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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de la série de deux articles de Louis Favreau, avec la collaboration de Sambou Ndiaye, Humberto Ortiz et Gérald Larose, “Économie solidaire et coopération internationale.” Une série de deux articles publiés dans le journal Le Devoir, Montréal, édi-tions du mercredi 24 septembre 2008, page A7 et jeudi, 25 septembre 2008, page A9 —idées. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 26 septembre 2008 de diffuser ce texte ainsi que toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean-Jacques GISLAIN

Quelle critique radicale
de l’économie politique ?
”.

Un article publié dans l’ouvrage Sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi, pp. 51-76. Québec : Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp.


La radicalité de la pensée de Marx vis-à-vis de l'économie politique semble être unanimement reconnue. Les adversaires de cette pensée la rejettent alors que ses partisans la défendent pour cette même raison. L'objet du présent texte est d'interroger cette radicalité, d'examiner si Marx rompt radicalement avec l'économie politique.

Comme chacun sait le sous-titre du Capital, l'oeuvre majeure et de la maturité de Marx, est « Critique de l'économie politique ». En définissant ainsi son programme de recherche, Marx se place lui-même en position dite « critique » de l'économie politique. Ce qui nous intéresse ici est donc de savoir si cette position épistémologique « critique » de Marx est de l'ordre d'une remise en question radicale de l'économie politique, c'est-à-dire qu'elle consisterait à nier la pertinence gnoséologique de l'objet et de la méthode de l'économie politique, ou si elle est une remise en (à l')ordre du projet scientifique de l'économie politique, c'est-à-dire qu'elle consisterait à refonder la pertinence gnoséologique de l'objet et de la méthode de l'économie politique. Ou, pour l'exprimer autrement, est-ce que le projet de Marx est de nier radicalement l'économie politique pour qu'ainsi dans ce processus de négation (critique) de la négation du (non) savoir sur l'économie (l'économie politique comme pure idéologie), émerge dialectiquement un nouveau savoir radicalement autre, révolutionnaire et abolissant l'ancien ordre (du discours sur) des choses ? ou est-ce que le projet de Marx est de refonder scientifiquement l'économie politique pour qu'ainsi dans ce processus de reconstruction (critique) émerge un nouveau savoir historiquement supérieur, anabolisant et dépassant l'ancien discours sur les (l'ordre des) choses ?

Ce que nous allons tenter de montrer ici, c'est que Marx se situe beaucoup plus dans le cadre de la seconde alternative que dans la première. Pour cela nous prendrons comme objet exemplaire de notre démonstration l'acceptation a priori et l'utilisation dialectique que fait Marx d'un, sinon du principal, des postulats fondateurs de l'économie politique : le postulat de l'échange d'équivalents.

[52]

L'ÉCONOMIE POLITIQUE DE MARX

L'origine de l'émergence de l'économie politique, comme projet scientifique de représentation du monde économique, repose sur la constatation empirique que les relations économiques sont des échanges marchands. Il semble, et l'apparence des faits observés le prouve (?), que l'ensemble des « objets économiques » circulent selon une modalité unique qui structure cet ensemble : l'échange d'équivalents ; que l'ensemble des « sujets économiques » entrent en rapport selon une modalité sociale unique qui structure cet ensemble : l'égalité dans l'échange. L'équivalence entre objets économiques / marchandises et l'égalité entre sujets économiques / marchands sont donc les deux faces d'une même représentation de l'économie fondée sur le postulat de l'échange.

Sans une telle loi sociale organisatrice d'ordre cet « ensemble » serait voué au désordre le plus complet, à la cacophonie issue de la multiplicité des bruits [1] à la prolifération épidémique des parasites [2], à l'aléatoire des catastrophes toujours imminentes [3], aux fluctuations déstabilisatrices [4], à la violence diffuse et réciproque de tous contre tous [5] ; cet « ensemble » ne serait plus un ensemble ordonné, mais une véritable confiture en profusion, la noise totale, pour reprendre l'expression de Michel Serres [6].

Sans l'unicité d'une opération comme principe d'ordre, comme principe organisateur (bruit / information, catastrophe / événement et avènement, crise sacrificielle / institution, fluctuation / circulation), sans opérateur systématique, sans médiat logiciel (canal d'information, parasite tiers inclus / exclu, victime émissaire, agent de propagation), l'ensemble des « objets économiques » disparaît lui-même dans la multiplicité non standard et indéterminée d'unités élémentaires indéfinissables, innommables, indénombrables, incommensurables ; et conséquemment les « sujets économiques » disparaissent dans l'indétermination des « objets économiques » qui les fondent.

L'économie politique a bien senti cette nécessité du principe « ordre. Elle a choisi l'échange. Mais pas n'importe quel échange, l'échange d'équivalents [7]. Alors que les « économistes » de la Renaissance avaient fondé l'échange sur le principe de similitude [8], l'économie politique, fidèle elle aussi à la configuration épistémologique / idéologique [9] de son époque historique, fonde l'échange sur le principe d'équivalence [10].

Critique de l'économie politique, Marx a-t-il remis en question cette configuration épistémologique / idéologique de l'économie politique, articulée autour du postulat de l'échange marchand ? La réponse est immédiate pour quiconque a commencé la lecture du Capital par le début [11]. En voici la première phrase :

[53]

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une « immense accumulation de marchandises ». L'analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches [12].

Plutôt que de se questionner sur la validité du postulat de l'échange, sur la pertinence et l'unicité du principe d'équivalence comme seul principe « ordre organisant la « circulation » des « objets économiques » et la socialisation des « sujets économiques », Marx relève le défi de l'économie politique d'expliquer les lois de l'économie capitaliste sur la base de l'échange [13].

Tout rapport d'échange, nous dit Marx, « peut toujours être représenté par une équation [14] ». Dès lors, pour Marx, la démonstration scientifique de l'exploitation de l'homme dans le mode de production capitaliste devra être effectuée sans avoir à déroger au principe d'équivalence dans l'échange, mais plutôt grâce et malgré lui [15].

La raison essentielle de cette reprise en charge du postulat de l'échange, et donc de l'adhésion de Marx à la configuration de l'économie politique, est que ce postulat s'imposait comme condition préalable à construire la théorie de la valeur travail [16]. Toute la théorie de la valeur, que ce soit la théorie de la valeur travail ou la théorie de la valeur utilité, se fonde sur l'échange marchand, sur le principe d'équivalence comme hypothèse scientifique quant à la relation entre objets et entre sujets économiques. Pour l'économie politique et dorénavant pour Marx, les richesses, ce sont des marchandises et celles-ci ne circulent que selon une seule modalité : l'échange d’équivalents, premier historiquement [17] et présupposé logique [18] qui permet que soit posée la valeur comme essence commune des richesses / marchandises et que s'impose la problématique de la valeur [19] et de sa loi [20].

Mais, tout en faisant sien le postulat de l'échange, Marx en fait un usage original. Ce postulat lui permet de reconstruire ontologiquement et dialectiquement les fondements de l'économie politique, même s'il présente cette reconstruction comme la « critique de l'économie politique ». Un passage des Gründrisse est particulièrement exemplaire et révélateur de la nature de cette reconstruction dont l'argumentation a été reprise mais largement épurée par Marx dans Le Capital [21].

Marx et le postulat de l'échange

Examinons la façon dont Marx tente de fonder le postulat de l'échange. La méthode utilisée, très hégélienne dans son mode d'exposition [22], est de dissocier la forme économique de l'échange de son contenu naturel et complètement extérieur à sa détermination économique.

