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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Hubert Gerbeau, “La famille Mabit dans les Hauts de la Réunion. Une contribution au mythe insulaire”. Un article publié dans De la tradition à la post-modernité. Hommage à Jean Poirier, pp. 257-265. Textes réunis par André Carénini et Jean-Pierre Jardel. Paris : Les Presses universitaires de France, 1996, 1re édition, 487 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 28 janvier 2008 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Hubert Gerbeau [1937- ]

Poète et romancier, Agrégé d’histoire et docteur d’État, professeur d’université
Chercheur au CERSOI depuis 2002. 

La famille Mabit dans les Hauts de la Réunion.
Une contribution au mythe insulaire
”.

 

Un article publié dans De la tradition à la post-modernité. Hommage à Jean Poirier, pp. 257-265. Textes réunis par André Carénini et Jean-Pierre Jardel. Paris : Les Presses universitaires de France, 1996, 1re édition, 487 pp.

 

Quand, avec des étudiants du Centre universitaire de la Réunion, je commençais à recueillir des récits - dont jean Poirier nous avait persuadés qu'il y avait urgence à le faire -plusieurs découvertes me fascinèrent. La première fut la richesse de l'accueil que nous réservaient la plupart des personnes âgées, interlocuteurs de toutes origines, de toutes conditions, attentifs à nos questions, heureux d'aider à fixer dans nos mémoires, en même temps que de leur passé, des pans entiers de celui de l'Île [1]. Une autre découverte, qui provoqua d'abord en moi irritation et malaise, fut l'image qu'on nous proposait d'une Réunion, à la fois terre d'horreur et de bénédiction. Certes un partage pouvait s'effectuer entre les points de vue en prenant en compte l'origine sociale et le mode de vie. Mais les contradictions subsistaient, nombreuses, et invitaient à courir à d'autres sources. Du travail entrepris, on ne proposera ici qu'un bref aperçu : jetés par l'extraordinaire éveilleur qu'est jean Poirier sur les sentiers de file pour y collecter des archives orales, nous sommes souvent retournés aux textes, mais ceux-ci nous ont, à maintes reprises, renvoyés au terrain. La famille Mabit, partie de Nantes, pour trouver dans le cirque de Salazie, au cœur de la Réunion, l'Éden et l'Eldorado, nous aidera par sa correspondance à cheminer dans les décennies 1860 et 1870, et peut-être à proposer quelques débuts de réponse à ce qui nous avait paru bien énigmatique. 

 

LES HAUTS ET LES BAS
D'UNE FAMILLE NANTAISE
 

 

Aline et Alphonse Mabit, ayant fait de mauvaises affaires en France, s'installent avec leurs enfants dans les Hauts de la Réunion [2]. Leur correspondance, parfois non datée, se situe, pour l'essentiel, entre 1867 et 1873, et permet de suivre leur vie sur une plantation située dans l'intérieur montagneux de l'île. 

Le point de départ de l'aventure est expliqué en ces termes: 

« Aujourd'hui les terres à cannes ne rendent pas la moitié des frais, aussi on les abandonne dans les bas (...). Le maïs lui-même ne produit plus rien en raison de la grande sécheresse que nous subissons depuis plus de deux années. Quant à nous, nous allons aller nous réfugier à Salazie pour nos santés d'abord, et ensuite pour laisser passer l'orage (...) J'espère pouvoir payer tout comptant. je suis assuré de pouvoir y vivre à l'abri de tous les ennuis et les tracas du monde sous un climat toujours printanier [3]. » 

Héry n'a-t-il pas déjà salué « cette terre promise couverte de riants châles », offrant de multiples ressources aux habitants : 

« Trois mille personnes peuplent la déserte forêt des temps passés ; des caféteries de cent balles de revenu (...), la pêche, la mûre, la framboise, la bibasse, la pomme, la prune, prospèrent. (...) Le mais, la pomme de terre et les légumes les plus savoureux y déploient la végétation la plus vigoureuse, et cette terre promise (...) voit non pas des Israélites assis à l'ombre de leur vigne et de leur figuier, mais de robustes colons à l'athlétique musculature, des femmes à la carnation rosée dont l'Angleterre envierait le teint vermeil, assis aussi dans la quiétude du bien-être, sous leurs bosquets de bananiers et leurs tonnelles de grenadilles [4]. »  

