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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Georges Gusdorf, “Ethnologie et métaphysique: l’unité des sciences humaines.” In ouvrage sous la direction de Jean Poirier, Ethnologie générale, pp. 1772-1815. Paris: Les Éditions Gallimard, 1968, Collection “Encyclopédie de la Pléiade”. Une édition numérique réalisée par Michel Bergès, bénévole, directeur de la collection “Civilisations et politique”. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1772]

Georges GUSDORF

Professeur à l’Université de Strasbourg

“Ethnologie et métaphysique :
l’unité des sciences humaines
.”

In ouvrage sous la direction de Jean Poirier, Ethnologie générale, pp. 1772-1815. Paris : Les Éditions Gallimard, NRF, 1968, Collection “Encyclopédie de la Pléiade”.


Un malentendu profond et persistant sépare, en France, la philosophie des sciences humaines. Le métaphysicien considère que les recherches des savants ne le concernent pas. Il ne voit pas ce qu’il pourrait avoir à apprendre de tous ces spécialistes, dont les travaux relèvent de l’anecdote, et non de la vérité. Il se sent obscurément menacé, néanmoins, par ces techniciens entreprenants qui, tout en professant qu’ils ne font pas de philosophie, manifestent une tendance déplorable à le considérer comme un fossile intellectuel, d’ailleurs inoffensif. De part et d’autre, on se tolère parce qu’on s’ignore, mais pour peu qu’une contestation s’élève, on aura vite fait de se traiter mutuellement de bouches inutiles.

Il s’agit là d’un trait caractéristique de la situation spirituelle de notre temps. Le métaphysicien fait d’ailleurs figure de vaincu ; son espèce est en voie de disparition parce qu’elle n’a pas su s’adapter au nouveau climat de la connaissance, où les sciences humaines trouvent au contraire des conditions privilégiées de développement. Seulement on peut se demander si leur expansion ne se réalise pas au prix d’une infidélité à leur mission : la psychologie, l’anthropologie, la sociologie, l’ethnographie, l’économie politique, en devenant de plus en plus scientifiques, se font de moins en moins humaines. Ainsi réapparaît la question qu’on n’avait pas voulu poser : les sciences humaines, parce qu’elles mettent en jeu la réalité humaine, doivent avoir un statut épistémologique propre. Et ce statut ne peut être élaboré que par une réflexion de l’homme sur l’homme. Autrement dit, les sciences humaines ne peuvent se constituer vraiment qu’au prix d’une infusion de philosophie.

Les Anciens soutenaient que l’homme est un animal raisonnable, c’est-à-dire que la raison, l’attitude réfléchie, [1773] est un caractère anthropologique. Toute connaissance positive de l’espèce humaine présuppose la pensée. Les sciences de l’homme ont donc besoin de la philosophie, comme élucidation de la pensée, en tant que sens et recherche de la vérité à travers les attitudes et activités du vivant humain. Le métaphysicien, de son côté, s’il est soucieux de méditer non pas sur un fantôme, mais sur l’homme réel, ne peut se passer des sciences humaines en tant que révélatrices des conditions concrètes de formation et d’expression de la vérité dans toute l’étendue de l’univers humain.

Il faut donc souhaiter que se produise parmi les doctes une véritable mutation mentale. Trop de spécialistes des sciences de l’homme demeurent fidèles à l’idole d’une science objective qui serait à elle-même sa propre fin et sa justification. Faute d’une critique préalable et d’une délimitation des tenants et des aboutissants de la recherche, les techniques les plus perfectionnées ne sont que des outils à manipuler le néant. Quant aux métaphysiciens, il leur appartient de renoncer à leur mythe d’une immaculée connaissance. La vérité ne se trouve pas dans un prétendu accès direct à l’absolu ; les absolus de ce genre sont toujours marqués de la plus grande relativité. La vérité humaine doit être cherchée sur les grands chemins de la terre des hommes ; et les philosophes devraient se faire les compagnons de route de tous ceux qui se sont donné pour tâche l’inventaire lucide et sagace de la condition humaine.

*
*     *

À vrai dire, le problème n’est pas nouveau. Il y a déjà plusieurs siècles qu’il s’est posé à la conscience occidentale, et l’on pourrait composer une histoire de la philosophie qui montrerait comment, d’âge en âge, et depuis le xvie siècle, les meilleurs penseurs se sont efforcés de ne pas penser une question par trop scandaleuse, et sans doute insoluble à leurs yeux. La conscience rationnelle de l’Occident moderne s’est élaborée au moment même où, sous la pression des inventions et des découvertes de toute espèce, les cadres du monde traditionnel ont cédé de toutes parts. Pendant deux mille ans, l’humanité [1774] pensante s’était trouvée à l’aise dans l’espace mental défini par les intellectuels grecs, conservé par les Arabes et repris à leur compte par les théologiens chrétiens du Moyen âge. Au prix de quelques ajustements de détail, cet étonnant chef-d’œuvre de raison cosmologique, d’anthropologie cohérente et d’intelligence logique a fourni le décor immuable de vingt siècles de spéculation.

La Renaissance est, pour l’Occident, le moment où, dans l’espace d’une vie d’homme, ce système de sécurité millénaire s’effondre. « Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans », dit Montaigne (Essais, II, xii), et maintenant c’est la terre qui tourne. « Tout est changé », s’écrie, un peu plus tard, saint-Evremond, autre témoin de ce renouvellement des évidences. Et lorsque l’univers change, la conscience humaine est ébranlée dans ses fondements. D’où l’angoisse de Pascal, mathématicien et physicien génial dans le style nouveau, devant ce ciel indéfiniment ouvert que ne vient plus délimiter la rassurante et mélodieuse présence des sphères sur lesquelles roulaient les planètes traditionnelles.

Mais le ciel n’est pas seul à changer de figure ; la terre aussi voit ses horizons s’élargir prodigieusement. Tout le monde connaît, depuis l’école, la merveilleuse aventure des navigateurs qui, en quelques décades, rassemblèrent les continents épars de la planète Terre. Ce que l’on sait moins, c’est que ces hardis capitaines étaient aussi, qu’ils le veuillent ou non, des aventuriers de la pensée. La remise en question de l’ordre du monde se prolonge en un remembrement de l’ordre dans l’homme ; la crise de la géographie est ensemble une crise mentale. Montaigne en est témoin qui, après avoir cité les spéculations de « Copernicus », évoque les Antipodes :

« Voilà de notre siècle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une île ou une contrée particulière, mais une partie égale à peu près en grandeur à celle que nous connaissions, qui vient d’être découverte… »

La découverte géographique est une découverte de l’humanité. La révolution copernicienne s’étend du ciel à la terre et à l’homme. Et commence la grande enquête, le voyage aux horizons insoupçonnés des mœurs et des coutumes, des croyances et des mythes, grâce auquel ne cessera plus désormais de s’accroître l’inventaire de la condition humaine. Voyageurs et missionnaires amassent [1775] une documentation immense et bigarrée ; peu à peu, parmi les aventures extraordinaires et les récits édifiants, l’information ethnographique se dégagera comme le produit le plus valable de ce tourisme spirituel.

Ainsi s’affirme la leçon du dépaysement. Expérience décisive qui désormais ne finira pas de hanter la conscience occidentale : il peut y avoir, démentant toutes les assurances traditionnelles, un autre homme, un autre style de vie. L’homme peut être différent de l’homme.

« Devant ces conquérants et ces missionnaires, écrit A. Dupront, dont toute la puissance d’homme est dans la certitude de leur supériorité, dans la pratique d’une participation exclusive à l’univers de valeurs, de croyances et de mythes de leur terre originelle, se dressent soudain des civilisations entières, d’autres mondes en place, là où ils pouvaient n’attendre que barbarie et animalité humaine. » (Espace et Humanisme, p. 41). »

L’homme d’Occident, dépositaire de la Révélation du Dieu unique, s’était fabriqué un beau système de certitude, au centre duquel il se trouvait aussi à l’aise que l’araignée dans sa toile. Les infidèles eux-mêmes avaient leur place dans ce schéma théologique ; ils y jouaient le rôle des enfants des ténèbres, nécessaires au salut des enfants de lumière. Mais le scénario ne comportait pas d’autres personnages ; au-delà des limites du théâtre où se jouait le mystère chrétien, il n’y avait, il ne pouvait y avoir que le vide.

Or voici que le vide se peuple soudain de foules insoupçonnées, dont la seule existence, contraire à toute saine doctrine, s’affirme comme un scandale logique. La révolution copernicienne, dans le ciel, s’était déroulée assez vite et sans trop de peine sur le plan théorique : quatre-vingt-dix ans séparent la publication du De revolutionibus…, de Copernic (1545), de la condamnation de Galilée (1633). Sans doute, l’inquisition avait montré les dents, brûlé Giordano Bruno et Vanini, déshonoré Galilée. Mais au bout du compte, tout rentrait dans l’ordre grâce au génie des rassembleurs du troupeau planétaire. La tâche était beaucoup plus difficile sur la terre des hommes : le démenti infligé par les Nouveaux Mondes aux doctrines traditionnelles démasquait un néant conceptuel impossible à combler sur le moment. Il s’agissait, pour les sages de ce temps, d’une première expérience de la mort de Dieu.

[1776]

Le schéma unitaire d’une vérité absolue, telle que la figurait le monolithisme du discours théologique, ne résiste pas à l’épreuve des faits. La certitude chrétienne apparaît désormais cantonnée dans un domaine délimité sur la carte du monde. De vastes ensembles d’humanité s’inscrivent en dehors de l’espace mental chrétien. Ils ignorent le christianisme, et le christianisme, qui les a toujours ignorés, ne sait trop qu’en faire. Ils ignorent le christianisme, et le pis est qu’ils ne s’en portent pas plus mal. L’apologétique naïve et a priori de naguère paraît désormais impossible ; elle se heurte au démenti des faits, dont il faut bien tenir compte. De cette confrontation va sortir une nouvelle sensibilité intellectuelle.

Les faits enseignent qu’il existe sur la face de la terre de nombreuses populations éparses, séparées les unes des autres par d’immenses espaces, et qui mènent une existence radicalement différente de celle à laquelle nous sommes accoutumés. Ces hommes différents de nous ne sont pas pour autant semblables entre eux. Les uns vivent nus, et sans grands moyens matériels, une existence rudimentaire dans les îles ou à travers les forêts, se contentant, en fait de moyens d’existence, des plantes qu’ils cueillent et des animaux qu’ils peuvent attraper. D’autres hommes au contraire se groupent en de vastes ensembles bien ordonnés, au Mexique, au Pérou, en Chine, dans l’Inde ou au Japon. Ils ont leurs lois et leur police, leurs mœurs et leurs vêtements, très différents des nôtres, et jouissent à leur façon des biens de la fortune et de la technique.

Le témoignage des Nouveaux Mondes humains affirme ainsi très vite une pluralité des possibles. Il existe dans l’univers des hommes sauvages et des hommes civilisés, et l’on peut d’ailleurs distinguer des degrés dans la civilisation comme dans la sauvagerie. L’éventail des valeurs, jusque-là défini d’une manière uniforme, s’ouvre démesurément ; et l’étonnement naïf des témoins directs suscite, chez les doctes qui collectionnent les témoignages, un véritable désarroi, une désorientation spirituelle. En effet, sauvage ou civilisé, l’homme des lointains, après avoir d’abord choqué, exerce très vite une véritable fascination sur les esprits d’Occident, auxquels il démontre la réalité d’un bonheur différent de leur bonheur, d’une morale différente de leur morale, d’une religion [1777]  différente de leur religion. Le mythe de l’âge d’or, hérité des mythologies antiques, trouve une toute neuve actualité dans les relations des voyageurs d’Amérique, des missionnaires de la Chine ou du Japon. Le contact des cultures ne tourne pas à l’avantage des visiteurs ; souvent, le témoin impartial juge l’envahisseur chrétien plus immoral, plus sauvage que le sauvage.

