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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Liberté d’expression c. égalité.
Les propos haineux. Doctrines, débats, lois en Amérique du Nord 1919-2022. (2023)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Denise Helly et Ahmed-Mahdi Benmoussa, Liberté d’expression c. égalité Les propos haineux. Doctrines, débats, lois en Amérique du Nord 1919-2022. Chicoutimi: Les Classiques des sciences sociales, 2023, 278 pp. [Autorisation formelle de Madame Denise Helly accordée le 15 février 2023 de diffuser, en libre accès à tous, ce livre inédit dans Les Classiques des sciences sociales.]

[3]

Liberté d’expression c. égalité

Introduction [1]


The life of the law has not been logic ; it has been experience.
Oliver Wendell Holmes Jr. 1881. The Common Law, Boston, Little, Brown, and Company, p. 1.

La liberté d’expression recouvre plusieurs champs : la liberté d’opinion, i.e. le droit de penser et de s’exprimer publiquement, la liberté de communication qui concerne toute forme d’information publique (presse, médias électroniques, etc.), l’expression artistique, la liberté académique et le droit à la vie privée. L’expression peut prendre diverses formes, orale, écrite, corporelle [2].

Historiquement la liberté d’expression est conçue comme le fondement de la démocratie, sa vocation principale étant de garantir la multiplication des échanges d’idées au sein d’une société. Elle protège le débat politique contre l’autoritarisme étatique et permet l’expression d’idées et de propos [3] critiques, non conformistes mais aussi éventuellement aliénants pour autrui, comme des insultes outrageantes, un mépris humiliant ou encore de la haine, raciale, religieuse, misogyne, homophobe. Dès lors des arbitrages législatifs et judiciaires semblent nécessaires pour assurer l’égalité de traitement des personnes ciblées par de tels propos et idées. Ces arbitrages sont à l’origine de multiples débats politiques et juridiques.

Le texte qui suit, présente les argumentations passées et contemporaines concernant le droit d’exprimer des propos offensants, humiliants, haineux envers une personne ou un groupe, i.e. le droit de promouvoir la violence, verbale, physique, [4] symbolique, dans la vie sociale et politique, argumentations telles que nous avons les reconstituer pour les États-Unis et le Canada [4].

Les controverses sur la liberté d’expression s’amorcent au début du 20e siècle aux États-Unis, alors que juges, universitaires, avocats, journalistes s’affrontent sur le sens du 1er amendement de la Constitution [5] pour répondre à trois questions :

1. Comment fonder un principe général de la liberté d’expression ?
2. Pourquoi refuser une limite à la liberté d’expression ?
3. Comment justifier une restriction de la liberté d’expression ?

De la Première guerre mondiale aux années 1950, les réponses à ces questions, notamment par les Cours suprêmes des États-Unis et du Canada, sont diverses. Sont mis de l’avant la lutte contre l’autoritarisme étatique, le maintien de la paix sociale, la sauvegarde de l’unité nationale ou encore les fondements de la démocratie et de la nature humaine. Aux États-Unis la question de la violence contre l’État est très présente et les causes marquantes traitant de la liberté d’expression et faisant la une des journaux concernent souvent les idées de membres de minorités ethniques, religieuses et raciales. Les premières interrogations sur la liberté d’expression sont ainsi le fait de juges condamnant des contestations politiques, communistes, socialistes ou anarchistes, généralement exprimées par des immigrés est-européens.

À la suite de la discrimination meurtrière de minorités culturelles durant la Seconde guerre mondiale, le statut des propos haineux devient une question prégnante et deux interrogations sous-tendent les débats à partir des années 1950 : la liberté d’expression a-t-elle préséance sur le droit à l’égalité de traitement ? Doit-on protéger les minorités contre le conformisme moral et culturel et la violence verbale, physique et symbolique, des majorités, des États et des Parlements ? Des juges et des [5] universitaires, canadiens et états-uniens, s’opposent sur ces questions, et leurs écrits et des arrêts des Cours suprêmes marquent à jamais, en Amérique du Nord, l’histoire de la liberté d’expression et son lien avec le droit à l’égalité des minorités.