L'enthousiasme du narrateur, les références bibliques semblent propres à encourager tout pionnier à tenter l'aventure de Salazie. S'y installant, Mabit fuit « les ennuis et les tracas du monde ». Près de deux siècles auparavant, c'est à l'île entière de Bourbon que Leguat confiait ce rôle de refuge, « isle, à laquelle on donnait le nom d'Eden », ajoutant : « Je fus tenté de l'aller visiter, résolu d'y finir mes jours, hors des embarras du monde [5]. » Le rêve de trouver un substitut du paradis terrestre dans l'océan Indien n'est pas nouveau : depuis la fin du XVe siècle, les Portugais ont concentré sur cet espace océanique une étonnante série d'images. Eux sont tentés de placer l'Eden « aux confins de l'Inde d'où sortiraient les quatre fleuves paradisiaques identifiés au Nil, au Tigre, à l'Euphrate et au Gange » [6]. 

Certes les découvreurs de la Renaissance connaissent les besoins de leurs souverains en épices et en métaux précieux. Ces derniers seraient fournis en abondance par le pays de l'or, Eldorado situé entre Orénoque et Amazone. Contrée imaginaire, si rebelle à se laisser admirer, que le rêves en porte de lieux en lieux. L'Eden, lui, n'a pas à prouver sa réalité par l'embarquement de riches cargaisons : il est nostalgie et espoir. Textes sacrés et récits pieux le font vivre. Pierre d'Ailly, mort cardinal en Avignon vers 1420, l'a situé « à la fin de l'orient », près de l'équateur. Son Imago Mundi est un des ouvrages qui inspirent l'expédition de Colomb. Ce dernier sait bien, quand il s'embarque vers les Indes et Cipango en 1492, que ses bailleurs de fonds attendent de son expédition qu'elle les enrichisse. Ceci ne gâte pas ses facultés d'émerveillement et c'est bien un paradis terrestre qu'il décrit, peuplé des plus paisibles, des meilleures gens du monde [7]. 

Comme l'Eldorado, l'Éden a donc été localisé ici et là au fil des siècles [8]. Mais peu d'îles ont suscité, chez leurs premiers visiteurs, autant d'enthousiasme que Bourbon [9]. Commentant ces récits, Jean-Luc Bonniol, y repère l'essentiel des thèmes paysagers qui s'impriment dans le regard des voyageurs : celui de la nourriture à satiété, de la pureté et de l'excellence des eaux vives, de la splendeur des bois, de la fertilité. « Ce serait avec juste raison que l'on pourrait appeler cette île un paradis terrestre », affirme l'un d'eux. L'expression reviendra souvent, « récurrence symbolique qui procède largement du sentiment que les découvreurs ont de sa préservation, depuis le début des temps, comme île déserte et inviolée » [10]. Bourbon, archétype de toute île où se réfugient les rêves ? 

« Île-refuge, île fortunée, île sauvage (...), île d'Eden au-delà des terres, mais que l'on ne "gagne" qu'après avoir surmonté de dures épreuves. Cela depuis l'Antiquité ; toute île préserve une Calypso (la cachée), tout archipel est archipel aux Sirènes (...). Et la publicité s'en est mêlée ; on connaît la formule : "La femme est une île, Fidji est son parfum [11]." » 

