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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Hubert Van Gijseghem, “Les enfants victimes d'agression sexuelle: peut-on prévenir ? peut-on guérir ? Le long oubli des agressions sexuelles commises sur les enfants.” in revue Psychologie Québec, mars 2005, pp. 14-17. [Le 30 janvier 2014, l'auteur, Hubert Van Gijseghem, nous accordait son autorisation formelle de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, en accès ouvert et gratuit à tous, toutes ses publications. ]

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Hubert Van Gijseghem, Ph.D.

psychologue, professeur émérite, Université de Montréal

Les enfants victimes d'agression sexuelle :
peut-on prévenir ? peut-on guérir ?
Le long oubli des agressions sexuelles
commises sur les enfants
.”

In revue Psychologie Québec, mars 2005, pp. 14-17.

Les tenants contemporains des sciences humaines se félicitent avec raison d'avoir libéré, dans les années 1970, l'abus sexuel du déni populaire et scientifique mais ils auraient tort de se croire des pionniers en cette matière. Il suffit de consulter la littérature médicolégale du XIXe siècle, surtout la littérature française, pour découvrir que les scientifiques de l'époque étaient fort conscients de la réalité des abus sexuels et l'étudiaient méthodiquement.

La visibilité des abus sexuels au XIXe siècle

Bien qu'on ait fréquemment parlé de l'abus sexuel avant lui, Toulmouche (1856) sera le premier médecin légiste français à alerter ses collègues quant à l'importance et à prévalence du phénomène. Il écrit : « Des cas de tentative de viol ou d'actes érotiques envers des enfants ou des jeunes filles, appelés en termes légaux "attentats aux mœurs", [sont] très fréquents » (p. 100).

C'est en 1857 que Tardieu publie son Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, qui consacre une section importante aux abus sexuels. Dans les éditions ultérieures du même livre, Tardieu fournira des statistiques. Entre 1858 et 1869 pour l'ensemble de la France : 9 125 hommes en ont été accusés. Tardieu souligne que nombre de ces délits sont de l'ordre de l'inceste. Il s'indigne : « Ce qui est plus triste encore, c'est de voir que les liens de sang, loin d'opposer une barrière à ces coupables entraînements, ne servent que trop souvent qu'à les favoriser. Des pères abusent de leurs filles, des frères abusent de leurs sœurs » (6e éd., p. 63).

En 1874, LeGrand Du Saulle, dans son célèbre Traité de médecine légale et de jurisprudence médicale, remarquera : « Les dix premières années de la vie sont, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'âge d'élection des attentats à la pudeur » (p. 363). Quelques années plus tard, Bernard (1886) citera à son tour des statistiques pénales : 36 176 cas d'abus sexuel d'enfants (jusqu'à 15 ans) sont répertoriés sur le territoire français entre les années 1827 et 1870. Des enfants d'à peine quatre ans sont visés et, souligne-t-il, beaucoup sont victimes d'inceste.

Comme Toulmouche et Tardieu étaient à leur époque des sommités en matière de médecine légale, on ne saurait parler de « déni » du phénomène des abus sexuels en général et de l'inceste en particulier. Ces auteurs n'ont d'ailleurs pas été les seuls à révéler le problème des abus sexuels. Presque tous les médecins légistes de renom en ont fait autant. Souvent il suffit de regarder le seul titre de leur ouvrage pour s'en convaincre. En 1885, Duval publie Des sévices et mauvais traitements infligés aux enfants. En 1886, Bernard fait paraître Des attentats à la pudeur sur les petites tilles. Lacassagne (1886) d'abord, Thoinot (1898) et Brouardel (1909) ensuite, consacrent des chapitres entiers à ce fléau. Ainsi en est-il

[15]

Les médias nous bombardent constamment de sujets plutôt malheureux, mais quand il est question d'enfants, il est encore plus difficile d'accepter le mal qui leur est fait, particulièrement lorsqu'il s'agit d'abus sexuels. Etant mieux informés, nous observons ce phénomène avec un nouveau regard. Il n'est plus possible d'associer ce genre de comportement à des individus marginaux : ce peut être un père, un beau-père, un grand-père, un professeur, un médecin, des personnes de confiance et qui ont un rôle important à jouer dans le développement de l'enfant. Les enfants victimes sont sans défense et, devenus adultes, vivent avec des séquelles importantes. Phénomène récent ? Et le pardon ? Les victimes peuvent-elles tourner la page ? Pour ce qui est des abuseurs, est-ce qu'il existe des traitements efficaces à long terme ? Nous livrons dans ces prochaines pages les réflexions de psychologues qui ont sérieusement étudié la question.