[54]

Une fois présupposé l'échange d'équivalents valeur, l'analyse de la forme de l'échange permet à Marx de poser dans une même détermination les individus dans l'espace économique comme de simples échangistes inscrits dans une même relation sociale d'égalité. Elle s'effectue en trois temps. Voici ce qu'il écrit :

De fait, aussi longtemps que la marchandise ou le travail ne sont encore déterminés que comme valeur d'échange, et la relation par laquelle les différentes marchandises se rapportent les unes aux autres comme échange réciproque de ces valeurs d’échange, comme leur mise en équation, les individus, les sujets entre lesquels se déroule ce procès ne sont déterminés que comme simples échangistes. Il n'existe absolument aucune différence entre eux, pour autant qu'on considère la détermination formelle, et cette absence de différence est leur détermination économique, la détermination dans laquelle ils se trouvent les uns à l'égard des autres dans un rapport de commerce : c'est l'indicateur de leur fonction sociale, ou de la relation sociale qu'ils ont entre eux. Chacun des sujets est un échangiste ; c'est-à-dire que chacun a la même relation sociale envers l'autre que l'autre envers lui. En tant que sujets de l'échange, leur relation est donc celle d'égalité [23].

Le premier moment consiste à effectuer le passage logique entre marchandises et échangistes. Le postulat de l'échange permettant de « mettre en équation » les marchandises, il suffit d'identifier aux marchandises qui entrent dans le procès d’échange les sujets entre lesquels se déroule ce même procès pour que ces derniers puissent être eux-mêmes « mis en équation » et dès lors posés dans une même détermination comme de « simples échangistes ». À la relation logique postulée entre marchandises correspond une relation sociale qui pose les individus séparés et propriétaires de richesses comme sujets de l'échange, comme individus / échangistes socialisés dans / par l'échange. L'intelligibilité du procès de socialisation des individus repose donc entièrement sur le postulat de l'échange, sur la médiation marchande. C'est parce que les marchandises sont échangées que les individus séparés sont des échangistes. La relation sociale qui pose l'individu comme être social, comme échangiste, n'est pas première dans l'analyse que nous propose Marx, elle dérive de la relation que chaque individu séparé entretient avec la nature (travail) et qui en fait un propriétaire de richesses, de marchandises présupposément échangeables. Plutôt que d’être une relation fondée sur un rapport immédiat entre individus, sur un rapport social, la socialisation économique résulte d'abord chez Marx d’un rapport, d'une « mise en équation », entre marchandises et, seulement ensuite, d'un rapport social, médiatisé par les marchandises et selon la [55] seule modalité de l'échange, entre individus échangistes. Toute la construction de Marx s'articule sur la charnière qu'est le postulat de l'échange des marchandises qui pose et objective les individus dans / par le procès de socialisation marchande, et par conséquent les détermine comme échangistes. Si l'on supprime ce postulat, la socialisation dans l'espace économique des individus séparés n'est plus intelligible.

Le second moment de l'étude de la forme de l'échange consiste pour Marx à poser l'unicité de la détermination des sujets économiques. Le seul « indicateur » de socialisation économique des individus séparés est que ceux-ci s'inscrivent, sans différence, dans un même type de relation sociale : leur « fonction sociale » est d'être échangistes. Ici le postulat de l'échange exclut toutes autres modalités de socialisation économique qui pourraient aussi déterminer les sujets d'un « rapport de commerce ».

Enfin le dernier moment synthétise l'analyse et permet à Marx de déterminer l'égalité des sujets de l'échange puisque « chacun a la même relation sociale envers l'autre que l'autre envers lui ». Chacun n'est pour l'autre que l'objectivation d'un équivalent [24].

Le postulat de l'échange pose donc dans une même détermination la socialisation économique sous la triple figure de l'équivalence valeur des objets de la relation sociale, les marchandises, de l'objectivation des sujets de la relation sociale, les échangistes, et de l'unicité de la relation sociale, l'acte d'échange [25]. On peut figurer la structure de la démonstration de Marx de la façon suivante :



L'orientation des flèches indiquant le sens des déterminations, il est clair que le postulat de l'échange est le point fixe de toute la démonstration [56] de Marx. En somme, tout son raisonnement tourne autour de « l'acte de l'échange, qui est aussi bien position que vérification des valeurs d'échange, ainsi que des sujets en tant qu'échangistes [26] ». Le pivot du raisonnement, le postulat de l'échange qui permet justement cette « position » et cette « vérification » n'est pas mis en doute, il est donné, constaté comme un fait et comme étant la relation économique.

Seuls les mobiles de l'échange examinés par Marx relèvent du contenu de l'échange qui « demeure complètement extérieur à sa détermination économique [27] ». Ce contenu, nous dit-il, « ne peut être que : 1) la particularité de la marchandise échangée ; 2) le besoin naturel particulier des échangistes, ou, en rassemblant les deux, la valeur d'usage différente des marchandises à échanger [28] ». Si chaque individu pouvait satisfaire ses propres besoins avec sa propre production, il n'y aurait pas de relation sociale entre individus séparés [29]. « Seule la diversité de leurs besoins et de leur production suscite l'échange et par là-même l'égalisation sociale des individus ; cette diversité naturelle est donc le présupposé de leur égalisation sociale dans l'acte de l'échange, et tout simplement le présupposé de cette relation au sein de laquelle ils se représentent les uns aux autres comme productifs [30]. »

Identique au fondement anthropologique de la philosophie politique sur lequel s'élabore l'économie politique, nous retrouvons comme prémisse à l'analyse de Marx la primauté du rapport de l'individu à la nature. La relation sociale est suscitée par le fait naturel et nécessairement présupposé que les individus ne peuvent satisfaire eux-mêmes pleinement la diversité naturelle de leurs besoins dans cette première relation à la nature ; et que par conséquent ils doivent également entrer en relation les uns avec les autres. Désormais dans le besoin qu'ils ont les uns des autres pour satisfaire leurs besoins réciproques, et conscients par ce fait de leur communauté d’espèce, ils se reconnaissent réciproquement et également comme propriétaires de marchandises, puisque la seule modalité possible qu'ils ont d'entrer en relation sociale est l'échange marchand.

Dans ces conditions, la nature même de l'échange, comme acte volontaire, où chacun se dessaisit et aliène de son plein gré sa propriété, détermine la liberté des échangistes [31].

On peut figurer la structure de la démonstration de Marx de la façon suivante, l'orientation des flèches indiquant le sens des déterminations :

[57]



Le postulat de l'échange fonctionne à nouveau comme pivot du raisonnement. Puisque les individus sont également contraints d'entrer en relation pour satisfaire la diversité de leurs besoins naturels, et que cette relation est posée comme étant uniquement [32] une relation d'échange, les individus ne peuvent apparaître socialement que comme propriétaires de marchandises, égaux comme marchands, et libres d'échanger [33].

Si l'on supprime le postulat de l'échange, le processus de socialisation qui permet la circulation des richesses devient inintelligible sur la simple base de mobiles résultant de l'égale nécessité pour chacun de satisfaire « la diversité de ses besoins naturels ». Toute modalité sociale prenant l'apparence d'un échange, au sens large de ce terme, y compris un « échange inégal » est envisageable.

L'analyse de Marx du contenu de l'échange fournit donc bien une explication du mobile qui contraint les individus séparés et propriétaires de richesses à « entrer en relation sociale », mais elle ne nous renseigne en aucune façon sur la modalité de cette relation sociale. Ce n'est que parce que Marx postule initialement qu'il ne peut y avoir qu'un seul type de relation sociale dans l'espace économique, l'échange d'équivalents, que les individus sont « libres » de s'y plier ; étant entendu que l'échange comme modalité de socialisation économique ne peut relever que de la volonté libre de chacun. L'échange présuppose que cette volonté libre de chacun soit volonté universelle [34].


