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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Gusdorf, Signification humaine de la liberté. (1962)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Gusdorf, Signification humaine de la liberté. Paris: Les Éditions Payot, 1962, 283 pp. Collection Bibliothèque scientifique. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Signification humaine de la liberté.

Introduction

Le problème de la liberté est l'un des centres d'intérêt de la philosophie traditionnelle. Manuels et traités consacrent un chapitre à la question de savoir si l'homme est libre ou non ; citations et références s'alignent selon les normes d'une comptabilité en partie double, et l'on aboutit à une conclusion généralement nuancée, mais que les convenances universitaires veulent positive.

Seulement, il ne saurait être question, en philosophie, d'« éternels problèmes », car les problèmes se renouvellent en même temps que la face du monde et la conscience des hommes. La philosophia perennis consacre seulement la pérennité de certains mots, qui se transmettent identiques de siècle en siècle, cependant que se modifient d'une manière insensible leur contexte mental et la sensibilité intellectuelle dans son ensemble. D'où il résulte que, pour être vraiment objective, l'histoire de la philosophie devrait se donner pour tâche d'établir un relevé des significations des concepts philosophiques, et de leurs vicissitudes dans le temps et dans l'espace. En employant les mêmes vocables, les hommes veulent dire, d'ordinaire, des choses très différentes ; de là des contradictions sans fin, et, pour des esprits non prévenus, l'impression de confusion et de stérilité que dégagent le plus souvent les débats entre philosophes.

L'idée de liberté est l'une de celles qui donnent lieu au plus grand nombre de malentendus. Depuis deux cents ans environ, elle se trouve occuper une place privilégiée parmi les préoccupations des Occidentaux, si bien qu'elle paraît aujourd'hui constituer l'une des idées maîtresses de notre civilisation. Elle est revendiquée comme une valeur fondamentale par une grande masse d'individus, de nations et d'États. Seulement les uns et les autres ne sont nullement d'accord sur le contenu de cette revendication. Les journaux ont rapporté que, lors de la visite du chef du gouvernement soviétique aux États-Unis, [8] un parlementaire noir américain, qui faisait devant M. Khrouchtchev l'éloge des libertés américaines, s'entendit répondre : « Vous avez votre conception des droits civils, et nous les nôtres. Ce qui pour vous est liberté est pour nous esclavage [1]. » De fait, les guerres, les révolutions, les luttes sociales et politiques s'autorisent en règle générale de conceptions antagonistes de la liberté, - étant bien entendu que jamais aucun des partis en présence n'oserait se poser en adversaire de la liberté. Il s'en trouverait discrédité à ses propres yeux. Chacun dénonce donc le caractère intolérable, inique et oppresseur de la liberté à la manière de l'adversaire, et s'efforce de lui imposer par tous les moyens sa propre version de ce concept philosophique.

On ne s'est pourtant pas battu toujours et partout pour la liberté. Pendant la majeure partie de l'histoire de l'humanité les guerres empruntaient à l'idéologie d'autres justifications, non moins nobles et désintéressées d'ailleurs. La liberté ne correspondait pas à une exigence fondamentale de l'être humain. On peut même dire que, jusqu'à une date très récente, la plupart des peuples de la terre restaient insensibles aux charmes de cette revendication, qui définissait seulement l'un des aspects de la civilisation occidentale. Le sociologue américain Kardiner signale que la notion de liberté n'a de sens que dans certains contextes sociaux, dont elle est en quelque sorte corrélative : « Aucun Indien Comanche, aucun indigène de l'île d'Alor, ne pourrait avoir la moindre idée de la liberté, au sens où on en use aujourd'hui dans notre société [2]. » Il est vrai que ce texte, pourtant récent, ne correspond plus à la réalité actuelle ; on peut se demander si l'île la plus lointaine, la tribu la plus reculée échappent aujourd'hui au raz de marée de la liberté à l'occidentale qui déferle sur le monde entier. L'un des faits les plus significatifs de l'histoire universelle au milieu du XXe siècle sera certainement l'inflation galopante d'une idée jusque-là cantonnée dans la zone d'action de la population blanche.

Le métaphysicien peut, bien entendu, se voiler la face devant le spectacle peu édifiant du monde comme il va, et refuser [9] de reconnaître ses précieux concepts dans les notions impures et passionnelles qui servent de thèmes aux débats de la place publique ou aux conflits sur le champ de bataille. La métaphysique a toujours revendiqué le privilège d'exterritorialité ; le sage fait retraite en dehors du temps, il manipule les idées éternelles selon les liturgies de l'immaculée connaissance dont il est le technicien. Les événements ne le concernent pas, pour la bonne raison que, par hypothèse, l'événement a toujours tort. Et si même la philosophie de l'histoire accorde quelque crédit au devenir des hommes et des choses, c'est encore à la raison qu'il revient de donner raison aux faits, de sorte que le philosophe, maître de la raison, est finalement maître du devenir dont lui seul fixe le sens. Loin de subir la loi de l'histoire, le philosophe de l'histoire, hégélien ou marxiste, impose à l'histoire sa loi, de sorte qu'il bénéficie lui aussi du meilleur confort intellectuel. Il peut dormir tranquille ; le choc en retour des vicissitudes historiques ne parviendra pas, quoiqu'il arrive, à troubler sa sérénité.