Espace resserré, sein maternel, voici le cirque, Éden dans l'Éden. La plantation des Mabit offre un raccourci de l'histoire économique et sociale de la Réunion. On y cueille un peu, les premiers habitants avaient commencé ainsi, puis - comme Robinson - ils avaient planté des vivres, élevé des animaux. Les Mabit font de même. À sept, ils consomment « au moins 15 porcs par an ». Ils en retirent la graisse pour faire la cuisine, confectionner saucisses et andouilles puis placent le reste de l'animal dans le charnier pour le saler. Ils comptent aussi sur « les volailles, les canards et lapins ». Mais cet élevage offre des difficultés, car les « chats marrons » et les rats « font de grands ravages ». La mortalité des porcs est elle-même élevée : au moins 30 bêtes ont été perdues au cours de l'année 1868, Alphonse compte faire mieux à l'avenir et avoir ainsi « de quoi vendre et manger ». La famille dispose de plusieurs vaches, mais une seule donne du lait, « les autres ayant manqué leur portée ». Ceci permet de fabriquer un peu de beurre et de fromage frais, « qui est dévoré dans un instant par les enfants ». Du blé noir, envoyé de France, une partie a été consommée, l'autre plantée. En l'absence des rats, la récolte aurait été honnête [12]. La propriété produit aussi du maïs, de « l'arrourut », du manioc, du « safran ». Elle « a fourni au ménage tout le riz qu'il a consommé, ainsi que toutes les volailles et légumes dont il a eu besoin y compris même les haricots ». Alphonse précise que ses domestiques et sa famille mangent ces haricots, « soir et matin depuis près de 6 mois ». De nouveaux animaux sont cités : oies et dindes, qui se vendent mal ; moutons et chèvres, dont on envisage d'augmenter le nombre pour pouvoir les commercialise [13]. 

Se nourrir et trouver des revenus, double souci des Mabit. Ils donnent tous les soins à la vanille mais surtout au café [14]. La canne, elle, est absente de la propriété de Salazie : elle pousse mal dans les parties élevées des cirques et Alphonse sait qu'il est arrivé dans l'île à un moment où l'euphorie sucrière était déjà passée.

 

ÎLE, ÎLES

 

Au fil des mois, les lettres ont changé de ton. Aline est souvent malade : « Palpitations nerveuses du cœur qui la font beaucoup souffrir, hémorragies provoquées par des "petits ulcères au col", "dysenterie aiguë", fausse couche. Ceci ne l'empêche pas d'organiser la vie familiale et de se soucier, au fil des jours, de chaque détail. Elle sert de prête-nom à son mari pour éviter d'ultimes saisies, renvoie son « schall » de cachemire en France, en espérant que sa vente lui permettra d'acheter de l'indienne pour ses « enfans qui n'ont plus de vêtements, puis des serviettes de table en coton (...), une bonne vache laitière ». Un « commandeur en chef » seconde Alphonse, mais celui-ci va s'en séparer car il ne peut plus le payer ; il doit d'ailleurs plusieurs mois de salaire aux travailleurs annamites et indiens qu'il a engagés sous contrat. Aline évoque l'aide de « ses négresses » et d'une certaine Élisa, mi-gouvernante, mi-servante, amenée avec eux de France. Cette dernière les quitte, se réfugie chez le « curé Lebel », originaire des « environs de Redon », et les menace de procès, disant qu'on lui doit de l'argent. Excédés, les Mabit s'adressent à l'évêché : « Comment un prêtre de 26 à 27 ans peut-il se compromettre à ce point et laisser écrire des lettres de ce genre par (...) une orpheline élevée à l'hôpital de Redon avec des croûtes de pain données par les âmes charitables [15] ? » 

Comble de malchance, les récoltes sont médiocres et un cyclone, qui s'abat le 7 janvier 1873, provoque sur la plantation des « désastres », difficiles à réparer « faute de ressources ». Finalement un Mauricien, rencontré par hasard, fait espérer quelque situation mirifique dans son île, et Alphonse ne vit plus que dans l'attente d'une confirmation du projet. « Je tremble à l'idée d'une déception, écrit sa femme, parce qu'il deviendrait fou ou mourrait de chagrin [16]. » Et d'ajouter qu'à la Réunion ils n'arrivent pas à subvenir à leurs besoins. Cette remarque désabusée fait suite à maintes expériences et maints espoirs, dont la trame apparaît depuis 1867 dans la correspondance des Mabit. Aline, île en l'île, mais sans parfums, sans « schall » de cachemire - et consciente qu'elle et sa famille seront bientôt privées du nécessaire... 

