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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Gagné, “Tradition et modernité au Québec: d'un quiproquo à l'autre.” Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 65-81. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 3 novembre 2010 et par la direction des Presses de l'Université Laval le 2 novembre 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[65]

Gilles Gagné

Tradition et modernité au Québec:
d'un quiproquo à l'autre
.”

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 65-81. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.


Par esprit d'économie, j'ai choisi de donner à cette incursion dans le domaine de l'identité québécoise moderne la forme d'une simple mise au point terminologique portant sur la notion de modernité ainsi que sur celles de Canada français traditionnel et de modernisation québécoise. Ma démarche se tiendra au ras du sens commun historique et elle se contentera de rassembler quelques idées autour du problème de l'identité au Québec. Ceux qui sont déjà passés par là cent fois trouveront le paysage historique passablement schématique. J'en profiterai aussi pour procéder à l'illustration d'une proposition d'une grande simplicité. Cette proposition, c'est la suivante : le Québec a rattrape l'Ontario, comme on disait il n'y a pas si longtemps, il a même rattrapé l'Occident et l'humanité entière, mais il les a rattrapés au-delà de la modernité, dans un système social global où les mécanismes d'intégration de l'activité pratique les plus généraux et les fondements de l'identité, individuelle et collective, dessinent une nouvelle logique de développement. Je considère donc que la situation actuelle ne peut plus qu'à grand-peine être ramenée à quelque conception que ce soit de la modernité, fût-elle dite avancée, tardive, inachevée, triomphante ou décadente. On doit évidemment concéder que chaque dimension particulière de la pratique sociale ou que chaque aspect existentiel de la socialité s'inscrit dans une longue continuité et, à ce titre, prolonge ou achève un état antérieur de société que l'on associe à bon droit à la modernité : le capitalisme corporatif multinational a ses racines dans le capitalisme d'aventure commerciale puis d'entreprise industrielle ; l'État-providence est le résultat de la réforme progressive de l'État libéral et sa balance commerciale remonte au mercantilisme ; le procès de personnalisation est le développement de [66] l'individualisme abstrait ; la technologie élargit la rationalisation des techniques entreprise par l'Encyclopédie ; la carte de crédit est un jeu d'écriture sur une monnaie d'écriture ; le salariat généralisé a un ancêtre prolétaire, tous les droits se réfèrent aux Droits de l'homme ; le couple avec ou sans enfant est l'idéal réalisé de la famille moderne et l'épouvantable rareté individuelle du temps est le produit de la victoire remportée sur les cycles collectifs de la tradition. Ainsi de suite. Considéré à la pièce, chacun des domaines de l'action prolonge en solo la modernité ; ce sont d'ailleurs les sociétés modernes qui les ont, pour la première fois si radicalement, séparés et libérés les uns des autres : elles ont séparé la science de la religion et appuyé sur la science une rationalisation spécifique des techniques ; elles ont produit les formes institutionnelles d'une autorégulation de l'activité productive et garanti ce faisant la division à l'infini du travail ; elles ont procédé à une décomposition fonctionnelle du pouvoir et séparé de son exercice régulier la production de ses formes ; elles ont distingué dans la sphère publique institutionnalisée les différents domaines du droit et ont proclamé le règne de la discrétion individuelle dans la sphère résiduelle de l'intimité ; elles ont libéré l'industrie des métiers, l'utilité subjective de la valeur marchande, les ménages de leurs clans et les individus de leurs héritages statutaires. Tous ces éléments de la vie sociale, le long processus révolutionnaire des sociétés modernes les a arrachés aux synthèses organiques de la tradition en les ouvrant à la recherche de leur propre vérité, en les soumettant à leur propre logique de développement et d'accumulation. Il n'est donc pas question de chercher la rupture décisive dans l'une ou l'autre de ces innombrables lignes de développement, ni de soutenir qu'une combinaison complexe de changements sociaux particuliers aurait donné lieu récemment à l'apparition d'un nouveau monde sorti tout armé des lois de l'émergence et du saut qualitatif. Désigner d'une manière purement relative, comme on va le faire ici, la situation contemporaine comme « condition postmoderne » ou comme « postmodernité » revient à affirmer une chose beaucoup plus simple : cela revient, en effet, à affirmer que le procès révolutionnaire de la modernité avait un caractère projectif et qu'en déplaçant le lieu de l'impératif normatif d'un ordre passé à préserver vers un ordre futur à réaliser, il trouvait lui-même sa propre unité significative et son orientation idéologique dans les virtualités de cet ordre. Cela revient à dire que la révolution moderne a marché en rangs serrés vers un idéal entretenu négativement par la critique des traditions, mais que la réalité d'une synthèse rationnelle des pratiques ainsi libérées est restée, et était destinée à rester, au-delà de la ligne d'horizon de tous ses progrès. Cela revient à dire, finalement, que l'écho du conflit central mené au nom de la liberté du sujet de la raison a progressivement cessé de résonner dans les conflits particuliers, et que l'orientation utopique des sociétés modernes s'est fractionnée en une pluralité de « progrès » autonomes et contradictoires entre eux. Le procès révolutionnaire de la modernité, négatif dans son principe, s'est épuisé d'être inachevable. Tous les domaines de l'activité pratique qu'il a libérés, mais qu'il n'a pas réunis dans la lumière de la loi et de la justice commune, [67] toutes les sociétés concrètes dont il a contribué à dissoudre les absolus traditionnels, mais qu'il n'a pas rassemblées dans un État universel homogène, et tous les aspects autonomes de l'expérience qu'il n'a pas ramenés à la raison, fondement de la liberté « subjective » selon les modernes, ont fini par trouver les uns dans les autres leurs limites et leurs contraintes et se sont adaptés de proche en proche à la situation qu'ils se faisaient réciproquement. Finalement, l'extraordinaire capacité d'action sur soi de la société, concentrée par la révolution moderne dans la médiation politique et étatique, a été libérée elle aussi et s'est différenciée en une myriade d'emprises concrètes sur l'action humaine ayant chacune son modus operandi, son champ opératoire et sa puissance propre. Quant aux sociétés qui sont encore au seuil de leur modernisation, elles partent d'une situation où elles ont déjà toutes été rassemblées en un seul système de contraintes, globales comme on dit, qui les oblige au changement et qui en canalise « factuellement » les orientations. Voilà pourquoi il nous semble maintenant que tous les progrès sont au-delà de l'idéologie du progrès : voilà aussi pourquoi l'illusion d'être installés dans l'accumulation perpétuelle du changement, libres enfin de toute doctrine et modernes une fois pour toutes, nous berce à l'occasion.

