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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Helly, “Le lien sociétal: une enquête à Montréal.” Un article publié dans la revue GLOBE, Revue internationale d’études québécoise, vol. 5, no 2, décembre 2002, pp. 137-170. [Autorisation formelle accordée le 18 janvier 2008 par l’auteure de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Texte de l'article

Denise Helly

Anthropologue, chercheure, INRS culture - société 

Le lien sociétal : une enquête à Montréal”. 

Un article publié dans la revue GLOBE, Revue internationale d’études québécoise, vol. 5, no 2, décembre 2002, pp. 137-170.

 

Résumé
 
Introduction
 
1. L’état des recherches
 
2. Le lien sociétal
 
2.1. Quatre formes
2.2. Le recul du lien national et du lien citoyen?
 
3. Des consensus
 
4. Les divergences
 
4.1. Citoyens actifs d’un État souverain francophone
4.2. L’ethno-nation au pouvoir ou le séparatisme culturel
4.3. Québécois et Canadiens, les deux nations
4.4. Autres formes du lien au Québec
 
Conclusion

 

Résumé

 

Dans le cadre des débats sur les fondements du lien collectif dans les sociétés démocratiques modernes, nous présentons les quatre formes possibles de ce lien et leur mutation depuis la fin de la Deuxième guerre, la consolidation des États providence durant les années 1950-1070 et l’accélération de la mondialisation économique et financière durant les années 1980-1990. Nous présentons ensuite les résultats d'une enquête qualitative menée à Montréal en 1995 à partir de la typologie du lien sociétal proposée et des questions soulevées par ses possibles transformations. L’enquête a été réalisée auprès de personnes résidant à Montréal, natives du Québec et d’ascendance canadienne française ou émigrées au Québec de six pays différents. Les résultats de cette enquête ne confirment nullement les multiples craintes exprimées par la littérature actuelle sur la perte de lien social dans les sociétés démocratiques actuelles.

 

Introduction

 

La question du lien collectif est devenue un sujet de débat public durant les années 1990 [1]. Se sont alors multipliés aux États-Unis, au Canada et en Europe occidentale (France, Grande-Bretagne notamment), des discours, universitaires, médiatiques et gouvernementaux, sur le « lien social » ou «social cohesion» [2]. Ces discours parlent de fragmentation de l’unité sociétale en raison de franges de population vivant hors société ou n’ayant aucun sens de leur responsabilité sociale (comportements « négatifs » de bénéficiaires des programmes d’aide sociale, de chômeurs, de jeunes décrochés de l’école, d’immi­grés, de minorités), et aussi en raison de pratiques néo-libérales tout autant irresponsables de gouvernements et d’entreprises financières et industrielles. 

La question soulevée est de savoir sur quelles bases les personnes se représentent comme des membres de la société où elles vivent, et, pour nombre d’auteurs, de savoir si le sens d’un lien «sociétal» conduit à développer une appréciation positive des acquis, droits, avantages et désavantages à vivre dans une société, ainsi que des attitudes et comportements de solidarité, d'équité, de renoncement à des intérêts particularistes et de résolution pacifique des antagonismes sociaux. Cette question a fait l’objet d’études durant les années 1980 [3]. Mais depuis les années 1990, une nouvelle littérature anglo-américaine s’intéresse aux bases minimales du vivre ensemble au sein d’une société étatisée et, selon des angles théoriques contrastés, montre une préoccupation pour les processus qui fondent le lien collectif entre les membres d’une société ou leur sens d’appartenance à une société [4]. Une littérature francophone parle, quant à elle, d’exclusion et de rupture du lien social sous l’effet d’une montée de l’individua­lisme, du chômage, des inégalités sociales ou encore de mouvements communautaires immigrés [5]. 