Montaigne encore nous livre une méditation exemplaire de cette révolution copernicienne. Il a lu les relations de voyages, connu des explorateurs, il a même interrogé un indigène venu des nouveaux horizons. Son enquête ethnographique aboutit, d’une manière tout à fait logique, à l’affirmation de la relativité du vrai :

Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. (Essais, I, ch. xxxi : Des Cannibales). »

Personne ne peut donc se flatter de posséder un exemplaire privilégié de la table des valeurs ; naguère centré sur la révélation judéo-chrétienne, le ciel des idées ne relève plus maintenant que d’une relativité généralisée :

Si nature enserre dans les termes de son progrès ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les créances, les jugements et opinions des hommes ; si elles ont leur révolution, leur raison, leur naissance, leur mort, comme les choses ; si le ciel les agite et les roule à sa porte, quelle magistrale autorité et permanente allons-nous leur attribuant ? (Ibid., II, ch. xii : Apologie de Raimond Sebond). »

Pensées redoutables, si l’on songe qu’elles se situent au plus fort des guerres de Religion. Incapables de faire la paix entre chrétiens, les Européens qui s’entre-déchirent sous l’invocation des variétés de l’absolu chrétien, ne sont pas près de reconnaître aux païens de toute espèce le droit à l’autodétermination spirituelle. Après avoir évoqué ses conversations avec un de ces sauvages nouvellement découverts, Montaigne termine son chapitre [1778] par une boutade qui renvoie le frère inférieur à sa barbarie native : « Tout cela ne va pas trop mal ; mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses. » Comme si le sage auteur des Essais, lui-même, hésitait, au seuil de l’anarchie menaçante ; il ne faut pas penser trop hardiment, ou plutôt il serait inopportun d’éveiller les hommes de leur sommeil dogmatique. Les révélations du dépaysement resteront, pour un siècle encore, l’enjeu d’un débat de conscience pour quelques esprits mieux informés que les autres, missionnaires avertis, explorateurs éclairés, comme aussi pour certains philosophes, audacieux et discrets, capables de s’aventurer en pensée au-delà des limites de l’absolutisme régnant. (Sur ce très important courant de pensée, on consultera les ouvrages de René Pintard et Henri Busson). Leurs réflexions prudentes s’affirmeront au grand jour, dès la fin du xviie siècle, dans les œuvres de Bayle et de Fontenelle ; elles occuperont, au xviiie siècle, le devant de la scène intellectuelle grâce à l’entreprise des « philosophes » et des Encyclopédistes.

Quoi qu’il en soit du détail de ces pensées et de leur filiation historique, elles constituent le contrecoup de l’enquête ethnographique entreprise dès la fin du xve siècle ; elles tentent de réagir au désarroi mental qui résulte du nouvel inventaire de l’humanité. Toute la philosophie moderne sortira de cette entreprise. Le malheur est qu’elle débute par une occasion manquée, parce que les naissantes sciences de l’homme ont raté leur révolution copernicienne. La mise en lumière de la relativité des valeurs aboutit en effet à la proclamation de l’universalité de la raison. Un nouveau dogmatisme remplace l’ancien, moyennant un simple transfert de la théologie à l’ontologie. La constatation des variétés de l’expérience humaine suscite la tentation du scepticisme, bientôt vaincue par l’affirmation d’une certitude totalitaire.

La pensée moderne se forme au moment où la désagrégation du cosmos astrobiologique, mis en forme par les Grecs et repris par les savants chrétiens du Moyen âge laisse la place libre pour une science autonome de la nature matérielle. La Physique d’Aristote est toute métaphysique ; la physique nouvelle échappe aux philosophes elle s’offre aux mathématiciens et bientôt aux expérimentateurs. [1779] Très vite, la nouvelle science revendique l’homme ; son corps devient un corps soumis au droit commun du monde des corps. Léonard de Vinci, Vésale, dissèquent systématiquement l’organisme, dont le fonctionnement doit s’expliquer à leurs yeux par des raisons naturelles ; Harvey, Descartes, Hobbes parachèvent le schéma fondamental d’une biologie mécaniste. Ces violations du domaine humain ont la signification d’un sacrilège analogue à celui que réalise aujourd’hui pour certains l’invention de « machines à penser ». Mais en même temps, bien que d’une manière sans doute moins éclatante, l’âme elle-même se trouve bientôt contestée aux métaphysiciens par les premières tentatives des sciences humaines, qui sont sciences de l’esprit.

Pour Machiavel l’ordre politique devient le champ d’application d’une réflexion méthodique et positive, qui lève résolument le voile des présupposés moraux et religieux, sous lesquels jusqu’alors se dissimulaient les faits. Il y a une science du gouvernement des hommes, à laquelle on doit demander désormais les règles techniques indispensables. Montchrestien publie en 1615 son Traité de l’économie politique : le mot est en avance sur la chose, mais le mot ne sera pas oublié, et la discipline viendra à son heure. Pareillement l’esprit historique prend timidement conscience de lui-même dans les chroniques et compilations des historiens d’Italie et d’ailleurs. Une ethnographie dans le temps fait écho à l’ethnographie dans l’espace, esquissée par les voyageurs et les missionnaires. Le sens général de toutes ces acquisitions, c’est que la connaissance de l’homme ne peut pas être déduite a priori de principes théologiques et dogmatiques. L’homme est plus différent de l’homme qu’on ne l’avait cru ; l’homme est pour l’homme l’objet d’une enquête patiente et indéfinie, qui suppose, au départ, l’abandon des anciens préjugés. Et cette prise de conscience de la nécessité d’une anthropologie se produit au moment même où l’humanisme triomphant reconnaît à la personne humaine une dignité nouvelle, une position privilégiée qui ne lui était pas accordée dans la perspective théocentrique d’autrefois.

On peut résumer la nouvelle situation épistémologique en disant que la découverte, par les savants, d’une nature physique soumise à des lois spécifiques, a pour corollaire [1780] la mise en évidence d’une nature humaine, insoupçonnée jusque-là. Si le commun dénominateur de la révélation chrétienne ne suffit plus à assurer l’unité du genre humain, il faut recourir à une autre instance plus générale, capable de regrouper la totalité des informations disponibles. Comme l’observe Dupront : « Le spectacle des pays neufs manifeste la réalité de caractères communs entre tous les hommes, donc d’une définition de l’homme par la nature. » Dès le xvie siècle s’affirme le thème du nouvel œcuménisme qui, une fois devenu plus sûr de lui-même, se sentira bientôt assez fort pour assurer la relève des théologies défaillantes. La référence au droit naturel fondé en raison se substituera à l’invocation du droit divin des révélations. La nature humaine comme la nature des choses s’offriront aux disciplines de la raison raisonnante.

Seulement l’objet humain est beaucoup plus complexe que l’objet physique ; la psychologie sagace de Montaigne reconnaît dans l’homme un être « ondoyant et divers », dont elle s’efforce d’observer patiemment les vicissitudes. Tout le monde n’a pas la même patience ni cet héroïsme intellectuel de ne pas conclure lorsque le savoir demeure insuffisant. Il faudra beaucoup de temps encore pour que le domaine humain puisse être mis en perspective épistémologique, et pour que se constituent les diverses disciplines dont l’homme sera le foyer commun. En attendant que se dégagent les grands traits de la connaissance de l’homme par l’homme, ainsi que les méthodes appropriées, on demandera aux sciences les plus avancées de fournir un schéma d’intelligibilité, dont on suppose que, valant pour la réalité matérielle, il doit valoir aussi pour la réalité humaine.

Dans les sciences anthropologiques, les Copernic, les Kepler, les Galilée ne viendront que beaucoup plus tard. Pendant très longtemps, philosophes et théoriciens aborderont le nouvel espace mental avec un esprit déjà prévenu. L’histoire, la psychologie, l’ethnographie, la naissante science des religions ne sauraient se prévaloir d’un privilège de juridiction. C’est pourquoi, du fait d’un malentendu dramatique, elles sont niées aussitôt qu’entrevues. Le philosophe les négligera, parce qu’elles reposent sur des données confuses et inconsistantes, qui ne lui paraissent nullement compatibles avec l’idéal préfabriqué d’une science exacte. Ou bien, s’il se décide malgré tout à [1781] prendre un tel savoir en considération, le penseur voudra à tout prix réaliser une mise en équation intellectualiste, dénaturant ainsi l’ordre humain par l’application de normes qui méconnaissent sa spécificité. Pour que les sciences de l’homme puissent prendre vraiment leur essor, il faudra que se produise le reflux du rationalisme triomphant ; alors seulement la réalité concrète de l’être humain se révélera, dans la déroute des métaphysiques.

Ainsi la Renaissance est vraiment, pour les sciences humaines, une occasion manquée. La caravelle des navigateurs audacieux, découvreurs de terres et d’humanités nouvelles, figure au frontispice de l’Instauratio magna de Francis Bacon, en 1620. Mais, à la génération suivante, Descartes ne s’intéresse pas aux Amériques, ni aux sauvages, pas plus qu’à l’histoire, à la philologie ou à la géographie. Le penseur de génie systématise les sciences de son temps sans accorder la moindre considération aux disciplines récentes qui s’intéressent à la réalité humaine ; celles-ci s’adressent à la mémoire, et non à la raison ; elles ne se prêtent pas à l’application des procédures mathématiques, elles échappent même aux schémas mécanistes qui rendent compte plus ou moins approximativement de l’ordre physique et de l’ordre biologique. Une fin de non-recevoir se trouve ainsi opposée aux acquisitions qui avaient élargi l’espace mental de la Renaissance.

Le triomphe du rationalisme cartésien sera payé très cher. Le penseur idéaliste se persuade qu’il n’a pas besoin du témoignage des sciences de l’homme. L’exercice de la conscience réfléchie suffit à lui ménager l’accès direct à une vérité qui vaut, en droit, pour tout un chacun, puisque le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Les relations des historiens et des voyageurs ne sont que des anecdotes sans intérêt, qui ne sauraient atteindre à l’essentiel, que chaque homme découvre en soi. Au prix de quelques heures de réflexion, n’importe qui peut devenir un métaphysicien à part entière.

Les grandes aventures géographiques de l’âge renaissant avaient été pour l’Occident la chance extraordinaire d’une découverte de l’autre qui se redouble en connaissance de soi. Descartes, pressé d’arriver au but, refuse le détour. Le philosophe de style classique sera un introverti ; il se détourne de tous, pour méditer à l’aise dans [1782] la tour d’ivoire du poêle cartésien qui, tel la monade leibnizienne, n’a ni portes ni fenêtres. Descartes nous confie qu’il lui arrive, regardant les passants dans la rue, de s’interroger sur les silhouettes qui passent. Ce pourraient bien n’être là que manteaux et chapeaux, marionnettes illusoires, si la bonté de Dieu et sa véracité ne l’assuraient qu’il s’agit bien d’autres hommes, semblables à lui. Descartes, qui communique si aisément avec Dieu, ne rencontre pas l’autre. Ou plutôt si, grâce à l’invocation de Dieu, il parvient à l’atteindre, l’Autre ainsi rejoint doit être pareil au Même, il doit être un autre moi-même. La diversité n’est qu’apparente et numérique ; elle se dissout dans l’universalité en droit de l’esprit humain.

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*     *

La découverte de la pluralité, de la diversité de l’existence humaine par les voyageurs du xvie siècle a donc subi le contrecoup de la victoire du rationalisme mécaniste qui s’impose au début du xvie siècle. Mais si les sciences humaines naissantes se voient ainsi déclarer un peu hâtivement nulles et non avenues, les relations de voyage continuent à s’accumuler. La seule existence de cette documentation pose un problème ; et d’ailleurs l’influence de Descartes et des idéalistes ne suffit pas à empêcher certains esprits, fidèles à la tradition de Montaigne, de se poser les questions qui déjà préoccupaient les penseurs du siècle précédent. Seulement, s’ils font preuve d’une ouverture d’esprit plus ample que l’auteur du Discours de la méthode, ils adoptent à l’égard des nouveaux savoirs une attitude conforme à la théorie de la connaissance régnante.

Descartes ne jugeait pas nécessaire de relever le défi du sauvage ; à la fin du siècle, le cartésien Fontenelle accordera beaucoup de considération à ce personnage exotique, dont le témoignage remet en question certains des fondements les mieux établis de la culture occidentale. Mais si Fontenelle est bien, en effet, le précurseur de l’ethnographie et de la science comparée des religions, s’il se plaît à recueillir et à confronter les faits de cet ordre, c’est pour des raisons étrangères au simple désir de connaître. Son initiative se situe dans la conjoncture [1783] intellectuelle de l’époque ; elle correspond à l’application d’une stratégie destinée à mettre en question les valeurs établies. Les primitifs ne sont pas étudiés pour eux-mêmes, dans un esprit d’information objective. On les invoque en qualité de témoins dans un débat qui ne les concerne pas.

