la fois l'objet et la situation du sociologue. Weber y avait insisté, et le répéter est devenu banal : par définition, l'histoire est changeante, et les sociologues doivent sans se lasser se reprendre à tisser leur rapport à cet objet. Weber voyait là le principal défi à l'ambition de généralisation dans les sciences de la culture. Voyons-y aussi, en complément, le principal obstacle à l'édification d'une histoire progressive de la sociologie où les théories d'aujourd'hui pourraient intégrer ou [11] raturer, sans restes, les pensées d'hier. Incidemment, c'est ce qui rend difficile à nos étudiants l'abord des classiques que nous les convions à lire : ils comprennent mal qu'on les oblige à parcourir Les Formes élémentaires de la vie religieuse ou L'Éthique protestante alors que leurs confrères qui s'attachent à la physique ou à la biologie n'ont pas à se pencher sur les écrits de Newton ou de Claude Bernard. Nous savons qu'on ne les persuade pas aisément de l'actualité de ces pensées d'autrefois.

Parlons donc de tradition, faute peut-être d'un meilleur terme ; j'ai d'ailleurs utilisé ce vocable il y a vingt ans, dans un ouvrage sur les fondements de la science économique. Cette tradition, pour ce qui concerne la sociologie, il faudrait en mieux élucider la nature. Je vois là, pour ma part, une tâche urgente. À mesure que nous nous éloignons des pères fondateurs, que la sociologie se disperse en spécialités plus ou moins étanches, qu'elle se dissout dans des disciplines voisines, qu'elle s'insinue dans la normalisation de la vie sociale, ce ne sont pas quelques rappels polis des grands auteurs qui vont lui assurer la spécificité de son dessein.

De cette tâche, il n'est pas question de tracer ici l'itinéraire. On peut néanmoins se risquer à en suggérer quelques orientations.

Il est vrai que les sociologues recommencent à travailler à partir de la situation historique où ils se trouvent. Nous ne sommes plus, comme Durkheim, aux lendemains de la défaite de 1870 ; l'Allemagne de Weber n'est pas similaire au Québec de 1990 ; les débats de Pareto avec le socialisme de son temps sont périmés ; la démocratie américaine qu'a étudiée Tocqueville n'est plus celle d'aujourd'hui. On ne comprend vraiment ces auteurs qu'en les reportant d'abord aux problèmes de leur temps. Mais s'ils nous parlent encore, si nous sommes toujours concernés par leurs recherches, ce doit être parce que de nous à eux, par-dessous les différences de conjonctures et de lieux, une même situation historique plus fondamentale nous tient ensemble, de même que subsistent de grandes interrogations toujours vivantes aujourd'hui.

La sociologie moderne est née de la défaillance de la culture comme enveloppement de l'existence humaine et, par conséquent, de la reconnaissance de la culture comme objet. Rousseau s'étonne du caractère artificiel des institutions, Montesquieu prend conscience de la relativité des lois, Comte constate la déperdition des traditions, Tocqueville s'inquiète de la liquidation des aristocraties et de l'avènement des démocraties, Weber s'angoisse du désenchantement du monde, Durkheim veut parer à la défection des religions... En un mouvement inverse, chacun d'entre eux vise à retrouver à sa manière une totalité sociale par l'édification d'une science de la société dans la béance laissée par la défection de la culture.

Dans cette perspective, les sociologies de naguère, et sans leur enlever leurs pointes respectives, relèvent d'une parenté de préoccupations. Et cette attitude commune envers l'histoire de la modernité a commandé une parenté des intentions épistémologiques, malgré la diversité des démarches et des travaux. Le souci de la [12] totalité a tantôt incité à une synthèse des sciences sociales, comme chez Durkheim, ou à une critique des sciences sociales, comme chez Weber. Elle s'est faite radicale chez Marx, où le déblaiement de la route à suivre est précédée et accompagnée d'une critique du droit, de l'économique, de la théologie, culminant dans une critique généralisée des idéologies, de la culture.