[58]

Ainsi, sous couvert de l'analyse de la forme et du contenu de l'échange, Mm « fait passer » le postulat de l'échange. Cela est particulièrement clair lorsqu'il conclut :

Si donc la forme économique, l'échange, pose de tous les côtés l'égalité des sujets, le contenu, la substance tant des individus que des choses pose leur liberté. Non seulement donc l'égalité et la liberté sont respectées dans l'échange, qui repose sur des valeurs d'échange, mais l'échange de valeurs d'échange est la base réelle qui produit toute égalité et toute liberté [35].

L'échange pose et vérifie l'égalité et la liberté des échangistes. Point fixe de toute détermination, l'échange est postulé, ou pour reprendre les termes de Marx, « repose sur les valeurs d'échange ». Or les valeurs d'échange sont toujours posées par Marx en référence à l'échange constaté [36]. À aucun moment dans l'oeuvre de Mm l'échange en tant que tel n'est déterminé autrement que comme fait d'observation [37]. L'hypothèse de l'échange d'équivalents, comme fondement de l'économie politique, est intégralement reprise par Marx [38].

Si l'on ne se satisfait pas du postulat de l'échange, de la simple constatation empirique de « l'échange d'équivalents », et pourquoi devrait-on s'en satisfaire ? La relation déterminante entre échange et liberté / égalité, entre infra et superstructure devient réversible. On ne peut plus affirmer comme Marx que « l'échange de valeurs d'échange est la base réelle qui produit toute égalité et toute liberté. [Et qu'] en tant qu'idées pures, elles n'en sont que des expressions idéalisées ; en tant qu'elles se développent en relations juridiques, politiques et sociales, elles ne sont que cette base à une autre puissance [39] ». On pourrait aussi bien affirmer inversement que la liberté et l'égalité, comme idées pures se développant réellement en relations juridiques, politiques et sociales, sont la base idéologique qui produit l'échange. La prise de parti qu'effectue Marx en faveur d'une « base réelle » fondée sur la constatation de l'échange relève d'un empirisme non critique et d'une certaine vulgate matérialiste [40]. La reconstruction « naturaliste » qu'effectue Marx du principe d'ordre fondamental de l'économie politique, l'équivalence des objets et des sujets économiques dans / par l'échange constaté, repose donc entièrement sur le postulat empirique de l'échange.

La vérification historique que nous livre ensuite Marx de la liaison déterminante entre échange et liberté / égalité est un autre exemple de la façon dont le postulat de l'échange fonctionne comme point fixe de la démonstration.

L'égalité et la liberté avec cette extension sont le contraire direct de la liberté et de l'égalité antique, qui n'avaient justement [59] pas pour fondement la valeur d'échange développée, mais qu'au contraire son développement a fichues en l'air [41].

La liberté et l'égalité sont donc fondées sur la « valeur d'échange développée ». Et sur quoi cette dernière est-elle fondée, si ce n'est sur sa constatation empirique ? La seule réponse possible est que la « valeur d'échange développée » ne peut être fondée que sur l'égalité et la liberté des échangistes. La progression logique du raisonnement s'enferme dans un cercle vicieux. Or Marx, plutôt que de s'attaquer à ce problème, revient à l'égalité et à la liberté et nous dit :

Elles présupposent des rapports de production qui n'étaient pas encore réalisés dans le monde antique ; non plus qu'au moyen âge. Le fondement du monde antique, c'est le travail effectué directement sous la contrainte ; il est le soubassement réel sur lequel repose la communauté ; la base du moyen âge, c'est le travail lui-même comme privilège, encore pris dans sa particularité et non comme universellement productif de valeurs d'échanges. Le travail n'est plus ici ni travail forcé, ni, comme dans le second cas, accompli en vue d'une communauté se représentant comme une entité supérieure [42].

La liberté et l'égalité présupposent donc que le travail soit « universellement productif de valeur d'échange ». Et qu'est-ce qui doit être présupposé pour que le travail prenne une telle forme sociale ? Inévitablement l'égalité et la liberté des échangistes. À nouveau nous sommes en présence du même raisonnement circulaire.

Marx déplace le problème, mais ne le résout pas. Que l'égalité et la liberté présupposent l'échange ou qu'elles soient fondées sur l'échange, cet échange fonctionne dans les deux cas comme postulat non démontré [43]. On pourrait parfaitement, en suivant une méthode identique, postuler l'égalité et la liberté des sujets économiques et considérer qu'elles sont le fondement et la présupposition de l'échange [44].

L'échange d'une part, l'égalité et la liberté d'autre part participent de la même configuration épistémologique / idéologique de l'économie politique et en constituent les deux pôles alternatifs. Ces deux pôles étant définis selon une même détermination qui postule initialement l'un ou l'autre.

Lorsque Marx, dans Le Capital, constate qu'Aristote ne pouvait découvrir le contenu réel de l'échange du fait « que la société grecque reposait sur le travail des esclaves, et avait pour base naturelle l'inégalité des hommes et de leurs forces de travail [45] », et cela bien qu'Aristote ait « découvert dans l'expression de la valeur des marchandises un rapport d'égalité [46] », l'argument historique employé par Marx est significatif du [60] choix qu'il effectue en faveur du postulat de l'échange pour parer à l'inévitable réversibilité des déterminations.

Le secret de l'expression de la valeur, l'égalité et l'équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu'ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l'idée de l'égalité humaine a déjà acquis la ténacité d'un préjugé populaire. Mais cela n'a lieu que dans une société où la forme marchandise est devenue la forme générale des produits du travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux comme échangistes de marchandises est le rapport social dominant [47].

Alors qu'Aristote était embarrassé par l'inadéquation de l'égalité proportionnelle des produits et de la réciprocité entre contractants inégaux [48], Marx élimine le problème du fondement de l'égalité en en faisant une « idée » relevant dans sa détermination de la « base réelle » de l'égalité dans / par l'échange, sans toutefois rendre compte du pourquoi de l'avènement d'« une société où la forme marchandise est devenue la forme générale du travail ». L'énigme de ce devenir reste entière.

La simultanéité de construction conceptuelle et d'apparition historique du couple échange / égalité-liberté empêche que l'on puisse déceler le sens de la relation déterminante qui le traverse. C'est ce jeu de miroirs, propre à toute construction ontologique, que Marx veut rompre en privilégiant le postulat de l'échange d'équivalents et en faisant de l'idée d'égalité-liberté son simple reflet. Plutôt que de dépasser dialectiquement la conception idéaliste de l'économie politique, la « critique matérialiste » qu'en fait Marx reste donc encore de plain-pied dans la configuration de l'économie politique.

Alors que la philosophie du droit naturel fournissait à l'économie politique le socle épistémologique unitaire et non problématique d'une théorie naturelle de l'échange, Marx, dès lors qu'il conserve le postulat de l'échange, est obligé de reconstruire dialectiquement cette même théorie naturelle de l'échange. À cet égard, le passage des Gründrisse que nous avons choisi pour montrer la reconstruction marxienne des fondements de l'économie politique est encore une fois particulièrement significatif. La reconstruction dialectique de la Fable des abeilles de Mandeville que nous livre Marx y est étonnante :

Chacun sert l'autre pour se servir lui-même ; chacun se sert de l'autre réciproquement comme de son moyen. Ce qui est maintenant présent à la conscience des deux individus, c'est : 1) que chacun n'atteint son but que dans la mesure où il sert de moyen à l'autre ; 2) que chacun ne devient moyen pour l'autre (Etre pour autrui) qu'en étant sa propre fin (Être pour soi) ; 3) que la [61] réciprocité d'après laquelle chacun est à la fois moyen et fin, c'est-à-dire n'atteint sa fin qu'en devenant moyen, et ne devient moyen qu'en se posant comme sa propre fin, que chacun donc se pose comme Être pour autrui en tant qu'Etre pour soi, et pose l'autre comme Etre pour lui en tant qu'Être pour soi-même - que cette réciprocité est un fait nécessaire, présupposé comme condition naturelle de l'échange, et que cette réciprocité n'a d'intérêt pour lui que dans la mesure où elle satisfait son intérêt en tant qu'il exclut celui de l'autre et n'en tient pas compte [49].