C'est contre une telle attitude que nous proposons plutôt de comprendre comme transition à la postmodernité la conversion des longs processus révolutionnaires, critiques et projectifs, des temps modernes en de nouvelles modalités, pragmatiques et systémiques, d'intégration de la société [1]. Ce qui est enjeu, aujourd'hui, dans la question de la modernité, c'est son héritage ; le fait que la « modernisation » devienne sous nos yeux l'eau sucrée dont on baptise le vinaigre des rationalisations technocratiques que l'on administre aux retardataires, de l'intérieur ou de la périphérie, nous indique que les idéaux modernes du progrès social peuvent être retournés comme un gant et mobilisés dans une escalade d'efficacité technique sans horizon humain. Il faut donc se méfier des combats d'arrière-garde ayant en vue l'achèvement de la « vraie » modernité quand elle devient le produit fini d'organisations qui n'organisent plus que la reproduction de leur propre puissance.


Le Canada français traditionnel
et la modernisation du Québec


S'il faut préciser le concept de la modernité par le bout de l'épuisement de son projet révolutionnaire, il faut aussi, en abordant le cas du Québec, le préciser par le bout de son rapport à la tradition, par le bout du rapport des luttes sociales placées sous l'égide de la liberté subjective et de la domination rationnelle aux « réserves de tradition » mobilisées contre cette politique de l'émancipation. Quand nous parlons, par exemple et par opposition au Canada français « traditionnel », de la récente « modernisation » du Québec, nous concentrons une opposition récurrente de la dynamique des sociétés modernes sur un épisode particulier de l'histoire du Québec. Emprunté à la pratique elle-même, [68] cet abus de langage a évidemment l'avantage de mettre l'accent sur le moment d'élucidation doctrinale du principe de légitimité du pouvoir moderne, mais il a aussi le défaut de supposer que la société québécoise a été paisiblement traditionnelle jusqu'à la Révolution tranquille. En réalité, ce sont les sciences sociales qui ont baptisé, il y a une cinquantaine d'années, le Canada français traditionnel, et elles l'on fait à un moment où la signification de tous les enjeux allait être traduite dans les termes d'une polarisation idéologique opposant une doctrine de l'immobilisme (« la voix des tombeaux ») à une valorisation globale du changement (« il faut que ça change »). Les uns accrochés à la chaire et les autres prêts à envahir la télévision, traditionalistes et modernisateurs s'affrontèrent alors à visage découvert, pour ainsi dire, en pleine possession d'idées à pleine maturité, idées dont l'essentiel était d'ailleurs tiré du principe, un peu trop pur idéologiquement pour être sociologiquement profond, de leur opposition.

Il y a là un problème. Il ne faut pas oublier, en effet, que le Québec fait partie des sociétés (si vous me permettez de rappeler ce truisme) dont toute l'histoire appartient à la dynamique de la modernité. Issu de la monarchie nationale qui, avec l'Angleterre, avait le plus radicalement rompu avec l'idéal d'une restauration de la paix impériale en Europe, la première colonie canadienne s'est développée sous l'égide des rouages bureaucratiques de l'État national moderne le plus avancé. Les colons y arrivèrent le plus souvent à titre d'individus déracinés et ils n'eurent bientôt qu'une seule idée en tête, la traite ; située à mi-chemin entre le commerce privé et la logique des rapports diplomatiques entre les peuples, c'est cette activité que l'on trouve à l'origine de rapports de domination des peuples autochtones qui étaient déjà plus ouvertement contractuels que l'exclusion communautariste pratiquée en Nouvelle-Angleterre ou que la structure impériale qui avait été établie au Sud [2]. Les clercs, toujours attentifs dans leurs rapports avec le ministère à placer l'État au-dessus de Rome, y furent mystiques ou propriétaires fonciers, mais ils le furent sous la gouverne de l'État (Frégault, 1970). Les ménages, finalement, y furent modernes d'office, chacun construit sur la prétention, absurde dans toute société traditionnelle, de fonder une famille ; c'est là, en effet, le caractère essentiel de la famille moderne que de soustraire les individus à leur inscription dans la continuité d'une lignée familiale pour déplacer vers l'alliance matrimoniale la notion même de famille, transformant ainsi la parenté en un simple environnement horizontal de cette nouvelle famille et transférant du même coup le lien de la famille à la loi symbolique vers l'impératif éthique mis en forme dans l'État. Sanctifiée par l'Église, certes, la famille moderne n'en sera pas moins, comme on le disait, sanctionnée par l'État et puisque son développement allait être plus rapide dans le peuple qui ne disposait pas des moyens d'une longue mémoire de la tradition familiale, elle trouvera en Nouvelle-France, et à double titre, sa terre d'élection.

Il est certain que la description par les sciences sociales d'un Canada français qui aurait été, par la suite (c'est-à-dire aux XIXe et XXe siècles), « traditionnel » [69] reposait sur le triomphe un peu trop complet de l'ethnographie sur d'autres perspectives. En se basant sur la famille, la parenté, le rang et la paroisse, on négligeait le mode global d'intégration de la société canadienne-française, un peu comme pour prendre scientifiquement congé de ses sempiternelles batailles pour des chartes constitutionnelles, pour des droits politiques et pour des capacités législatives. En soulignant fortement l'inscription des ménages dans la nébuleuse de parentèle bilatérale déployée autour d'eux, on perdait de vue le caractère moderne de cette structure pour ne souligner que sa rigidification canadienne, de même que l'on minimisait la mobilité géographique des ménages au gré des colonisations, leur libre formation au gré des affinités électives et le caractère intégrateur de ces alliances matrimoniales, comme en témoignent les patronymes anglais, écossais et irlandais. De la même manière, l'insistance sur la communauté paroissiale cachait un peu la vue du clergé, de son administration, de ses conflits politiques internes, de sa politique globale et de son ministère exclusif en matière de sécurité sociale, le tout formant une organisation assez peu traditionnelle. Les notions de tradition et de modernité, en effet, ne désignent pas les termes d'un continuum quant au degré d'ancienneté des différentes pratiques sociales, mais des modalités de structuration de la société et s'il y a quelque justification à parler du Canada français traditionnel, elle n'est certainement pas dans le fait qu'il y restait de nombreuses traditions : il y en a toujours, à commencer par celles dont nous avons encore en vue le commencement.