Par ailleurs, dans cette quête d'un diagnostic historique d'ensemble et d'une science des totalités qui en eût été la conséquence, la sociologie a toujours tenu à l'horizon le projet d'une utopie qui commande l'analyse politique et le souci éthique. Refaire une autre cité qui surgisse de la société déficiente : aucun des grands ancêtres, avec des accents différents, n'a échappé à cette volonté, qui était peut-être aussi une nostalgie. Qu'il s'agisse de la religion de l'humanité à laquelle rêvait Comte, de la société sans classes que prédisait Marx, de l'éthique démocratique et de la religion civile qui préoccupaient Tocqueville, de l'activité politique qui a été la nostalgie de Weber, de la morale républicaine qui était l'ultime projet de Durkheim : les tâtonnants cheminements des idéaux et les normes parmi les hommes des sociétés modernes ont hanté les sociologues dont nous nous réclamons.

Nous n'avons pas à répéter les formules de ces Anciens. Nous ne sommes pas tentés non plus Retirer leurs projets jusqu'à nous pour nous rassurer d'une tradition qui serait alors caricaturale. Il faudrait plutôt approfondir, à partir de notre propre situation historique, ce qui nous enveloppe, eux et nous, dans un même questionnement de fond.

De ce questionnement, je le disais, deux intentions principales semblent nous venir de l'histoire de la sociologie : retotaliser dans un savoir ce que la culture a dispersé ; profiler sur l'avenir des utopies réconciliatrices. À partir de cette double intention, essayons de cerner quelques hypothèses encore, cette fois en vue de ce que pourrait être une actualisation de la tradition.

2. La dialectique de l'univers sociologique

Chacun des grands sociologues du passé établissait son rapport à l'histoire à sa manière et en fonction du problème central qui le préoccupait. De ces stratégies, est-il possible de dégager une matrice fondamentale ? Je suppose qu'une telle matrice existe, et qu'elle comporte deux dimensions.

La première consiste en une philosophie de l'histoire. J'emploie cette expression avec les réticences qui s'imposent. Il n'est guère de sociologue contemporain qui ne prenne la précaution de la récuser, comme on procède à un exorcisme. On a voulu la remplacer par la critique du savoir historique. Sans succès, il me semble ; car, le vocabulaire mis à part, les reports à des idées directrices sur le sens du devenir demeurent partout présents. Le dernier, et qui résiste aux mouvances des modes, n'est-il pas le développement ? Certes, nous ne [13] croyons guère à une poussée unique de l'évolution ; le pluralisme est de règle, mais la référence persiste comme une nécessité de la pensée sociologique. N'invoquons-nous pas couramment l'urbanisation, l'industrialisation, la sécularisation, que sais-je encore ? Et, dans un vocabulaire plus récent, modernité, postmodernité n'ont-ils pas quelque saveur de philosophie de l'histoire ?

Ne nous surprenons donc pas de retrouver chez les ancêtres des versions de cette première prise sur l'objet : la loi des trois états de Comte, l'opposition entre société primitive et société moderne chez Durkheim, le désenchantement du monde et la rationalité chez Weber, la société aristocratique et la société démocratique chez Tocqueville, les trois âges de Riesman... Je fais grâce du catalogue. Dans chaque cas, il s'agissait d'une saisie du devenir qui permette de dessiner ensuite des modèles de séquences historiques restreints. Ces présupposés n'appartiennent pas à la théorie proprement dite ; ils délimitent plutôt ses conditions d'élaboration. Ils n'obligent pas à des vues ontologiques sur l'histoire ; ce sont des façons de l'appréhender évaluables seulement par leur fécondité. Comment faire autrement de nos jours ?

La seconde dimension de la matrice initiale est une autre astuce pour asseoir l'investigation dans le flux de l'histoire : elle consiste à qualifier le sujet historique. Le travail ou la production chez Marx, la contrainte chez Durkheim, l'action sociale ou la structure chez d'autres jouent ce rôle. Là encore, la liste s'allongerait jusqu'à nous. Il est bien question du sujet historique, et non pas de quelque emprunt à la psychologie du comportement. Dans chaque cas, on désigne un rapport typique à l'histoire, assez général pour que le sujet singulier s'efface dans une correspondance ou il est autant formé par l'histoire qu'il contribue à lui donner signification par ses actions et ses représentations. Tout se passe comme si le sociologue, sujet singulier, devenait ainsi lui-même sujet en général, apte en conséquence à effectuer la même transmutation sur ces autres sujets qu'il soumet à observation.