Le processus de socialisation économique est reconstruit dialectiquement en vue de correspondre à un seul type de modalité sociale de résolution de la confrontation entre les intérêts particuliers des individus séparés.

À l'échange postulé ne peut effectivement correspondre que le postulat de la réciprocité librement consentie. Et lorsque Marx affirme que « cette réciprocité est un fait nécessaire, présupposé comme condition naturelle de l'échange », il ne fait que reconnaître que le postulat de l'échange pose la réciprocité comme condition présupposée et naturelle de l'échange, sans pour cela démontrer la nécessité et l'unicité de l'échange comme seule modalité sociale de résolution des conflits d’intérêts particuliers.

De la même façon que dans la construction du couple échange égalité-liberté, le couple échange / réciprocité est construit en prenant pour point fixe le postulat de l'échange, celui-ci présuppose et vérifie la réciprocité sans que lui-même ne soit l'objet d'aucune autre détermination que sa propre autodétermination. L'échange est un fait. Principe d'ordre, il est le grand organisateur de l'économie politique classique et marxiste.

La suite de la démonstration de Marx parachève la reconstruction de l'économie politique à la mode dialectique. Le passage de l'individuel au collectif est assuré par le « dépassement effectif de la contradiction » entre l'intérêt égoïste et l'intérêt universel.

Ce qui veut dire que l'intérêt collectif, qui apparaît comme le motif de l'acte d'ensemble, est certes reconnu Par les deux parties comme un fait, mais n'est pas en tant que tel motif, mais fait, pour ainsi dire, son chemin dans le dos des intérêts particuliers réfléchis en eux-mêmes, dans le dos de l'intérêt individuel qui s'oppose à celui d'autrui. Sous ce dernier aspect, l'individu peut tout au plus avoir encore la conscience réconfortante que la satisfaction de son intérêt individuel contradictoire réalise précisément le dépassement effectif de la [62] contradiction, l'intérêt social universel [...]. L'intérêt universel est précisément l'universalité des intérêts égoïstes [50].

Surprenant passage, qu'il nous a paru intéressant de reproduire malgré sa longueur, et qui révèle à quel point Marx était encore, sûrement bien malgré lui, de plain-pied dans l'économie politique des classiques. Cette reconstruction de la Fable des abeilles de Mandeville [51] constitue sans doute le point paroxysmique de la tentation de Marx quant à l'utilisation qu'il pouvait faire du postulat de l'échange. Il lui était possible de rendre compte du « passage » de l'individuel au collectif, du privé au social, de l'individu séparé à la société, selon un principe unique de socialisation économique : l'échange.

Tout comme le théoricien classique de l'économie politique, Marx s'est laissé séduire par cette perspective de pouvoir organiser un discours sur l'économie, même du point de vue « critique » [52], sur une seule opération sociale fondatrice de la science économique : l'équivalence ; qui pose dans une même détermination les objets économiques sous le signe de l'égalité dans / par l'échange [53].


LES LIMITES DE L'ÉCONOMIE
POLITIQUE MARXISTE


Nous n'avons donné ici qu'un exemple de l'utilisation que fait Mm du postulat de l'échange. Nous avons montré ailleurs les multiples autres utilisations dialectiques qu'en fait Mm, et notamment en ce qui concerne sa reconstruction de la théorie de la valeur travail et de sa théorie des formes de la valeur [54].

Mais la perspective scientifique ouverte par l'économie politique qui place l'échange d'équivalents au centre du dispositif théorique du discours sur l'économie avait un coût théorique à payer, et Marx, sans doute fasciné par l'efficacité analytique qu'il pouvait retirer de l'utilisation dialectique du postulat de l'échange d’équivalents, en paya la facture :

- Le postulat de l'échange exclut de toutes autres modalités de socialisation économique. Marx, comme l'économie politique classique [55], pose le sujet économique comme un échangiste [56].

- Le postulat de l'échange pose les objets économiques comme marchandises. Richesses, choses utiles et fruits du travail humain sont la propriété des échangistes et constituent le motif et le support objectif de l'échange. Pour Marx, comme pour l'économiste politique classique, les marchandises sont des choses (hypothèse de nomenclature [57]) et doivent être la propriété des échangistes [58].

[63]

- Le postulat de l'échange implique nécessairement une conception individualiste puisque toute relation sociale dans l'espace économique est médiatisée par les marchandises, propriétés individuelles des échangistes. L'accaparement ne résulte pas immédiatement de relations entre hommes mais de la confrontation « individus séparés entretenant initialement chacun un rapport privilégié à la nature (besoin / travail) et apparaissant ensuite dans le processus de socialisation économique comme propriétaires de richesses, comme échangistes de marchandises [59].

Louis Dumont a parfaitement montré que l'individualisme est une conception commune à l'économie politique classique et à Marx [60], que ce dernier n'a jamais pu dépasser la configuration de l'économie politique malgré sa volonté de concevoir immédiatement les sujets économiques comme êtres sociaux [61], et qu'en fin de compte, prisonnier de son projet révolutionnaire, il était contraint de conserver l'individu pour que la possibilité historique de la « libération » de celui-ci ait un sens [62].

Paradoxalement, Marx est dès lors lui-même prisonnier du fétichisme de la marchandise. Non pas du fétichisme qu'il dénonce lui-même à juste titre : le fait que sous la relation marchande se cache un rapport social entre les hommes [63]. Mais un fétichisme qui ne peut concevoir un rapport social déterminé des hommes entre eux dans l'espace économique, autrement que sous la forme d'une relation d'« échange » ; qui conçoit tout rapport social dans l'espace économique comme nécessairement médiatisé et objectivé par / dans les choses.

Le fétichisme réside ici dans la nécessaire présence et circulation des choses comme supports objectifs et obligés des rapports entre les hommes. Tout rapport social doit passer par / dans les choses. Les individus, dans leur relation solitaire à la nature, ne peuvent entrer en rapport entre eux, être socialisés dans l'espace économique, que si leurs produits sont admissibles à la communauté des marchandises. Le postulat de l'échange pose l'ensemble des marchandises et par application bijective l'ensemble des échangistes. Chaque individu est d'autant plus échangiste, être social, qu'il est propriétaire de marchandises.

Le rapport social que détermine l'échange est un rapport social entre échangistes de telles ou telles marchandises, mais non entre tels ou tels individus. L'échangiste est l'objectivation sociale et partielle de l'individu en tant qu'il est propriétaire de telle marchandise. L'échangiste est indifférent à l'individu, il n'est considéré et déterminé socialement que comme l'objectivation d'une marchandise échangeable. Entre échangistes, il n'est question que de marchandises, que d'équivalents valeur, jamais de rapport d'individu à individu [64].

Curieuse conception que l'on retrouve ici chez Marx, de l'échangiste comme être social objectif, totalement épuré socialement de la [64] subjectivité de l'individu et n'ayant pour nom que la marchandise possédée. Les êtres sociaux dans l'espace économique ne sont que le reflet de leur marchandise. Je possède, donc je suis socialement. Je représente une marchandise, comme tel j'apparais comme échangiste, comme être social objectif qui s'inscrit dans un « acte social général [65] ».

Si les marchandises sont « porteuses de valeur », les échangistes sont « porteurs de marchandises [66] », les porteurs d'eau pour ainsi dire, du moulin de l'économie marchande.

On voit à quel point le postulat de l'échange est efficace, il permet à Marx de reconstruire avec talent, dialectiquement, toute la configuration épistémologique / idéologique de l'économie politique. Deux questions pourtant risquent de faire chavirer le bel édifice.