Disparition des protagonistes ou de leurs terres, la correspondance s'interrompt, laissant en l'état cet emboîtement de temps et de destins, cet emboîtement de mondes - de l'océan à l'île, au cirque, à l'habitation - et cette marche que l'on imagine poursuivie d'Éden en Éden jusqu'au vide. Alphonse a-t-il cédé à l'appel de Maurice, ultime « mirage des îles » [17] ? Élisa la Bretonne a-t-elle rejoint la cohorte des jeunes créoles vivant dans l'attente d'un soupirant que la couleur et la naissance rendent acceptable ? Aline, enracinée dans ses fonctions de génitrice et d'éducatrice, a-t-elle pu ramener sa famille au réel ? Son combat quotidien ne rend pas l'hypothèse absurde : combat contre la maladie, les créanciers, la pénurie, l'isolement, la lutte pour faire instruire ses aînés à Saint-Denis, ranimer l'intérêt d'une famille métropolitaine, préparer le retour en France, résister au chantage d'Élisa et aux affabulations d'Alphonse. À l'évidence épine dorsale de la famille, elle laisse pourtant à celui-ci la première place, le présentant toujours en héros valeureux et malheureux, vieillissant, harassé par les soucis, victime des circonstances mais non coupable. 

L'ambivalence de l'île, vécue par les Mabit, l'est aussi par nombre de témoins - qui découvrent, successivement ou simultanément, ses contradictions. Effroi et admiration, profusion et pénurie s'imposent à l'homme, dont le rôle est lui-même ambigu puisque, tantôt il développe les potentialités de l'île, en exalte les dons, tantôt il la détruit et s'y détruit. 

Le gouverneur Milius rendant compte au ministre d'une longue tournée, oppose, de façon éloquente, les zones dévastées, celles où la main de l'homme s'avère meurtrière, aux zones préservées, asiles d'une nature immémoriale et vierge : 

« Les hommes travaillent chaque jour à détruire son ouvrage, en abattant par le fer et par le feu, ces belles forêts qui, en fixant les nuages sur les montagnes, les forçaient à se répandre dans la plaine en pluie et en rosées bienfaisantes. Il résulte aujourd'hui de cette imprévoyance que les sources (...) se tarissent, (...) que les cultures s'appauvrissent Terres rocailleuses (...), affreuse aridité [18]. » 

Continuant sa route, le gouverneur arrive dans le sud de l'île. Il décide de s'engager, au départ de Saint-Pierre, sur le chemin dit de la Plaine, qui traverse l'intérieur de Bourbon, et aboutit à Saint-Benoît. Il a ainsi: 

« une idée de ce que devait être la Colonie lors qu'elle fut découverte. Partout on remarque une végétation vigoureuse et une brillante fécondité ; on ne peut s'empêcher d'admirer ces vastes forêts qui paraissent aussi vieilles que le monde, et que la main de l'homme a respectées jusqu'à ce jour, à cause de la difficulté d'y pénétrer et d'en extraire le bois » [19]. 

Les parties les plus impénétrables des Hauts se trouvent dans les cirques et c'est là que l'ambivalence insulaire semble le plus fortement ressentie, par exemple par un planteur de Bourbon, quand il découvre Salazie en 1834 : 

« Tout le site en est d'une grande beauté. Il y a des endroits qui sont enchanteur pour la fraîcheur et la grâce de cette verdure qui a commence avec le monde et que la main de l'homme n'a point encore profanée. Ces ruisseaux, ces cascades, ce murmure en échos, produit par la chute des eaux et le bruit d'une brise légère dans le feuillage varié à l'infini des arbres (...), monde d'enchantement et de merveilles qui vous absorbe et vous inspire de grandes et nobles pensées [20]. 