Cette feinte appelle une remarque semblable à celle que requièrent les philosophies de l'histoire. Travail, contrainte, action sociale, structure ne sont pas des concepts au sens où en usent les théories qui en procèdent. Ce sont des générateurs de concepts, le départ et donc la relativité des théories que ces préalables engagent à édifier. Ce sont des ouvertures sur les phénomènes, mais pour ramener leur polyvalence à une cohérence accessible à la pratique scientifique.

Si ces deux dimensions de la matrice ont quelque vraisemblance, on voit aussitôt qu'elles se recoupent et se complètent. La qualification du mouvement historique engage à le tenir à distance comme un objet ; la qualification du sujet historique ramène la dispersion des comportements à des rapports typiques à l'histoire. Ce pourrait bien être là la dialectique de l'univers sociologique. Loin d'englober les théories, elle fonderait leur diversité. Les théories n'en rendraient pas compte puisqu'elles en proviennent. Leur prolifération, loin d'être regrettable, loin d'entretenir la nostalgie de leur unification, montrerait la fécondité de cette [14] dialectique dans une indéfinie exploration que seul le dogmatisme s'efforce parfois d'empêcher...

Est-il loisible d'aller plus loin dans la suite des hypothèses ? L'opposition entre structure sociale et individualisme était présente chez les classiques. Elle est devenue banale dans la production sociologique d'aujourd'hui ; le thème fait un peu tarte à la crème, tant il provoque depuis quelques années d'innombrables essais de qualités inégales. Des secteurs de plus en plus nombreux de la vie sociale se sont agglomérés en systèmes d'institutions, avec leurs infrastructures, leurs experts et leurs gestionnaires, leurs idéologies justificatrices. Par contre, ce qu'avaient entrevu les grands sociologues du passé s'est également affirmé dans ce qu'ils appelaient déjà l'individualisme. Inquiets de cette dualité, les anciens ambitionnaient de la surmonter : par l'abolition des médiations (État, monnaie, etc.) chez Marx, par l'instauration des corps intermédiaires chez Durkheim, peut-être par les deux morales que distinguait Weber... De toute façon, l'antinomie est de tradition et elle est plus aiguë que jamais.

J'en tire une constatation : la dialectique que j'ai cru percevoir dans la tradition sociologique, entre philosophies de l'histoire et qualifications du sujet historique, est en train de se consolider sous nos yeux, et par le travail même de l'histoire. Plus nettement qu'autrefois, se laissent entrevoir deux versants de la sociologie.

D'une part, se consoliderait une sociologie des structures. Prenant la suite de l'institutionnalisation, elle en épouserait la logique pour en rendre compte : le mouvement de systématisation des institutions inviterait à un savoir qui puiserait dans l'histoire elle-même la légitimité de sa visée d'objectivation. Épistémologiquement, elle ferait l'économie de l'interprétation que les sujets humains se forment des phénomènes sociaux qui pourtant les concernent. On se souvient du précepte durkhémien : "Il nous faut considérer les phénomènes sociaux en eux-mêmes, détachés des sujets conscients qui se les représentent ; il faut les étudier du dehors comme des choses extérieures." Nous n'avons plus besoin des arguments utilisés par Durkheim pour soutenir cette affirmation ; toute une portion des systèmes sociaux, sous la poussée de l'institutionnalisation, repose sur ce postulat pour leur fonctionnement. En prolongeant ce précepte dans nos démarches, nous sommes simplement fidèles aux phénomènes tels qu'ils se présentent à nos investigations. La règle de Durkheim recouvre sa légitimité dans ce que j'ai qualifié ailleurs, et dans un contexte plus large que celui de la sociologie, de science de l'opération.

D'autre part, une sociologie du sujet prendrait le relais de l'individualisme. Elle reconstituerait la construction sociale de l'individu et, du même coup, l'édification par celui-ci de son identité. Pour n'évoquer que quelques exemples, les tentatives anciennes de Tarde, de Mead, celles plus récentes de Schutz, de Berger, de Luckman, de l'ethnométhodologie en seraient des illustrations. J'y vois une variante, pour la sociologie, de ce que j'ai désigné ailleurs comme science de l'interprétation.