La première est centrale, elle est la clef de voûte de l'édifice. Sa banalité est déconcertante. Venant de la part d'un « économiste », eue le rejetterait immédiatement dans l'hérésie, dans le sacrilège vis-à-vis de la « tradition » [67]. Mais n'hésitons pas puisqu'il faut bien que cette question soit posée : faut-il accepter le postulat de l'échange ? Est-ce que la relation sociale dominante dans l'espace économique est l'échange d'équivalents ? L'objet de cet article n'est pas de répondre à cette question, mais de montrer que Marx, suivant en cela la pensée de l'économie politique, a répondu affirmativement à cette question.

On pourrait se demander pourquoi Marx reprend à son compte le postulat de l'échange et ne peut ainsi se démarquer de l'économie politique dont il a pourtant le projet de faire la « critique ». Outre le fait que Marx est dans l'histoire et qu'en conséquence il est lui-même immergé dans la configuration épistémologique / idéologique de son époque, on peut penser que les raisons qui l'incitent à reprendre à son compte le postulat de l'échange sont de trois ordres :

- En premier lieu, elle réside dans la fascination intellectuelle que suscite le postulat de l'échange. Il fournit un principe organisateur particulièrement utile dans la mesure où il permet, d'une part, de fonder les prémisses d'une théorie scientifique des rapports socio-économiques - le postulat de l'échange d'équivalents permet de construire une théorie de la mesure sous le signe de l'équivalence [68] ; et, d'autre part, de fournir un support adéquat à un traitement dialectique de ces mêmes rapports socio-économiques - le postulat de l'échange a une structure bipolaire qui offre un bon support pour poser dans une même détermination à la fois l'unité et la confrontation dialectiques des deux termes du « rapport » d'échange [69].

- En deuxième lieu, le postulat de l'échange fournit par définition la possibilité de construire une théorie de l'exploitation fondée dialectiquement sur une antinomie : parmi les échanges marchands, un de ceux-ci est et n'est pas un échange d'équivalents valeur [70].

[65]

- Enfin, et c'est peut-être la raison la plus sournoise qui semble d'ailleurs avoir échappé à Marx, le postulat de l'échange permet, s'il est pris comme point fixe constaté, de reconstruire toute la configuration de l'économie politique en l'épurant apparemment de l'idéologie qui la sous-tend : en partant du constat empirique de l'échange comme caractéristique première d'un mode historique d'organisation des rapports socio-économiques, il est possible d'en déterminer les implications idéologiques, politiques, et juridiques, ainsi que les limites dialectiques et l'efficacité qui leur est liée [71].

Le second problème, pouvant remettre en question de l'intérieur l'ensemble de la reconstruction de Marx, concerne la possibilité qu'il y ait une « marchandise » qui ne puisse être « échangée » sur le mode de l'échange d'équivalents.

En effet, s'il s'avère, outre bien entendu les « marchandises » qui ne sont pas réellement des marchandises au sens conceptuel que Marx donne à cette catégorie [72], que des marchandises, aussi cruciales pour la reconstruction théorique de Marx que sont la « force de travail » ou la « monnaie », ne satisfassent pas aux conditions de l'échange d'équivalents valeur ; alors, non seulement les conceptions marxiennes du rapport salarial, comme forme d'un échange marchand, et du rapport monétaire, comme forme phénoménale d'un échange d'équivalents valeur, mais l'ensemble de la conception marxienne perdrait sa capacité théorique à rendre compte de la réalité de l'exploitation capitaliste.

Or, comme nous l'avons montré ailleurs [73] tel est bien le cas. La « force de travail » et la « monnaie » sont non seulement, comme les considère Marx, des « marchandises particulières » mais leurs « particularités » respectives sont telles que lorsqu'on tente de reconstruire théoriquement, en accord avec la cohérence interne de Marx lui-même, les catégories « marchandise force de travail » et « monnaie marchandise », on se heurte inévitablement à nombre d'impossibilités, sinon d'incohérences, théoriques... ou on retombe dans ce que Marx qualifie lui-même de « contradiction absolue » [74].

Mais, par-delà ce second type de problème qui traduit dans une certaine mesure l'échec de Marx quant à sa reconstruction d'une économie politique « scientifique », ce qui nous paraît essentiel de souligner ici, c'est le fait que Marx ne nie pas radicalement la pertinence gnoséologique des fondements de l'économie politique. La posture épistémologique critique de Marx se cantonne à refonder cette pertinence et conséquemment à reformuler « scientifiquement » ce que doivent être l'objet, l'étude d'un mode de production historiquement défini, et la méthode, le matérialisme dialectique, de (la critique de) l'économie politique.

[66]

Pour Marx, comme pour l'économie politique, la socialisation économique telle qu'elle est observable historiquement, ne peut être compréhensible que grâce à l'hypothèse « scientifique » de l'échange d'équivalents. Hypothèse qui permet que puisse être mis en ordre l'ensemble des objets économiques / marchandises et des sujets économiques / marchands.

La non-radicalité de Marx réside ainsi fondamentalement dans l'impossibilité de penser l'économie existante autrement que selon cet ordre. Un objet économique qui ne serait pas une marchandise et un sujet économique qui ne serait pas un propriétaire de marchandise à échanger, sont inconcevables et l'explication du capitalisme doit nécessairement « passer » sous les fourches caudines de cette « réalité » du savoir économique.

Et lorsque la réalité économique vint à changer, encore prisonniers de cette conception sur l'ordre des choses économiques, certains auteurs marxistes ont vu dans la refondation marxienne du discours économique la possibilité de construire une nouvelle économique. Tel, par exemple E. Préobrajensky, fidèle interprète du « projet marxiste » et découvreur de la fameuse « loi d'accumulation socialiste », dont les manifestations attendues font tant souffrir les peuples des pays dits socialistes [75].



[1] Voir la théorie de l'information que développe H. Atlan dans Le Cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979.

[2] Voir M. Serres, Le parasite, Paris, Grasset, 1980.

[3] Voir R. Thom, Modèles mathématiques de la morphogénèse, Paris, U.G.E., 1974.

[4] Voir Y. Prigogine et J. Stengers, La Nouvelle Alliance, Paris, Gallimard, 1979.

[5] Voir R. Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

[6] La « noise » est le nom que donne M. Serres à la « multiplicité pure » originelle et cahotique, source de tous les événements et de tous les savoirs. Ainsi, selon cette hypothèse, « le multiple tel quel, laissé brut, rarement unifié, n'est pas un monstre épistémologique, il est, au contraire, l'ordonnance des situations, y compris des situations du savant ordinaire, le savoir usuel, le travail quotidien, bref, notre objet commun » (Genèse, Paris, Grasset, 1982, p. 20).

[7] « Le terme 'échange' a en réalité trois significations différentes. Si on le définit de manière opératoire, l'échange inclut tout transfert de biens à double sens, à un prix fixé ou selon une proportion indéterminée ou inconnue, comme dans le cas des cadeaux de Noël. Dans ce sens large, il inclut la réciprocité et la redistribution. Dans un sens plus restreint, l'échange signifie l'achat et la vente à un prix défini ou fixé. Ici, le choix se fait entre l'acceptation ou le refus de ce qui est offert. Ce sens inclut l'échange qui sert à décrire l'achat et la vente à un prix négocié. Alors intervient un élément supplémentaire de liberté dans l'option : la négociation du prix qui détermine l'option finale. Tel est le sens de l'échange dans un système autorégulateur du marché » (W.C. Neale, « Le marché des points de vue théorique et historique », dans K. Polanyi et C. Arensberg, Les systèmes économiques dans l'histoire et dans la théorie, 1957, traduction française, Paris, Larousse, 1975, p. 331).

