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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jacques Grand’Maison, “L’action de la base.” In revue Socialisme 67, revue du socialisme international et québécois, no 11, février-mars 1967, pp. 79-98. [Le 15 mars 2004, M. Jacques Grand'maison me confirmait, dans une lettre manuscrite qu'il m'adressait, son autorisation de nous permettre de diffuser la totalité de ses oeuvres dans notre bibliothèque numérique. Je suis profondément reconnaissant à M. Grand'Maison de sa confiance en nous et de son autorisation de diffuser la totalité de ses oeuvres. JMT.]

[79]

Jacques Grand’Maison

sociologue (retraité de l’enseignement) de l'Université de Montréal

L’action de la base.”

In revue Socialisme 67, revue du socialisme international et québécois, no 11, février-mars 1967, pp. 79-98.

Résumé
Introduction
A Sous-développement économique de Saint-Jérôme

Situation actuelle de l'industrie
Taux de chômage
Bas salaires
Concentration industrielle
Position géographique de St-Jérôme
Parc industriel
Administration de la ville
Municipalités contiguës
Incohérence de l'emploi de l'espace urbain
Saint-Jérôme, pôle de croissance économique
Objectifs à poursuivre
Conclusions et recommandations

B.Émergence d'un leadership populaire

Un monde ouvrier aliéné
Un premier pas
Un sondage-choc
Dialectique de la base et des super-structures
Action, horizontale d'abord
Des leaders-animateurs
Un système asocial
Une "effervescence collective" révélatrice
Une contestation plus radicale encore


Résumé

Que se passe-t-il à la base, dans les usines, dans les quartiers, dans les régions ? Ces questions ont une importance décisive. Le public a l'attention tournée vers les centrales et s'intéresse à leurs prises de position. Un témoin lucide, un homme engagé depuis de nombreuses années décrit ici ce qui se passe à St-Jérôme. Nous publions les deux dernières parties d'une étude dont on mesurera facilement l'importance pour le problème que pose ce numéro de Socialisme '67.

Introduction

Selon certains, les révolutions ont été toujours accomplies par un leadership né du flanc de la bourgeoisie. Les classes pauvres ne pouvaient pas se payer le luxe de dépenser des énergies en dehors des efforts de survivance. Aussi le Québec n'a connu sa "révolution tranquille" qu'avec l'avènement d'une bourgeoisie autochtone. D'autres empruntent leurs explications aux schèmes marxistes de la lutte des classes, de la dialectique maîtres-esclaves, seigneurs-serfs, bourgeois-prolétaires.

Il est intéressant de confronter ces cadres de référence avec des situations plus circonscrites, des milieux plus restreints où le champ d'observation demeure à taille humaine. Après dix ans de travail d'animation sociale dans la zone des Laurentides, je voudrais faire un premier bilan en suivant cette ligne de recherches : d'où vient le réveil collectif actuel que l'on peut constater dans l'ensemble régional qui couvre des endroits bien connus par les nombreuses grèves récentes : St-Jérôme, Lachute, Ste-Thérèse ? Les divers milieux sociaux de ces villes semblent vouloir sortir effectivement du marasme socio-économique. Déjà on met en place des dispositifs de [80] restructuration. C'est la petite bourgeoisie qui apparemment prend les devants. Ses leaders définissent les situations en ignorant le rôle-clef qu'a joué le leadership populaire pour éveiller une conscience régionale et une volonté de promotion collective. Ils tiennent même le monde ouvrier pour le premier responsable de la détérioration progressive de l'économie locale. On comprend alors leur politique qui consiste à tenter des réformes par dessus la tête des travailleurs, tout en consentant, par ailleurs, à intégrer quelques leaders ouvriers dans les cadres de réforme pour ne pas se les aliéner. Ce n'est pas tellement le sort déplorable du monde prolétaire qui suscite cette action d'ensemble que les contrecoups d'une industrie périmée sur les commerçants et les professions libérales de ces communautés locales. Lors de la grève de la Dominion Ayers, un médecin disait : "les professions libérales et les commerçants n'ont pas à payer pour les abus du grand patron". Il laissait sous-entendre que les pauvres ne pouvaient rencontrer les obligations qu'ils avaient contractées à l'égard de ces messieurs et que c'était là l'injustice la plus grave ! Pas un mot sur la détresse des petits eux-mêmes !

À St-Jérôme, pendant longtemps, on a tenté de faire taire les chefs ouvriers, parce qu'ils nuisaient à la bonne réputation de la ville. Il fallait cacher les problèmes, sinon les industriels ne viendraient pas s'installer. Peu importe la misère de milliers de familles et leurs besoins urgents, on devait se plier à une solution à long terme. Evidemment, les nantis pouvaient se permettre d'attendre les calendes grecques. Mais voici qu'un leadership populaire naissait au sein de conflits de plus en plus nombreux et profonds. On le perçoit encore aujourd'hui comme une facteur de régression et non comme le démarreur véritable de la prise de conscience de l'ensemble de la population et des divers agents sociaux, économiques, politiques ou autres.

Au cours de notre travail nous porterons notre attention sur la zone de Saint-Jérôme où un leadership populaire a émergé plus particulièrement. Une première partie sera consacrée à la description de la situation de cet ensemble humain [1]. Dans la seconde, nous analyserons le processus d'éveil d'une conscience régionale par l'action de chefs ouvriers.