[15]

Voilà, encore une fois, bien des hypothèses. On n'en retiendra qu'un plaidoyer en vue d'une entreprise urgente de recherche. Une métasociologie ? Je ne prise guère cette expression vague. Disons plutôt une tentative de prise en direct de l'univers sociologique, en deçà des théories et des méthodes qu'il entraîne sans les déterminer, d'une tradition qui désigne le champ de la recherche sans dicter son avenir. Il paraît nécessaire, en tout cas, de déborder ce qu'on entend d'habitude par épistémologie, c'est-à-dire le commentaire des théories et des méthodes ; de même, il serait opportun d'aller plus loin que l'histoire anecdotique de notre discipline ou le catalogue des théories. Incidemment, l'enseignement de la sociologie y gagnerait en cohérence.

Au surplus, pareille investigation apporterait une utile contribution à la critique d'ensemble des sciences de l'homme. Celles-ci supposent toutes, elles aussi, une matrice préalable de leurs rapports à l'histoire. L'historiographie reprend sans cesse ses interprétations du passé en fonction des situations de l'historien, mais cela ne périme pas pour autant ses constructions à mesure que les événements surviennent ; il y a telle chose que des traditions historiographiques. La science économique, Marx y avait insisté, tient son origine de l'émergence d'un monde de l'économie ; on en dira autant de la science politique, dont la genèse première se trouve dans la formation d'une sphère originale de l'État au cours de l'histoire moderne. Et comment dissocier le développement de la psychologie, de la psychanalyse, de l'émergence de l'individualisme ?

La sociologie n'ambitionne plus, comme elle en a eu longtemps l'intention, de fédérer les sciences de l'homme, même si elle continue de dépendre d'elles au point où son objet paraît difficile à définir. Ce n'est pas par en dessus, cherchant à les couronner, qu'elle peut leur rendre quelque service, mais par en dessous : vouée, par sa tradition, à élucider les rapports des hommes à leur histoire, elle est susceptible d'éclairer les procédures originaires par lesquelles les autres sciences de l'homme se déprennent de la culture défaillante pour mettre à jour de nouvelles pratiques de la culture.

3. Utopies et projet d'une société éthique

Nous n'en avons pas fini de l'esquisse d'un programme de travail pour les années qui viennent. Des intentions foncières qui nous ont paru provenir de l'héritage sociologique, nous venons d'examiner la première : la retotalisation de l'histoire dans un savoir. Reste à considérer la seconde que nous avions aussi décelée : la présence de l'utopie. Celle-ci est-elle un accessoire dont il serait temps de nous départir résolument ?

Coupons au plus court vers le cœur du problème : l'utopie est-elle essentielle au mode d'explication propre à la sociologie ? Pour comprendre les contradictions d'une société, ce qui est le souci essentiel de notre discipline, ne faut-il pas imaginer, en contrepoint ou à l'horizon, une "société harmonieuse" ? En ce sens, [16] les anciennes théories du contrat social (et qui refleurissent de tant de façons) ont valeur permanente de paradigme. Pour prendre un autre exemple, la société sans classes de Marx n'est pas seulement une prophétie ; elle est l'envers de sa théorie. Et d'où tirons-nous la faculté de créer des modèles ou des types idéaux, sinon de la possibilité de juxtaposer aux enchevêtrements de l'histoire un monde de l'intelligible qui, suggéré par le monde concret, en suppose un autre qui en engendre la compréhension ?

Mais on en reste ainsi dans le cercle des théories. L'univers sociologique est plus vaste ; faisons la part de ce que Javeau appelle le "commentaire sociologique". Genre inférieur, dit-on parfois, à propos des articles de revues ou de journaux où le sociologue exprime ses opinions sur les événements. Pourtant, tous les sociologues ont pratiqué et pratiquent encore ce genre d'écrits ; Marx, Tocqueville, Weber, Pareto, même Durkheim ne l'ont pas méprisé. Et il n'est guère de travaux contemporains, bardés autant qu'on voudra de concepts ésotériques ou de précautions d'objectivité, qui ne poussent dans cette direction par des incidences plus ou moins étendues. Qu'est-ce qui distinguerait ces écrits des articles de journalistes professionnels ? Ne parlons pas de vulgarisation puisque ces propos doivent se tenir auprès des événements et de l'opinion publique. On devrait y observer quelque retrait provenant de la pratique du métier de sociologue. Il s'agirait moins de l'usage d'un vocabulaire spécial que d'aperçus plus larges sur le cours de l'histoire, sur les normes qui inspirent les décisions ou les contestent : en somme, sur quelque vue utopique, pas toujours nettement formulée, et qui tient lieu de distance pour l'interprétation.