Mais déjà apparaissent les signes négatifs, ceux qui ramènent Lescouble à sa taille médiocre, à sa fragilité : « routes de basalte qui s'élancent au ciel », énormes sommets « qui couronnent le tout et se perdent dans les nuées », « cahos épouvantable de débris de montagnes amoncelés sans ordre », piton d'enseigne, devant lequel on éprouve « une sorte de terreur », « énorme géant parmi les monstres et qui semble menacer le voyageur » [21]. Plus d'un siècle et demi après, quand Alexandre Bourquin arrive à Salazie pour les besoins de sa recherche, l'impression n'est guère différente : « Les parois volcaniques chutent en à pics vertigineux, quelques replats ont fixé l'homme, quelques îlets concentrent la vie (...) C'est dans ce cirque, hostile, hallucinant, qu'une population - toujours plus nombreuse et de plus en plus pauvre -, s'est accrochée aux pentes [22]. » 

Dès les années 1830, semble s'établir dans le cirque de Salazie une tradition de « retour à la terre », pour des citadins qui - précurseurs des Mabit - ont fait de mauvaises affaires. Lescouble y visite la propriété d'un certain Nallet qui était marchand à Saint-Denis et décrit des plantations où prospèrent café, mais, avoine, bananes, légumes divers [23]. Jean Defos du Rau - qui étudie le cirque dans les années 1950 - estime qu'il représente « la région des Hauts où la vie est le plus facile ». Sa situation au vent lui vaut une végétation fournie, qui freine l'érosion. L'eau court partout. Si les « îlets périphériques » se sont dépeuplés, les « grandes îlettes vivent bien », on y élève des vaches, on y cultive du mais, on produit des fruits et des légumes - surtout des haricots, des bananes et même du raisin [24]. 

À l'évidence, la diversité du milieu naturel, l'hétérogénéité des habitants, devraient amener les voyageurs à nuancer leurs jugements. Mais la présence de nombreux Petits-Blancs les incite à rechercher la simplification, voire le sensationnel et à généraliser ce qui vaut surtout pour les plus pauvres occupants de quelques îlets vertigineux, là où l'esseulement et la misère semblent rétrécir les facultés humaines : 

« À des centaines de mètres de hauteur j'aperçois quelques huttes isolées, émergeant de l'opulente végétation. Les habitants de ces cabanes ont-ils seulement la plus faible conception de l'entourage grandiose où le hasard de la naissance les laisse végéter ? L'obscurité de leur intelligence leur permet-elle d'éprouver le moindre sentiment d'admiration, d'extase ? Ces pauvres gens, favorisés par un climat délicieux et par tous les bienfaits de l'existence patriarcale, doivent avoir le développement intellectuel de la chèvre qui broute dans leur enclos, de la poule qui picore dans leur jardinet [25]. » 

A. Bourquin rassemble, en préambule à sa thèse, les images contrastées que lui laissent ses premières lectures : le « Petit-Blanc » devient une sorte d'entité, s'affirmant « de plus en plus dégénéré, d'une consanguinité et d'une ivrognerie invétérées le conduisant à un état larvaire et irréversible ». Il apparaît comme « fondamentalement voleur, vagabond, insouciant, immoral... et paresseux ! ». Mais d'autres témoins magnifient les valeurs ancestrales de cette « race sublime, symbole de résistance ethnique héroïque et fière, exempte de toute tare, d'une pureté originelle » [26]. 

Ainsi, à l'instant de conclure, retrouvons-nous, appliqués àune population, les contrastes que nous soulignions d'entrée, ceux d'une Réunion, à la fois terre d'horreur et de bénédiction. Île qui tour à tour « bonifie » et « ensauvage ». Île dont des habitants, qui maîtrisent la « nature » et la « culture », peuvent réussir sur place et même devenir, en d'autres lieux, comme Madagascar - où le colonisateur, pensent-ils, n'est que « culture » et l'indigène que « nature » - les compradors, les intermédiaires obligés entre l'un et l'autre [27]. Était-ce pour n'être pas créoles, pour n'avoir pas assez vécu cette « nature », que les Mabit étaient passés en quelques années du rêve au cauchemar ? 