La spiritualité d’Occident s’est élaborée au cours des siècles à partir du compromis paradoxal entre l’intellectualisme grec et la révélation judéo-chrétienne. La Renaissance correspond à une crise qui menace de rompre le pacte noué entre ces deux traditions, dont il apparaît de plus en plus qu’elles ne sont guère compatibles. La science moderne, à partir du xviie siècle, consacre le triomphe de l’intelligence objective et rationnelle. En même temps, l’idéalisme mis au point par Descartes donne à l’esprit une pleine autonomie, fondée sur l’accès direct à Dieu, dont il dépend. Mais ce Dieu des philosophes et des savants se trouve désormais coupé de toutes les compromissions judéo-chrétiennes, qui pouvaient restreindre sa compétence géographique. Le passage s’opère, au cours du xviiie siècle, du Dieu territorial à un Dieu universel, et laïque par-dessus le marché, de sorte qu’il patronnera la pensée déiste et anticléricale du siècle de l’Encyclopédie. Et même, le Dieu Raison, réduit à l’état de Raison toute simple, pourra encore présider les systèmes des matérialistes athées.

Les primitifs se verront attribuer un rôle de premier plan sur la scène intellectuelle lorsque certains esprits audacieux comme Bayle et Fontenelle aperçoivent la possibilité de les utiliser dans ce gigantesque et périlleux débat. Les premiers missionnaires s’étaient déjà posé la question du rapport de ces populations lointaines avec la révélation judéo-chrétienne ; ils avaient négocié de leur mieux le rattachement de ces enfants perdus avec la postérité d’Adam ; ils avaient fait rentrer le plus de monde possible dans les flancs de l’arche de Noé. Ou bien, on imaginait qu’on se trouvait là en présence de chrétientés séparées depuis longtemps, de populations qui avaient essaimé à l’origine et qui avaient oublié, avec le temps, les enseignements reçus. D’ailleurs le problème théorique demeurait secondaire ; l’essentiel, pour les missionnaires, était de récupérer au plus tôt les populations païennes et de les rattacher, par l’évangélisation, au corps de l’Église.

[1784]

Les philosophes du xviiie siècle déploient leur réflexion en dehors du présupposé chrétien. Ils trouvent dans les sauvages des auxiliaires précieux pour mener à bien cette mission à rebours, cette démission chrétienne, qui est l’objet de leur entreprise. Étrangers à l’histoire du christianisme, les sauvages appartiennent pourtant à l’histoire de l’humanité et à « l’histoire de la raison », comme dit Fontenelle. Ils mettent en œuvre une sorte de patrimoine commun de l’être humain ; ils nous offrent les premiers essais maladroits de l’espèce humaine, et donc un témoignage vivant sur nos propres origines. Ce sont des retardataires sur le chemin de la raison et de la civilisation. Leurs mœurs et leurs coutumes, leurs mythes permettent d’ailleurs de comprendre, par confrontation, le sens de certaines traditions qui se retrouvent dans les textes classiques.

Ainsi se dégage peu à peu la notion d’un domaine humain, étendu à la totalité de la présence humaine dans l’espace et dans le temps. Les païens d’aujourd’hui, les Persans, les Arabes, les Chinois, les Indiens, Iroquois et Hurons, y rencontrent les païens d’autrefois, qui peuplent l’Antiquité, classique ou non. Du coup, le peuple chrétien d’aujourd’hui et les peuples de la Bible se trouvent noyés dans la masse, engloutis par le flot commun de l’humanité. Le christianisme rentre dans le droit commun des religions, et sa prétention à détenir le monopole d’une vérité absolue n’est plus qu’un caractère parmi tous ceux qui permettent de le relativiser. Telle sera par exemple la doctrine commune des rédacteurs de l’Encyclopédie, prudemment exposée à force d’allusions et de renvois d’un article à l’autre.

On peut dire que, si le xvie siècle pratique l’ethnographie du dépaysement pittoresque et de l’émerveillement, le xviiie siècle voit triompher une ethnographie comparative en matière de religion, de morale et de politique. Seulement il s’agit là d’une doctrine de combat, et nullement d’une connaissance objective. Le présupposé chrétien a fait place au présupposé rationnel ; un œcuménisme a chassé l’autre. Dans le moment même où l’Occident reconnaît l’existence des autres civilisations, il subordonne cette reconnaissance à l’affirmation inconditionnelle d’un système de valeurs dont il a le monopole. Il est vrai que dans cette découverte du monde humain, [1785] l’Occident peut avoir bonne conscience. Car c’est lui qui, grâce à sa puissance et à ses techniques, grâce à sa curiosité aussi, est allé au-devant des autres. Les malheureux sauvages, figés dans leur faiblesse et leur oisiveté, auraient été bien incapables de prendre de telles initiatives. Et, pour respectables et civilisés que soient les Chinois, les Japonais ou les Persans, ils n’ont pas découvert l’Europe ; ils ont été découverts par les Européens, de sorte que ceux-ci pourront adopter à leur égard, du point de vue intellectuel aussi, une sorte d’attitude coloniale. Les provinces lointaines de la pensée seront purement et simplement annexées, soumises à la juridiction des catégories occidentales. Et le siècle des Lumières, qui s’enchante de l’idée de Progrès, se voit naturellement lui-même en tête du mouvement, dépositaire de la plus haute vérité, missionnaire du nouvel Évangile de la Raison qu’il devra porter jusqu’aux extrémités de la terre. Tel est le fardeau intellectuel de l’homme blanc.

Il est vrai que tous les grands esprits du xviiie siècle ne partagent pas cette façon de voir. Certains opposent au schéma du progrès de la civilisation un schéma de la décadence, où les sauvages, au lieu de figurer le degré zéro de la culture, apparaissent au contraire, comme d’heureux bénéficiaires de l’âge d’or. De Montaigne à Rousseau, de Lahontan à Diderot, le Bon sauvage poursuit une fortune littéraire qui durera jusqu’à Melville et à Gauguin. Mais le fait que le jugement de valeur se trouve ici inversé ne change pas grand-chose : le primitif est alors appelé comme témoin à charge dans le procès de la civilisation : un procès qui n’est pas le sien. Il n’est pas recherché et connu pour lui-même. On l’inscrit bon gré mal gré dans un schéma explicatif d’ensemble, que peut seul justifier un a priori rationnel.

Et pourtant, en dépit de tous les préjugés qui viennent fausser l’examen, les philosophes du xviiie siècle sont conduits par leurs principes mêmes à reconnaître à l’étude des peuples primitifs la valeur d’une sorte d’expérimentation sur la formation de la raison humaine. En effet, Locke, maître à penser du siècle entier, met à l’honneur une pensée empirique, en rupture avec l’ontologie rationaliste de Descartes, de Spinoza ou de Malebranche. Il n’y a pas d’idées innées ; toute connaissance [1786] vient à l’homme du dehors, et se constitue sous l’influence de la répétition, de l’habitude et de la coutume. L’inspiration de Locke se retrouve chez Hume, qui rêve de réaliser une « géographie mentale », c’est-à-dire de dresser la carte des pensées humaines à partir de l’observation. Et l’empiriste Condillac sera l’autorité philosophique reconnue par tous les collaborateurs de l’Encyclopédie.

L’esprit de l’empirisme oriente la curiosité des chercheurs vers la genèse de la pensée. Condillac, dans sa parabole fameuse de la statue s’éveillant à la vie, essaie d’analyser la constitution de la réflexion humaine à partir des données reçues du dehors. Mais il ne s’agit là que d’une expérience mentale, tout à fait arbitraire; l’expérience réelle et concrète consisterait à étudier la formation de la conscience chez l’enfant ou chez le sauvage, plus près que nous du premier homme. La théorie des milieux et des climats, très répandue au xviiie siècle, et qui se trouve par exemple chez l’abbé Dubos et chez Montesquieu, souligne la valeur éducatrice de l’environnement physique et social. L’idée apparaît que l’étude des primitifs permettrait ici de préciser les choses. Helvétius, par exemple, qui s’efforce de mettre au point une explication mécaniste de la pensée et de l’action, allègue « certaines nations sauvages qui n’ont pas deux cents idées, deux cents mots pour exprimer leurs idées ». Et il précise, en note : « Tels sont les peuples que Dampierre trouva dans une île qui ne produisait ni arbres ni arbustes, et qui, vivant du poisson que les flots de la mer jetaient dans les petites baies de l’île, n’avaient d’autre langue qu’un gloussement semblable à celui du coq-d’Inde. » Il ne s’agit là que d’une indication jetée au passage, mais elle prouve que dès cette époque les études ethnographiques paraissent pouvoir fournir à l’anthropologie une contribution capitale.

À peu près exactement contemporain de ce texte d’Helvétius, un curieux mémoire de Benjamin Carrard sur l’Art d’Observer suggère la création de « sociétés permanentes pour observer et sonder la nature : Ces sociétés auraient pour tâche de mener à bien, entre autres, de véritables études ethnographiques.

Comment connaître autrement la prodigieuse variété des mœurs, des coutumes, des religions, des ressources, des [1787] commerces respectifs, des forces des différents peuples qui habitent la surface de la terre, et s’approprier les arts mécaniques que leurs différentes nécessités ont enfantés, leurs pratiques nouvelles pour nous, et ingénieuses dans ceux qui nous sont connus, les progrès dont ils peuvent se glorifier, leurs idées heureuses dans la législation et le gouvernement, ces arts importants qui dirigent l’homme en société vers le bonheur, leurs plantes, leurs animaux, qui pourraient suppléer à nos divers besoins, ou procurer des agréments que la Nature a quelquefois placés à des milliers de lieues loin de nous, en faire le choix, et les transporter de bonne heure chez nous ? […] Il serait bien à désirer que les navigateurs et les voyageurs se prêtassent toujours avec empressement à ce genre d’observations. (p. 133-134). »

Les préoccupations utilitaires n’excluent pas, dans le projet, le souci de l’information objective. L’auteur souhaite même que les nations d’Europe fondent des sociétés de ce genre dans leurs colonies : « Là, ces sociétés pourraient éclairer les naturels du pays. Là, elles formeraient des observateurs sans qu’on eût besoin dans la suite d’en épuiser l’Europe pour les y envoyer » (p. 134-135). »

Ainsi se précisent, au siècle de l’Encyclopédie, les espérances confuses de la Renaissance. Au moment où l’on se passionne pour l’histoire naturelle de Linné et de Buffon, l’idée se fait jour d’une histoire naturelle de l’espèce humaine dans sa variété et dans son unité, qui serait d’une importance primordiale pour une philosophie enfin consciente de ses devoirs, et disposée à quitter le ciel des idées pour prendre pied sur la terre des hommes. Avant même la fin du xviiie siècle, un événement historique d’une immense portée offrira aux philosophes successeurs et héritiers de l’Encyclopédie l’occasion de mettre en œuvre dans la pratique les indications de la doctrine empiriste. La législation de la Révolution française dans le domaine de l’enseignement est inspirée par l’équipe des Idéologues, continuateurs de Condillac. C’est la science de l’homme qui doit diriger la formation de l’homme. La nouvelle pédagogie donnera naissance à une humanité nouvelle, libérée des servitudes ancestrales.

Selon Destutt de Tracy, chef de cette école, « l’idéologie est une partie de la zoologie », c’est-à-dire qu’elle est la [1788] science naturelle qui a pour objet les facultés intellectuelles de l’être humain. Pour mener à bien ce programme, les esprits très remarquables, et trop oubliés, qui appartiennent à ce groupe, philosophes, médecins, juristes et savants, prennent conscience très nettement de la nécessité d’entreprendre d’une manière positive cette recherche qui reçoit, à la même époque, en Allemagne, le nom d’anthropologie. Ils créent en 1800 la Société des Observateurs de l’Homme, qui n’est, au dire de Broca, « qu’une société d’Anthropologie ou d’Ethnographie, la première de toutes ». Cette société patronne des recherches, propose des sujets de concours, relatifs à l’observation des enfants, des sourds-muets, des aliénés, et aussi des populations non civilisées. Dès 1796, d’ailleurs, un mémoire lu à l’Institut national s’intitulait : Considérations sur l’homme observé dans la vie sauvage, dans la vie pastorale et dans la vie policée.