Dès qu'il se mêle ainsi de se prononcer sur le cours de l'histoire, le sociologue joue un rôle de médiation. En tant que tel, il n'est pas un politique. Son savoir n'est pas le préalable d'une stratégie ; ou alors, il écrit Le Manifeste plutôt que Le Capital. Dépendant qu'il est du savoir plus abstrait qu'il pratique par ailleurs, il suspend la décision afin que le diagnostic soit possible. Il ressemble en cela au clinicien qui, lui aussi, suspend l'enchaînement ordinaire des conduites pour ouvrir un champ d'existence où s'éclairent les motifs et se dénoncent les rationalisations. Comment arriver à produire un dessaisissement des idéologies et des pouvoirs sans le recours à quelque utopie de surplomb ?

Travaillant de cette manière, le sociologue ne satisfait pas à des exigences qui relèveraient uniquement de son mode de pensée. Les sociétés elles-mêmes, dans leur fonctionnement, dépendent d'un pareil impératif. Pour se concevoir, se comprendre, les collectivités doivent disposer d'un imaginaire qui les laisse voir à distance, et qui permette aux citoyens d'en pratiquer l'interprétation. Comment expliquer autrement la production des idéologies ou celle des médias ?

Voilà que nous avons peu à peu dérivé vers une question difficile. Par son usage plus ou moins avoué de l'utopie, la sociologie se ferait-elle normative ? Ne transgresserait-elle pas ainsi les bornes d'une discipline qui se prétend scientifique ?

[17]

Revenons, une fois de plus, à la tradition. Pour ce qui y concerne l'utopie, on discerne en gros deux éléments. Ils ne sont pas tout à fait dissociables ; ils se situent cependant à deux pôles relativement opposés. À un extrême, on dénombre des utopies formulées en systèmes : Comte, Fourier, Marx, tant d'autres en ont proposé. À l'autre extrême, les sociologues ont élaboré des morales dites positives, sinon positivistes.

Des utopies articulées, il s'en fabrique encore ; mais elles sont entachées de soupçon. De ce temps-ci, ce n'est que très discrètement que les sociologues s'y risquent. Des morales positives, des sciences des mœurs qui soient en même temps normatives, on n'en recense guère non plus. Devons-nous, pour autant, renoncer à ce qui nous vient ainsi de la tradition ? Ce serait contredire à ce que nous avons cru percevoir de la présence permanente de l'utopie dans la pensée sociologue. Alors, quelle serait la voie d'une actualisation de la tradition sociologique qui assume à la fois les requêtes épistémologiques et la critique des utopies ou des morales positives d'autrefois ?

J'en arrive à une idée qui m'est chère et qui, elle aussi, nécessitera de considérables éclaircissements en d'autres circonstances. Nos ancêtres en sociologie avaient compris que, si une société peut être considérée comme un ensemble de phénomènes, ceux-ci ont une nature singulière : ce sont, pour reprendre l'expression d'un vieux juriste, des faits normatifs. Les institutions ne donnent-elles pas à agir ? Formes observables, elles indiquent néanmoins des finalités. Comment expliquer les façons dont ces formes se produisent sans tenir compte aussi des implications des fins qu'elles suggèrent ? Est-ce illégitime de se demander, en prolongement, à quelles conditions les normes collectives devraient obéir pour que leur libre élaboration soit possible ?

C'est entendu : la sociologie ne doit plus chercher à cautionner quelque morale à saveur positiviste. Les morales sont plurielles comme les théories. Mais, de même que l'on peut remonter, par la voie réflexive, jusqu'à l'affirmation morale de l'existence personnelle sans se prononcer pour une éthique déterminée, n'est-il pas possible d'envisager semblable entreprise pour les collectivités ? Dans des sociétés pluralistes comme les nôtres, l'éclatement de la culture ne fournit plus de consensus assuré sur les normes : se limiter à le constater, ne serait-ce pas, pour la sociologie, un peu court ?