également de Garnier (1883), de Féré (1899) et de Moreau de Tours (1899). On est donc très loin de l'occultation du phénomène des abus sexuels !

Les « fausses allégations » au XIXe siècle

Fait plus surprenant encore, même les fausses accusations d'abus sexuel faites de bonne foi sont chose connue. Pour introduire ce point, une parenthèse sur l'état actuel de la question des fausses allégations s'impose. Au milieu des années 1980, quelques chercheurs ont fait état de leurs doutes sur certaines allégations. Leur son de cloche a été mal accueilli. Les professionnels concernés craignaient que le phénomène des abus sexuels soit reconduit au maquis et que les victimes réelles se taisent de nouveau. Ainsi, les sceptiques à l'égard d'un certain nombre d'allégations, reliées entre autres au contexte d'un divorce ou de litiges quant à la garde des enfants, furent-ils quelquefois traités d'« experts propédophiles ».

Retournons au passé ! Au seuil du XXe siècle, Brouardel, médecin légiste à Paris, auteur d'un grand nombre de livres sur la médecine légale dont Les attentats aux mœurs (1909), publication posthume d'exposés antérieurs, écrivait : « Ne croyez pas que, dans tous les cas où les enfants, de connivence avec leurs parents, arrivent à porter des accusations de cette gravité contre quelqu'un, il s'agisse de manœuvres préméditées. Il arrive que les parents soient de bonne foi, mais que, dans leur ignorance de la pathologie infantile, ils prennent la moindre vulvite pour une conséquence d'attouchements criminels. Affolée par une constatation qui lui paraît fort grave et significative, la mère presse l'enfant de questions et arrive - inconsciemment d'ailleurs - à lui suggérer un récit qui servira de base à l'accusation future » (p. 56).

Ce texte semble tout à fait contemporain. Pourtant, en fouillant un peu, on déniche d'autres textes traitant exactement du même problème. Ainsi, Thoinot, un autre médecin légiste français de renom, dans son livre Attentats aux mœurs et perversion du sens génital (1898) s'exprimait ainsi : « Voici maintenant une nouvelle catégorie de faux attentats également très fréquents : l'accusation est fausse, mais l'accusateur est au moins de bonne foi, et l'enfant joue dans l'affaire un rôle mi-parti passif et mi-parti actif [...] [La mère] interroge l'enfant, et par son interrogatoire lui suggère l'aveu, et mieux encore, le récit d'un attentat qui n'a jamais existé que dans l'imagination de la mère, mais que l'enfant avoue pour des motifs divers » (p. 233-234).

Plus tôt encore, en 1885, Vibert, dans son Précis de médecine légale, écrivait : « Les parents, en s'apercevant que leur enfant est malade, soupçonnent qu'elle a été victime d'un attentat ; ils la pressent de questions, la menacent de la punir si elle ne dit rien, promettent le pardon et elle veut tout avouer. La petite fille, pour échapper aux punitions, pour plaire à ses parents, pour se rendre intéressante, fait un récit mensonger, dont les éléments lui sont fournis par l'interrogatoire même qu'elle subit » (5e éd., p. 378).

Soixante années plus tôt, à l'instar du médecin britannique Cooper, le médecin légiste Bayard (1843) avertissait ses collègues et ses étudiants de l'importance de l'interrogatoire lors de l'investigation médicale d'une allégation d'abus sexuel sur un enfant : « Une discrétion et une délicatesse extrêmes sont nécessaires lorsqu'on procède à la visite des jeunes filles et des enfants : on doit mettre beaucoup de mesure dans les questions qu'on leur adresse » (p. 166-167).