[81]

A - Sous-développement économique de Saint-Jérôme

Nous devons souligner ici qu'il nous a été absolument impossible d'obtenir les statistiques de cinq ans sur la main-d'oeuvre exigées par le Ministère de l'Industrie lorsque ce dernier détermine si oui ou non une région est admissible au programme des "zones désignées", ces statistiques n'étant tout simplement pas accessibles au Bureau de la main-d'oeuvre à Saint-Jérôme. Selon le gérant local, ces statistiques ne peuvent non plus être obtenues du Bureau central de la main-d'oeuvre à Ottawa.

Même si les statistiques que nous vous soumettons sont incomplètes, elles révèlent tout de même une situation économique alarmante qui demande des correctifs immédiats.

Situation actuelle de l'industrie

Les trois plus grandes industries à Saint-Jérôme sont les suivantes : La Cie de Papier Rolland emploie 725 personnes ; La Compagnie Uniroyal, qui employait 1370 personnes, en emploie maintenant 645 et la Régent Knitting Mills qui employait 650 personnes, en emploie maintenant 400. À part la Cie de Papier Rolland, les deux autres compagnies sont dans des secteurs industriels très compétitifs et peu dynamiques. Par conséquent, les possibilités d'expansion de ces deux compagnies sont minimes.

Un inventaire industriel de Saint-Jérôme démontre que les autres industries, de moindre importance, se situent dans les domaines du textile et de la chaussure. Ce sont des secteurs également peu dynamiques de l'économie canadienne. De plus, nous apprenons de source autorisée qu'une compagnie du nom de Laurentian Veneers Ltd., qui emploie quelque 100 employés, doit se relocaliser à Pembroke, Ontario, d'ici quelques mois. Ceci représentera une autre mise à pied d'une centaine d'employés. Avec la Cie de Papier Rolland, les seules industries qui évoluent dans des secteurs économiques en progrès sont : Saint-Jérôme Industries Ltd., division de Mueller Industries Ltd., qui emploie environ 75 personnes et National Shipley Ltd., qui compte également 75 employés.

[82]

Taux de chômage

Selon le pourcentage de la main-d'oeuvre en chômage à Saint-Jérôme, qui varie entre 11.5% et 18%, nous sommes à même de constater que ce taux de chômage excède de beaucoup la moyenne nationale. Il dépasse largement le critère de 200% exigé dans le programme de régions désignées.

Les pires mois de chômage pour la région de Saint-Jérôme se situent entre les mois de janvier et avril, si on se réfère aux statistiques des années passées. Si on considère qu'au mois de novembre 1966, l'indice de chômage était de 18%, on peut en conclure par nos connaissances du milieu et aussi par extrapolation que le chômage pour cette période de janvier à avril 1967 sera de l'ordre d'environ 25%. Cela s'explique ainsi :

— Quelque 500 employés de la construction s'enregistrent normalement au Bureau d'assurance-chômage durant la période d'hiver et ne trouvent pas d'emploi.

— Nous prévoyons que le secteur tertiaire, celui des services, fera prochainement des mises à pied massives résultant du chômage dans le secteur secondaire.

— Nous devons souligner aussi un accroissement du taux de chômage de l'ordre de 15 à 20% annuellement, depuis les trois dernières années.

Un fait très important à souligner, et qui explique en partie le très haut taux de chômage, est la récente mise à pied massive de 725 employés à la compagnie Uniroyal (anciennement Dominion Rubber). La Regent Knitting Mills a également congédié 250 employés. Ces mises à pied à elles seules représentent environ un dixième de la main-d'oeuvre, si on considère que la main-d'oeuvre active se chiffre par 10,000 personnes.

Ce phénomène impose des charges ; il existe une très forte proportion d'assistés sociaux.

Bas salaires

Les critères régissant le classement d'une région parmi les zones désignées veulent que le revenu familial d'une région soit inférieur à $4,250.00 par année. Il nous est impossible d'établir ce revenu familial avec une rigueur scientifique. Cependant, nous nous référons à l'enquête gouvernementale qui indique les gains moyens par semaine des ouvriers résidant dans les principales villes du Canada. [83] Ces statistiques du gouvernement fédéral, parus dans le Financial Post, indiquent que le travailleur de St-Jérôme gagne en moyenne $69.59 par semaine. Cette moyenne est la plus basse du pays. Nous nous référons aussi au recensement de 1961, donnant la moyenne des salaires annuels à St-Jérôme : Homme $3,024.00 — Femme $1,819.00 — soit 25% de moins que la moyenne nationale.

Concentration industrielle :

La ville souffre d'une trop grande concentration industrielle. Près de 75% de sa main-d'oeuvre ouvrière, qui forme la moitié de la population active, est employée dans trois types d'industries, et ce qui est plus grave, dans trois principales usines seulement. Lorsqu'on constate que la Dominion Rubber et la Régent Knitting appartiennent à des catégories industrielles peu stables et que leur équipement ne s'est pas renouvelé, la situation devient alarmante. Cette trop grande concentration cause une assez forte dose d'instabilité économique parce que la vitalité de la ville dépend d'un nombre très limité d'agents de décision. De plus, parce qu'il s'agit dans les deux cas de très grandes compagnies dont le fonctionnement est dirigé de l'extérieur, le contrôle des décisions échappe presqu'entièrement aux Jérômiens.