La démocratie n'est pas un phénomène social parmi d'autres. Elle est une construction indéfiniment à reprendre, et qui exige autre chose que des mécanismes. Elle requiert un état d'esprit collectif, une société éthique dont les aménagements juridiques sont le préalable sans en épuiser les conditions, qui relèvent aussi des mœurs. Les débats autour de l'immigration, maintenant répandus dans tous les pays, les oppositions ou les dialogues des cultures, les conflits des classes, la pauvreté et la marginalité : à ces questions et à d'autres, les sociologues du passé se sont attachés, et pas seulement en vue de les analyser. Pour Tocqueville ou Durkheim, pour Marx ou Weber, ce n'était pas déroger aux canons de la science ni [18] lui ajouter des partis pris que de chercher selon quels présupposés on pouvait les surmonter ou, tout au moins, les présenter en toute rigueur à la volonté politique.

Le devoir est d'autant plus urgent que ces problèmes se radicalisent II devient de plus en plus impossible de s'en tenir, pour aménager l'espace public, à la neutralité axiologique, sous prétexte de respecter les options privées. La laïcité sans contenu qui fut, par exemple, l'idéal de la République française, est menacée aussi bien par des émigrés islamiques que par les querelles résurgentes sur l'école confessionnelle. Les différences éthiques réclament davantage que des arbitrages : l'éclaircissement d'un accord plus profond sur les requêtes collectives des dialogues. N'est-ce pas ce que veut élucider à sa manière Habermas, précédé en cela par Jaspers ? N'est-ce pas ce qui préoccupe Rawls dans sa théorie de la justice ? Ces tentatives et d'autres provoquent heureusement de rudes discussions où la sociologie est susceptible de renouer, sans perdre de sa rigueur, avec une ligne directrice de sa tradition, et dont il serait ridicule de la dépouiller au profit de conceptions primaires de l'objectivité. On freinerait, au contraire, nos approches de l'objet en laissant à l'arbitraire des préjugés et des oppressions le soin de fabriquer des normes avec nos analyses.

Ainsi se profile un terrain de recherche à peine défriché, si on est conscient du nouveau contexte où se défont les régimes totalitaires et où les démocraties s'assoupissent dans le néo-libéralisme, dans un monde aussi où les sciences de l'homme sont utilisées dans des techniques de normalisation aux ramifications subtiles. Il nous est apparu, plus avant, qu'en éclairant les prises de la sociologie sur l'histoire on pourrait rendre quelque service à l'élucidation des fondements des disciplines parentes ; il est permis de croire aussi que, confrontée aux requêtes d'une société éthique, la sociologie est susceptible d'éclairer le contexte où les autres disciplines ont une responsabilité éthique dans leurs insertions dans les pratiques collectives.

4. Quelques inquiétudes d'aujourd'hui

J'en reviens, pour finir, à mes hésitations de départ. Parcourir un si long chemin, parsemé d'hypothèses sur le passé et sur l'avenir de la sociologie, était-ce une façon pertinente de répondre à l'invitation des responsables de cette revue ?

Assurément, aujourd'hui comme hier, il importe de confectionner de bonnes monographies ; il est aussi certain qu'il faut se tenir au plus près des problèmes qui surgissent de toutes parts. Ce sont là les manières les plus sûres de continuer la sociologie et de répondre aux urgences de l'heure. Je comprends la crainte de certains chercheurs que l'on déroge à cet impératif premier. Cependant, je rappelle que les classiques de la sociologie n'ont pas sacrifié la monographie parce qu'ils tentaient de maintenir à l'horizon un projet plus vaste. Il leur paraissait indispensable que la fixation sur un problème déterminé suppose des approches qui viennent de plus loin ; il leur semblait qu'il fallait déployer la réflexion à la mesure [19] de l'objet qui requérait leur savoir. Ils refusaient, en outre, que la monographie soit trop facilement utilisée dans des stratégies où la rigueur cède le pas à la manipulation, de quelque pouvoir qu'elle survienne.