Du côté de l'idée d'une entrée récente du Québec dans la modernité, le hiatus se présente d'une manière encore plus prononcée ; non seulement ceux qui étudient des réformes spécifiques, de l'école ou de l'hôpital, entre autres, n'en finissent plus de remonter derrière vers les amorces et les commencements de ces modernisations, mais encore semble-t-il que les « systèmes » qui furent mis en place lors de cette « modernisation » se distinguent plutôt de ce qui les précédait par leur caractère technocratique [3]. La gestion du capital humain, par exemple, se préoccupa moins des conditions institutionnelles de la liberté individuelle que du contrôle des comportements mettant en jeu l'adaptation et l'efficacité de la société. La législation n'eut donc pas à revenir sur l'esprit du code civil adopté au milieu du XIXe siècle et servit plutôt de moyen pour mettre en place des appareils administratifs bientôt transformés en acteurs dans les rapports de force et dans les luttes de classe de la société, dite civile. L’État québécois, parti d'une position régalienne selon laquelle la Reine ne négociait pas avec ses sujets, devint en moins de vingt ans de modernisation un négociateur bien ordinaire, assis parmi ses sujets corporatifs ou physiques, regroupés en plusieurs catégories pour la circonstance. Le monopole spécifique de l'État moderne, la loi, fut même considéré comme un privilège injuste et il fut partagé progressivement, par la voie de la dévolution et de la participation, entre des intervenants dont l'intégration au système était à ce prix. Bref, l'idée d'une entrée récente du Québec dans la modernité nous oblige [70] à conclure que celle-ci a été si fulgurante que la première chose que le Québec y rencontra fut la porte de sortie.


L’identité collective : rapport imaginaire
et représentation symbolique de la loi


Pour faire droit à ces flottements du vocabulaire et des concepts, il faut passer par le troisième thème de ce colloque, soit celui de l'identité. Pour abréger mon propos, je m'appuierai ici sans ménagement sur une notion de la psychanalyse que je rappelle rapidement. Dans le processus de l'intériorisation par l'enfant de l'interdit symbolique, il arrive un moment où il tombe, avec les personnes qui président à l'entreprise, dans un rapport spéculaire, dit rapport imaginaire [4]. Jouant son entrée dans l'humanité, l'enfant cherche à obtenir la reconnaissance parfaite de son désir alors même qu'il lui est demandé d'en accepter la frustration et de reconnaître la norme qui en fixe la réalisation légitime. Il rendra alors aux personnes qui l'entourent l'hommage de se faire d'eux une image (narcissique) de toute-puissance, par exemple, et exigera en retour qu'ils se fassent de son désir l'image d'un impératif. Ce jeu de miroir hautement instable où chacun entre en rapport avec l'image qu'il se fait de l'image que l'autre projette sur lui appelle l'intervention d'un tiers qui oppose l'objectivité de la norme collective à l'escalade imaginaire, l'intervention d'un représentant symbolique de la Loi auquel l'enfant sera appelé à s'identifier. Chacun se souvient de L’introduction à la sociologie générale de Guy Rocher où ce dernier allait jusqu'au septième degré dans la réflexion (dans le genre « ego croit qu'alter croit qu'ego croit qu'alter s'attend à ce qu'ego agisse de telle façon ») pour montrer que s'il n'était pas stabilisé par des normes intériorisées communes, le délire imaginaire serait proprement infini.

Ce que nous appelons l'identité collective comporte d'une manière fondamentale le risque d'une semblable dérive imaginaire, y compris dans les sociétés modernes. Parce qu'elles ont multiplié les lieux de l'instance suprême de la Loi en multipliant les États souverains, elles ont été entre elles, comme on le disait au XVIIe siècle, dans des rapports naturels : nul tiers n'étant en position d'imposer une norme commune, impériale, à leurs conflits, elles se réservaient en conséquence le droit d'interpréter à leur convenance les exigences « naturelles » du droit des gens, chacune étant aux prises (à travers ses propres institutions politiques) avec l'idée que l'on s'y faisait des visées de l'Autre. Ce niveau collectif du rapport imaginaire, que les individus n'endossent les armes à la main qu'en signant parfois leur propre arrêt de mort au nom d'une Loi dont ils se font sujets, n'a jamais produit au Québec que des ravages à échelle humaine, pour ainsi dire, mais il y a toujours joué un rôle dans la formation des identités collectives. Déjà, au moment de la première canadianisation, Français et Canadiens en vinrent à ne plus pouvoir se supporter, surtout s'ils devaient partager la même autorité, les uns ne voyant qu'ignorance du pays dans l'audace des autres de les juger sans culture. Lors de la [71] deuxième canadianisation, celle qui allait marquer la divergence des Anglo-Saxons par rapport à la nouvelle métropole, le rapport imaginaire se noua, sur le terrain canadien, entre deux identités collectives synthétiques que tout opposait et qui, dans leurs moments d'exaspération, se voyaient papistes sans culture dans un sens et matérialistes sans âme dans l'autre. Quant aux Autochtones, s'ils commencèrent par alimenter dans la métropole française l'image du bon sauvage et celle de la démocratie naturelle, ils furent bientôt rejetés sans équivoque dans la barbarie par des colons canadiens qui avaient tout appris d'eux, mais qui voulaient s'éviter le remède acadien que les Britanniques appliquaient dans ces années-là aux métissés et aux bâtards ; bien avant que le coq ait chanté trois fois, les vaincus des Plaines d'Abraham étaient donc devenus de grands chrétiens et demandaient pour eux-mêmes les immunités que la civilisation britannique se devait de réserver à ceux qui craignaient le vrai Dieu, mais qui n'étaient pas plus pressés jadis d'aller le rejoindre qu'ils ne le sont aujourd'hui [5].