Position géographique de St-Jérôme

À cause de la position géographique de la cité qui est située en dehors du triangle Montréal-Québec-Sherbrooke, la progression industrielle est quasi stagnante. Ceci s'explique comme suit :

a) Les industriels désirent avoir accès aux marchés de la Nouvelle-Angleterre. Par conséquent, il est beaucoup plus logique pour eux de s'établir sur la Rive-Sud.

b) Les industriels recherchent aussi l'accès facile à la Route 401 ; par conséquent, ici encore, la Rive-Sud est favorisée au détriment de la Rive-Nord.

c) St-Jérôme est située à une distance assez considérable du centre de Montréal, soit à environ 35 milles du port de Montréal.

d) St-Jérôme est située en dehors des lignes de chemins de fer transcontinentales ; ceci occasionne un coût additionnel pour les expéditions par voie ferrée.

e) Quoiqu'il existe une autoroute entre St-Jérôme et Montréal, celle-ci [84] est payante et, par le fait même, représente un coût additionnel dans le transport des marchandises.

f) La Route 41 qui relie Berthierville, Joliette, St-Jérôme, Lachute à l'Ontario, est une route qui se prête difficilement au transport rapide des marchandises.

g) Les matières premières qui servent à l'industrie de transformation sont en large partie inexistantes à St-Jérôme.


Parc industriel

La Cité de St-Jérôme n'a pas de parc industriel compact et complet comme tel ; les quelques terrains disponibles sont très coûteux à exploiter à cause de leur localisation.

À cause des limites territoriales, des accidents de terrain existant à St-Jérôme, il est très difficile d'établir un parc industriel fonctionnel et répondant aux normes exigées par l'industrie. D'après les sondages qui ont été faits, il semble que les terrains industriels propices seraient situés à l'extérieur de St-Jérôme et principalement dans là Paroisse de St-Jérôme, longeant la route 41 et l'Autoroute des Laurentides ainsi que St-Antoine des Laurentides en bordure de la Route 11 et à proximité des chemins de fer du C.P.R. et du C.N.R. Cependant, une étude en profondeur s'impose ici avant d'en arriver à des conclusions définitives.

Nous préparons en ce moment un questionnaire destiné aux industriels de St-Jérôme afin de connaître leur opinion sur les divers services offerts par la Cité de St-Jérôme.

Administration de la ville

Il est important que les administrateurs municipaux comprennent l'importance du développement économique, les grands principes d'urbanisme qui favorisent la venue d'industries et le développement des industries existantes. Nous avons l'impression que les législateurs municipaux n'étaient pas sensibilisés à ces problèmes. La ville devra adopter un programme de planification de ses finances ainsi que de ses travaux de génie pour une période d'au moins cinq ans.

Priorité devra être accordée à la poursuite du développement industriel du Grand St-Jérôme ; elle devrait aussi entreprendre les démarches nécessaires pour réaliser la fusion des municipalités contiguës. Une étude des voles d'accès et de communication devrait être entreprise ; [85] les recommandations des urbanistes-conseils et de la Commission d'urbanisme devront être mises en pratique. Il serait important que les législateurs en place adoptent les objectifs à court et à long terme que le comité consultatif de la Commission industrielle de St-Jérôme entend fixer à la suite de l'étude en profondeur qu'il a entreprise.

Municipalités contiguës

Les municipalités contiguës à St-Jérôme, St-Antoine des Laurentides, Municipalité de Bellefeuille, Village Lafontaine se sont développées à même l'économie de St-Jérôme. Elles sont économiquement dépendantes de St-Jérôme ; ces municipalités devraient consentir à se fusionner avec St-Jérôme pour le bien commun.

Incohérence de l'emploi de l'espace urbain

Dans le domaine de l'urbanisme, il nous faut signaler les faiblesses suivantes :

- un secteur commercial mal équipé, mal structuré, non renouvelé,
- une implantation industrielle arbitraire,
- un réseau de communication interne défiaient. En résumé, les structures d'accueil sont désuètes.



Saint-Jérôme, pôle de croissance économique

1. St-Jérôme de par sa situation géographique et le chiffre de sa population constitue un réservoir de main-d'oeuvre important.

2. Une commission d'urbanisme élabore depuis quelque temps une planification rationnelle.

3. St-Jérôme peut réaliser sur le plan physique, par la fusion des municipalités contiguës, un territoire attrayant pour l'installation d'industries.

4. La proximité de Montréal et les facilités récréationnelles des Laurentides font de St-Jérôme un lieu privilégié.

5. St-Jérôme est desservie par une autoroute et des voies de transport et de communication importantes (C.N.R. — C.P.R. — aéroports).

[86]

6. Nos premiers sondages trouvent une population et des leaderships prêts à mettre en place des dispositifs administratifs économiques, culturels et sociaux ainsi que des structures d'accueil nécessaires pour une collaboration efficace avec les gouvernements supérieurs.

7. St-Jérôme devient un centre administratif important comme le prouve l'installation récente du bureau régional de l'Hydro-Québec.


Objectifs à poursuivre

1. Obtention d'un consensus collectif des groupes-moteurs et des leaders de la municipalité.

2. Élaboration d'un programme d'animation sociale.
3. Prise de contact et collaboration avec les agences gouvernementales.
4. Renouvellement des cadres de l'administration et engagement d'un gérant municipal.

5. Attention immédiate apportée aux problèmes des industries en place.
6. Mise sur pied d'une programmation de politique industrielle globale.

7. Faire un inventaire plus exhaustif des ressources humaines et du matériel de la région.

8. Étudier les débouchés des industries et des services, considérant les possibilités d'embauchage, les exigences professionnelles et les revenus possibles.

9. Mettre en place les dispositifs pour la formation et le recyclage de la main-d'oeuvre.

10. Fusionner St-Jérôme aux municipalités contiguës de façon à offrir de meilleures structures d'accueil.

11. Favoriser le regroupement des employeurs pour qu'ils fournissent leur apport à la promotion socio-économique, tout en intensifiant l'éducation syndicale.