Le rêve, en tout cas survit aux déboires. Trois auteurs réunionnais en témoignent. Manus et Ary Leblond ayant rappelé que Bourbon était l'Éden des premiers navigateurs, ajoutent que sa « splendeur n'est point écrasante mais très simplement auguste » et que la nature y est « contrainte au chef-d'œuvre : l'île est parfaite » [28]. Jules Hermann estime, quant à lui, que « les montagnes de la Réunion ont été sculptées par la main de nos ancêtres, les géants lémuriens » et que « les Mascareignes ont été le berceau d'une prodigieuse civilisation antédiluvienne » [29]. Ainsi, peu de temps après l'échec des Mabit, la Réunion entre dans le panthéon d'une épopée planétaire et peut-être cosmique, vestige d'un continent écroulé, digne du plus noble destin.


[1]    Programme d'enquêtes destiné à la constitution d'« Archives orales réunionnaises » ; la collecte a débuté en 1976, elle est réalisée par des chercheurs de la Réunion, de Nice et d'Aix, sous la responsabilité de J. Poirier, S. Fuma et H. Gerbeau. Enregistrements et transcriptions sont conservés au Chaudron, dans les locaux des Archives départementales de la Réunion (ADR).

[2]    Des « dossiers de clients » ont été déposés par les notaires aux Archives départementales de la Loire-Atlantique (ADLA, not.). Deux liasses de la « succession de Madame Vve. Ed. Mabit » se rapportent à des propriétés sises à la Réunion, une à Saint-Benoît, l'autre entre les villages de Salazie et Hell-Bourg. La liasse concernant le cirque de Salazie comporte 44 pièces (ADLA, not., E XVIII, 211, 14). Toutes les lettres sont écrites à la Réunion et sont destinées à des correspondants qui vivent en métropole.

[3]    ADLA, not., E XVIII, 211, 14, lettre d'Alphonse à sa sœur Ariane, Saint-Denis, 15 novembre 1867. Aline trouve, elle aussi, le cirque « délicieux et tout frais comme le mois d'avril en France » - lettre à Ariane, 19 novembre (1867 ?).

[4]    Fables créoles et explorations dans l'intérieur de l'île Bourbon, nouv. éd., Paris, J. Rigal, 1883, « Salazie en 1853 », p. 136-137. L'auteur a proposé une première description de l'île dans ses Esquisses africaines, publiées en 1849. Mort à Saint-Denis en 1856, Louis-Émile Héry, qui avait été successivement directeur d'usine sucrière puis professeur au lycée, était né à Redon, petite ville du sud de la Bretagne (Jean-Claude RODA, Place de l'île de la Réunion dans l'histoire de la littérature française, Annuaire des Pays de l'océan Indien, vol. II, Aix-en-Provence, PUAM, 1977, p. 141-154, p. 151). On remarquera que c'est à Redon qu'avait aussi été élevée l'orpheline Élisa, dont les Mabit auront à se plaindre. Signe, parmi d'autres, de la place tenue par les immigrants bretons dans le peuplement de la Réunion.

[5]    Un projet de république à l'île d'Éden (l'île Bourbon) en 1689, par le marquis Henri Du Quesne. Réimpression d'un ouvrage disparu.... précédé d'une notice par Th. Sauzier, Paris, Dufossé, 1887, p. 13. Duquesne, qui vivait à Amsterdam, renoncera à partir, confiant ce soin à Leguat, qui finalement vivra une dure aventure à l'île Rodrigues. Les textes des deux hommes, protestants français, tourmentés par la révocation de l'édit de Nantes, ont été réédités, avec une introduction et des notes de Jean-Michel RACAULT, sous le titre Aventures aux Mascareignes... (suivi de) Recueil de quelques mémoires.... Paris, La Découverte, 1984, 243 p.

[6]    Louis DERMIGNY, Les Européens aux « Indes » du XVIe au XVIIIe siècle, in Mouvements de populations dans l'océan Indien, Paris, Champion, 1980, p. 167-185 (p. 169).