La contribution la plus importante de cette société des observateurs de l’homme, dont l’existence fut éphémère, à l’histoire de l’ethnologie eut pour occasion des missions scientifiques entreprises sous les auspices de la société, l’une sur mer par le capitaine Baudin, l’autre à l’intérieur de l’Afrique, par Levaillant, tous deux accompagnés d’un personnel scientifique.

Par une rencontre assez curieuse, l’illustre géologue, naturaliste et ethnologue Alexandre de Humboldt, très lié avec le milieu de l’Institut national et les Idéologues, devait primitivement participer à la croisière du capitaine Baudin. Mais celle-ci fut retardée par des difficultés financières et les menaces de guerre. C’est pourquoi Humboldt entreprit sous les auspices du roi d’Espagne le grand voyage qui fut à l’origine de sa gloire.

La société jugea nécessaire d’établir à l’usage des voyageurs des instructions qui guideraient leur travail. Cuvier fut chargé de mettre au point des Considérations sur les méthodes à suivre pour l’observation de l’homme physique, sorte de guide d’anthropologie somatique. Un document parallèle était consacré à l’anthropologie culturelle. Rédigé par de Gérando, jeune philosophe de l’école idéologique, il eut les honneurs d’une publication séparée sous le titre : Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages. L’avertissement [1789] initial précise que, comme il est possible que les explorateurs « aient l’occasion de rencontrer des peuples qui appartiennent à des degrés très différents de civilisation ou de barbarie, on a cru qu’il fallait prévoir toutes les hypothèses et généraliser tellement ces Considérations, qu’elles puissent s’appliquer à toutes les nations qui diffèrent, par leurs formes morales et politiques, des nations de l’Europe. L’on s’est surtout attaché à présenter un cadre complet qui pût réunir tous les points de vue sous lesquels ces nations peuvent être envisagées par le philosophe. »

De fait, ce document présente un intérêt exceptionnel, car il constitue sans doute le premier exemple d’instructions ethnographiques, sans d’ailleurs jamais utiliser le mot d’« ethnographie », qui apparaît précisément au début du xixe siècle avec le sens de « description des peuples », mais ne s’imposera en France qu’après la publication de l’Atlas ethnographique du globe par Adrien Balbi, en 1826. Le texte de Gérando révèle une pleine conscience de l’intérêt philosophique présenté par l’observation systématique des primitifs, car « la science de l’Homme aussi est une science naturelle, une science d’observation, la plus noble de toutes. » L’observation des peuples non civilisés permettra de saisir dans sa genèse la pensée de l’humanité : « Nous nous trouverons en quelque sorte reportés aux premières époques de notre propre histoire… Le voyageur philosophe qui navigue vers les extrémités de la terre traverse en effet la suite des âges ; il voyage dans le passé ; chaque pas qu’il fait est un siècle qu’il franchit. Ces îles inconnues auxquelles il atteint sont pour lui le berceau de la société humaine. » L’ère des relations de voyage pittoresques est close ; il faut désormais mener à bien des enquêtes systématiques portant sur les divers aspects de l’homme physique et moral, sur la langue, les mœurs, les techniques, les institutions de tous ordres, la vie politique, économique et sociale. Rien n’est oublié dans ce plan pour l’inventaire systématique des sociétés humaines, inspiré par la « philanthropie » révolutionnaire. Une émouvante péroraison invite les enquêteurs à revenir « porteurs d’heureuses nouvelles de nos frères dispersés aux derniers confins de l’Univers ».

L’école idéologique française a donc été dans notre [1790] pays le lieu d’origine de la première tentative systématique pour constituer une science générale et positive de l’être humain. Le médecin Cabanis, l’aliéniste Pinel, de nombreux savants et érudits travaillèrent, chacun dans son domaine, à cette tentative d’anthropologie, dont l’ambition dernière était de reconstituer sur de nouvelles bases la France et le monde. Cette prise de conscience de la nécessité d’une histoire naturelle de l’homme apparaît en particulier chez Volney, philosophe et philologue géographe, voyageur, qui, dès 1791, préconise l’organisation d’un véritable Musée de l’Homme :

Une salle de costumes dans l’une des galeries du Louvre serait un établissement du plus grand intérêt sous tous les rapports : il fournirait l’aliment le plus piquant à la curiosité du grand nombre, des modèles précieux aux artistes, et surtout des sujets de méditation utiles au médecin, au philosophe, au législateur. Que l’on se représente une collection de visages et de corps de tous pays et de toute nation… Quel champ d’études et de recherches sur l’influence du climat, des mœurs, des aliments. Ce serait là véritablement la science de l’homme ! Buffon en a essayé un chapitre, mais ce chapitre ne fait que rendre saillante notre ignorance actuelle. On dit qu’il y a un commencement de cette collection à Petersbourg. […] Ce serait une entreprise digne de la nation française.

La collection de Petersbourg mentionnée ici est celle réunie par le savant allemand Pierre Simon Pallas qui, sollicité par Catherine II, passa une partie de sa vie au service de la Russie. Géologue, naturaliste, philologue, il accomplit de 1768 à 1774 une grande mission d’exploration à travers l’Asie centrale, dont il rapporta une ample moisson de documents de tous ordres, et en particulier de fossiles. Selon H. de Blainville, « ces voyages le forcèrent à étudier les langues et à créer l’ethnographie ou la science de l’histoire du genre humain par les traces de son langage » (Histoire des sciences de l’Organisation, 1845, t. II, p. 510).

Malheureusement, les Idéologues, maîtres à penser de la Révolution, et esprits libéraux, devaient nécessairement devenir suspects aux yeux de Napoléon. Et la Restauration les traite en vaincus lorsqu’elle entreprend de constituer en France une orthodoxie métaphysique. Le spiritualisme de Victor Cousin méprise les sciences de l’homme et crée [1791] à leur encontre un préjugé dont les effets n’ont pas cessé de se faire sentir jusqu’à nos jours. Et lorsque, malgré tout, l’intérêt pour la réalité humaine réussit à se faire jour, c’est sous une forme qui ne favorise guère l’étude scientifique des faits. Les philosophes de l’histoire, qui triomphent un peu partout, substituent à l’idée d’une vérité intemporelle, donnée une fois pour toutes, le schéma d’une raison en devenir, qui s’accomplit dans le temps. Mais si le temps de l’histoire est ainsi revêtu de cette dignité philosophique, que lui refusait Descartes, il n’en demeure pas moins le messager d’une solution définie à l’avance. L’événement n’est qu’un agent d’exécution ; le système fournit dès à présent le dernier mot. Le règne de la raison universelle, prophétisé par le xviiie siècle, est le happy end communément admis par des esprits aussi différents que Kant, Hegel, Auguste Comte, Saint-Simon, Marx ou Cournot. Une même raison doit en fin de compte réconcilier tout le monde, dans la stabilité d’un âge d’or définitif. D’ailleurs l’avancement inéluctable de la connaissance scientifique et du progrès technique démontre dès à présent la réalité d’une communauté des esprits pour l’amélioration des conditions de vie de l’humanité dans son ensemble.

Les sciences humaines subissent nécessairement le contrecoup de cette situation intellectuelle. Pour devenir des sciences dignes de ce nom, elles prétendent elles aussi à la positivité, c’est-à-dire qu’elles entendent réduire de mieux en mieux l’objet humain à des normes objectives. L’ethnologie participe à ce mouvement d’ensemble. Elle se voit d’ailleurs attribuer un rôle privilégié dans le scénario des philosophies de l’histoire qui, vers le milieu du xixe siècle, reçoivent en quelque sorte le renfort des idées darwiniennes. Le thème du progrès se trouve corroboré par celui de l’évolution. Il ne s’agit plus désormais d’ordonner selon la perspective choisie les seuls événements historiques; le devenir biologique lui-même a un sens. Les espèces vivantes se succèdent, procédant les unes des autres selon un ordre ascendant, l’homme venant à son heure couronner la suite des règnes de la nature.

Or les sauvages avaient dès le début figuré aux yeux des observateurs l’enfance de l’humanité. La consécration tardive des idées de Boucher de Perthes, interprétant les objets matériels associés aux fossiles humains, entraîne [1792] la reconnaissance d’un âge préhistorique de la civilisation. Peu à peu, les ethnographes apprendront à considérer les sauvages comme des fossiles vivants ; le sauvage devient ainsi un « primitif ». La philosophie de l’histoire s’augmente d’une rallonge vers le bas, et le passage de la préhistoire à l’histoire définit un moment décisif dans l’évolution de l’humanité. Cette perspective nouvelle fournira le schéma d’intelligibilité auquel se réfèrent plus ou moins expressément les grandes synthèses de l’ethnographie comparée pendant la seconde moitié du xixe siècle et au début du xxe. L’homme des Naturvölker étudié par Bastian, Lazarus et Steinthal, en Allemagne, par Tylor et Frazer en Angleterre et par l’école sociologique française de Durkheim à Lévy-Bruhl fournit le premier état de la réalité humaine, avant l’acquisition de la raison discursive, dont le triomphe final marque le but du progrès humain. Telle est du moins l’espérance positiviste d’une raison formée à l’école des mathématiques, de la physique et de la doctrine de l’évolution biologique.

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C’est ainsi que l’ethnographie moderne s’est développée à l’intérieur du cadre défini par les dogmes de la Raison, de la Science positive, de l’Évolution et du Progrès, en plein accord avec la philosophie scientiste régnante. Bien entendu, ces présupposés de doctrine n’empêchaient pas les spécialistes de faire souvent œuvre utile. Mais il est certain que le scientisme a joué le rôle d’un obstacle épistémologique ; il a contribué à séparer comme par une cloison étanche les sciences humaines et la philosophie ; et, de ce fait, il a gêné le développement de l’une comme des autres. Entravé par la philosophie préfabriquée qui lui a été imposée, l’ethnologue refusera certaines des perspectives qui s’offrent à lui, si elles lui paraissent en contradiction avec les normes établies. Ou bien, s’il cède à la pression des évidences, il doutera non seulement du système philosophique dominant, mais aussi de toute philosophie. Il se cantonnera dans l’investigation des faits, comme si les faits pouvaient se suffire à eux-mêmes. Le refus de toute philosophie est encore une philosophie, et sans doute l’une des plus dangereuses. Quant au philosophe, [1793] les sciences humaines ne peuvent rien lui apprendre, puisqu’elles ne sont que des champs d’application pour les normes rationnelles, dont il détient lui-même le principe. D’où le splendide isolement mutuel dans lequel vivent trop souvent les métaphysiciens et les savants qui ont l’homme pour objet d’étude.

Cette situation apparaît pourtant périmée aujourd’hui. Le positivisme et l’idéalisme de naguère ne peuvent plus prétendre régenter la vie de l’esprit. Le positivisme du xixe siècle était un scientisme à base de physique et de biologie, qui se contentait de proclamer l’universelle validité de certaines normes inspirées par le développement du savoir expérimental. On pouvait d’ailleurs se demander pourquoi la vérité de l’homme devrait s’établir sur le modèle de la vérité de la chose, ou de l’organisme dépourvu de pensée. Mais le progrès considérable des sciences physiques et biologiques au xxe siècle a remis en question les schémas simplistes d’autrefois. La nouvelle physique, la nouvelle biologie ne peuvent plus fournir de certitudes massives ; elles procèdent par approximation, et la vérité qui se dégage des recherches contemporaines a le caractère d’une confrontation entre l’objet et le sujet. Il n’y a pas une vérité des choses en dehors de l’homme, mais la vérité des choses tient à l’homme et tient de l’homme.