Cette identité collective imaginaire, cependant, n'est jamais qu'un moment du procès identitaire, moment nécessairement lié à la logique interne du rapport symbolique des collectivités situées de part et d'autre des nombreux miroirs. Dans les sociétés modernes, encore une fois, le représentant symbolique de la Loi auquel doit s'identifier ultimement l'individu concret est l'individu en général. La complète abstraction de la source de la Loi sous la forme de la nécessité rationnelle universelle transforme la nature du lien généalogique par lequel l'individu trouve sa place dans l'univers symbolique et social ; ce lien passe toujours par ceux dont il vient (... à la parole), mais en tant qu'ils sont, à la limite, les représentants quelconques de l'aptitude de la liberté à se soumettre à sa propre nécessité. On peut aussi dire la chose dans l'autre sens : dans le monde moderne, le représentant symbolique de la Loi n'est particulier que dans les moments où il fait défaut à son ministère et introduit dans la représentation de l'interdit et de la norme des déterminations qui lui sont propres, bloquant ainsi pour le pupille la voie purement négative d'accès à la liberté en le lestant de ses propres « symptômes ». On se doute bien qu'une telle posture « transcendantale », aversive à toute idiosyncrasie, n'a pas besoin d'être jamais tenue par un « sujet » pour rester toujours posée dans ce qu'on appelle justement l'individualisme abstrait de l'État moderne.

Le Canada français dont on a parlé à l'instant du point de vue de son identité imaginaire sera, à l'égard du symbolique, dans une situation paradoxale. Parce que la capacité législative est acquise en 1867 sous la forme d'un État territorial québécois qui ne peut pas coïncider avec le Canada français et parce que, d'autre part, les capacités institutionnelles du clergé catholique s'exercent déjà, et de plein droit (« La grande charte » de 1774), sur l'ensemble du Canada français, le pouvoir formel de faire la loi qui est obtenu reste parallèle, et le plus souvent opposé, à l'administration effective de la société civile par le clergé. À cela s'ajoute le fait que ce fut justement la stratégie postrévolutionnaire de ce clergé ultramontain que de reprendre la société [72] par la base (par la « société civile ») [6], et de le faire précisément au nom de la liberté religieuse (individuelle) qu'on lui avait opposée afin de le séparer de l'État. Comme cette stratégie fut appliquée au Canada français dans une sorte de vacuum politique (vacuum aussi bien sur le plan des autonomies communautaires que sur celui de l'administration centralisée), le clergé devint en moins d’un siècle après la conquête une véritable administration de la société civile, une sorte d'État-providence sans le titre. Le Canada français, comme chacun le sait parfaitement, se retrouvait ainsi en 1867 avec deux systèmes institutionnels complètement séparés, définis en parallèle par la même Constitution, mais dont les principes de légitimité étaient incompatibles. Une administration cléricale sans légitimité démocratique faisait face désormais, au sein de la même société, à une législature moderne sans appareil administratif et sans juridiction effective sur une partie importante du Canada français. Toutes les descriptions ethnographiques de ce Canada français témoignent des conséquences de ce clivage de la Loi jusque dans la structure de la famille. L’admission dans les ordres reposant sur la cooptation et sur l'élection singulière, le pouvoir institutionnel du clergé reposait, dans chaque famille, sur l'élévation, le plus souvent par la mère, du fils au rang de représentant symbolique de la loi morale et sur le déni du père ; père absent, père froid, père faible a-t-on dit en parlant de l'identité canadienne-française, père condamné à chercher par réaction son statut dans une autorité factice qui n'ouvrait bien souvent que sur la violence arbitraire. La femme, de l'autre côté, empêchée de reconnaître le père symbolique et saisie par un destin maternel jusque dans sa première identité, n'était reconnue femme que mère et n'était reconnue mère qu'à travers sa propre reconnaissance du fils [7]. L’emblème de cette structure identitaire se trouvait jadis dans les manuels d'histoire du Canada de l'école élémentaire où l'on voyait l'image d'un homme, un genou par terre, la tête inclinée, la main sur le rebord de la table, recevoir, en même temps que sa marmaille, la bénédiction du jour de l'An de la main de son fils. Pour le reste de l'année, c'est une chanson populaire qui nous résume l'ethnographie : « la vie d'un homme », y dit-on, « c'est dans sa chaise qui grogne. »

C'est à ce mode d'opération du symbolique, et donc du pouvoir, que se greffe l'identité collective imaginaire dont nous avons parlé plus haut, mode d’opération où elle apparaît alors d'autant plus nécessaire qu'elle sert à y affirmer, contre l'Autre spéculaire, l'unité du Canada français et la légitimité problématique d'un pouvoir clérical dont le représentant, tout à la fois, se réclame de la tradition et bloque le lien d'identification à son principe : le père, pour dire les choses simplement, ne peut pas recevoir la Loi d'un passé dont il descendrait par l'intermédiaire du fils châtré. Problématique en elle-même quant à la légitimité du pouvoir qui en assure la reproduction interne, cette identité collective n'en suffit pas moins à faire pièce à la légitimité de l'État et à maintenir une sorte d'équilibre entre les deux ; l'assujettissement individuel, et pour ainsi dire privé, à la Loi dans l'État ne contournait la médiation cléricale que pour devenir le synonyme d'une suspension d'identité. En temps normal et [73] idéalement, le citoyen canadien-français était plutôt comme l'émissaire de la famille (et de l'Église) sur la place publique, un émissaire en liberté surveillée dans la sphère de l'identité abstraite de l'État où il venait porter, tel un tribut, le vote de la tribu. En faisant du « Rends à César... » sa politique, le clergé jouait la dévaluation du politique tout en soulignant en César, ultimement, le nom de l'Autre. Le Canada français, bref, était coincé entre son identité et la légitimité problématique du pouvoir de la reproduire : la conquête par l'Église de la capacité d'institutionnaliser les rapports sociaux rejetait hors du peuple et de l'idéal démocratique le principe de légitimité de ce pouvoir. Le Canada français « survivait » donc dans un dilemme ; soit il devenait la catholicité elle-même [8] pour faire du Pape son père, son Roi, le représentant de sa tradition inventée, la source de ses lois positives, et devenait ainsi, par une sorte de miracle historique, une société traditionnelle bona fide, cohérente jusque dans ses institutions politiques, ce qui était impossible ; soit les Canadiens français devenaient une minorité nationale dans une mosaïque légalement multiculturelle et essayaient d'assurer, à titre de citoyens comme les autres et d'individus en général, la préservation de leur identité collective particulière, ce qui ne l'était pas davantage.