12. Poursuivre vigoureusement les efforts d'urbanisme surtout en ce qui a trait à la consolidation des services publics.

13. Restructurer la politique municipale en fonction de tâches moins dirigées sur des objectifs de quartier.

14. Avec la collaboration des organismes sociaux traditionnels, créer des commissions qui travailleront sur des objectifs définis et sur les problèmes réels de la région. Par là, nous voulons offrir un terrain objectif au-delà des diverses appartenances sociales, culturelles et politiques.

[87]

15. Réaliser des projets collectifs d'envergure pour susciter une identification de la majorité à la communauté locale. 16.—Intégrer la population adulte dans les plans de réforme scolaire. Créer une meilleure communication entre les agents du secteur éducationnel, les autres agents sociaux et la population en général.


Conclusions et recommandations

Au bilan, St-Jérôme est la caisse de résonance des problèmes de l'immense région qui s'échelonne de l'Abitibi jusqu'à St-Jérôme. Si St-Jérôme ne devient pas le pivot de cette vaste étendue, nous devrons envisager pour longtemps un vaste territoire sans cohésion, composé de sociétés sans figure originale qui deviendront éventuellement des sociétés d'économiquement faibles à la charge de l'Etat. Un processus aveugle de banlieusardisation de Montréal empêcherait St-Jérôme de jouer son rôle de structuration de ce territoire déprimé, et écarterait toute possibilité d'établissement d'un pôle de la croissance économique.

[88]

B - Émergence d'un leadership populaire

Un monde ouvrier aliéné

L'analyse précédente a été faite par quelques membres des élites traditionnelles et des cadres bureaucratiques de la communauté locale. Les ouvriers et leurs représentants n'y ont pas participé. On veut les intégrer par la suite. A-t-on compris vraiment que le fossé risque de s'élargir ? La situation ressemble à celle de ces plans d'habitation pour l'établissement desquels on a consulté tout le monde sauf les futurs résidents. C'est plus grave encore, lorsqu'il y va de toutes les dimensions de la vie collective d'une communauté. Pourtant les ouvriers auraient eu beaucoup à dire sur les conjonctures présentes qui héritent d'un passé dont ils ont porté le plus lourd de la charge. Pendant des années, ils ont été à la merci de conditions inhumaines de travail. J'en ai connu des dizaines qui attendaient des semaines le coup de téléphone de la compagnie qui les appelait au travail quand elle avait besoin d'eux. L'union ouvrière ne pouvait rien faire devant cette exploitation. Grâce à une telle politique administrative, les firmes locales accumulaient les profits sans être obligées d'investir davantage, d'améliorer l'équipement. Elles ne semblaient nullement préoccupées du sort misérable qu'elles réservaient à leurs travailleurs. Ceux-ci restaient sur place, parce qu'ils voulaient garder la seule protection du travailleur non qualifié : son ancienneté. Combien de familles ouvrières ont connu ce cercle vicieux de père en fils. Ils se transmettaient leur misère sans pouvoir en sortir ou choisir autre chose. Voilà le drame de Lachute, St-Jérôme et à un degré moindre Ste-Thérèse.

L'immigration d'un monde sous-prolétaire venu du Nord contribuait à maintenir les salaires très bas et à fournir un surplus de main-d'oeuvre très profitable pour les employeurs qui voulaient faire "chanter" leurs employés insatisfaits.

Mais ce milieu de travailleurs écrasés et sans espoir allait bientôt produire ses propres leaders. Ces derniers devinrent des "challengers" radicaux tant en face du monde patronal que vis-à-vis des superstructures de leurs unions ouvrières. Ils disaient avoir été trop souvent trompés même par leurs représentants officiels. Ils se voyaient [89] obligés de lutter sur les deux fronts à la fois, tout en ne pouvant compter sur une majorité de travailleurs qui restaient apeurés, atteints dans leur sécurité psychologique et prêts à toutes les concessions. La plupart des grèves n'avaient rien apporté aux ouvriers, sauf celle de la Compagnie Rolland au moment de la guerre.

Un premier pas

Il apparut évident qu'on n'en sortirait pas aussi longtemps que ces leaders "latents" travailleraient isolément dans leurs "locaux d'union" respectifs. Le conseil du travail regroupait ces locaux, mais il n'arrivait pas à trouver sa voie pour promouvoir une vraie politique ouvrière régionale. On était empêtré dans des processus complexes de techniques syndicales. Aucun objectif accrochant à l'horizon.

En 1963, la "Regent Knitting" et la Dominion entrent en grève en même temps. Une occasion unique de collaboration et de prise de conscience d'une situation économique qui débordait les cadres d'une seule usine. Quelques rencontres informelles permirent d'alerter l'opinion publique par les journaux, de secouer une politique municipale léthargique, de favoriser les échanges entre les grévistes des deux usines.

La grève de la Régent dura cinq mois. On voulait casser définitivement les reins des travailleurs et surtout de leurs leaders. La bataille se révélait décisive. Sans l'appui des autres forces ouvrières, on tiendrait difficilement le coup. Un comité de travailleurs de différentes usines prit naissance et commença une série d'actions collectives : service de secours, quêtes aux portes des églises, articles dans les journaux, enquêtes sur les conditions des ouvriers de la localité, visites au conseil municipal, affrontements avec la Chambre de Commerce, dépistage de leaders dans les usines non-syndiquées, regroupement de jeunes meneurs en puissance, etc.