[7]    Christophe COLOMB, La découverte de l’Amérique, t. 1, journal de bord, 1492-1493, Paris, La Découverte, 1993, p. 146.

[8]    Marianne MAHN-LOT, Île des Bienheureux et paradis terrestre, Revue historique, no 569, janvier-mars 1989, p. 47-50. Sur le thème de la rencontre de l'Éden et de l'Eldorado, cf H. GERBEAU, Mythes et stratégie. Le sud-ouest de l'océan Indien du XVIIe au XXe siècle : un espace français ?, in Histoires d'outre-Mer, Mélanges en l'honneur de Jean-Louis Miège, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1992, 2 t., 716 p. (t. 2, p. 447-491, dont 447-449).

[9]    Albert LOUGNON, Voyages anciens à l'île Bourbon. Sous le signe de la Tortue (1611-1725), 1re éd., Saint-Denis et Paris, 1939, 11-234 p. (3e éd., 1970, réédition, Saint-Denis, Azalées Éditions, 1992).

[10]   Généalogie du paysage réunionnais (1650-1950), 31 p., à paraître dans l'Annuaire des Pays de l'océan Indien, vol. XIII, Aix et Paris, PUAM-CNRS, 1995 (sous presse). Significatif est le titre « L'île d'Éden », que l'auteur donne à sa première partie.

[11]   Jean POIRIER et Simone CLAPIER-VALLADON, Essai sur une problématique de la mythologie et de la psychologie insulaires, p. 45-56 (p. 45), in Îles tropicales : insularité, « insularisme », Paris, Talence, ACCT et CR-ET, 1987, 499 p.

[12]   ADLA, not., E XVIII, 211, 14, lettres d'Alphonse à sa soeur Ariane, Heu-Bourg, 27 août et 23 septembre 1869.

[13]   ADLA, not., E XVIII, 211, 14, lettres adressées à Ariane, datées d'Hell-Bourg, le 18 octobre et le 17 décembre 1869. Par « arrourut », il faut entendre l'arrow-root, plante originaire d'Amérique tropicale, dont les rhizomes fournissent une fécule comestible. « Safran » est le nom local donné au curcuma (Elettoria cardamomum), qui est utilisé en poudre dans diverses préparations culinaires, qu'il teint en jaune. On l'emploie aussi en applications sur la peau, par exemple pour arrêter les saignements (Robert CHAUDENSON, Le lexique du parler créole de la Réunion, Paris, H. Champion, 1974, 2 t. (t. 1, p. 33, 38, 79, 84 et 88). La mention d'une culture de riz est rare au XIXe siècle. Mais l'île avait fourni des quantités appréciables de ce produit au XVIIIe, la culture réussissant dans les parties basses et humides de son terroir mais aussi dans les zones sèches du sud (Claude WANQUET, Histoire d'une révolution : la Réunion 1789-1803, Marseille, J. Laffitte, 3 t., 1980-1984, t. 1, p. 27-29).

[14]   Les bénéfices escomptés par Alphonse illustrent le phénomène de reprise de cette culture, qui avait connu un grand succès dans l'île au XVIIIe siècle (pour l'ensemble de la Réunion, passage de 2 000 hectares de caféiers à plus de 4 000 entre 1865 et 1871, et à 6 000 en 1881, cf J.-L. MIÈGE, Le café de l'océan Indien au XIXe siècle et la Méditerranée, in Le café en Méditerranée, Aix-en-Provence, mm, 1981, p. 115-172, dont p. 119).

[15]   ADLA, not., E XVIII, 211, 14, Des lettres d'Alphonse à Ariane font état de la fausse couche d'Aline (Hell-Bourg, 10 février 1870) et de ses « palpitations nerveuses » (Salazie, 6 février 1873). La mise en vente du « schall » est annoncée par Alphonse (à Ariane, Hell-Bourg, 27 août 1869) et par Aline (à sa belle-mère, Salazie, 26 août (1869 ?). C'est à celle-ci qu'Aline raconte les démêlés familiaux avec Élisa (Salazie, 21 octobre (1870 ?).