 

1. L’état des recherches

 

Vu l’ampleur de ce débat, public et universitaire sur le lien collectif au sein d’une société et la multiplication et la nature souvent alarmiste des discours des gouvernements des pays rattachés à l’OCDE sur la crise du lien social, on pourrait s’attendre à l’existence de nombreuses enquêtes sur ce phénomène. S’il existe une abondante réflexion sur la citoyenneté et le nationalisme, nous ne savons guère quelles sont les représentations du lien que les individus développeraient avec la société particulière où ils vivent. Nous ne savons pas si les individus estiment l’idée d’un tel lien inopérante, creuse, révolue ou, dans le cas contraire, comment les individus non impliqués dans la production des discours publics le définissent en leurs propres mots. 

Nous disposons essentiellement de sondages qui décrivent les définitions de la qualité de citoyen ou de national à l’aide d’échelles d’attitudes ou de certains paramètres. Nous donnerons trois exemples significatifs des résultats obtenus. Au Canada, de très nombreux sondages [6] donnent des indications sur l’identification des résidents comme québécois ou canadiens, mais ils ne précisent pas les référents de ces identifications. Mendelsohn expose, par exemple, comment à la fois s’est accrue, entre 1970 et 1998, une identification au Québec par les résidents de la province et se sont maintenus un attachement et une identification au Canada. 

En France, N. Mayer [7] donne un tableau plus précis à la suite d’une analyse des sondages évaluant le sentiment national des années 1960 jusqu’au milieu des années 1990. Elle montre comment d’un attachement à des paramètres tels que la souveraineté nationale, l’héritage colonial, l’anticommunisme et la solidarité européenne, ce sentiment s’appuie actuellement sur des paramètres tels qu’une trop forte présence d’immigrés, un maintien des acquis de l’État providence et une fierté d’être français plus qu’européen. Dans le cas des États-Unis, M. A. Glendon [8] a comparé les résultats de sondages effectués durant les années 1940-1980 à propos de la conception de la citoyenneté. Elle conclut que les jeunes Américains ont un intérêt nettement moindre que les générations précédentes pour leur statut de citoyens, exercent rarement leur droit de vote et montrent peu d’esprit critique en matière de conduite des affaires politiques. Mais cette étude ne donne aucune précision sur la définition du lien citoyen que développent les jeunes gens. 

Quant aux études qualitatives réalisées à partir d’entretiens et montrant comment des individus définissent leur lien à la société où ils vivent, elles sont rares et ont souvent été réalisées il y a quinze ans ou plus [9] Cependant, trois études ont récemment abordé ces sujets. S. Duchesne [10] a interrogé une quarantaine de personnes à propos de leur définition du fait d’être français, et au Québec, M. Labelle et al.  [11] ont montré comment des dirigeants d’associations ethniques de la région de Montréal concevaient leurs qualités de québécois et de canadiens. R. E. Howard [12] a fait de même dans le cas de dirigeants d’associa­tions de Hamilton (Ontario). 

Vu cette connaissance réduite de la conception « populaire » du ou des liens qui uniraient les membres d’une société et le débat actuel sur ce sujet, il a semblé pertinent de mener une enquête qualitative afin de documenter les représentations de ces liens dans un cas précis, celui du Québec. Cette enquête a été conduite en collaboration avec Nicolas van Schendel et financée par la Direction des Études et de la Recherche du ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration, désormais le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration. 

Le premier objectif de la recherche était de donner la parole à des « citoyens ordinaires» afin de cerner leur lien à la société québécoise ou/et à la société canadienne, ou leurs éventuelles indifférence, aliénation ou hostilité à l’égard de l’une de ces deux entités ou de ces deux entités. Le second objectif était la construction d’une typologie de ces liens et le troisième la connaissance des liens d’immigrés à la société québécoise. 

L’enquête a été réalisée en 1995 auprès de 84 résidents montréalais, natifs du Québec d’ascendance canadienne française ou immigrés au Québec. Une hypothèse a conduit la constitution de cet échantillon : la perception et l’expérience d’un lien à une société actuelle dépendent de facteurs tels que le niveau de scolarité, le sexe, l’âge, le phénotype, le statut civil, l’orientation culturelle et religieuse, le régime politique du pays de socialisation, la langue d’usage et la durée de séjour dans le cas d’immigrés. 