Après les deux grèves, il fallait maintenir le feu allumé grâce aux conditions propices qu'apporte toute situation conflictuelle. On n'acceptait plus une fausse paix sociale bâtie sur le dos des prolétaires. Mais pour aller plus loin, on devait mieux équiper les leaders anciens et nouveaux. Après recherches et tâtonnements le comité organise un collège ouvrier en collaboration avec les centrales syndicales. Il n'était pas question de cours, mais d'une auto-éducation collective qui avait comme slogan : "Each member, a leader". Apprendre à se défendre, à persuader, à entraîner les autres, à faire passer la promotion collective avant tout. Mieux saisir les mécanismes [90] de la vie en groupe, les formes possibles de solidarité, d'action commune. Mieux connaître non seulement les rouages syndicaux, mais aussi les fondements du système économique qui les étouffait. Enfin se préparer à des campagnes bien orchestrées pour éveiller une conscience collective chez les ouvriers, et pour faire connaître leurs problèmes véritables.

Un sondage-choc

Jusqu'ici, on avait rejoint surtout les usines syndiquées. Mais il existait des misères autrement plus profondes chez les non-syndiqués. Le comité décide de mener une vaste enquête auprès des travailleurs de la région : salaires, sécurité, organisation syndicale, etc. Il devint vite évident qu'on n'obtiendrait aucun renseignement ni des cadres administratifs des firmes ni de ceux du gouvernement. Il fallait transformer cet obstacle en valeur. En effet, les circonstances forçaient les enquêteurs à entrer en contact personnel avec les employés des différentes "shops". Ils associèrent des compagnons de travail à leurs recherches. Bientôt un ample réseau d'investigation rejoignait presque la totalité de la population active grâce à cette multiplication des enquêteurs à la base.

À chacune des réunions, les membres revenaient avec de nouveaux chiffres. Ils touchaient du doigt les problèmes les plus cruciaux et prenaient une vive conscience de la détresse d'une majorité d'ouvriers laissés à eux-mêmes, sans défense et sans voix. L'engagement définitif de plusieurs membres remonte à cette période de découverte vitale des situations concrètes et de leurs conséquences désastreuses dans la vie des travailleurs. Ils mesuraient aussi l'importance de rester libres vis-à-vis de toute institution officielle pour rejoindre un monde prolétaire méfiant à l'égard de toute structure qui opère d'en haut. Rien ne pouvait remplacer une action à ras de sol, à la base, une action d'en bas qui précède les démarches institutionnelles, syndicales, politiques ou autres. À titre d'exemple, je pense à un travailleur d'une usine de chaussure, qui a participé aux activités du comité depuis trois ans. Au début, il se sentait incapable de faire quoi que ce soit dans son milieu de travail. Tous ses camarades vivaient dans un climat tendu, craignaient les représailles déjà nombreuses. Ils avaient perdu toute confiance en leur "syndicat de boutique" manoeuvré très habilement par les patrons. L'ouvrier mentionné plus haut apprit au comité comment aborder ses compagnons d'usine pour les amener à faire face à leurs propres problèmes. Il leur parla tous les jours [91] de ce qui se passait dans les autres usines, des résultats de l'enquête en cours, des solutions trouvées ailleurs. Il faisait circuler des articles de journaux et de revues. Il associait quelques leaders à l'enquête. Après deux ans ses efforts patients portaient fruit. Le milieu était prêt à rencontrer un permanent syndical et procéder à l'affiliation à une des centrales.

Au bilan, ce jeune leader n'aurait jamais pu accomplir une telle besogne, s'il n'avait pas été soutenu par un groupe qui opère à la base et accepte tout travailleur syndiqué ou non, un groupe foncièrement libre pour toutes les formes de participation et de contestation même les plus radicales.

Dialectique de la base et des super-structures

Un leadership populaire ne naît pas dans les superstructures, même les plus démocratiques. Il a besoin de prendre consistance sur son propre terrain, à même son dynamisme particulier. Une institutionnalisation prématurée l'étouffé, parce qu'elle déracine du milieu vital et cède la première place à des technocrates "permanents" très soucieux de leurs intérêts particuliers et souvent emprisonnés dans une technicalité et des cadres trop rigides. Les réactions parfois violentes des leaders populaires devant le B.A.E.Q. révèlent ce divorce entre le peuple et les élites traditionnelles ou nouvelles. Dialectique nécessaire dans les circonstances ? Dilemme entre efficacité technocratique urgente et mécanisme lents de la démocratie de base ? De toute façon, on n'arrivera pas à un consensus collectif sans favoriser des regroupements informels polarisés autour de besoins particuliers, de centres d'intérêt gratuits, d'objectifs partiels. Les leaders de la base savent mieux que tout autre ce qui est dans le champ de conscience de leur entourage, ce qui intéressera et mettra en marche, ce qui est possible Hic et nunc. Longtemps trompés et exploités, les milieux prolétaires flairent facilement tout indice de domination, de manipulation, de paternalisme. On s'en rend compte surtout à travers leurs leaders qui expriment plus lucidement cette aliénation. Des exemples à foison me viennent à l'esprit. — Telle cette fin de non-recevoir que les ouvriers de la compagnie Rolland ont manifestée à leurs patrons qui leur présentaient le "travail dominical" comme une nécessité économique inévitable pour la survie de l'entreprise. Après avoir fait du travailleur un robot pendant des années, on est surpris de le voir peu attentif à une démarche [92] patronale de persuasion, à une demande de collaboration, à une offre même alléchante d'augmentation de salaire, à une tentative soudaine de dialogue et d'intégration aux décisions de la compagnie. Voilà comment un système aliénant se condamne un jour ou l'autre à perdre même l'unique efficacité qu'il a cherchée : le profit par tous les moyens, fût-ce au prix de la destruction de toute dignité humaine. (L'union qui représentait ces travailleurs avait accepté, sans les consulter, le travail dominical, ce qui les rendait d'autant plus révoltés).