L’identité québécoise dans le cul-de-sac
de la solution nationale

C'est à cette dualité identitaire que va tenter de mettre fin la négation explicite et « révolutionnaire » de la légitimité cléricale qui fut consommée par la réintégration des clercs dans la fonction publique sous la bannière de l'État québécois, opération, comme on l'a dit, qui a transformé en un éclair les Canadiens français du Québec en Québécois. Cette négation des structures institutionnelles du Canada français avait la figure de Janus et toutes les contradictions en ont été exposées, et dans tous les sens. D'un côté, elle allait faire constater en l'espace d'un instant l'impossibilité d'installer une identité particulière dans l'abstraction individualiste de l'État territorial sans nier le caractère formel de l'appartenance à cet État, alors que, de l'autre côté, elle allait pousser l'État québécois au-delà de cette contradiction dès lors que le premier conflit qu'il devait contenir, le conflit national interne, se trouvait lui-même au-delà de toute rationalisation possible : installé dans la légalité « provinciale » le temps d'absorber l'administration cléricale, l'État québécois fut installé aussi dans son inachèvement inaugural par son problème national et refoulé d'office vers la porte étroite du pragmatisme et de l'administration directe des conflits sociaux. Deux processus concomitants, l'aporie rationaliste et le technocratisme supplétif, s'imbriquèrent dans le même épisode [9] et l'identité québécoise fut enfermée dans un cercle qui reproduisait le dilemme antérieur : ayant commencé par opposer la rationalité de l'État au pouvoir de l'Église, la Révolution tranquille opposait maintenant l'héritage particulier de l'Église à l'abstraction de l'État. À défaut d'assumer cet héritage canadien-français, l'étatisation [74] québécoise perdait son sens, alors que le prix à payer pour l'assumer était la négation étatique de l'Autre spéculaire et la reproduction du problème original.

Si ce dilemme a laissé en rémission le mouvement souverainiste, c'est que ce dernier s'est trouvé contraint de progresser par « étapes » vers le rassemblement d'une majorité démocratique dès lors qu'il ne lui restait qu'à achever la révolution nationale par les voies légales où s'était déjà faufilée la révolution contre l'Église. Il arrive cependant que les questions de légitimité ne se jouent pas à la majorité et que l'identité québécoise, comprise comme assimilation des citoyens de l'État québécois aux Canadiens français du Québec, restera un quiproquo ; projet d'intégration culturelle imaginable sur quelques siècles, il est, au moment de la dissolution contemporaine de la souveraineté nationale aux mains des puissances corporatives multinationales, un projet passé date.

Cette identité nationale est en conséquence condamnée à l'ambivalence : inclusive de tous les citoyens, elle est pourtant exclusive aux Canadiens français ; ouverte à l'Autre, elle lui est pourtant étrangère ; projet d'avenir, elle a pourtant dans son histoire des raisons d'être qui lui sont particulières. Elle est en somme l'abrégé de l'identité nationale moderne ; elle appartient en droit à un projet rationnel et universaliste condamné à se perdre dans les « circonstances » de sa réalisation et à rester inachevé, enfermé dans la négation répétitive de la particularité. C'est dans cet inachèvement que se sont engouffrés les processus identitaires postmodernes, et c'est vers ceux-ci, vers le danger qu'ils représentent, vers la manière dont ils se sont déployés au Québec depuis trente ans, que nous devons nous tourner maintenant pour conclure ensuite d'une manière qui ne pourra être qu'un pari sur l'avenir.

Pendant que la nouvelle identité québécoise explorait ses dilemmes, en effet, de vieilles taupes et de nouvelles classes sociales creusaient obscurément de nouvelles galeries. Encore ici, la chose est bien connue. Ayant libéré l'autoroute de la modernité de toute hypothèque hormis celle de la rationalisation des conflits « nationaux », le gouvernement de l'État du Québec s'attaqua aux ornières bien concrètes des routes secondaires. L’administration publique put enfin devenir ce qu'elle était déjà sous le clergé : une administration, c'est-à-dire une pluralité d'administrations. Démocratie oblige, on mobilisa les clientèles autour des problèmes qu'il fallait régler et on offrit une place à leur influence dans l'administration en échange d'une influence de l'administration sur leurs décisions. Les populations se divisèrent en catégories selon les problèmes, catégories qui cherchèrent une représentation politique en remontant les canaux de l'administration plutôt qu'en descendant sur elle par l'intermédiaire de la législation. La législation cessa de se présenter sous l'alibi de la déduction d'un droit homogène à partir d'une idée de justice pour devenir l'instrument détaillé des impératifs pratiques, tels que traduits en nécessités administratives. Engagés dans les procédures de gestion directe de leurs problèmes et de leurs conflits, les « intervenants » (inventés à cette fin) devaient [75] se replier sur leurs droits pour accroître leur influence. Ces droits au pluriel, compris comme possessions substantielles, étaient fondés sur la nature de ce que l'administration voulait prendre en charge plutôt que sur des obligations générales dont ils auraient été la conséquence locale. Les droits devinrent donc l'alter ego de la réduction de la réalité en variables de l'administration des problèmes. De plus, comme les appareils publics, en plus d'être en concurrence entre eux, n'étaient pas les seuls à jouer le jeu de l'action directe sur les rapports sociaux, il fallait aussi que toutes les catégories sociales tombées sous l'emprise des géants de la propriété et du « contrôle » puissent s'appuyer de la même manière sur la possession de droits pour avoir du poids dans le jeu des décisions et pour arriver à opposer une juste résistance aux manipulations de leur réalité. L'État transféra donc aux droits substantiels le prestige du droit légiféré en leur reconnaissant globalement un statut politique, opération de charme et de concurrence fédérale/provinciale par laquelle s'accélérait la dissolution de la spécificité de la loi par le moyen de la charte. Sanctionnés par l'opinion publique en tant que résistance aux emprises illégitimes des organisations sur la vie sociale, les droits catégoriels furent sanctifiés par l'État à titre de droits de l'Homme. Tous les mouvements sociaux furent restructurés autour de droits et la formule générale de la société, une fois étendue aux puissances corporatives, devint celle du droit à la lutte pour des droits, les seuls laissés pour compte de la formule étant évidemment ceux qui n'avaient pas les moyens de cette politique. Finalement, l'usage de cette possession collective qu'était un droit dut, dans chaque cas, être organisé. Les groupes rassemblés autour de ces droits spécialisés devinrent ainsi de véritables groupes d'identité que travaillait l'image de l'Autre spéculaire contre qui le droit faisait barrage. Les différents aspects des individus concrets associés à ces différents groupes furent soumis chacun aux divers représentants des droits sur la place publique médiatique pendant que la légitimité incertaine de ces droits poussait les identités collectives ainsi reproduites à tomber entre elles dans des rapports imaginaires, quitte à entraîner pêle-mêle dans l'escalade spéculaire toute identité générique quelconque : même les genres du genre humain, l'homme et la femme, devinrent des groupes d'identité dans l'espace communicationnel avant de devenir, comme le reste, des lobbies dans les jeux d'influence.