Vu la taille de l’échantillon imposée par des contraintes financières, les éventuelles différences dues à l’âge, au statut civil, à la socialisation politique et à la période de séjour ont été neutralisées par la sélection de personnes âgées de quarante ans, mariées et ayant des enfants, ayant vécu uniquement dans leur pays de naissance ou, dans le cas des immigrés, arrivés depuis une dizaine d’années au Québec, soit entre 1984 et 1987. Le niveau de scolarité et le genre ont été maintenus comme variables importantes et les sujets interrogés étaient en proportion égale des hommes ou des femmes détenant l’un de trois niveaux de scolarité [13]. Les pays de provenance des immigrés ont été choisis en fonction de leur différence de système politique, d’histoire avec une ou des puissances anglophones ou francophone (France, États-Unis et Royaume Uni), de composition raciale et de tradition culturelle et religieuse de la majorité de leur population. Ce furent la France, Haïti, l’Inde, le Maroc, le Salvador et le Viêt-nam. Une sur représentation de personnes immigrées a été décidée en raison des multiples débats, au Québec ou ailleurs, qui questionnent leur attachement à la société d’établissement en raison de leur éventuel sens d’appartenance à des communautés ou des diasporas ou encore de leur inclusion dans des réseaux transnationaux. 

L’échantillon a été obtenu à partir de la population présentant l’ensemble de ces caractéristiques, telle qu’enregistrée dans la banque de données de la Régie de l’Assurance Maladie du Québec et rendue disponible par le ministère des Communautés culturelles de l’Immigration. 

Les entretiens ont porté sur la définition de référents du lien collectif, tels que décrits ci-dessous, tout en laissant place à toute possible contestation, critique ou déni de ces référents et à la présentation d’autres.

 

2. Le lien sociétal

 

2.1. Quatre formes

 

Le lien collectif dans des pays de régime démocratique affirmé, tels que ceux de l'OCDE, repose, à notre sens, sur quatre référents, le lien juridico-politique, le lien étatique, le lien civil et le lien national. 

a.-- Le lien citoyen, juridico-politique. La citoyenneté ou la jouissance de l’égalité politique et des libertés fondamentales a longtemps été considérée une forme première du lien collectif en système démocratique moderne. Selon les théories philosophiques libérale et républicaine, faire partie d’une société, c’est participer de l’État, instance de représentation de l’intérêt général et de protection de l’égalité des droits politiques et des libertés de chacun. Aussi, chaque État est-il apprécié différemment selon les particularités de son régime politique et juridique (systèmes parlementaire et fédéral, Charte des droits et des libertés de la personne, décisions de la Cour suprême, par exemple, dans le cas canadien). 

b.-- Le lien étatique, soit l'attachement à.. et la valorisation d'un État en raison de ses politiques toujours particulières (économique, de l’emploi, scolaire, sociale, fiscale, internationale, culturelle, etc..). Dans les cas canadien ou québécois, on peut, par exemple, mettre de l’avant les acquis ou failles du système fédéral, des programmes sociaux, des chartes des droits et libertés, des politiques de pluralisme culturel, linguistiques, ou encore les formes de participation des États canadien et québécois à la mondialisation économique et de leurs rapports avec les États-Unis. 

c.-- Le lien national au sens premier d’identification à une nation, soit une communauté d'histoire, de langue(s) et de culture. Ce lien peut être rattaché à un «grand nationalisme», soit un État historique tel que la France, l’Allemagne, les États Unis, l’Italie, la Russie, la Grande Bretagne etc., ou à une minorité nationale détenant ou non une autonomie administrative et un État. 

d.-- Le lien civil, soit l'appréciation de la nature des relations sociales et de la qualité de vie au sein de ce qu'on désigne couramment société civile. Nombre d’aspects sous-tendant ce lien sont en partie codifiés par l'action étatique et législative mais non entièrement, car ils dépendent d'attitudes et de comportements façonnés par l'histoire, les changements de mentalité et les rapports entre groupes culturels, linguistiques et entre catégories sociales au sein de la société civile. Ainsi, tous les pays de l’OCDE détiennent des législations anti-discriminatoires, mais les sociétés civiles de ces pays les respectent fort diversement. 