Je pense à un autre exemple révélateur tiré de l'expérience de la petite Bourgogne. Un comité libre de citoyens du milieu manifestait sans équivoque sa révolte devant les spécialistes en urbanisme et tous ces "étrangers" catapultés de l'extérieur. On sait les rebuffades qu'ils ont fait subir aux journalistes et aux politiciens qui venaient "se pencher" sur leurs problèmes et les observer comme des "spécimens de zoo". L'élite cléricale locale connaissait un sort semblable après un premier mouvement de sympathie. Il s'agit de réflexes profonds difficiles à percevoir si on ne fait pas partie de l'"in-group", si on ne s'est compromis que superficiellement, si on n'a pas lié son sort à celui du monde prolétaire, si on n'a pas risqué sa tête en plusieurs occasions. (L'auteur de ces lignes en sait quelque chose. Le jour où vous vous identifiez au monde des exploités, vous voyez surgir une solidarité soudaine des "élites en place" pour vous tirer de leur côté, ou pour vous écraser si la première opération ne réussit pas).

Action, horizontale d'abord

Tout ce qui précède nous aide à saisir la portée de cette expérience d'enquête conçue et réalisée par des leaders ouvriers de la base sans interférence prématurée de l'extérieur, même des superstructures syndicales. Aucune recherche de spécialistes ne les aurait autant motivés à une action collective d'envergure. Ils avaient accès à tous les travailleurs de par leur statut semblable, leur langage, leur désintéressement, leur sympathie fraternelle, leur compréhension spontanée, leur capacité d'empathie, leur colère de révoltés, leur volonté de promotion collective.

Ils ont acquis la conviction que la justice ne peut venir que de la conscience des plus exploités, qu'une société vraiment humaine doit s'organiser en fonction des plus petits. Dans leur enquête, par exemple, ils ont été amenés progressivement à contester tout le système établi. Qui pourrait les accuser d'anarchie devant leur [93] refus d'un tas de lois, quand ces travailleurs ont découvert la force d'un "salaire minimum" si peu respecté, le refus du temps et demi pour les heures supplémentaires chez plusieurs employeurs, l'insécurité totale de la majorité des ouvriers de la place, un salaire en bas de $60.00 pour au-delà du tiers des chefs de famille. (D'autres gagnaient leurs $75.00 ou $80.00 en faisant jusqu'à 70 heures de travail par semaine).

Leur enquête a nécessité des dizaines de contacts. Sans s'en rendre compte, ils éveillaient l'intérêt et l'espoir de beaucoup de travailleurs du milieu. Ils préparaient une conscience régionale et des offensives autrement plus percutantes.

Quand les résultats parurent dans les journaux, on ne s'émut pas en haut lieu du sort tragique de cette masse prolétaire majoritaire, on cria plutôt à l'exagération, à la mauvaise réputation qui en découlerait pour la ville, au climat révolutionnaire que cette révélation pouvait créer [2].

Les nantis prirent peur et firent l'impossible pour étouffer l'affaire. On reprocha aux journalistes de jouer au scandale facile. On créa même un comité de relations patronales-ouvrières sans aucun représentant du monde ouvrier ! Professionnels, commerçants, fonctionnaires se trouvaient d'un coup démunis, les uns divisés par leurs intérêts privés et concurrentiels, les autres nullement intéressés à se compromettre de peur de perdre leur "job", de dépasser leur champ juridictionnel de "rond-de-cuir", ou d'être obligé à un surcroît de travail ou d'efficacité. On voyait venir la "horde ouvrière" avec autant de mépris que de crainte. Le monde ouvrier commençait à faire bloc et à se mettre en marche. On l'avait connu pourtant si docile, si veule, si impuissant.

Des leaders-animateurs

L'année 1966 allait confirmer ces appréhensions. Les trois plus grosses usines eurent à tour de rôle un arrêt illégal de travail. [94] D'abord la Dominion où les ouvriers sortirent une première fois pour protester contre des représailles dont quelques-uns des leurs avaient été victimes. Des membres du comité jouèrent un rôle d'animation admirable durant cette période. Il ne s'agissait pas de questions de salaire, mais de prise de conscience d'une situation inhumaine qui durait depuis trop longtemps. Jusqu'ici les uns et les autres avaient accepté plus ou moins passivement un système archaïque de production générateur de tensions continuelles, de dépressions nerveuses, de divisions entre les ouvriers eux-mêmes. Des clans s'étaient constitués. L'arrêt de travail fournit l'occasion de créer un nouvel esprit de solidarité, d'entr'aide, de respect mutuel, de justice ; désormais l'on s'entendait sur une politique commune. De nouveaux leaders se révélaient. Dans les séances d'études les travailleurs s'ouvrirent aux difficultés ouvrières des autres usines. Plus conscients des problèmes locaux, ils décidèrent de marcher sur l'hôtel de ville, et de secouer l'opinion publique et les agents politiques en vue d'une action plus efficace pour relever la région d'un marasme sans cesse croissant. Encore ici, on les accusa de semer le désordre en refusant d'envisager les vraies causes qui étaient à la source de cette colère des petits.