[16]   ADLA, not., E XVIII, 211, 14, lettre d'Alphonse à Ariane, Salazie, 6 février 1873. Le projet d'installation à Maurice est évoqué dans une lettre d'Aline à la même Ariane, Salazie, 9 février (1873 ?).

[17]   Dans un ouvrage publié à Aix-en-Provence en 1977 (collection « Peuples et pays de l'océan Indien »), Auguste Toussaint a montré comment Le mirage des îles pouvait envoûter les amateurs de gains.

[18]   Rapport de 93 p., daté du 17 janvier 1820 et conservé aux Archives nationales d'outre-mer, à Aix-en-Provence (ANOM), SOUS la cote Réunion, C 462, d 5235. Parti de Saint-Denis le 8 août 1819, Milius se dirige vers Saint-Paul : les paysages qu'il décrit ici se trouvent entre ces deux villes (p. 24 et 25).

[19]   ANOM, Réunion, C 462, d 5235, rapport p. 45-46.

[20]   Journal de Lescouble, conservé aux Archives départementales de la Réunion (ADR), Sous la cote 1 J 19/1 à19/24 (24 cahiers manuscrits, dont le 23e contient le récit d'un « Voyage à Salazie », effectué en novembre 1834). On peut aussi consulter la transcription, effectuée sous la direction de Norbert Dodille : Jean-Baptiste RENOYAL DE LESCOUBLE, journal d'un colon de l'île Bourbon, Paris, Saint-Denis, L'Harmattan et Éditions du Tramail, 3 t., 1990 (t. 3, p. 1294-1300 - cf 1294). On évitera, en revanche d'utiliser la transcription dactylographiée conservée aux ADR Sous la cote 1 J 17, qui contient de nombreuses erreurs de frappe ou de lecture.

[21]   ADR, 1 J 19/23, 23 novembre 1834 ou journal.... op. cit., p. 1295.

[22]   « Étude d'une catégorie sociale. Les Petits-Blancs de l'île de la Réunion (1815-1914) », thèse de doctorat (nouveau régime), soutenue à l'Université de Lyon-III le 9 décembre 1994 (dir. Claude Prudhomme), 2 t., 799 p. et un tome d'annexes, 155 p. (t. 1, p. 253).

[23]   ADR, 1 J 19/23, 23 novembre 1834 ou journal..., op. cit., p. 1297.

[24]   L'île de la Réunion. Étude de géographie humaine, Bordeaux, Institut de géographie, 1960, 716 p. (p. 395-396).

[25]   M.G. VERSCHUUR, L'île de la Réunion, Le tour du monde, t. V, nouvelle série, no 39, 30 septembre 1899, p. 457-468 (p. 461-462).

[26]   « Étude d'une catégorie sociale. Les Petits-Blancs... », op. cit., t. 1, p. 35-36. Cf aussi les p. 102-109 : « Des êtres naturellement beaux », et p. 109-113 : « Des épaves ; lie de l'humanité ».

[27]   H. GERBEAU, Approche historique du fait créole à la Réunion, in Îles tropicales... , 1987, op. cit., p. 125-156.

[28]   Introduction au volume de R. BARQUISSAU, H. FOUCQUE, H. JACOB DE CORDEMOY et al., L’Île de la Réunion (ancienne île Bourbon), Paris, Larose, 1925, 288 p. (p. 1-2). Le titre du volume publié plus tard par M. Leblond vaut, à lui seul, une profession de foi, dont l'archipel entier bénéficie : Les îles sœurs ou le paradis retrouvé. La Réunion-Maurice « Éden de la mer des Indes », Paris, Alsatia, 1946.

[29]   Jean-Louis JOUBERT, Pour une exploration de la Lémurie. Une mythologie littéraire de l'Océan Indien, Annuaire des pays de l'océan Indien, vol. III, Aix-en-Provence, PUAM, 1978, p. 51-64 — p. 61.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 juillet 2008 15:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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