D’un assez large consensus sur la nécessité de préserver l’ordre public et d’endiguer la tyrannie de l’État de la Première guerre mondiale aux années 1950, on oblique durant les années 1960-1990, vers des questionnements sur les droits des victimes d’expressions haineuses, racistes, déshumanisantes, et on peut distinguer trois lignes de pensée. L’une, amorcée au Canada (Comité Cohen, 1966), d’inspiration libérale classique, estime que la liberté d’expression procure des bénéfices qui, néanmoins, ne sauraient légitimer le droit de tout dire et le droit de diaboliser des minorités culturelles et religieuses. Une seconde, libertarienne, fort présente à partir des années 1970 (Dworkin 1970 ; Scanlon 1972, 2003 ; Sumner 2004 ; Cole 2017), défend une conception absolutiste de la liberté d’expression. Une troisième, la Critical Race Theory, formée par des juristes de l’Université Harvard dont la première conférence publique a lieu en 1989, se penche sur la légitimité des restrictions à la liberté d’expression (Delgado 1982 ; Bollinger 1986 ; Matsuda 1989 ; Matsuda, Lawrence, Delgado et Kimberlé 1993) [6].

Les débats opposant défenseurs des droits des victimes et partisans d’un droit d’exprimer des propos quels qu’ils soient, haineux, humiliants, se poursuivent au long des années 2000-2010, mais de nouveaux enjeux apparaissent au tournant du siècle et modifient radicalement l’objet des débats. Endiguement de la haine et de la désinformation en ligne, protection des élus et des élections, mise en cause et régulation du rôle des plateformes numériques dans la vie sociale et les débats politiques, répression des mouvements extrémistes de droite et réduction des conflits interraciaux, constituent les objets des débats et des interventions des États. La puissance économique et l’influence des plateformes numériques sur la vie sociale et politique deviennent des enjeux au même titre que le droit des minorités à ne pas être exposées publiquement à la violence verbale, physique.

[6]



[1] Ce texte est écrit dans le cadre d’un projet SAVOIR financé par le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada : Targeting Muslims. Crimes haineux envers les musulmans au Canada, 2017-2022, direction Denise Helly. Nous remercions vivement Lili Dao pour ses commentaires de la première partie de ce volume. Lili Dao est professeure de droit à l’Université d’Ottawa depuis janvier 2023.

[2] Une expression est entendue comme un acte visant à communiquer une proposition ou une attitude à une personne ou à une large audience, soit du discours (« speech »), des publications, symboles, signes, voire des attaques physiques.

[3] Tout au long du texte, nous usons du terme ‘propos’ plutôt que ‘discours’, lequel terme suppose une structuration des dires.

[4] Les auteurs universitaires européens mais aussi canadiens s’interrogent peu et souvent tardivement à ce sujet. Ils traitent plutôt d’aspects particuliers, tels que la haine comme notion plurivoque (A. Brown 2017, Part 1), ou comme émotion (Emcke 2017), la victimisation (Chakraborti et Garland 2012 ; Dalphond et Helly 2019), la dignité humaine (McCruden 2008 ; Heyman 2008), les conflits de droits (Girard 2014, 2015), les modes de sanction (Bleich 2015 ; Bleich et Girard 2015 ; Calvès 2015) et la notion de tolérance (Dilhac 2015 ; Lacorne 2016). En revanche, un très grand nombre d’auteurs commente les doctrines et les raisonnements des arrêts juridiques (par ex. Cowan et al. 2002 ; Volokh 2001 ; Moon 2008 ; Belavusau 2013 ; Demaske 2019), retrace l’histoire de la liberté d’expression (par ex. Nimmer 1984 ; Schauer 1984 ; Goswami 2020) ou discute de ses fondements (par ex. Wendy Brown 1995 ; Brown 2015 ; McClure 2017 ; Cohen-Almagor 2019 ; Demaske 2019 ; McGowan 2019).

[5] Selon le 1er amendement, « Congress shall make no law respecting an establishment of religion or prohibiting the free exercise thereof ; or abridging the freedom of speech, or of the press ; or the right of the people peacefully to assemble, and to petition the government for a redress of grievances ». Cependant la protection du 1er amendement est moindre ou inapplicable pour certaines activités expressives dont l’incitation à la violence ou à des actes illicites, ainsi que pour certaines catégories dont l’expression commerciale, à caractère sexuel, ou ayant un lien avec des conflits de travail et concernant les employés de l’État (Chereminsky 2019).

[6] Cette théorie découle des études sur le statut inégalitaire des Afro-Américains dans le système de justice des États-Unis. Elle repose sur trois postulats (Delgado et Stefancic 2001, 2017 3e édition) : le racisme est systémique et une pratique quotidienne aux États-Unis ; les Blancs n’ont guère d’intérêt matériel (élites) ou symbolique (autres catégories sociales) à l’éradiquer sauf quand cela conforte ou améliore leur condition ; la racisation de populations entières, Afro-Américains, Hispaniques, Autochtones, Asiatiques, est une construction sociale.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 mars 2023 14:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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