Un système asocial

L'arrêt illégal et plus tard la grève de la Compagnie Rolland n'eurent pas le même retentissement. Les autres ouvriers considèrent les travailleurs de cette usine comme des bourgeois individualistes, nullement préoccupés du sort des autres. C'est donc un milieu à part, le seul d'ailleurs qui ne s'intégrera pas à l'action d'ensemble. Beaucoup d'autres facteurs créent cet isolement : les "shifts", les bons salaires, etc. Même à la Rolland, on vit les travailleurs de la base, surtout les jeunes, refuser tout apport de l'extérieur. Refus des offres de la compagnie et des propositions de l'Union, affrontement des vieux travailleurs prêts à céder et des jeunes décidés à ne pas "lâcher d'un pouce". Ce fut une lutte strictement interne. Il existe là un potentiel de leadership que le comité n'a pas réussi à mettre en action. On peut se demander si ce système des trois "shifts" par alternance ne produit pas des asociaux qui ne vivent plus avec le reste de la communauté locale. Et qu'arrivera-t-il si on les force à travailler le dimanche ? Dans une grande ville, il est plus difficile de percevoir toutes les Implications personnelles, familiales et sociales d'un tel type de production. Les sociologues gagneraient à venir l'observer dans un milieu plus restreint. Toute participation [95] régulière aux activités locales devient impossible. Certains leaders de Rolland voudraient bien se joindre au comité et à ses projets de promotion collective, mais leurs fréquentes absences les découragent vite.

Une "effervescence collective" révélatrice

À la fin de l'été, Régent et Dominion entrent en grève, l'hôpital venait de terminer la sienne, tandis que Coronation Food de Ste-Thérèse et Ayers de Lachute continuaient la leur. Le comité se mit en frais de créer un réseau d'appui et de secours mutuels. Peu importe les rivalités des centrales F.T.Q. et C.S.N., ils se retrouvaient avec des problèmes et des aspirations semblables. "Solidarité de la base avant tout", fut le slogan. On se prêtait main forte d'autant plus que les provocations policières attisaient le feu. Bientôt les esprits étaient prêts à une manifestation régionale pour crier une fois de plus la misère des milliers de prolétaires écrasés par le coût de la vie et des conditions inacceptables de travail. Un groupe de leaders mit sur pied un tas de comités préparatoires : publicité, pancartes, rencontres des autorités, visites inter-cités. Toute l'organisation reposait de A à Z sur les travailleurs de la base. Aucun permanent syndical ne participa à l'organisation. Ils avaient reçu des instructions en ce sens, semble-t-il. Une des centrales fit même pression pour empêcher les travailleurs de Ste-Thérèse de se joindre à la manifestation. Malgré la pluie et ces obstacles de l'extérieur, mille travailleurs défilèrent dans les rues de St-Jérôme avec ordre et dans un silence lourd de signification. Des dizaines de policiers avaient été dépêchés sur les lieux. Le tout se termina dans le parc Labelle où quelques orateurs prirent la parole et soulignèrent l'état d'urgence des conjonctures économiques de la région. Aucun acte de violence. Les animateurs avaient réussi parfaitement leur entreprise. Les agents des techniques de diffusion étaient venus nombreux pour saisir sur le vif la "sauvagerie" présumée de ces pauvres bougres d'ouvriers. Ils n'ont pas perçu les valeurs sous-jacentes à cette épreuve de force. Pour la première fois un nombre considérable acceptait de se compromettre, risquait les représailles et poursuivait un objectif régional, ce qui aurait été impossible il y a quelque temps à peine. Jusqu'ici on s'en était tenu aux intérêts immédiats. Défendre son propre bifteck, ça va, mais celui des autres !

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Sans s'en rendre compte, ils avaient éveillé une "community cons-ciousness" dans la population et chez les autres leaders sociaux encore polarisés sur les intérêts particuliers de leurs propres secteurs. En novembre, des mises à pied massives et le rapport du Conseil d'orientation économique du Canada confirmaient ce que les leaders ouvriers avaient révélé dans leurs enquêtes. Il s'agissait bien d'une région tragiquement sous-développée et sous-équipée, d'une immense poche de pauvreté.

Tous les organismes exprimèrent à tour de rôle leurs inquiétudes, leurs attentes et leur volonté de collaborer à un ré-aménagement global. On délégua une équipe pour faire un premier inventaire. Pendant ce temps, des démarches se faisaient auprès des divers ministères gouvernementaux. Les délégués furent surpris de trouver une oreille aussi attentive en haut lieu. Ils ne se rendirent pas compte que, sans les efforts courageux des travailleurs, ils auraient eu moins de chances d'être écoutés par les instances supérieures. Le mémoire analysé plus haut présente un projet d'animation sociale. On ne sait pas encore comment les leaders ouvriers vont réagir après avoir été mis au rancart pour la réalisation de la première étape. Les mois à venir le diront. Mais on peut s'attendre à des affrontements inévitables. Ils ont été trop souvent trompés ou ignorés par la petite bourgeoisie locale. Cette fois-ci, on ne les "bourrera" pas facilement. Ils exigeront un partnership à part entière et proportionnel à leur nombre. Les meilleurs plans de recyclage et l'aménagement résidentiel, commercial, industriel et culturel tourneront à vide si le leadership populaire n'y participe pas effectivement.