La logique sociétale de cette explosion identitaire est assez simple : partout où des rapports sociaux sont soumis à des capacités technocratiques qui n'ont plus à répondre à la question de leur légitimité et à se justifier d'une idée commune de justice, il apparaît, à l'autre bout du lien significatif rompu par cette domination factuelle et muette, un droit d'être ou d'agir qui tente de rétablir le lien avec tous les autres moments de la vie sociale, mais dans le médium général de la communication publique. Ce procès identitaire n'a pas la moindre chance d'accoucher jamais d'une identité collective vivante et il ne peut absorber les individualités concrètes qu'en les décomposant en facettes sur la place publique ; il subordonne le moment symbolique d'identification à [76] une norme, qui est toujours historique et synthétique, au moment imaginaire d'opposition à l'altérité, qui est un moment universel mais vide, et sape les bases de tout rapport symbolique plus large en oblitérant le lien « généalogique » entre l'individu singulier et une identité collective dont il viendrait, où il aurait accédé à la parole et d'où il pourrait accéder à la reconnaissance de l'Autre, dans les deux sens de l'expression. La singularité individuelle et l'universalisme de la modernité tendent ainsi à disparaître ensemble dans le « particularisme abstrait » de la postmodernité et à emporter dans leur mouvement la possibilité même d'un rapport critique à l'identité (qui est l'aptitude du sujet à maintenir respectueusement ses origines à distance respectable). C'est donc en l'absence virtuelle de toute synthèse identitaire (légitime mais discutable) que les régulations systémiques de la société multiplient les « dimensions » de l'espace du particulier sans qu'il soit possible d'assumer la loi de cet espace dans le rapport à soi, aux autres et à la société. C'est en conséquence au gré des luttes adaptatives et réactives qu'il assume successivement que l'individu prend symboliquement place dans la « vie » sociale ; décomposé en une myriade d'identités dont chacune est, de droit, un tabou unidimensionnel (homme, consommateur, handicapé, aîné, entrepreneur, catholique et francophone), il a la tâche de s'y rassembler une personnalité multi-identitaire qui serait en résonance avec le multi-particularisme abstrait de la rectitude politique. À en juger par la prolifération des médecines douces, d'un côté, et des sectes religieuses, de l'autre, c'est son corps, ses besoins et leur intégration mystique au cosmos qui deviennent alors le principe d'intégration interne et d'unité de cet individu [10].


Entre l’identité nationale/étatique
et la quête identitaire imaginaire

Une esthétique de la reconnaissance
de la particularité historique [
11]

On objectera qu'entre le concept de l'État national et celui de la quête identitaire, il est possible de faire passer un carrosse ; il y a, en effet, beaucoup de place, entre les concepts, pour d'autres concepts. Il arrive cependant que la pratique ne soit pas aussi souple ; à voir la somme (et la qualité) des énergies qui ont été mobilisées (et perdues) depuis quarante ans autour de la question de l'identité et de l'identité du « pays » (lequel ?), il y aurait lieu de conclure à l'urgence de se détourner de la chose. Comme nous sommes dans le mauvais colloque pour arriver à une conclusion aussi hautaine, on accueillera celle qui suit comme le tribut qu'il nous faut verser à cette histoire, fussions-nous sans espoir de nous acquitter de ce que nous lui devons.