Par ailleurs, le xixe siècle a été le siècle des sciences humaines, qui, conscientes enfin d’elles-mêmes, ont délimité leurs domaines et lentement défini leurs méthodes. C’est-à-dire que l’horizon du savoir s’est beaucoup élargi : Kant, contemporain de Lavoisier, doute encore que la chimie soit une science digne de ce nom. C’est au début du siècle dernier, avec Lamarck et Cuvier, que la notion de sciences naturelles se substitue à celle d’histoire naturelle. La philologie, l’anthropologie, l’ethnographie, l’économie politique, la géographie, la géologie, la psychologie, l’histoire, la science des religions, les archéologies, sortant de la période des tâtonnements, prennent leur essor comme disciplines autonomes. De sorte que, dès la fin du xixe siècle, le scientisme triomphant, celui de Vogt, de Moleschott, de Buchner, d’Avenarius, de Mach, d’Ostwald, de Berthelot, de Le Dantec et de tant d’autres, ne correspond nullement à la situation réelle de la connaissance. D’ailleurs, si une philosophie de la [1794] science est une méditation des résultats acquis par la science, elle sera toujours décalée d’un cran par rapport au dernier état de la science. Elle tire ses conclusions des résultats d’hier, sans se rendre compte qu’ils peuvent être remis en question par les recherches d’aujourd’hui. La philosophie scientiste est donc, dès le début, une philosophie qui retarde sur la science.

Pourtant, dans son principe, le positivisme scientiste a raison, s’il consiste à dire que le philosophe n’a pas le droit de négliger les acquisitions des sciences. La philosophie est recherche de la vérité, elle doit prendre son bien partout où il est, partout où se trouve mis en lumière un élément de certitude concernant la situation de l’homme dans le monde. La voie royale de la métaphysique depuis Aristote jusqu’à Descartes, Leibniz ou Kant, passe par les sciences. Les grands penseurs classiques totalisent en esprit le savoir de leur temps ; ils prennent position en fonction d’une image du monde et de l’homme aussi complète et précise que le permet, à leur époque, la situation épistémologique. Seulement ce domaine de référence varie. Descartes totalise la mathématique, la physique, la biologie mécaniste de son siècle, auxquelles il apporte d’ailleurs des contributions efficaces, et s’il dédaigne l’histoire, c’est pour la bonne raison qu’elle n’est pas encore sortie des limbes de la chronique, de la généalogie et de l’anecdote. Kant, à son tour, affronte en esprit non seulement les sciences cartésiennes, mais l’anthropologie naissante, l’ethnologie, la géographie physique ; il met en lumière la dimension historique de la réalité humaine.

Mais le génie de Kant est sans doute le dernier à pouvoir porter sans fléchir la totalité du savoir, sans sacrifier pour autant l’exigence métaphysique. Après lui, il y aura des philosophies de l’esprit, où l’esprit, de plus en plus, donne congé à la science, et des philosophies des sciences, ou plutôt de telle ou telle science, d’où la métaphysique sera exclue, comme un verbiage inutile. Cette dissociation s’accomplit au xixe siècle, et l’alternative ainsi établie entre une philosophie sans science et une science sans philosophie est aussi préjudiciable à la science qu’à la philosophie. Sans doute l’établissement de cette ruineuse division du travail est-il facilité par l’impossibilité matérielle de réunir en un seul esprit un [1795] savoir complet et la réflexion sur ce savoir. Avec la multiplication des sciences et leur approfondissement, le règne des spécialistes est venu ; à mesure que le pano­rama général de la connaissance s’élargit, l’horizon mental des savants pris un à un se restreint. De là les doctrines scientistes sans envergure qui fleurissent lorsque le spécialiste, par une extrapolation démesurée, prétend étendre à l’univers entier les conclusions qu’il a tirées de ses activités particulières. Quant au philosophe, chassé de partout, et conscient de son incompétence, il se cantonne dans le rôle de spécialiste des idées générales ; il trouve d’innocentes satisfactions à faire évoluer à son gré des abstractions réflexives. La philosophie universitaire française, de Victor Cousin et Jouffroy jusqu’à Ravaisson, Boutroux et Lachelier, se consacre ainsi à des jeux de mots sans portée, sous l’invocation d’une raison désincarnée, résolument étrangère à l’immense labeur de la connaissance qui se poursuit parmi les contemporains.

On ne saurait trop s’étonner de ce fait que la prodigieuse enquête sur le monde et sur l’homme, réalisée au xixe siècle, n’ait guère trouvé d’écho chez les philosophes, dont la mission est pourtant d’élucider le sens de la condition humaine. Comme si la masse même des résultats obtenus décourageait à l’avance tout effort pour les mettre en œuvre. Le risque est alors que la science ne devienne une fin en soi ; chaque spécialiste s’adresse exclusivement aux quelques confrères capables de le comprendre, sans que personne se soucie de dégager le sens des résultats obtenus, en fonction de la réalité humaine dans son ensemble. Selon le mot de Chesterton, l’idéal du spécialiste, à force d’en savoir de plus en plus sur un objet de moins en moins étendu, est de parvenir à savoir tout sur rien. De là une situation ruineuse, propice seulement à un complet désarroi spirituel.

Si sombre que soit ce tableau, il est possible néanmoins d’y relever certaines indications susceptibles d’orienter la réflexion dans un sens nouveau. On peut, en premier lieu, dresser un double constat de carence. L’épistémologie positiviste du siècle dernier, qui prétendait soumettre la totalité du savoir à des normes épistémologiques dégagées de la physique classique, ne saurait s’appliquer dans le domaine des sciences de l’homme. La connaissance de l’homme par l’homme [1796] réclame un statut spécial, parfois entrevu, mais non encore clairement défini. Ce statut lui-même présuppose une réflexion de l’homme sur sa propre réalité, en complète rupture avec l’idéalisme spéculatif de la métaphysique traditionnelle. Autrement dit, l’essor des sciences humaines est lié à un renouveau de la conscience philosophique.

Il s’agit en somme de détruire le mythe de l’homo philosophicus, cher au spiritualisme universitaire. L’introspection philosophique, réalisée grâce à la médiation du Cogito, fournirait un accès direct à l’Être par l’approfondissement de la pensée de la pensée. Au-delà de la conscience psychologique et de ses relativismes régnerait une conscience philosophique indépendante et autonome, purgée miraculeusement de toutes les hypothèques par où s’exprime la dépendance de l’être concret à l’égarer du temps et de la vie. Le principe une fois admis de cette immaculée connaissance, l’idéalisme peut déployer ses exercices spirituels dans un no mans land où s’affirme seulement la présence d’un Dieu aussi désincarné que le sujet abstrait qui s’ébat sous son regard glacé. Or le progrès des sciences de l’homme a renvoyé ce schéma simpliste au magasin des accessoires. L’anthropologie concrète, les psychologies des profondeurs, l’ethnologie, la psychologie sociale, la sociologie, la philosophie comparée même et la biologie, ont amplement montre que chaque « fait de conscience » vécu par un individu rne peut être abstrait de la situation personnelle dans son ensemble, et cette situation elle-même se trouve prise dans le contexte social de l’époque, à la manière d’un navire immobilisé par les glaces. En aucun cas, l’homme qui réfléchit ne peut se prévaloir d’un privilège d’exterritorialité par rapport à lui-même ni par rapport à son milieu culturel.

La route du Cogito se trouve ainsi définitivement coupée ; elle n’est qu’une impasse, le chemin, pour quelques attardés, d’une mystification volontaire. Le philosophe en quête d’une vérité humaine doit accepter de faire le grand détour des sciences de l’homme. Procédure longue, pénible, et dont les résultats demeurent, en fin de compte, approximatifs et douteux. Mais le métaphysicien d’aujourd’hui n’a pas le choix. Il ne lui appartient plus d’imposer à la vérité ses conditions personnelles, d’exiger d’elle qu’elle soit conforme à ses présupposés ou à ses [1797] illusions ; il doit la prendre telle qu’elle est, sous peine de n’être plus qu’un rêveur inutile. Le développement de l’anthropologie sous toutes ses formes oblige à renoncer au mythe d’une raison universelle et intemporelle, commun dénominateur de l’humanité consciente. Le philosophe doit étudier la pensée humaine auprès de ceux qui ont fait de l’être humain leur objet d’étude ; l’analyse sagace doit précéder la synthèse, ainsi que l’affirmaient les empiristes du xviiie siècle. Dès 1828, le physiologiste et médecin Broussais s’en prend violemment aux « psychologistes » universitaires de l’école de Cousin, qui prétendent réaliser une science des faits de conscience révélés par l’introspection rationnelle.

« Les “kanto-platoniciens” [écrit Broussais] proclament que la science de l’homme telle qu’ils la conçoivent est la seule qui ait de la certitude, sans avoir passé seulement dix ans de leur vie à étudier l’homme tel que le connaissent les médecins, c’est-à-dire considéré dans ses organes vivants et morts ; ils croient que l’observation extérieure de l’homme adulte, parfait et sain, suffit pour expliquer l’homme embryon, enfant, malade, incomplètement développé… (De l’irritation et de la Folie, 1828, Préface, p. xxvii-xxviii). »

La pensée pure et sans attaches des spiritualistes n’est qu’une pensée ignorante de ses présupposés :

« Vous généralisez le fait de la pensée et de la réflexion, que vous avez observé dans son plus haut degré de perfection, chez l’homme adulte, sain, possédant une langue parfaite, doué de tous ses sens et les ayant exercés, conjointement avec son intelligence depuis quarante ou cinquante années ; vous érigez ce fait en attribut de tous les hommes. » [Ibid., p. 155.]

La protestation de Broussais a quelque chose de prophétique : elle souligne le choc en retour de l’anthropologie naissante sur la métaphysique traditionnelle. Pendant un siècle encore, tour à tour, les historiens, les psychologues, les ethnologues, les psychiatres vont dénoncer l’archétype de l’homme blanc occidental, adulte, civilisé et sain d’esprit, choisi par les philosophes comme étalon exclusif de leurs méditations. Loin de pouvoir prétendre à une validité universelle, les catégories rationalistes n’ont effectivement qu’une autorité restreinte dans l’espace et [1798] dans le temps. La majeure partie des hommes sur la plus grande surface de la terre ont toujours ignoré le système idéologique de l’Occident moderne. À quoi nos philosophes peuvent évidemment répondre qu’il ne s’agit pas ici de dénombrer des voix : où qu’elle s’affirme, et si peu que ce soit, la raison a toujours raison. Nos métaphysiciens, propriétaires et administrateurs de la raison à titre exclusif, pourraient donc légitimement revendiquer une hégémonie intellectuelle étendue à l’humanité entière.

Une telle prétention paraît aujourd’hui dépassée, comme si, dans le domaine de l’intelligence aussi, l’impérialisme colonial de l’Occident se trouvait sur le déclin. Le xxe siècle voit se réaliser un mouvement de décolonisation qui ne laisse pas subsister grand-chose des souverainetés d’autrefois. De ce côté également, le mouvement d’affranchissement a été le fait des Européens eux-mêmes ; à l’origine, sensibles aux nouvelles évidences nées du progrès de la recherche, ils ont été obligés de modifier leur table des valeurs. Kant pouvait encore s’imaginer que la logique d’Aristote fournissait à jamais le canon de l’esprit humain ; mais la logique d’Aristote n’a pas mieux résisté que la géométrie d’Euclide. De même que s’est imposée l’idée d’une pluralité de géométries, on a assisté à une sorte de démultiplication de la psychologie. Depuis le xviiie siècle, on avait vécu sur le schéma d’une psychologie rationnelle, prototype de la pensée correcte ; toute différence par rapport à ce modèle abstrait était jugée comme une déviation. Tout au plus admettait-on, dans la perspective d’une genèse progressive, des stades d’infantilisme de la pensée et des stades de décrépitude, mais toujours le corrigé faisait foi, en droit, et l’exception ne pouvait que confirmer la règle.

Au xixe siècle les explorateurs de la condition humaine, psychologues, ethnologues, psychiatres ont peu à peu dégagé de leur expérience l’idée que chaque forme de pensée méritait d’être étudiée en elle-même et pour elle-même, au lieu d’être mesurée selon des normes extérieures. La pensée de l’enfant, celle du primitif ou celle du fou forment des ensembles ordonnés qui correspondent à une certaine adaptation de l’homme à l’univers ; chaque forme concrète d’existence a sa valeur [1799] propre et mobilise à sa façon les ressources de l’être humain ; chacune est également révélatrice. Il importe donc de l’approfondir dans sa spécificité au fieu de la juger par rapport à un modèle idéal, dont l’application suffit d’ailleurs à la fausser.