Une contestation plus radicale encore

Tout au long de ce processus d'émergence d'une élite ouvrière régionale, il a été intéressant de suivre l'évolution de certains leaders. Les premiers gestes collectifs leur ont redonné confiance en eux-mêmes. Peu à peu, ils découvraient tel ou tel vice du système par le biais des problèmes sociaux, ou économiques, ou politiques. Quelques-uns en vinrent à remettre en question non seulement le fonctionnement mais les structures globales elles-mêmes. "À quoi bon une meilleure part du gâteau, si nous restons des esclaves de mécanismes qu'on élabore sans nous et parfois contre nous, si nous contribuons à sécréter des déchets de pauvreté, si nous perdons à cause de l'inflation des prix le peu que nous gagnons en augmentation [97] de salaire". L'écart grandissant entre les nantis et les dépourvus n'est-il pas lié au système capitaliste actuel, au libéralisme économique qui prévaut encore ?

Faudra-t-il toujours que les petits paient la note d'une bonne réputation à leurs dépens pour attirer des investisseurs étrangers qui ne chercheront très souvent que leur profit ? Jusqu'ici les administrations des industries locales se sont foutu des problèmes de la communauté. Ils n'ont assumé qu'une faible part des coûts sociaux liés à un meilleur équipement en services et en infrastructures. Ne doit-on pas songer au-delà des réformettes actuelles à un changement radical des structures globales et de leur fonctionnement, disent plusieurs de ces leaders populaires ? Sans cela, le monde prolétaire n'en sortira jamais, puisque même les progrès réels ne profitent, en somme, qu'aux déjà bien pourvus.

De plus, ils craignent tout autant une nouvelle domination de leurs propres concitoyens qui utiliseraient à leur avantage la petite révolution tranquille envisagée. Ils savent bien que la vraie révolution du monde prolétaire ne saurait être tranquille et se faire sous le signe de l'ordre établi, éternel retardataire et inévitable caution des forces dominatrices en place. Plusieurs s'engagent présentement sur le plan politique pour rejoindre l'institution centrale d'un renouveau total : l'Etat. Ils ne trouvent pas dans les partis traditionnels les réponses à leurs profondes remises en question, à leur attente d'une participation entière des couches populaires à la vie collective.

Evidemment, leur perception des solutions reste encore assez vague au niveau de la formulation idéologique. Quelques-uns, plus lucides, ont une option bien définie de type socialiste, un socialisme radical qui démêle mal démocratie populaire et dictature. Ils empruntent leurs schèmes à la société traditionnelle, dogmatique, monolithique, peu ouverte aux risques de la liberté. On ne peut parler de structures mentales marxistes. Certaines références à cet univers de pensée restent extérieures et marginales dans leurs attitudes. Ils n'en restent pas moins révolutionnaires dans leurs comportements concrets. Ils n'hésiteraient pas à utiliser la violence, parce qu'ils ont conscience d'avoir été violentés depuis longtemps, et cela au nom de la paix sociale. Sont-ils en train de retrouver un courage semblable à leurs premiers ancêtres de la Nouvelle-France qui n'ont pas craint de s'aventurer dans un pays neuf à construire, dans la lutte, l'initiative et un vouloir-vivre collectif (irrésistible. Ou faudra-t-il chercher chez les paysans chinois, les guérilleros cubains, les maquisards algériens le modèle de ces révolutionnaires du monde populaire ?

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Il m'est avis que la récente vague de contestations du monde ouvrier et rural québécois n'est qu'un prélude en mineur de bouleversements beaucoup plus larges et profonds. L'affolement des gens en place jouera, même contre leur gré, le rôle du catalyseur qui précipite la réaction après l'avoir retardée longtemps. Le radicalisme de ce nouveau leadership populaire nous conduit peut-être à cette hypothèse. L'avenir le dira.

Le contexte nord-américain ne s'y prête pas, disent certains. Qu'il s'agisse des "niggers" américains ou des "white niggers" canadiens français, on doit admettre la permanence et l'importance de ces deux vagues de fond. La tempête ne vient pas seulement de l'extérieur ; elle jaillit des profondeurs de toute cette société et l'ébranlé jusque dans ses fondements. Les secousses atteignent chacun des secteurs, chacune des couches sociales. On ne pourra maintenir longtemps le statu quo ou satisfaire des hommes aliénés en continuant de leur jeter des miettes de pain d'une table toujours réservée à quelques privilégiés. C'est le meuble lui-même qui risque d'être renversé. Dans ce cas, la poignée de convives perdra la part du lion qu'elle se réservait avaricieusement. Qui sait si la parabole bien connue ne pourra pas enfin commencer à se réaliser chez nous ?



[1] J'utiliserai les rapports de commissions de recherches qui viennent de présenter un mémoire au gouvernement en vue d'obtenir l'aide statutaire accordée aux zones désignées. J'ai participé, comme animateur, à ces divers travaux qui prolongent l'enquête de F. Dumont et Y. Martin en 1956-1957. F. Dumont et Y. Martin, l'Analyse des structures sociales régionales, Québec : P.U.L., 1963, 269 pp.

[2] Le second sondage qu'ils entreprirent portait sur le budget familial, un autre biais fécond pour mieux connaître les situations réelles et pour pousser plus loin une pédagogie d'éveil collectif. Les enquêteurs du milieu pénétraient dans les foyers et y découvraient des misères révoltantes, des gens mal vêtus, mal logés, mal nourris et cousus de dettes. L'absence de soins médicaux revenait le plus souvent dans les rapports des uns et des autres. Plusieurs familles n'avaient aucune assurance. À la question : "Faites-vous un budget ?" on répondait la plupart du temps par cette phrase laconique : "Il faut de l'argent pour faire un budget, on n'a même pas le minimum nécessaire". — Nous ne pouvons pas donner de chiffres exhaustifs, puisque l'enquête se poursuit au moment où nous écrivons ces lignes.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 12 février 2015 19:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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