Il y a au Québec de nombreux groupes historiques, synthétiques et concrets, qui menacent aujourd'hui d'être aspirés d'une manière irréversible dans le vide de leur aspiration nationale propre et de faire disparaître du même coup toute résistance possible à l'explosion identitaire postmoderne. Ces groupes sont au cœur du malaise canadien, historiquement et symboliquement, et il ne [77] saurait y avoir de résolution de ce malaise (autrement que par sa reproduction fractionnée) tant que ces acteurs politiques collectifs ne s'engageront pas, au Québec même, sur la voie d'une innovation radicale. Les Anglo-Saxons du Québec s'accrochent à une identité nationale canadienne qui vogue dans l'abstraction géographique au-dessus de leur propre particularité, et cela, au nom d'une mosaïque multiculturelle légale mais creuse qui rejette dans l'insignifiance toute identité collective concrète au moyen de droits individuels négatifs destinés à obstruer totalement la vue de la réalité canadienne. Les Canadiens français ont cru, et continuent de croire, qu'il leur suffisait de devenir Québécois pour assimiler à leur identité ainsi étatisée tous les citoyens individuels de leur État et pour faire disparaître, en affirmant la leur, des aspirations nationales tout aussi impossibles que la leur. Les Autochtones, finalement dispersés sur des archipels territoriaux ou coincés dans des principautés sans terre, sont obligés de parler le langage de la nation et de l'État pour être entendus, préparant ainsi l'escalade de la rivalité mimétique entre eux et autour d'eux et annonçant à leurs enfants un avenir qu'ils ont déjà commencé à déserter, soit vers les villes où ils deviennent de nouveaux Canadiens errants, soit vers les paradis artificiels, où ils se perdent corps et âme. Pour ne pas avoir à choisir entre d'impossibles identités nationales modernes et le fractionnement identitaire postmoderne, il faut que ces groupes, dont les conflits historiques ont fait le Québec, assument leur propre réalité contingente, qui s'est faite dans ces conflits, et admettent qu'ils ne peuvent obtenir leur sécurité respective que de la reconnaissance réciproque. Rester ankylosés dans le rapport imaginaire, comme ils ne peuvent éviter de le faire tant qu'ils s'accrochent à l'identité nationale qu'ils croyaient avoir, à celle qui leur est impossible ou à celle que leurs membres désertent, serait pour les sujets historiques qui se côtoient ici la manière la plus certaine d'être emportés dans la tourmente planétaire, comme dit le prospectus du colloque, et de se perdre dans une explosion identitaire qui décompose les individus en facettes bien plus vite qu'ils ne peuvent tenir à jour le fichier de leurs droits. La réalité québécoise mérite nos attentions, si vous me passez l'expression, exclusivement par le côté de tout ce qui en elle s'est réalisé dans l'histoire, exclusivement par le biais de tout ce qui en elle s'est fait une place dans le monde et a agrandi le monde du même coup. L’« identité québécoise » ne peut donc exister que par l'intermédiaire des identités particulières en lesquelles elle se décompose et qui font sa valeur, de la même manière que chacune de ces identités collectives ne peut exister que par l'intermédiaire des individus uniques qui l'habitent et qui la font unique. Au projet moderne d'un univers humain dont tous les contenus positifs auraient été accordés entre eux simplement du fait d'avoir été obtenus de l'obéissance de l'individu aux exigences universelles de la liberté, peut-être pouvons-nous combiner maintenant la vision d'un univers d'identités historiques emboîtées à l'infini et articulées les unes aux autres, chacune obtenant son propre accroissement d'« être » de la richesse des particularités humaines collectives qu'elle reconnaîtrait comme formant le monde où elle a sa niche. Il en va de [78] même ici qu'avec la liberté individuelle, qui est universelle, mais qui n'existe positivement et n'a de contenu que par l'intermédiaire de la particularité collective où elle advient. L’idée est donc toute simple : on ne peut accroître le monde de la culture qu'en préservant les mondes contingents de la culture ; et comme les cultures n'ont jamais eu affaire qu'à l'esprit, jamais à la nature, elles peuvent, et elles doivent aujourd'hui, assumer leur propre nature, qui est la contingence historique et y trouver la condition universelle de leur reconnaissance réciproque en même temps qu'elles doivent trouver dans cette reconnaissance la voie de leur accroissement respectif.

Il n'y a évidemment pas de futurologie possible de cette exigence, qui est aussi post-traditionnelle qu'elle est postmoderne, mais il y a là une direction possible que l'on peut commencer à imaginer concrètement, et cela, indépendamment des processus répétitifs qui caractérisent la crise constitutionnelle canadienne. Il est clair, par exemple, que c'est la règle de la majorité qui continuera, à moyen terme, à fonder formellement la capacité d'agir sur le plan institutionnel, la modernité n'ayant trouvé le moyen de refouler ses propres contradictions que dans cette élévation pragmatique de la puissance « démocratique » du nombre. Il est tout aussi clair, cependant, que cette règle ne vaut rien pour ce qui est des rapports entre des identités collectives historiques dont l'existence jouit d'un égal degré de légitimité et que la responsabilité de renoncer à la règle de la majorité reviendra, au Québec comme partout ailleurs, à ceux qui en disposent. Il ne s'agit pas ici de tenter de « rapetisser » le projet canadien-français, mais d'exiger que son accroissement passe par l'accroissement de projets identitaires dont il dépend pour son propre sens, cela dut-il obliger à fonder de nouvelles institutions politiques sur les négociations permanentes de ces groupes historiques plutôt que sur la représentation abstraite des individus, et à faire de la liberté négative du sujet transcendantal moderne la limite des institutions plutôt que leur contenu substantiel. Il est donc plus urgent de reconnaître, au Québec même, des autonomies communautaires fondées sur la responsabilité collective que d'achever l'État pour ensuite le privatiser, plus urgent de négocier l'articulation et la hiérarchisation de ces responsabilités que de conquérir une souveraineté entière et unitaire pour découvrir ensuite qu'il est préférable d'y renoncer au nom des contraintes globales et éviter d'exacerber les conflits internes en l'exerçant, plus urgent de multiplier les niveaux normativement hiérarchisés de l'autonomie politique et de l'identité collective que de procéder à des décentralisations administratives à caractère techno-bureaucratique. S'il doit rester quelque chose de l'idéal moderne d'une capacité réflexive d'action sur soi de la société, s'il doit rester quelque chose de l'espace public politique et de la souveraineté populaire, c'est qu'ils auront été assumés dans une multitude de groupes identitaires historiques et synthétiques capables de supporter leurs contradictions internes, capables de lier la conscience de la particularité collective à l'aptitude à reconnaître l'altérité, capables, finalement, de rechercher activement les conditions institutionnelles plus générales de cette esthétique de la reconnaissance.

[79]

Quoi qu'il en soit de cette possibilité, une chose reste certaine : l'aporie de l'État national est déjà constatée au cœur même de l'Europe et elle se révélera partout, à mesure que les États faibliront face aux organisations et aux contraintes de la globalisation. C'est une faiblesse de cette nature qui a jadis été compensée, en version implosive, par le totalitarisme, là où nous trouvons aujourd'hui, en version explosive, la production systémique des identités. Ce n'est donc pas jouer les apprentis sorciers que de dire : il faut imaginer autre chose, quelque chose qui ne soit pas un saut hors de l'histoire, quelque chose qui ne soit ni l'abandon des traditions ni l'abandon de leur critique moderne ; il nous faut maintenant dépasser simultanément les absolus des premières et l'agnosticisme normatif inhérent à l'universalisme abstrait de la seconde.

Facile à dire ? Sans doute. Mais quand il s'agit de parler, peut-être faut-il justement commencer par redire ce qui est facile à dire.

[80]


RÉFÉRENCES

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Clain, O. (1988), Sujet et connaissance. Généalogie du discours positif : essai sur l'argument phénoménologique hégélien, thèse de doctorat, Université de Montréal.