Mais l’investigation de ces divers styles de vie et de pensée, considérés comme intrinsèquement différents les uns des autres, eut aussi pour conséquence la mise en lumière d’une forme d’unité humaine différente de l’unité purement logique imposée jusque-là par la philosophie de l’esprit régnante. L’homme des sociétés archaïques, l’enfant, le malade mental n’apparaissaient plus comme des frères inférieurs ou dépravés, que l’adulte civilisé et normal aurait définitivement distancés sur le droit chemin de la raison. Ces témoignages aberrants n’étaient pas si aberrants qu’on le croyait ; ils éveillaient un écho sympathique même chez des individus raisonnables, comme si la dimension rationnelle de l’intellect n’avait pas tout à fait étouffé les autres affirmations constitutives de la condition humaine. L’exploration des variétés psychologiques de l’espèce humaine aboutissait ainsi à une nouvelle découverte de soi ; et la conception génétique et évolutive du progrès de la conscience, selon le schéma positiviste, fit place à un schéma structural. La conscience infantile, la conscience archaïque, la conscience morbide ne sont pas éteintes en nous; elles demeurent en chacun comme des instances profondes, avec lesquelles d’ailleurs l’attitude rationnelle doit toujours composer. Il n’y a d’équilibre que provisoire et fragile. Mais on peut dire aussi que l’homme est plus riche et complexe qu’il ne se croyait. Ici encore une sorte de décentralisation de la connaissance s’est imposée, en dépit des prétentions d’une raison réductrice.

On pourrait faire des observations analogues à propos du développement des sciences historiques. Aux origines de l’historiographie, et pendant fort longtemps, l’homme est considéré comme un invariant éternel, le même toujours et partout. De même qu’on joue les tragédies de Racine en habillant les personnages grecs et romains de costumes de cour modernes, on imagine Clovis, Chilpéric ou Frédégonde semblables aux contemporains; on leur prête des motifs et des mobiles analogues à ceux qui peuvent animer les grands personnages actuels. Au début [1800] du xixe siècle, sous l’influence du romantisme, les savants prennent conscience du dépaysement temporel. Alors seulement apparaît la variable historique, c’est-à-dire la conscience de la diversité des hommes dans la diversité des temps et des lieux. La philosophie rationaliste de l’histoire avait d’abord attiré l’attention sur la dimension historique ; mais le développement du savoir fait apparaître que la philosophie de l’histoire est la négation même du sens historique. Alors seulement l’histoire devient à son tour une science de l’homme concret, ce qui entraîne par contrecoup la mise en perspective de la plupart des disciplines qui se donnent pour tâche l’étude de telle ou telle activité humaine. La philologie comparée, la science des religions, les études littéraires et juridiques, l’archéologie se constituent sur la base d’une méthodologie historique, dont le principe fondamental pourrait être le renouvellement des certitudes, des évidences et des goûts. Parallèlement au mouvement par lequel la psychologie et l’ethnologie mettent en lumière la diversité des mentalités, les études historiques font apparaître la transformation incessante des valeurs pour un groupe social donné.

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Le triomphe des sciences humaines entraîne ainsi une dissociation de l’image de l’homme, qui semble se démultiplier dans l’espace et dans le temps. Le présupposé unitaire de la métaphysique intellectualiste se heurte à un démenti radical. L’homme des sciences humaines, tel qu’il se dégage des déchiffrements réalisés par les savants, se révèle incertain, multiple et contradictoire. Ses attitudes, ses options sont parfois imprévisibles, inexplicables. Cet homme n’a rien de commun avec l’homo philosophicus défini une fois pour toutes dans sa rigueur intelligible, de tout temps à jamais. Ce qu’il y a d’extraordinaire, dans cette situation, c’est que les philosophes se refusent à abandonner leur idole. En France tout au moins, la métaphysique persiste à se situer dans l’intemporel : à ses yeux, il ne se passe jamais rien ; la raison immuable s’affirme à un niveau où l’événement se dissout, où l’accident se résorbe dans la substance. [1801] L’histoire demeure, comme déjà pour Parménide, la sphère de l’opinion et de l’illusion ; le sage ne doit pas prendre acte du temps, car le temps ne possède aucune signification de vérité. La leçon des sciences humaines est donc nulle et non avenue, aux yeux d’une longue série de penseurs qui commence avec Royer-Collard, Cousin et Jouffroy, régente le xixe siècle universitaire grâce à Ravaisson et Lachelier, pour se maintenir brillamment jusqu’à nos jours avec Lavelle et Le senne, Gabriel Marcel et Sartre lui-même, continuateur inattendu de la lignée idéaliste.

Mais cette séparation de corps et de biens entre la science de l’homme et la réflexion philosophique semble caractériser surtout le domaine français. Or c’est dans l’Allemagne du xixe siècle que la plupart des sciences de l’homme ont pris un très remarquable essor. La prépondérance allemande en histoire, en philologie, en archéologie, reconnue au milieu du siècle par Renan, s’accompagne d’une réflexion critique sur le sens et la valeur du nouvel ordre de connaissances. La science progresse en même temps que la réflexion sur la science, et c’est là sans doute le secret de la réussite de ce que la génération française de 1870 appelait, avec une admiration mêlée de ressentiment et de jalousie, la « science allemande ».

Le foyer du nouveau savoir et de la nouvelle épistémologie est sans doute l’université de Berlin, fondée en 1810, et illustrée dès sa création par Fichte, le théologien Schleiermacher, le philologue Guillaume de Humboldt, l’historien Niebuhr, l’historien du droit Savigny, l’archéologue et philologue Friedrich August Wolf, rénovateur des études homériques, puis son élève August Bœckh. C’est à Berlin aussi qu’enseigneront, entre autres, les historiens Ranke, Droysen, Mommsen et le philosophe Dilthey. Mais ces savants illustres dans leurs spécialités respectives ne se contentèrent pas de travailler chacun de son côté à l’élaboration des disciplines historiques. Ils eurent en commun une préoccupation de méthode et l’on peut dire que l’épistémologie des sciences humaines est née des problèmes qui se posaient à eux, concrètement, au cours de leurs travaux. Ces chercheurs prirent conscience, à mesure, de la nécessité de savoir ce qu’ils cherchaient, de sorte qu’ils se trouvèrent conduits, pour [1802] leur propre usage, à dégager peu à peu les caractères spécifiques d’une enquête sur l’homme. Quelle que soit, en effet, la voie d’approche épistémologique (histoire, philologie, archéologie, psychologie, ethnographie, etc.), les sciences humaines mettent en question l’essence même de l’être humain. (On trouvera une étude approfondie des progrès de l’herméneutique allemande dans l’ouvrage de Joachim Wach, Das Verstehen, Tübingen, 1926.)

Par-delà des recherches critiques et techniques, le spécialiste des sciences de l’homme ne doit jamais perdre de vue le caractère global de l’expérience humaine. Cette totalité concrète constitue le foyer commun des significations. Dès lors l’exactitude minutieuse dans la recherche des documents, dans l’établissement des textes, ne doit pas s’inspirer d’une intelligence réductrice et limitative ; elle doit être, au contraire, inspirée et soutenue par le pressentiment des solidarités immanentes qui assurent à tout moment l’unité des expressions humaines. Dès 1807, Friedrich August Wolf définit dans cet esprit la philologie classique dont il est, après les humanistes de la Renaissance, l’un des fondateurs : « Elle doit comprendre tout ce qui peut nous renseigner sur les actions et les destinées, sur les idées politiques, intellectuelles et domestiques des Grecs et des Romains, avec leur culture, leurs langues, leurs arts, sciences, costumes, religion, caractères nationaux et façons de penser, de sorte que, ayant de tout une idée claire, nous puissions comprendre à fond les œuvres qui nous sont parvenues, et que nous puissions jouir de leur contenu, de leur esprit, de leur peinture de la vie antique, que nous comparerons à celle des époques qui suivirent, y compris la nôtre. » August Boeckh résumera en une formule la tâche du philologue ; il s’agit, dit-il, de « reconnaître ce qui fut une fois connu » ; c’est-à-dire que, redonnant valeur d’actualité aux significations anciennes oubliées, le savant doit mettre en pleine lumière l’expérience concrète que l’expression dissimule autant qu’elle la manifeste.

Seulement il en résulte que le philologue, l’historien ne se trouvent pas en face de leur objet dans la même situation que le physicien ou le chimiste. Ceux-ci dominent un objet qui leur reste extérieur ; ils peuvent l’inscrire dans un réseau de relations objectives. Dans les sciences humaines, au contraire, celui qui questionne se trouve [1803] lui-même en question. L’homme est à la fois l’objet et le sujet de l’enquête, qui prend la forme d’un dialogue, et ne peut donc prétendre établir des vérités absolues. Ce caractère essentiel de l’épistémologie des sciences humaines a été dégagé par Schleiermacher, théologien et penseur religieux, qui s’est beaucoup préoccupé du problème de l’herméneutique entre 1805 et 1832. L’herméneutique, la science de l’interprétation, constitue en effet une sorte de domaine préalable à la lecture et à l’exégèse des livres saints, et il est significatif de constater que c’est justement lorsqu’est mise en lumière l’historicité du rapport de l’homme à Dieu que se manifeste aussi l’historicité du rapport de l’homme à l’homme.

L’épistémologie des sciences humaines aura donc pour foyer le concept de compréhension. L’idée d’une explication abstraite et définitive fait place à celle d’une rencontre, avec toutes les difficultés, toutes les incompatibilités que suppose le contait entre deux existences étrangères l’une à l’autre, même si elles ne sont pas séparées par d’énormes distances. L’obstacle majeur est donc constitué par la communication des consciences, mais la difficulté n’est pas insurmontable, ou plus exactement elle doit être surmontée à chaque instant pour que subsiste l’humanité. Le grand historien Droysen écrit en 1857 :

La compréhension est l’acte le plus humain de l’être humain ; chaque action vraiment humaine se fonde sur la compréhension, cherche et trouve la compréhension. La compréhension est le lien le plus intime entre les hommes et la base de toute activité morale. Même ce qui est éloigné dans l’espace et dans le temps, même ce que les hommes ont voulu, fait et créé dans le passé lointain ou le plus lointain, doit être abordé comme une parole de quelqu’un qui nous parle ici et maintenant. Telle est l’essence du travail historique. Le devoir de l’historien est de parvenir, à force de recherche, à la compréhension (forschend zu verstehen).

Ce texte très remarquable s’applique, par-delà les disciplines historiques proprement dites, à la totalité des sciences humaines. Toute l’œuvre philosophique et épistémologique de Dilthey s’inscrira dans la perspective ainsi ouverte. Nous n’insisterons pas sur la révolution méthodologique ainsi réalisée, et qui va désormais [1804] cautionner le meilleur de ce qui s’accomplit dans les diverses disciplines dont la tâche commune est la connaissance d’autrui. L’homme des psychologues, des ethnologues, des historiens, des philologues, des sociologues doit être recherché et décrit dans un esprit de sympathie compréhensive. C’est pourquoi les sciences de l’homme s’opposent aux sciences des choses. Selon le mot célèbre de Dilthey, « nous expliquons la nature, mais nous comprenons l’homme ». Les sciences humaines, sciences de l’existence et de la conscience, présupposent leur objet, et ne le construisent pas ; connaissances d’autrui, elles reviennent par un détour à la connaissance de soi, dont elles sont nécessairement parties. Elles réalisent un immense dénombrement des significations humaines, un inventaire des vies possibles. Ce qui leur donne au surplus, par rapport aux sciences de la matière et de la nature, en dépit de leur jeune âge, une incontestable priorité. Sans doute sont-elles moins absolues dans leurs résultats, et moins définitives que les mathématiques ou la physique, mais leur relativité et leur précarité affirment le caractère précaire et relatif de la vérité humaine et de l’existence humaine.

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Les sciences humaines n’ont pas obtenu, auprès des métaphysiciens français tout au moins, l’attention qu’elles méritaient ni l’élaboration intellectuelle dont elles avaient besoin. Seulement, par un juste retour des choses, on peut observer qu’elles se sont donné à mesure la philosophie qui leur manquait, et cette philosophie est en passe de se substituer aux systèmes périmés, dans la conscience des hommes d’aujourd’hui. Ceux-ci, de plus en plus, se découvrent situés dans l’espace et dans le temps. La fonction historique et la fonction ethnographique sont devenues des données immédiates de la pensée contem­poraine, au cours d’une véritable révolution spirituelle dont nous sommes les témoins en même temps que les acteurs. Les sciences et les techniques ont indéfiniment élargi le champ de présence de chaque homme ; ses curiosités, ses préoccupations s’étendent jusqu’aux limites du monde. L’ouverture de l’espace mental, qui a [1805] commencé à la Renaissance, est devenue l’une des caractéristiques essentielles de la culture.