L’originalité de l’enquête réalisée tenait à la prise en compte de cette forme du lien collectif non abordée par les sociologues ou politologues. On peut pourtant se demander quel est l’attachement des personnes à vivre au sein d’une société particulière en raison du jugement qu’elles portent sur la qualité de vie qu’elles connaissent, que cela concerne la protection de l’environnement, leur milieu de vie physique, leur mode de vie et leur expérience sociale avec les personnes anonymes qu’elles rencontrent dans leur vie quotidienne. Le lien qui pourrait en être construit avec la société où elles vivent, semblerait devoir être observé vu l'importance accordée actuellement au mode de vie, aux relations sociales, aux processus identitaires et à la qualité de vie par les individus, notamment par les membres des classes moyennes et supérieures. 

La teneur et l’articulation de ces quatre formes de lien à une société diffèrent selon les sociétés, leurs régimes politiques et les antagonismes sociaux qui les caractérisent, mais aussi selon les individus. Mais le fait significatif pour le débat actuel sur le lien sociétal est la remise en cause de deux formes longtemps considérées comme les piliers de l’identification à un pays, le lien citoyen et le lien national. La teneur de ces liens semblerait s’être amenuisée depuis la Seconde guerre mondiale et depuis la période de gloire des États providence et de la Guerre froide, notamment durant les années 1980-1990 quand s’est accélérée la mondialisation économique. Une autre évolution significative, plus récente, réduirait l’efficacité du lien étatique, les États perdant des attributs de leur souveraineté sous l’impact de la mondialisation économique et financière.

 

2.2. Le recul du lien national et du lien citoyen?

 

Dès l’après-guerre, les meurtres racistes du nazisme, des exactions autoritaires des régimes fascistes et de l’anéantissement et du déplacement de populations civiles et de minorités durant le conflit ont porté à un recul du lien basé sur l’histoire et la culture conçues comme particulières à une population. De fait, durant les années 1945-1970, nombre de pays colonisés ont réclamé et obtenu leur indépendance au nom de l’égalité des droits et de l’accès au pouvoir politique et les revendications nationalitaires des années 1960 mettent de l’avant une sujétion économique et politique plus que culturelle. L’invocation du partage d’une langue, d’une culture savante et populaire, de l’histoire commune de générations ayant ouvert le territoire d’un pays n’eut plus la même efficacité. Par ailleurs, la croissance économique à la keynésienne, assurant des emplois stables et en nombre, et des salaires en hausse, comme la consolidation des États providence ont réduit l’efficacité idéologique de l’appel au sentiment national culturel, en atténuant, du moins dans les représentations, les fractures et les inégalités entre catégories sociales. La notion de lien étatique construite sur l’adhésion à un État égalitaire, gestionnaire des conflits sociaux et responsable de la redistribution des richesses, s’affirma première, et la période des grands nationalismes sembla prendre fin  [14]. 

Mais s’est aussi, depuis l’après-guerre, bâti un discours des démocraties occidentales et de grandes organisations internationales (ONU au premier rang) qui valorise plus que jamais dans l’histoire moderne, les référents de la citoyenneté juridico-politique, c’est-à-dire protégeant essentiellement les droits et libertés individuels, mais aussi, fait nouveau, les droits linguistiques et culturels des minorités. Ce discours a été renforcé par la lutte contre l’Empire soviétique et il a soutenu des revendications à une égalité des droits réelle et non formelle et à une reconnaissance sociale de populations oubliées (Noirs américains, femmes dès les années 1950, minorités culturelles et nationales). S’ensuivit le large débat public et académique des années 1980-90 sur le pluralisme culturel en Occident et le respect des minorités, alors même qu’intervient une autre évolution favorisant l’autonomie des économies régionales riches. 