Il est hautement surprenant de constater que tous ces médecins légistes évoquent plus ou moins explicitement l'interrogatoire suggestif et la suggestibilité de l'enfant. Or, lorsqu'on fait état aujourd'hui de l'historique de l'étude sur la suggestibilité de l'enfant (p. ex. Ceci et Friedman, 2000), on attribue la paternité de cette découverte à Binet (1900) et, relativement à l'impact de ce thème sur le système judiciaire, on cite Varendonck (1911). Bref, on laisse impunément dans l'ombre ces médecins légistes qui, pourtant, ont admirablement décrit l'incidence de la suggestion dans les domaines [16] cités. Ainsi fait-on aujourd'hui grand cas d'une découverte que l'on croit récente, à savoir la nécessité de procéder par des interrogatoires non suggestifs lorsqu'un doute existe à l'effet qu'un enfant puisse être victime de maltraitance. Ce qui précède indique que ce savoir était fort répandu il y a au moins un siècle et demi.

En bref, non seulement était-on fort au courant au XIXe siècle de la réalité des abus sexuels, mais même des fausses allégations et de leur dynamique. Comment en est-on venu à oublier complètement le corpus de connaissances du XIXe siècle ? Quelques hypothèses peuvent ici être avancées.

HYPOTHÈSES

a) L'abandon freudien de la théorie de la séduction

Non seulement était-on fort au courant au XIXe siècle de la réalité des abus sexuels, mais même des fausses allégations et de km dynamique.

La première théorie de Freud sur l'étiologie des névroses voulait que le névrosé ait été victime au cours de l'enfance d'une « séduction » de la part d'un adulte, sous la forme d'un abus sexuel. Sous la pression de la communauté scientifique, en 1897, Freud aurait troqué cette théorie contre celle du « phantasme » ou celle de la « réalité psychique » (par opposition à la réalité historique ou factuelle). En d'autres termes, l'adulte névrosé se souviendrait d'une séduction, mais il s'agirait d'un faux souvenir, c'est-à-dire d'un phantasme.

Selon Masson (1984), ce changement de cap expliquerait à lui seul l'occultation des phénomènes des abus sexuels au début du xxe siècle. Toutefois, tel que mentionné auparavant, une simple revue de la littérature scientifique de la seconde moitié du XIXe siècle en matière de médecine légale montre que le constat des comportements abusifs était loin de faire l'objet d'un tabou. L'abandon par Freud de la théorie de la séduction n'est donc probablement pas la (seule) cause de l'occultation complète de ces données.

b) Varendonck et sa recherche sur la suggestibilité

En 1911, expert pour la défense dans une cause de meurtre, Varendonck s'affaira à construire quelques expériences dans lesquelles des échantillons d'enfants étaient interrogés sur l'apparence d'un individu. Différentes modalités suggestives furent utilisées dans ces interrogatoires. Comme on peut s'y attendre, les enfants étaient victimes de la suggestion et Varendonck pouvait donc prouver que leur témoignage n'était point fiable. L'accusé fut libéré. La jurisprudence liée à cette cause fut citée durant des décennies.

Il est possible que l'épisode Varendonck ait contribué à l'occultation des abus sexuels. L'enfant n'ayant plus de crédibilité, il est probable que le système judiciaire ait en quelque sorte jeté « l'enfant avec l'eau de bain », du moins pendant plusieurs décennies.

c) Les politiques ecclésiales de la fin du XIXe siècle

Avant l'ère moderne et jusqu'au tournant du XXe siècle, sauf dans l'aristocratie et dans la bourgeoisie, la famille apparaît comme une entité vague et mouvante, encore loin de constituer le noyau de l'organisation sociale et religieuse qu'elle deviendra plus tard (Ariès, 1960).

En 1880, Léon XIII publie une encyclique sur le mariage chrétien et la famille, Arcanum divinae, suivie d'une lettre apostolique Neminem fugit (1892), dans lesquelles il propose sans ambages le père comme l'autorité indiscutable de la famille. Bien sûr, l'Église visait dans les faits à régulariser la sexualité et à responsabiliser les pères qui semblaient ne faire que peu de cas de leur progéniture et encore moins de la fidélité ou de l'intégrité de la famille. La position de l'Église en promouvant le patriarcat avait donc certes un but et un effet civilisateur, mais elle a pu engendrer des effets pervers. En effet, l'inviolabilité de la famille patriarcale telle que proposée alors a favorisé ce que Celles et Straus (1962) appellent une « violence légitimée » : le père se trouve culturellement autorisé à contraindre (ses) enfants par la force (Kellerhals, Troutot et Lazega, 1984).