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[81]

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Rompré, D. (1994), Wilhelm Reich et la raison corporéiste, thèse de doctorat en sociologie, Université Laval.

Simard, J.-J. (1978), La longue marche des technocrates, Montréal : Éditions Saint-Martin. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]


Notice biographique

[367]

GILLES GAGNÉ

Gilles Gagné a fait ses études de sociologie à l'Université du Québec à Montréal et à l'Université de Montréal. Il enseigne au Département de sociologie de l'Université Laval dans les domaines de la théorie sociologique, de la sociologie politique et de l'histoire de la pensée. En collaboration avec des collègues de l'UQAM et de Laval, et avec le concours d'étudiants aux études avancées, il édite la revue Société. Il est membre du Groupe interuniversitaire d'étude de la postmodernité et il a publié des articles et des essais sur la théorie sociologique et sur la mutation sociale contemporaine. Il travaille actuellement sur la société québécoise et la question identitaire.



[1] Pour une discussion plus systématique de la question de la postmodernité, on se référera aux travaux du Groupe interuniversitaire d'étude de la postmodernité publiés dans la revue Société, et notamment aux numéros 12 et 13 consacrés à l'Amérique.

[2] On peut distinguer les différentes entreprises coloniales américaines d'après le personnage qui, dans chaque cas et selon l'imagerie populaire, a ouvert le pays aux Européens et l'a « renversé » en leur faveur. C'est le conquistador, porteur d'un projet d'expansion universelle de l'empire chrétien orienté contre les païens et les infidèles, qui a inauguré l'Amérique hispanique ; c'est le founding father, pèlerin de la rigueur morale, qui a inauguré dans un continent virginal et désert la city set upon a hill et fondé une nouvelle société. Quel type de personnage a ouvert le Canada aux Européens ? Un petit fonctionnaire de Sa Majesté nationale française qui n'avait pas aussitôt pris pied en Amérique qu'il traitait avec les peuples à la recherche d'alliés de l'État contre les Anglais et de partenaires commerciaux pour traiter avec les bourgeois qui finançaient Sa Majesté ? Toujours est-il que si « les peuples se ressentent toujours de leur origine », ces trois Amériques auront encore pour longtemps affaire au ressentiment de ceux qui en ont subi les origines : aux yeux des conquérants, les Amérindiens étaient païens et ils furent assez violemment convertis ; aux yeux des fondateurs d'une nouvelle société dans un nouveau monde désert, ils appartenaient à la nature et ils furent repoussés en même temps et au même titre que les arbres et les loups ; et aux yeux des traiteurs, ils étaient de petits peuples alliés à un grand roi et ils furent, à répétition, trompés, trahis et abandonnés. Au-delà de ces différences sociologiques, cependant, c'est peut-être par leurs ressemblances que ces personnages ont surtout marqué l'histoire des origines, les trois étant, en effet, porteurs des mêmes maladies.

[3] Les recherches de Nicole Gagnon sur la réforme de l'enseignement illustrent ce point d'une manière éclairante ; voir, par exemple, Gagnon et Gould (1990) ; voir aussi Gould (1993).

[4] Pour une interprétation philosophique et sociologique des concepts fondamentaux de la psychanalyse lacanienne, voir Clain (1988 : 162 sq.).

[5] Voir à ce sujet l'hypothèse de Delâge (1991). L'exposé de cette hypothèse et sa justification par Delâge ont, pour moi, valeur de démonstration.

[6] Laperrière (1986) propose un « bon usage de l'ultramontanisme » qui vise à distinguer le sens étroit (précis) de ce courant idéologique ; il faut plutôt comprendre ici l'ultramontanisme au sens large, comme dimension du conservatisme moderne, c'est-à-dire comme reformulation de la pensée conservatrice orientée contre les idéaux de la Révolution française. Sur le conservatisme moderne, voir Freitag (1983) de même que le débat sur le catholicisme au XXe siècle dans Recherches sociographiques, XXVII, 1.

[7] Voir à ce sujet Laurin-Frenette (1978, 2e partie). Voir aussi Hamelin et Gagnon (1984) et, notamment, « La vocation » : 129-134.

[8] La chose fut envisagée. Il y a une quarantaine d'années, une femme dont l'alliance mystique avec le clergé était célébrée dans tout le comté entraîna son deuxième fils dans le désert sans rémission de sa piété et l'assura que s'il triomphait du péché et gardait son âme pure, il allait devenir le premier pape canadien-français. Ce fils s'ouvrit de ce destin à un ami pour qu'il l'aide à en partager le poids, qui fit la même chose de son côté pour se libérer de la confession, et bientôt, la chose fut dans la cour de l'école où un tripleur de cinquième année (à l'intelligence vive et pénétrante) se dit d'avis, comme pour pousser le plaisir de la cruauté collective à son paroxysme, qu'il était temps, de toute manière, que le pape soit un vrai catholique. L'inquisition qui suivit révéla aux autorités que la remarque était beaucoup moins drôle qu'elle n'en avait l'air (à moins que cela ne soit l'inverse) vu que, avoua son auteur, elle avait été lancée sans aucune ironie, au premier niveau : « Je ne m'adonnais pas à penser, confessa-t-il, que le pape aussi était catholique. »

[9] « Le lévesquisme et la personnalité politique de René Lévesque sont d'un autre ordre. Ils s'inscrivent, dès le départ, dans l'espace public (libéralo-démocratique) de la Révolution tranquille mais, en même temps, comme nous l'avons souligné plus haut, dans le mouvement de dénaturation de cet espace caractérisé par la technocratisation concomitante de l'ensemble de la société. [...] Qu'un seul homme ait pu symboliser, presque en même temps, le démocrate de type libéral, le libérateur de la nation et le technocrate, ne saura être convenablement expliqué avant que soit saisi ce double mouvement de la vie politique québécoise durant lequel se sont télescopées la mise en place des deux grandes formes (libérale et Keynésienne) de l'État démocratique bourgeois » (Bourque 1984 : 120). Voir aussi Simard (1978).

[10] À ce sujet, voir Rompré (1994).

[11] Voir Freitag (1982) et Groupe interuniversitaire d'étude de la postmodernité : (1991 voir l'exposé de Michel Freitag).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 8 janvier 2011 8:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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