Nous assistons en effet au triomphe généralisé de la méthode ethnographique, dont on retrouverait sans peine la marque dans chaque conscience individuelle. Le point de vue de l’ethnographe, réduit à sa plus simple expression, c’est une attention sympathique pour toutes les formes et expressions que peut revêtir la vie humaine sur la face de la terre. L’existence humaine étant présupposée, l’observateur cherche à rencontrer l’autre, c’est-à-dire à reconnaître, par-delà la diversité indéfinie des manifestations, l’expression d’une même réalité fondamentale.

Or le développement des études historiques, depuis l’abandon du positivisme naïf qui, à la fin du siècle dernier, prétendait faire de l’histoire une science exacte à la manière de la chimie, a abouti maintenant à une attitude qui correspond à celle des sciences de l’homme. Il s’agit de ressaisir l’originalité des civilisations, le sens des valeurs et de la destinée propre à chaque époque. Renonçant à toute philosophie préfabriquée, l’historien s’approche du passé avec la préoccupation de retrouver les significations authentiques, le visage des êtres et des choses, l’intention profonde qui justifiait les institutions. Les explications rationnelles ne viendront qu’ensuite, s’il y a lieu, et elles demeurent subordonnées à l’intuition fondamentale de la réalité humaine. En somme, l’historien aborde les sociétés anciennes dans un esprit qui n’est guère différent de celui de l’ethnologue s’installant auprès de quelque population lointaine, et soucieux d’abord de partager sa vie afin de la comprendre.

La compréhension ethnographique a l’avantage ici de combiner les dimensions opposées du proche et du lointain, c’est-à-dire de mettre en lumière aussi bien l’exotique dans le familier que le familier dans l’exotique. Et, par exemple, le xixe siècle, préoccupé d’observer aux confins du monde les sociétés les plus primitives, s’est trouvé conduit à découvrir, dans les vieux pays civilisés, des communautés archaïques, conservant un peu partout dans les campagnes certains aspects traditionnels du genre de vie qui remontaient sans doute, par-delà l’ère chrétienne, jusqu’aux confins de la préhistoire. Le folklore s’est constitué ainsi comme une ethnographie à courte distance géographique, au moment même où l’extension [1806] généralisée de la civilisation industrielle condamnait à une disparition plus ou moins rapide les arts et traditions populaires.

D’ailleurs les genres de vie suscités par la concentration urbaine, la multiplication des usines et l’extension des banlieues, ont constitué dans l’espace d’un siècle un nouveau continent humain, qui, pour se trouver sous les yeux de tout le monde, à portée de la main, n’en était pas moins une terre inconnue. Ici encore, le recul ethnologique a permis la prise de conscience d’un problème, et fourni les premières suggestions de méthode. Une véritable ethnologie sociale s’est développée, dont les perspectives paraissent dès à présent considérables ; elle se démultiplie sans cesse, pour s’appliquer à chacune des activités spécialisées, à chacune des fondions de la vie humaine. Il existe dès à présent une sociologie urbaine et une sociologie rurale, une sociologie industrielle, des sociologies religieuses, électorales, commerciales, etc. Ainsi s’opère une découverte du prochain, par l’inventaire des genres de vie, qui correspondent à des systèmes de valeurs et de sentiments, à des ensembles de comportements et d’attitudes. L’homme est ici un objet pour l’homme ; et l’observation raisonnée met en lumière des principes de conduite qui échappaient à la conscience de l’intéressé. D’où la possibilité d’un renouvellement de l’anthropologie ; car la rigueur méthodologique des investigations ne les empêche pas de demeurer subordonnées à la reconnaissance du présupposé humain. C’est toujours de l’homme qu’il s’agit ; et l’homme en question est à la fois celui qui interroge et qui répond. L’exploration extérieure demeure corrélative d’une prise de conscience, à la fois point de départ et aboutissement de la recherche.

Libre dès lors au métaphysicien de refuser ces informations, sous prétexte que l’absolu seul présente de l’intérêt. Cela est bien possible ; malheureusement, si l’absolu est quelque chose, tout ce que nous savons de lui, c’est qu’il exclut la réalité humaine, laquelle est relative et temporelle. Or la philosophie, dès ses origines socratiques, a voulu être un rappel de l’homme à lui-même, un approfondissement et un éclairement de la conscience. La tâche commune des sciences humaines est d’étudier la condition de l’homme ; qu’elles le veuillent ou non, elles ont [1807] donc une signification philosophique. Davantage même, on peut affirmer qu’elles ne sont vraiment des sciences humaines que dans la mesure où elles reconnaissent cette signification, en dehors de laquelle elles demeurent, comme il arrive des disciplines illusoires où l’on enquête et calcule à perte de vue, sans savoir au juste de quoi il s’agit.

On n’a pas manqué d’objecter que la vérité humaine telle qu’elle se dégage des sciences historiques et ethnographiques perd sa consistance monolithique ; elle se refuse à entrer dans les formules d’une ontologie définie une fois pour toutes. D’où la menace d’une relativité généralisée, c’est-à-dire d’une dissolution du concept de vérité. Dès la fin du siècle dernier, l’épistémologie allemande des sciences humaines avait suscité là-dessus un vaste débat ; les philosophes dénonçaient sous les espèces de l’« historisme » et du « psychologisme » de graves atteintes à l’idéal d’une immaculée connaissance, seule digne de leur attention. La vérité, selon eux, ne devrait pas tenir compte des personnes et des époques, des mentalités diverses, sous peine de préparer sa propre destruction.

Ces récriminations exprimaient, à vrai dire, la rêverie nostalgique des privilégiés de l’ancien régime de la pensée, menacés de dépossession par le déclin de l’ontologie. L’erreur est ici de croire qu’il faille choisir entre la raison ontologique totalitaire et l’anarchie, la disparition de toute intelligibilité. L’alternative est absurde, car la raison n’a rien à perdre, elle a tout à gagner, à se mettre à l’école de la réalité des choses et des hommes, au lieu de se voiler la face devant des révélations contraires à ses préjugés invétérés. On observera d’ailleurs que la métaphysique classique, élevant à l’absolu la structure mentale de l’homme blanc adulte et civilisé, est corrélative de la suprématie économique et politique de l’Occident. Or cette hégémonie appartient, dès maintenant, au passé. La libération, l’avènement politique de l’Afrique, de l’Asie, du monde arabe sont corrélatifs d’une véritable promotion intellectuelle et spirituelle. Il n’y a pas si longtemps que l’on a pu parler d’une « philosophie bantoue » ; l’expression eut scandalisé jadis, comme si un racisme inconscient avait animé la métaphysique traditionnelle. On peut aujourd’hui étudier la métaphysique  [1808]de l’Ancien Testament, ou, avec Maurice Leenhardt, la philosophie générale des Canaques…

Le fait est là. Et mieux vaut, après tout, parler ici d’un enrichissement de la raison plutôt que d’une humiliation. Une fois dénoncée l’impasse d’un pseudo-spiritualisme, la voie s’ouvre d’un humanisme véritable, en quête des valeurs vraiment universelles de l’affirmation humaine à travers l’espace et le temps. Notre conscience s’élargit jusqu’aux confins de la planète, et même notre affectivité. Le livre, le magazine et le journal, la radio, la télévision, les activités esthétiques ont introduit l’ethnographie lointaine dans la sensibilité de notre époque. Les arts traditionnels et archaïques, la musique de jazz font partie du décor quotidien de notre vie. Il n’y a plus rien de choquant ni de sacrilège, pour les Occidentaux d’aujourd’hui, dans l’évocation d’Orphée et d’Eurydice sous les traits de nègres brésiliens. La naissance et le développement d’une culture à l’échelle du monde sont parmi les traits les plus significatifs du xxe siècle, et parmi les rares qui autorisent l’espoir.

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Mais, s’il est vrai que nous assistons en fait à l’apparition d’une culture mondiale, il semble bien aussi que les faits aillent plus vite que la pensée. La nouvelle expérience qui s’affirme devant nous n’a pas trouvé de théoricien à sa mesure, sans doute parce que la complexité de la situation décourage à l’avance toute tentative de prise de conscience systématique.

Les philosophes les plus autorisés semblent avoir pris le parti, une fois pour toutes, de se cantonner dans l’idolâtrie de la raison, sous l’invocation de laquelle la métaphysique de l’Occident n’est plus guère, depuis trois siècles, qu’une métaphysique de la physique. Au début du xviie siècle, la nouvelle science mécaniste, définissant le prototype de la vérité rigoureuse, exerçait une sorte de fascination sur les esprits ; une connaissance valable, dans quelque domaine que ce soit, devait revêtir la forme de l’exactitude mathématique. Renforcé par le prestige de Newton, ce point de vue devait encore s’affirmer avec autorité dans la doctrine kantienne, puis [1809] se maintenir dans les divers systèmes positivistes et scientistes qui fleurissent au cours du xixe siècle. Seulement cet idéal rigide et définitif de la vérité scientifique s’est trouvé dépassé par la science elle-même, qui, depuis l’aventure non euclidienne, la relativité, la physique atomique et la théorie des ensembles, s’est mise à changer de structure, et à subir des déviations et déformations en tous genres. De plus, de nouvelles disciplines sont apparues : la biologie, à son tour, est devenue un savoir positif, puis les sciences de l’homme ont pris leur essor. Les normes d’intelligibilité empruntées à la mathématique et à la physique classiques ne convenaient plus dans ces domaines épistémologiques où l’objet apparaît de plus en plus complexe. Il ne semble pourtant pas que les philosophes aient pris la peine de modifier leurs idées en fonction du renouvellement du savoir ; ils se sont contentés de maintenir des exigences mentales dépassées par l’événement, d’un intérêt purement rétrospectif, sinon archéologique.

Si la philosophie doit être réellement la conscience de la science, elle n’a pas le droit de s’attacher à telle ou telle discipline entre toutes les autres, pour lui confier le soin de garantir à jamais les destinées de la pensée. L’impérialisme de la méthodologie physique et mathématique représente l’une des formes les plus pernicieuses de l’obscurantisme contemporain. Il n’est que trop évident que la tâche philosophique aujourd’hui doit être de rejeter l’universalité abstraite dans laquelle se retranche d’ordinaire le penseur d’Occident, et d’approfondir le sens de l’universalité concrète en laquelle communient tous les peuples de la terre. La philosophie authentique de la condition humaine n’est pas faite, parce que personne n’a osé accepter l’humanité dans son ensemble. L’orthodoxie philosophique dédaigne les sciences de l’homme, sous le prétexte que ce sont des sciences inexactes ; prisonnière de l’héritage hellénique et cartésien, elle nourrit le plus profond mépris pour les traditions extra-européennes, cette nuit obscure « où toutes les vaches sont noires », comme di sait Hegel à propos de Schelling. C’est ainsi que notre culture apparaît sur bien des points comme un asile d’ignorance ; notre prétendu sens de l’universel consiste à postuler contre toute évidence l’universalité des notions d’individu, de personne, de liberté, de raison, particulières à une portion restreinte [1810] de la population du globe pendant une petite partie de son histoire. Le temps est venu de désoccidentaliser la métaphysique, c’est-à-dire de la ramener à sa vocation fondamentale d’unité.

Alors seulement la métaphysique pourra rendre aux sciences humaines les services dont elles ont impérieusement besoin. Les sciences de l’homme, en effet, devraient avant toute chose se préoccuper de savoir ce qu’est l’homme, leur objet commun. Elles n’y songent pas, faute de pouvoir trouver où que ce soit des éléments de réponse à une question que tout le monde évite de poser. Chaque spécialiste d’une discipline particulière poursuit ses chères études selon les voies et moyens de ses techniques propres, sans jamais se préoccuper du travail de ses voisins. L’homme, il n’éprouve nullement le besoin de le connaître en tant que tel; il n’essaie jamais de situer sa voie d’approche par rapport aux autres disciplines, si bien qu’il paraît revendiquer son objet d’étude pour son usage exclusif. C’est pourquoi tout se passe d’ordinaire comme si le commun dénominateur des sciences humaines n’était en réalité qu’un commun diviseur.