Dès lors, ce qui se passe dans les familles pouvait bien échapper à la visibilité, l'essentiel était sauf. Le père devenait lui-même intouchable. Il pouvait régner sur sa famille comme un empereur ou comme un ogre. L'inceste intergénérationnel était cantonné en marge du « pensable » et, d'ailleurs, son déni revêtait un caractère institutionnel. Dans le discours officiel, l'inceste intergénérationnel n'existait pas ou plus. Ou, s'il existait, il aurait été contreproductif de le dénoncer.

L'écrin restera scellé jusqu'à la poussée du féminisme dans les années 1970, qui aura justement pour objet l'abolition du patriarcat. Lorsque celui-ci se met à battre de l'aile, du coup et typiquement, on « redécouvre » l'inceste et l'abus sexuel.

Si l'on tend à situer la révélation des abus sexuels et de l'inceste à la fin des années 1970, la documentation historique montre que le phénomène était bien connu des mondes judiciaire et scientifique dès la première moitié du XIXe siècle, du moins en France. Ce phénomène a donc été occulté pendant trois quarts de siècle. Nous avons présenté trois hypothèses qui, avec d'autres non identifiées, sont susceptibles de faire comprendre ce très étrange « oubli ».

Cette courte incursion dans l'histoire du regard scientifique sur un phénomène psychosocial nous apprend, entre autres, que [17] les notions, concepts et théories sont assujettis à de multiples facteurs socioculturels, et cela est peut-être particulièrement le cas lorsqu'il s'agit de notions aussi chargées que la sexualité et ses avatars.

Hubert Van Gijseghem, psychologue, est professeur titulaire à l'École de psychoéducation de l'Université de Montréal.

Bibliographie

Arcanum Divinae (1880). Lettre encyclique de sa sainteté Léon XIII.

Ariès, P. (1960). L'enfant et la vie familiale sous l'ancien régime. Paris, Pion.

Bayard, H. (1843). Manuel pratique de médecine légale. Paris, Germe Baillière.

Bernard, P. (1886). Des attentats à la pudeur sur les petites filles. Paris, Octave Doin.

Binet, A. (1900). La suggestibilité. Paris, Schleicher.

Brouardel, P. (1909). Les attentats aux mœurs. Paris, Baillière.

Ceci, S., et Friedman, R. (2000). « The suggestibility of children : Scientific research and legal implications ». Cornell Law Review, 86, p. 33-108.

Duval, P. (1885). Des sévices et mauvais traitements infligés aux enfants. Lyon, Storck.

Féré, C. (1899). L'instinct sexuel : évolution et dissolution. Paris, Félix Alcan.

Garnier, P. (1883). Onanisme. Paris, Garnier Frères.

Celles, R., et Straus, M. (1962). « Determinants of violence in the family : Towards a theoretical integration ». Dans Burr, W. R. et al. (ed.). Contemporary Theories About the Family. New York, Free Press, p. 549-581.

Kellerhals, J., Troutot, P. Y., et Lazega, E. (1984). Microsociologie de la famille. Paris, Presses universitaires de France.

Lacassagne, A. (1886). « Attentats à la pudeur sur les petites filles ». Archives d'anthropologie criminelle et des sciences pénales, 1, p. 59-68.

LeGrand Du Saulle (1874). Traité de médecine légale et de jurisprudence médicale. Paris, Adrien Delahaie.

Masson, J. M. (1984). The Assault on Truth. Freud's Suppression of the Seduction Theory. New York, Straus & Giroux.

Moreau de Tours, P. (1899). Suicides et crimes étranges. Paris, Société d'éditions scientifiques.

Neminem fugit (1892). Lettre apostolique de sa sainteté Léon XIII.

Tardieu, A. (1857). Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs. Pans, Baillière.

Thoinot, L. (1898). Attentats aux mœurs et perversions du sens génital. Paris, Doin.

Toulmouche, A. (1856). « Des attentats à la pudeur et du viol ». Annales d'hygiène et de médecine légale, 6, p. 100-145.

Toulmouche, A. (1864). « Des attentats à la pudeur et du viol sur des enfants ou des filles à peine nubiles et sur des adultes et des grossesses simulées, ou réelles suivies ou non d'infanticide. Particularités pratiques ». Annales d'hygiène publique et de médecine légale, 22, p. 333-383.

Varendonck, J. (1911). « Les témoignages d'enfants dans un procès retentissant ». Archives de psychologie, 11, p. 129-171.

Vibert, C. (1885). Précis de médecine légale. Paris, Baillière et fils.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 février 2015 9:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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