[8] « Si on admet que l'échange dans le système des besoins correspond à la similitude dans celui des connaissances, on voit qu'une seule et même configuration de l'épistémé a contrôlé pendant la Renaissance le savoir de la nature, et la réflexion ou les pratiques qui concernaient la monnaie » (M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966).

[9] L'« épistémé » chez M. Foucault et l'« idéologie » chez L. Dumont renvoient à la même conception structuraliste qui détermine un socle commun aux connaissances durant une période historique. Chez le premier, l'« épistémé » est « un espace d'ordre sur lequel se constitue le savoir » (op. cit., p. 13) ; chez le second, l'« idéologie » est « l'ensemble des idées et des valeurs communes dans une société » (L. Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977, p. 16). Dans ces conditions, en utilisant le concept de configuration épistémologique / idéologique, nous nous référons à ce qui chez ces deux auteurs leur est commun et est complémentaire.

[10] « Le XVIIIe siècle substitue à l'idée mercantiliste de surplus ou perte dans l'échange entre nations, celle de l'équivalence dans l'échange libre entre individus agissant rationnellement pour leur plus grande satisfaction personnelle » (J.-F. Faure-Soulet, Économie politique et progrès au « siècle des lumières », Paris, Gauthier-Villars, 1964, p. 7).

[11] Malgré les « recommandations » de L. Althusser dans l'Introduction du Capital, livre I, Paris, Éd. Garnier-Flammarion, 1959.

[12] K. Marx, Le Capital, Paris, Éd. Sociales, livre I, tome 1, p. 53.

[13] « L'analyse du procès d'échange, de ses formes sociales et de ses rapports avec la production dans la société marchande est par essence le sujet même de la théorie de la valeur de Marx. Dans le premier chapitre du Capital, Marx admet implicitement les prémisses sociologiques de la théorie de la valeur, et commence directement par l'analyse de l'acte d'échange dans lequel s'exprime l'égalité des marchandises échangées » (I.I. Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, (1924), Paris, Maspero, 1977, p. 124-125).

[14] K. Marx, Le Capital, Paris, Éd. Sociales, livre I, tome 1, p. 53.

[15] « Il s'agit en somme, de démontrer comment il se fait que la classe possédante vive aux dépens de la classe salariée. L'idée n'est pas neuve. Nous l'avons vue déjà formulée à maintes reprises et tout spécialement par Sismondi, Saint-Simon, Proudhon et Rodbertus. Mais leur critique était sociale plus qu'économique : elle s'en prenait surtout au régime de propriété et à ses injustices. C'est au contraire à la science économique et aux lois de l'échange que Karl Marx empruntera ses armes. Il essayera de démontrer que ce qu'on appelle une exploitation ne peut être autre qu'elle n'est. C'est le résultat inévitable de l'échange, une nécessité économique à laquelle les patrons, pas plus que les ouvriers ne sauraient se soustraite » (C. Gide et C. Rist, Histoire des doctrines économiques, Paris, Sirey, 7e édition, 1947, tome 2, p. 518-519).

[16] « Notons surtout que le mouvement qui anime toute la lignée, de Quesnay à Marx, est la recherche de « l'essence de la richesse », d'une facture unique, d'une entité se suffisant à elle-même, d'une « substance », la « substance de la valeur » comme dit Marx plus d'une fois » (L. Dumont, op. cit., p. 108). Et la problématique d'une recherche de la « substance de la valeur » présuppose nécessairement l'échange.

[17] « Le troc direct, forme originaire du processus de l'échange, représente plutôt la transformation de la valeur d'usage en marchandises que celle des marchandises en monnaie. La valeur d’échange n'acquiert aucune forme indépendante, mais elle est encore liée directement à la valeur d'usage... L'extension progressive du troc, la propagation de l'échange et la multiplication des marchandises entrant dans le troc entraînent le développement de la marchandise en tant que valeur d'échange, poussent à la construction de la monnaie et exercent une action dissolvante sur le troc direct> De ce passage de Marx issu de la Critique de l'économie politique (ES, p. 27-28), H. Denis (op. cit.) fait le commentaire suivant : « De cet exposé, il ressort avec la netteté la plus absolue que selon Marx, l'échange apparaît le premier, que la valeur apparaît ensuite, et enfin la monnaie » (p. 153).

[18] « Ne croirait-on pas que l'économiste emprunte ses paroles à l'âme même de la marchandise quand il dit : "La valeur (valeur d'échange) est une propriété des choses, la richesse (valeur d'usage) est une propriété de l'homme". La valeur dans ce sens suppose nécessairement l'échange, la richesse non » (Le Capital, livre I, tome 1, p. 94).

[19] « La valeur existe comme être-posé » (J.A. Giannotti, Origine de la dialectique du travail, Paris, Aubier Montaigne, 1971, p. 17).

[20] « Les valeurs d'échange des marchandises doivent être ramenées à quelque chose qui leur est commun et dont elles représentent un plus ou un moins » (Le Capital, livre I, tome 1, p. 53).

[21] Le texte des Gründrisse auquel nous ferons référence se situe au début du « Chapitre du capital » (Manuscrit de 1857-1858 (Gründrisse), Paris, Éd. Sociales, tome 1, 1980, p. 181 à 185).

[22] Notamment G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821), Paris, Gallimard, 1940, paragraphes 34 à 81.

[23] K. Marx, Gründrisse, tome 1, p. 181, (souligné par Marx).

[24] « Les équivalents sont l'objectivation d'un sujet pour « autres, c'est-à-dire qu'eux-mêmes ont autant de valeur l'un que l'autre et s'avèrent dans l'acte de l'échange comme également valables et, en même temps, indifférents l'un pour l'autre. Les sujets ne sont l'un pour l'autre dans l'échange que par les équivalents, qu'en tant que sujets de valeur égale et s'avèrent tels par la permutation de l'objectivité dans laquelle l'un est pour d'autres. Et comme ils ne sont ainsi l'un pour l'autre qu'en tant qu'ils sont de même valeur, comme possesseurs d'équivalents, et prouvant cette équivalence dans l'échange, ils sont en même temps substituables et indifférents les uns aux autres ; leurs autres différences individuelles ne les concernent ici en rien ; ils sont indifférents à toutes les autres caractéristiques individuelles » (Ibid., p. 182).

[25] « Si l'on s'en tient à la forme pure, au côté économique du rapport [...] alors 3 moments seulement se présentent, qui sont formellement distincts : les sujets du rapport, les échangistes posés dans une même détermination ; les objets de leur échange, valeurs d'échange, équivalents, qui non seulement sont égaux, mais doivent expressément être égaux et sont posés comme tels ; enfin l'acte même de l'échange, la médiation par laquelle les sujets sont précisément posés comme échangistes, égaux, et leurs objets comme équivalents, égaux » (Ibid., p. 181-182).

[26] Ibid., p. 182.

[27] Ibid., p. 182.

[28] Ibid., p. 182.

[29] « Si l'individu A avait le même besoin que l'individu B et avait réalisé son travail dans le même objet que l'individu B, il n'y aurait aucune relation entre eux ; ils ne seraient nullement des individus différents du point de vue de leur production. Tous deux ont besoin de respirer ; pour tous deux l'air est là comme atmosphère ; ceci ne crée entre eux aucun contact social ; en tant qu'individus respirants, ils n'ont qu'une relation de corps naturels, et non de personnes » (Ibid., p. 182).

[30] Ibid., p. 182.

[31] « Dans la mesure où, désormais, cette différence naturelle des individus et de leurs marchandises [...] constitue le motif de l'intégration de ces individus, de leur relation sociale comme échangistes, dans laquelle leur égalité est présupposée et vérifiée, la détermination de liberté vient maintenant s'ajouter à celle d'égalité » (Ibid., p. 183).