D'aucuns affectent de mépriser ce qu'ils appellent la recherche académique. Je ne saisis pas ce qu'ils mettent sous cette dénomination. S'agirait-il de la recherche universitaire par opposition avec les enquêtes que poursuivent les permanents des officines gouvernementales ou des services sociaux ? Le départage serait alors difficile à saisir. À l'universalité, on pratique bien d'autres voies que celles de la science fondamentale. Par contre, il est des chercheurs qui sont sensibles aux problèmes concrets, même s'ils ne sont pas payés pour ce faire par la fonction publique ou pourvus des contrats appropriés. Pour ma part, je m'inquiète plutôt que la recherche empirique, qui pourtant se multiplie, en reste trop souvent à des enquêtes, minutieuses sans doute, mais trop parcellaires. La tradition des grandes monographies, celle qu'ont jalonnée Gérin, Miner, Hughes, Moreux et quelques autres, n'a pas assez de continuateurs. De même, nous n'avons pas suffisamment de tentatives de synthèse à la mesure des grands ensembles, des villes, des régions, des classes notamment. L'étude de la société québécoise comme une totalité ne progresse guère. Je ne plaide pas ainsi pour une fuite dans les généralités mais, toujours en ce qui concerne la recherche empirique, pour de justes proportions dans le traitement d'échelles des phénomènes.

On se préoccupe actuellement de l'apprentissage de la sociologie. Étudiants et professeurs en discutent, trop discrètement à mon avis. L'excellent rapport du comité présidé par Louis Maheu y a fait écho, et espérons qu'il aura une suite. À la mode dans les années 1960, la sociologie est au Québec en perte d'intérêt, par comparaison avec les disciplines vouées à la gestion et à l'administration. En même temps, on souligne la trop grande spécialisation des études : j'imagine qu'on ne dénonce pas seulement le rétrécissement de la formation mais son défaut d'enracinement dans les problèmes de fond et, osons le dire, dans une érudition plus ample que celle que nous exigeons. C'est là un paradoxe, si on compare à la formation que l'on dispense dans les sciences de la nature, où l'initiation aux connaissances fondamentales est très poussée malgré que ces savoirs s'accroissent avec une vitesse incomparable avec celle de la sociologie. Par des conceptions que l'on entretient, par la pédagogie qui s'ensuit, je crains que la sociologie ne se défasse ou ne devienne une pratique de techniciens sans envergure. Il n'est pas sûr que la recherche empirique en retire profit

C'est pourquoi, en définitive, l'attention à l'univers sociologique qui m'a ici retenu importe aussi bien à la recherche empirique qu'au sort de notre discipline dans les transformations de nos sociétés. Connaître, c'est prendre distance : ce lieu commun ne vaut pas seulement pour les précautions de méthodes ou la confection de modèles théoriques. Il implique qu'une science qui se voue à l'explication des tendances historiques doit se déprendre de l'histoire en se constituant elle-même comme un mouvement historique spécifique, qu'elle doit maintenir sa cohérence d'ensemble comme une condition indispensable de retrait.  Les autres savoirs [20] procèdent-ils autrement ? Ce serait un fâcheux avenir promis à la sociologie que de laisser se défaire les grandes références qui en font autre chose qu'un maquis d'enquêtes mises au service des intérêts. Afin d'être efficace et rigoureuse, il n'est pas indispensable que la raison se recroqueville dans des frontières étroites.

Fernand DUMONT
Département de sociologie
Université Laval

Résumé

Plutôt que de s'interroger sur l'état des théories et des méthodes, l'auteur en revient à l'univers plus large qui sert de référence au travail sociologique. Après avoir constaté l'irrémédiable dispersion de la sociologie, il croit discerner la permanence d'une tradition, dont il essaie de dégager la dialectique fondamentale. Ce qui le conduit à insister sur la persistance, inhérente à la pensée scientifique, du projet d'une société éthique. Il termine par quelques remarques sur les déficiences d'aujourd'hui.

Summary

Rather than questioning the présent status of theories and methods, the author prefers to deal with the wider frame of reference which sociology sets itself against. After having pointed out its irretrievable scattering, he finds however in sociology the permanence of a tradition whose fundamental dialectics he attempts to charactcrize. That leads him to emphasize the continuancc, esscntial to the scicntific thinking, of an ethical society project. Hc concludes by making a few rcmarks on today deficiencies.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 septembre 2021 6:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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