L’anthropologiste multiplie les mensurations et collectionne paisiblement des crânes ; l’homo anthropologicus n’est qu’un squelette et une physiologie. L’économiste a mis au point depuis près de deux siècles une maquette de l’homo æconomicus, producteur et consommateur, proie facile pour les faiseurs de bilans et de statistiques. Pour le géographe, l’homme est un agent géographique, et cela seulement. Pour le linguiste, l’homme est un être parlant ; il vit pour parler, beaucoup plus qu’il ne parle pour vivre. Le sociologue, l’historien, le psychologue, l’ethnologue mettent pareillement en œuvre, chacun pour sa part, un schéma épistémologique grossier, parce que présupposé et jamais abordé de front par une réflexion qui essaierait de ressaisir d’ensemble la réalité hum aine dans son unité, qui est pourtant la clef de toutes les activités particulières. « Je ne suis pas un philosophe, je suis un technicien », s’excuse le spécialiste, dès qu’on lui demande de préciser la signification concrète de sa recherche par rapport à l’homme considéré dans son ensemble. Le malheur est que si l’unité humaine est un thème philosophique, alors le technicien sans philosophie ne sera jamais qu’un mauvais technicien, et même pas un technicien du tout. D’immenses [1811] efforts (ou plutôt d’immenses budgets de recherches, aux États-Unis en particulier) sont ainsi gaspillés dans une frénésie d’enquêtes sans fondements et sans perspectives, où la technicité, se prenant elle-même pour fin, devient une forme supérieure de mystification. Beaucoup trop souvent, la psychologie et la sociologie prétendument « scientifiques » débouchent dans le néant.

Les sciences humaines sont nées de la découverte que l’homme est pour l’homme lui-même un objet de science. Malgré Descartes qui croyait à la possibilité pour chacun d’accéder de plain-pied à la connaissance de soi, comme par transparence, chacun est pour soi-même l’être le plus lointain. Le chemin le plus sûr qui mène l’homme à lui-même fait le tour de l’homme et le tour du monde. Et les diverses sciences humaines sont des aspects de cette investigation fondamentale au prix de laquelle l’humanité s’efforce de parvenir à une meilleure conscience de soi.

C’est pourquoi l’unité des sciences humaines ne peut être l’unité d’une méthodologie ou d’une technicité. Elle ne peut se trouver dans le langage mathématique, où beaucoup la cherchent naïvement, qui se figurent l’avoir trouvée dès qu’ils tiennent une équation, ou qu’ils peuvent dessiner une courbe. L’unité des sciences humaines est donnée dès le départ, telle qu’elle doit se retrouver à l’arrivée, da ns l’unité même de l’être humain, fondement de toutes ses activités et de toutes ses expressions particulières. Une recherche spécialisée quelconque tire son sens et sa valeur de la contribution qu’elle apporte, par-delà les restrictions du secteur épistémologique considéré, à l’enquête inlassable de l’humanité sur l’homme. Et l’homme ainsi compris ne se réduit pas à une essence métaphysique, à laquelle on atteindrait au prix de cette alchimie conceptuelle dont les philosophes professionnels sont coutumiers. L’ethnologie nous apprend que la formule : « Je pense, donc je suis » est vide de sens pour la majeure partie de l’humanité. Elle reflète la mentalité collective de la corporation des intellectuels occidentaux, pour lesquels la philosophie n’est qu’un jeu de salon, ou plutôt de cabinet de travail.

Cette simple indication souligne la position privilégiée occupée par l’ethnologie à la fois par rapport aux sciences humaines et par rapport à la philosophie. [1812] science descriptive de la condition humaine au sein de toutes les communautés qui peuplent l’étendue de la terre, l’ethnographie s’intéresse à l’homme concret et total, sans restriction de point de vue. C’est-à-dire qu’elle met en œuvre les diverses perspectives de la psychologie, de la sociologie, de la philologie, de la technologie, du droit, de l’économie, de l’histoire, etc., elle est moins une discipline particulière que le lieu de convergence de toutes les disciplines. Dès lors, elle a moins de chances de perdre de vue qu’elle a pour objet l’homme réel, et non pas tel ou tel schéma abstrait. Une ethnographie conséquente a pour tâche de dresser le bilan de la condition humaine en un temps et un lieu déterminés, pour une société donnée. Or cet inventaire général constitue la tâche préliminaire de toute connaissance de l’homme, dans quelque domaine que ce soit. Pour reprendre l’exemple du Cogito lui-même, il est clair que la démarche de Descartes ne se produit pas dans l’absolu, c’est-à-dire dans une sorte de vide miraculeusement réalisé à l’intérieur du poêle cartésien. La réflexion philosophique se situe dans un certain contexte matériel et moral ; elle présuppose une psychologie et une sociologie, c’est-à-dire une ethnographie de la France sous Louis XIII, ainsi qu’une sociologie de la connaissance de l’Europe intellectuelle au moment de la révolution mécaniste.

Centre de regroupement pour les sciences humaines, l’ethnographie peut donc être considérée aussi comme la meilleure introduction à une métaphysique digne de ce nom, qui serait une véritable prise en charge réflexive de la condition de l’homme dans l’univers. Rompant avec les mauvaises habitudes séculaires des penseurs européens installés dans le confort intellectuel de leurs axiomatiques préfabriquées, une philosophie concrète entreprendrait de recueillir à travers le monde les lettres de noblesse de l’humanité depuis la technique la plus humble jusqu’à l’art le plus raffiné. L’ethnographie seule peut fournir les éléments de cette exploration d’ensemble, en laquelle s’affirme l’exigence d’un humanisme extensif, dont le premier souci serait d’élever la philosophie à un plus haut degré de signification, en lui permettant de dégager l’essence même de la culture, masquée par les présupposés implicites du genre de vie occidental. Le triomphe politique et technique de l’Occident nous a entraînés à considérer [1813] le travail, la production, la puissance, l’argent, l’organisation rationnelle comme les fins suprêmes de toute activité. Il appartient à une pensée mieux informée de prendre ses distances par rapport à ces évidences fallacieuses, aujourd’hui d’ailleurs communes aux grandes puissances de l’Est comme de l’Ouest.

Par-delà les malentendus de ce genre, l’unité humaine apparaît comme l’unité d’une vocation commune à tous les peuples, depuis les origines et pour toute la suite des temps. C’est cette vocation que les diverses sciences de l’homme doivent mettre en lumière ; seule, elle peut fournir à chacune un fil conducteur, tout en limitant ses aspirations à l’impérialisme. Mais il appartient à la philosophie de préciser le sens de ce dessein et de ce destin de l’homme dans le monde, grâce à l’élaboration des données rassemblées par l’enquête. Ainsi se définit la tâche d’une métaphysique, bien différente des réflexions abstraites sur le Vrai, le Beau et le Bien, qui s’efforcerait d’être une métaphysique de l’incarnation. Il s’agit cette fois de relever la convergence intrinsèque des attitudes humaines, l’apparentement des conduites ; à travers la diversité indéfinie des expressions, une même recherche d’équilibre se poursuit. L’investigation systématique de l’humain aboutirait à révéler l’existence d’une sorte de budget des exigences fondamentales. L’établissement de l’homme quelque part sur la terre a pour condition préalable la détermination d’un espace vital où l’existence de chacun et de tous puisse se dérouler dans la sécurité. Toutes les structures sociales et individuelles s’ordonnent en fonction de ce besoin d’assurance, et la pensée réfléchie elle-même, lorsqu’elle apparaît, ainsi que l’action rationnelle, ne font que relayer cette nécessité primitive, en élargissant les possibilités de manœuvre de la conscience, sans jamais pouvoir prétendre à un affranchissement total.

Selon Descartes, « toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique » (Règles pour la direction de l’esprit, I). Il faut accepter cette affirmation magnifique de l’unité du savoir, mais en la transférant de l’ordre de l’intelligibilité rationnelle et discursive au domaine des valeurs. Alors que pour Descartes, l’unité était donnée dès le [1814] départ dans sa forme définitive, elle demeure pour le philosophe d’aujourd’hui un objectif et un point d’arrivée, le terme idéal d’une enquête qui ne s’achèvera pas avant que disparaisse l’humanité elle-même. Car, dans l’ordre des sciences humaines, la connaissance n’est qu’un moment et un aspect de l’existence ; elle suit l’existence à la trace sans jamais pouvoir l’atteindre. Mais il ne s’agit pas là pour autant d’une vaine poursuite du coureur par son ombre, car le savoir que l’homme peut acquérir sur lui-même enrichit à mesure son expérience, et contribue ainsi à l’édification de l’humanité dans l’homme. Malheureusement, les absolus philosophiques sont les plus longs à mourir ; nous attendons toujours le penseur qui osera fonder une doctrine non euclidienne, non cartésienne de la personnalité.

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Le visiteur qui parcourt les immenses espaces du British Museum est déconcerté par l’incohérence qui semble avoir présidé à l’organisation de ce haut lieu de la culture. On a l’impression de sauter, au fil des galeries, d’un continent ou d’un millénaire à un autre. Les trésors des arts orientaux et extrême-orientaux, venus de la Perse, de l’Inde ou de la Chine, voisinent avec des documents des cultures moins raffinées, de l’Indonésie ou de la Polynésie, avec les objets nègres ou eskimos. Et subitement, franchi le seuil d’une nouvelle salle, on se trouve en présence de la frise des Panathénées, des débris du Parthénon, chef-d’œuvre incontesté de l’art classique. Après les momies égyptiennes, les armes arabes et les ombres chinoises de Java, le choc est violent.

Peut-être faut-il mettre cet apparent désordre au compte de l’empirisme anglo-saxon. Une leçon se dégage pourtant, à laquelle les conservateurs du Musée n’avaient sans doute pas songé, une sorte de témoignage collectif. Ces œuvres, rassemblées de toute la surface de la terre et de toute l’étendue de l’histoire, délimitent l’espace mental de la culture. L’espèce humaine dans sa plus large expansion manifeste ici sa capacité créatrice, et sans doute sa plus haute vocation, s’il est vrai que l’essence de la civilisation est le façonnement de l’homme par l’homme. À se trouver ainsi rassemblées et confrontées, les créations [1815] de l’art, au lieu de se nuire, s’exaltent par leur dissonance et se vérifient les unes les autres. Toutes les significations humaines sont interchangeables, et l’idée même de vérité n’est que l’affirmation prophétique d’une parole première et dernière en laquelle communierait à l’unisson l’humanité enfin réconciliée.

Georges Gusdorf.

Bibliographie

– Busson, H, Les Sources et le développement du rationalisme dans la littérature française de la Renaissance, Paris, 1922.

– Carrard, B, Essai sur cette question : Qu’est-ce qui est requis dans l’art d’observer et jusques où cet art contribue-t-il à perfectionner l’entendement ?, couronné par la Société hollandaise des Sciences de Haarlem en 1770, nouvelle édition, Amsterdam, 1777.

– Destutt de Tracy, Éléments d’idéologie, 3e édition 1817, Préface, p. XIII.

– Dilthey, Le Monde de l’Esprit, choix de textes traduits par M. Rémy, 2 volumes, Paris, 1947.

– Droysen, J. G, Historik, herausgegeben von Rudolf Hübner, München und Berlin, R. Oldenbourg, 1937, p. 25 (Enzyklopädie und Methodologie der Geschichte, 1857).

– Dupront, A, Espace et Humanisme, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. VIII, 1946. Cet essai, très remarquable, est un commentaire de divers ouvrages relatifs à ce problème ; en particulier : G. Atkinson, Les Nouveaux Horizons de la Renaissance française, Paris, 1935.

– Gérando, J.M. de, Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages. Nous citons ce texte d’après la très belle édition originale sous les auspices de la société, 57 pages in 4°, an VIII. Broca a réimprimé ce document dans la « Revue d’Anthropologie » en 1883.

– Gusdorf, G., Introduction aux sciences humaines, Les Belles Lettres, 1960.

– Helvétius, De l’Esprit, Livre I, ch. 1, Londres, 1776, (la première édition est de 1758)-

– Pintard, R, Le Libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, Paris, 1943.

– Volney, C. de, Les Ruines (1791), ch. ix ; 3e édition, an VII, p. 138-139.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 17 novembre 2021 19:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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