[32] « Aucun individu ne s'empare de la propriété de l'autre par la force. Chacun s'en dessaisit et l'aliène de son plein gré » (K. Marx, Gründrisse, op. cit., p. 183).

[33] « Les rapports de propriété sont sans aucun doute essentiels à la réalisation de l'échange » (J.A. Giannotti, op. cit., p. 193). « Du point de vue forme, la circulation simple se caractérise par le fait de situer ses agents dans un rapport d'égalité absolue » (Ibid., p. 202).

[34] « La circulation simple postule donc le signe de l'égalité juridique du contrat, enfin, de la volonté universelle de Hegel » (J.A. Giannotti [1971], op. cit., p. 198).

[35] K. Marx, Gründrisse, loc. cit., p. 184-185.

[36] « La valeur d'échange apparaît comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèce différente s'échangent l'une contre l'autre, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu » (K. Marx, Le Capital, livre 1, tome 1, p. 52).

[37] « Il semble qu'il réside dans ces choses une propriété de s'échanger en proportions déterminées comme les substances chimiques se combinent en proportions fixes » (Mid., p. 87).

« Marx s'intéressait à l'échange en tant que fait social objectif » (I.I. Roubine, op. cit., p. 126).

[38] « Totalement indifférentes donc à leur mode d'existence naturel et sans considération de la nature spécifique du besoin pour lequel elles sont des valeurs d'échange, les marchandises, prises en quantités déterminées, s'équilibrent, se substituent l'une à l'autre dans l'échange, sont réputées équivalentes et représentent ainsi, malgré la bigarrure de leurs apparences, la même unité » (K. Marx, Critique de l'économie politique, p. 8). « Marx récupère les hypothèses de l'économie politique, comme la demande effective et l'échange par équivalent » (J.A. Giannotti, op. cit., p. 247). « L'égalité des producteurs marchands, considérés comme des agents économiques autonomes, s'exprime sous la forme de l'échange : par essence, l'échange est un échange d'équivalents, une égalisation des marchandises échangées » (I.I. Roubine, op. cit., p. 136).

[39] K. Marx, Gründrisse, p. 185.

[40] Face à cette prise de parti de Marx, il peut être opposé, par exemple, la conception de F. Braudel : « Je suis un matérialiste, mais c'est tout autre chose que ce qu'en entendent les marxistes. Je suis partisan de cette philosophie qui comprend la superstructure et l'infrastructure. Mais, voilà la différence, je ne crois pas que l'infrastructure commande la superstructure. Les superstructures sont au moins aussi lourdes et importantes. Pour moi le capitalisme est une superstructure, c'est une culture, un mode de vie » (Le Nouvel Observateur, no 1100, 6/12/1985, p. 44).

[41] K. Marx, Gründrisse, loc. cit., p. 185.

[42] Ibid., p. 185

[43] « Le procédé de Marx est purement formel : la condition de possibilité de l'échange une fois posée comme existence indispensable à sa réalisation elle-même, la phase antérieure et la phase postérieure naissent respectivement de la négation et de la négation de la négation du positif donné comme existant » (J.A. Giannotti, op. cit., p. 201).

[44] Ce que font d'ailleurs les néoclassiques, l'autre versant de l'économie politique, lorsqu'ils postulent initialement l'existence naturelle d'individus « rationnels ».

[45] K. Marx, Le Capital, livre I, tome 1, p. 73.

[46] Ibid., p. 73.

[47] Ibid., p. 73.

[48] « Mais dans les relations d'échanges, le juste sous sa forme de réciprocité est ce qui assure la cohésion des hommes entre eux, réciprocité toutefois basée sur une proportion et non une stricte égalité. » « En effet, ce n'est pas entre deux médecins que naît une communauté d'intérêts, mais entre un médecin par exemple et un cultivateur, et d'une manière générale entre des contractants différents et inégaux qu'il faut pourtant égaliser » (Aristote, Éthique à Nicomaque, 1132.30 et 1133 à 15). Voir aussi A. Berthoud, Aristote et l'argent, Paris, Maspero, 1981.

[49] K. Marx, Gründrisse, loc. cit., p. 184.

[50] Ibid., p. 184.

[51] Dans une note relative aux Matériaux pour l'« économie », M. Rubel souligne fort pertinemment le type de jugement que Marx portait sur B. de Mandeville et sa Fable des abeilles : « Dans La Sainte Famille (1844), Marx mentionne l'oeuvre de cet auteur satirique - lointain précurseur de Nietzsche - comme "caractéristique pour la tendance socialiste du matérialiste", et il ajoute : "il prouve que, dans la société d'aujourd'hui, les vices sont indispensables et utiles. Ce n'était pas une Apologie de cette société" » (K. Marx, Oeuvres II, Paris, Gallimard, La Pléïade, 1968, p. 1665). Pour sa part, L. Dumont remarque : « Mandeville, qu'il soit socialiste ou non, est certainement en quelque façon hégélien, et on peut comprendre la délectation de Marx » (op. cit., p. 254). Pourtant dans le passage des Gründrisse que nous étudions, Marx ne fait à aucun endroit référence à Mandeville, pas plus qu'à A. Smith, alors qu'il n'était manifestement pas sans savoir l'influence fondamentale de Mandeville sur les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d'A. Smith. « On admet généralement que le thème central d'Adam Smith, l'idée que l'égoïsme (self-love : « amour de soi ») travaille pour le bien commun, vient de Mandeville » (L. Dumont. op. cit., p. 85).

[52] « La valeur d’échange ou, plus près de nous, le système de l'argent est en fait le système de l'égalité et de la liberté, et si quelque chose vient perturber celles-ci dans le développement plus détaillé du système, ce sont là des perturbations immanentes, c'est justement là l'effectivation de l'égalité et de la liberté, qui se font connaître en se manifestant comme inégalité et absence de liberté » (K. Marx, Gründrisse, loc. cit., p. 188-189).

[53] M. Roubine, commentateur perspicace de Marx, a su percevoir la dimension fondamentale qui joue le postulat de l'échange dans la construction théorique de Marx. « Il nous faut alors mettre en évidence que, dans une économie marchande, les contacts entre les unités économiques privées s'établissent sous la forme d'achat et de vente, sous la forme de l'égalisation des valeurs données et reçues par les unités économiques individuelles dans l'acte d'échange. L'acte d'échange est un acte d’égalisation. Cette égalisation des marchandises échangées reflète la caractéristique fondamentale de l'économie marchande : l'égalisation des producteurs de marchandises » (op. cit., p. 127). « La théorie de la valeur et sa prémisse, la société de producteurs marchands égaux, constitue une analyse de l'un des aspects de l'économie capitaliste, à savoir le rapport de production fondamentale qui unit les producteurs marchands autonomes. Le rapport est fondamental parce qu'il constitue l'économie sociale « objet de l'économie politique) comme totalité indiscutable, quoique plastique » (op. cit., p. 130). Dans leur Histoire des doctrines économiques (Paris, Sirey, 7e édition, 1947), C. Gide et C. Rist mettent aussi en évidence la parenté de Marx avec l'économie politique classique et concluent : « Le marxisme est donc un greffon enté sur l'arbre classique et, quoique celui-ci s'étonne et s'indigne des fruits étranges qu'on lui fait porter, c'est bien lui pourtant qui les a nourris de sa sève ». Et ils poursuivent en citant A. Labriola (Conception matérialiste, p. 91) : « Aussi a-t-on pu écrire que Le Capital était non pas le premier livre du communisme critique, mais le dernier grand livre de l'Économie bourgeoise » (Tome 2, p. 536).

[54] Voir notre thèse de doctorat de Ille cycle en sciences économiques : La force de travail est-elle une marchandise ? Étude critique de la catégorie marchandise force de travail dans l'oeuvre de Karl Marx Université de Paris I : Panthéon-Sorbonne, juin 1984.