Une autre métaphysique se veut, non plus triomphante, mais modestement militante. Elle se donne pour tâche d'éclairer la condition humaine, et donc revendique avant tout la lucidité, au lieu de présupposer un univers du discours où l'on est assuré, grâce à la mise en équation intellectuelle préalable, que tous les problèmes seront résolus parce qu'aucune question concrète ne sera jamais posée. Cette métaphysique tente de prendre conscience du débat réel dont la destinée humaine constitue l'enjeu, en chaque époque de l'histoire. Il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais, pour cette philosophie, de solution définitive, parce que, au lieu que la réalité humaine soit conçue comme une approximation de la vérité philosophique, c'est la recherche même de la vérité qui se conçoit comme une approximation du réel humain. Autrement dit, la première démarche consisterait à demander si l'homme est au service de la Vérité, ou si la Vérité est au service de l'homme. Certes, la première hypothèse serait plus satisfaisante ; malheureusement elle ne résiste pas à l'examen. Aucune formule de vérité n'a jamais fait l'unanimité du genre humain, et le moindre bon sens doit prendre acte de la démultiplication de la vérité selon les perspectives du temps et de l'espace. Chaque communauté de culture sur la terre des hommes [10] correspond à l'affirmation, à la fois implicite et explicite, d'un certain équilibre des actions et des pensées, du fait et du droit. La vérité concrète se définit ici comme un principe d'ordre et de vie, par rapport auquel les individus peuvent prendre leurs distances dans des proportions qui varient avec le type de civilisation considéré. Mais ces écarts moyens présupposent l'adhésion fondamentale aux valeurs qui sous-tendent l'unité communautaire.

La tendance de l'ontologie traditionnelle à une sorte de totalitarisme intellectuel se heurte donc à une fin de non recevoir opposée par l'anthropologie et la sociologie. La raison triomphante des métaphysiciens classiques ne triomphe que parce que, refusant de prendre acte de la réalité humaine, elle se déploie dans le vide d'un no man's land. C'est une raison qui déraisonne. Le retour au réel impose l'abandon de la tentative d'axiomatisation formelle du domaine intellectuel, et le recours à une méthode d'approximation humaine de la réalité humaine.

En ce qui concerne la liberté, les théories classiques limitent le débat à la question de savoir si l'homme est libre ou non. La liberté est posée d'emblée comme un attribut dont l'homme serait pourvu - ou dépourvu - une fois pour toutes et universellement. La seule chose importante parait être de savoir si l'homme est libre ou non, exactement comme il est bipède, mammifère et non poisson ou monocotylédone. La liberté apparaît donc comme un objet, et non comme un être, comme l'enjeu d'un combat toujours douteux. Par ailleurs, le sens de cette liberté n'est guère élucidé ; il est donné d'avance par le milieu spirituel, où il a été introduit par les traditions constitutives de la conscience occidentale. La liberté telle que la conçoivent nos philosophes classiques est tributaire du patrimoine mythique de la culture hellénique et romaine, auquel est venu s'ajouter, par la suite, le capital de mythes, de dogmes et de valeurs introduit par la révélation judéo-chrétienne. L'espace mental de l'Occident est né de l'amalgame de ces représentations, qui d'ailleurs n'étaient que médiocrement compatibles entre elles. Mais les contradictions se sont amorties à l'usage ; elles sont devenues inapparentes, et, c'est à l'intérieur de ce paysage spirituel, en fonction de ses évidences, que se situeront, [11] quand ils imagineront penser dans l'absolu, un Thomas d'Aquin, un Descartes, un Spinoza, un Kant, et tous les théoriciens de la liberté jusqu'à Hegel, Marx ou Jules Lequier.

On conçoit dès lors qu'un Bantou, un Japonais, un sage de l'Inde ou un Maori puissent demeurer parfaitement étrangers à la question, et même douter que la question ait un sens, lorsqu'on essaie de le leur faire entendre. L'impérialisme occidental se donne un peu hâtivement partie gagnée lorsqu'il accorde valeur universelle à ses idées particulières. Aussi bien doit-on remarquer que les Occidentaux n'ont guère réussi à se mettre d'accord entre eux sur une solution que chacun formule à sa façon. La persistance de la controverse pourrait donner à penser que la question est mal posée. Davantage encore, on doit se demander si une doctrine qui attribuerait la liberté à l'homme une fois pour toutes, et fournirait la clef pour son usage, ne serait pas en réalité la négation même de la liberté.

Philosopher sainement, c'est d'abord se demander ce que parler veut dire. Nous nous efforcerons donc de démêler, autant qu'il est possible, dans la diversité des temps et des lieux, ce que veulent dire, ce que disent en fait tous ceux qui invoquent la liberté. La tâche n'est pas simple de rendre à chacun ce qui lui appartient, de rétablir les harmoniques, les résonances toujours renouvelées d'un concept dont seule demeure invariable la dénomination. Mais l'entreprise n'est pas inutile, car une histoire de la liberté est aussi une histoire de la culture. Et la récapitulation du passé rend possible un inventaire du présent. Mais cet inventaire de la conscience de liberté aujourd'hui ne peut être lui-même que provisoire, et localisé dans l'espace comme dans le temps.

[12]


[1] Cité dans le journal le Monde, 17 septembre 1959.

[2] Abraham Kardiner, The psychological frontiers of Society, Columbia University Press, New York, 1945, p. 34.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 20 août 2014 16:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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