[55] « Dans ses comportements économiques naturels, l'individu des classiques est avant tout un échangeur » (J.F. Faure-Soulet, De Malthus à Marx. L'histoire aux mains des logiciens, Paris, Gauthier-Villars, 1970, p. 38).

[56] « Jusqu'ici nous ne connaissons d'autre rapport économique entre les hommes que celui d'échangiste, rapport dans lequel ils ne s'approprient le produit d'un travail étranger qu'on livrant le leur » (K. Marx, Le Capital, livre 1, tome 1, p. 117).

[57] « Le point de départ explicite de la théorie économique est l'hypothèse de nomenclature, par laquelle il est postulé que les objets sont identifiables a priori en dehors et antérieurement à toute procédure économique » (C. Benetti et J. Cartelier, Marchands, salariat et capitalistes, Paris, Maspero, 1980, p. 89).

[58] « La condition sine qua non de l'échange, par exemple, est que le vendeur et l'acheteur possèdent de fait et de droit les objets qui vont être échangés, de sorte que c'est la propriété qui fonde et rend possible ce type de comportement » (J.A. Giannotti, op. cit., p. 83).

[59] « Le rapport réel des marchandises les unes aux autres est leur procès d'échange. C'est un procès social dans lequel entrent les individus, indépendants les uns des autres, mais ils n'y entrent qu'en tant que possesseurs de marchandises ; leur existence réciproque les uns pour les autres, c'est l'existence de leurs marchandises, et ils n'apparaissent ainsi, en fait, que comme des supports conscients du procès d'échange » (K. Marx, Critique de l'économie politique (1859), Paris, Éd. Sociales, 1957, p. 20).

[60] L. Dumont montre que « la naissance de l'économie politique implique en fait un glissement de primauté, comme nous l'avons vu sur quelques exemples, des relations entre hommes aux relations entre les hommes et la nature ou plutôt entre l'homme (au singulier) et les choses ». (op. cit., p. 130) et il définit l'« individu-dualisme » comme fondé sur « la primauté de la relation aux choses » (op. cil., p. 82). Dans ces conditions la mise en évidence du « jugement hiérarchique de Marx : 1) l'Individu est premier par rapport à la société ; 2) la relation entre l'homme et la nature (le travail) est première par rapport aux relations entre les hommes (la propriété privée est une relation avec la nature, mais médiatisée par le consensus humain>) » (op. cit., p. 183), permet à L. Dumont de montrer la thèse selon laquelle « Marx est essentiellement individualiste » (op. cit., p. 139) et que par conséquent « Il n'y a aucune contre-indication technique à aller de Smith et Ricardo à Marx » (op. cit., p. 38).

[61] « Marx a insisté, contre l'économiste, sur la nature sociale de l'homme ; et cependant il ne prend pas la société comme le sujet réel du processus de production, mais il suit les économistes en rapportant tout au sujet individuel » (L. Dumont, op. cit., p. 187). Cela est particulièrement significatif lorsque Marx définit la société. « La société ne se compose pas d’individus, elle exprime la somme des relations, conditions, etc., dans lesquelles se trouvent ces individus les uns par rapport aux autres » (Oeuvres, tome II, p. 281). L'individu est le sujet élémentaire de la société même si cette dernière détermine l'individu comme être social. L'être social présuppose, chez Marx. l'individu naturel.

[62] « Le but de Marx demeure l'émancipation de l'homme par la révolution prolétarienne, et ce but est construit sur la présupposition de l'homme comme individu » (L. Dumont, op. cit., p. 197). « Marx était en quelque sorte marié à l'individu en tant que sujet de la production par sa volonté révolutionnaire » (Id., p. 197-198). Et L. Dumont de conclure : « sans le savoir Marx est lui aussi en fin de compte à l'intérieur d'une sorte de conception de droit naturel de l'homme, transcendant toutes constitutions sociales et stades de production particuliers » (Id., p. 198-199).

[63] « C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles » (K. Marx, Le Capital, livre I, tome 1, p. 85).

[64] « Ce qui distingue surtout l'échangiste de sa marchandise, c'est que pour celle-ci toute autre marchandise n'est qu'une forme d'apparition de sa propre valeur » (Ibid., p. 96).

[65] Ibid., p. 96.

[66] « Les marchandises ne peuvent point aller elles-mêmes au marché ni s'échanger elles-mêmes entre elles. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et conducteurs, c'est-à-dire vers leurs possesseurs... » (Ibid., p. 95).

[67] « Et voici un paradoxe classique : les éléments de base de l'idéologie restent le plus souvent implicites. Les idées fondamentales sont si évidentes et omniprésentes qu'elles n'ont pas besoin d'être exprimées : l'essentiel va sans dire, c'est ce qu'on appelle la "tradition" » (L. Dumont, op. cit., p. 28). L'« échange » est incontestablement l'une de ces « idées fondamentales » qui participe de la « tradition ».

[68] Voir l'utilisation extrême qu'a pu en faire J. Fradin dans son projet de construction d'une théorie de la valeur épurée de tout substantialisme : Valeur, monnaie et capital, thèse pour le doctorat d'État, Université de Paris 1, mai 1973 ; et « Valeur et prix transformés. Introduction aux problèmes de transformations », Université de Besançon, Faculté de droit et des sciences économiques et politiques, Département des sciences économiques, document de travail no 1, janvier 1975.

[69] Voir J.A Giannotti, op. cil., quant aux limites d'une telle « dialectique ».

[70] Comme le souligne J.P. de Gaudemar, il suffit de poser « le postulat de l'existence d'une marchandise particulière dont l'usage, i.e. la consommation, non seulement transmet la valeur mais en crée une nouvelle » (« Des mystères du logarithme jaune », dans Réexamen de la théorie du salariat, Lyon, PUL, 1981, p. 12). Et c'est effectivement cette méthode que l'on retrouve chez Marx : « La plus value elle-même se déduit d'une valeur d'usage « spécifique » de la force de travail » (Notes marginales pour le Traité d'économie politique d'Adolphe Wagner, dans K. Marx, Le Capital, livre I, tome 3, p. 248).

[71] L. Althusser (Pour Marx, Paris, Maspero, 1965) suivi « E. Balibar (Lire Le Capital, Paris, Maspero, 1968) et de N. Poulantzas (Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspero, 1972), approfondissant cette veine théorique, ont produit une conception du matérialisme historique fondée sur la différenciation de la structure de tout mode de production historique en trois « instances ». économique, politique, idéologique, et ont fait de la première l'instance « déterminante ». La circularité logique dans laquelle s'enferme une telle conception ainsi que son réductionnisme ont été mis en évidence par M. Lagueux, Le marxisme des années soixante. Une saison dans l'histoire de la pensée critique, Montréal, H.M.H., 1982, p. 181-208.

[72] « Des choses qui, par elles-mêmes, ne sont point des marchandises, telles que par exemple l'honneur, la conscience, etc., peuvent devenir vénales et acquérir ainsi par le prix qu'on leur donne la forme marchandise. Une chose peut donc avoir un prix formellement sans avoir une valeur » (K. Marx, Le Capital, livre I, tome 1, p. 112).

[73] Voir notre thèse La force de travail est-elle une marchandise ? Étude critique de la catégorie marchandise force de travail dans l'oeuvre économique de Karl Marx, Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, juin 1984 ; et C. Deblock et J.-J. Gislain « La monnaie et la force de travail : deux marchandises « particulières », Interventions Économiques, no 10, printemps 1983, p. 187-206.

[74] K. Marx, Le Capital, livre 1, tome 1, p. 112.

[75] E. Préobrajensky, La Nouvelle Économique (1926), Paris, E.D.I., 1972.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 février 2011 18:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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