En poussant à l’ouverture des frontières, en accélérant et multipliant les communications entre pays, ainsi que l’accès aux marchés extérieurs, la mondialisation amenuise les liens entre les États centraux et les économies régionales et réactive des demandes autonomistes et des conflits nationalitaires historiques. Ces contestations parlent certes de nation culturelle et d'identité, mais leur discours ne saurait cacher leur enjeu, la lutte pour le partage du pouvoir politique entre des élites technocratiques et économiques, privées et publiques, nationales et régionales (Pays Basque, Écosse, Catalogne, Ligue Lombarde, Slovénie, Québec). La mondialisation économique renforce leur capacité de lutte, tandis que le déclin de légitimité des grands nationalismes légitime leurs revendications [15]. 

Aussi peut-on doublement s’interroger sur le recul du lien national au sens d’un attachement à une histoire et culture communes. Dans le cas de membres de minorités nationales, ce lien a-t-il perdu de son sens? Dans le cas de populations se percevant comme des majorités culturelles ou des minorités culturelles, ce lien s’est-il aussi effrité? Le lien des immigrés à leur pays d’origine existe-t-il? 

Concernant le lien citoyen, le discours sur les droits et la consolidation des États providence durant les années 1950-1970 ont induit la constitution et la légitimité de représentations et discours nouveaux sur les inégalités et la création de ce qui fut dénommé citoyenneté sociale, alors même que l’expansion économique facilitait la réception de demandes à plus d’égalité socio-économique. Respect des droits, interventionnisme économique, redistribution et politique sociale devinrent des normes admises et fortement partagées de la vocation d’un État démocratique et du lien sociétal. Une nouvelle forme du lien citoyen s’en trouva confortée, qui insistait sur le droit à un revenu décent et à une protection sociale. Mais les États, selon leur histoire et les rapports politiques au sein de chaque pays, adoptèrent des régimes de protection sociale différents et le lien étatique prit de l’importance. Les États firent publicité de leur performance économique, égalitaire et démocratique particulière. 

C’est sur fond de ce double héritage idéologique de grands nationalismes décriés et d’États providences keynésiens différenciés, moteurs de l’égalitarisme et fondements du lien collectif, que la mondialisation économique s’amorce durant les années 1970 sous l’effet de plusieurs facteurs [16] et qu’elle s’amplifie au fil des innovations technologiques facilitant la circulation des capitaux. 

La mondialisation signifie une croissance de la concurrence et des échanges internationaux et la constitution de nouveaux hégémons, soit de blocs économiques comprenant plusieurs États (Alena, Mercosur, ASEAN, Union Européenne) au sein desquels les barrières aux échanges sont amoindries, voire supprimées, pour certains produits. Elle correspond à une concentration des activités de haute technologie et de forte plus-value dans les économies occidentales. Ce faisant, elle transforme nombre de dynamiques ayant assuré une relative stabilité et cohésion sociales des sociétés occidentales depuis l’après-guerre, comme une force aux liens citoyen et étatique. 

L’un des effets de la mondialisation durant les années 1980-1990 est la montée attestée des inégalités socio-économiques et la stagnation, voire le déclin, du pouvoir d’achat des catégories salariées les moins qualifiées [17]. Un autre effet est la rédéfinition de la vocation des États qui doivent assurer de nouvelles fonctions. De leur propre initiative, ils délèguent à des organisations internationales, multilatérales ou bilatérales, leur pouvoir de régulation des échanges financiers et des pans de la politique économique; et ils créent des réglementations et législations nationales facilitant les échanges commerciaux et financiers et la croissance des activités les plus génératrices de plus-value. Les multinationales dépendent, en effet, étroitement des politiques nationales et les États soutiennent activement celles établies sur leur territoire par des politiques d’investissement, de flexibilité du marché du travail, d’innovation technologique, de fiscalité, de privatisation et d’aide aux méga-fusions et aux grandes entreprises [18]. 

La montée des inégalités et la participation des États à la mondialisation économique mettent en cause les deux représentations bases du lien étatique et du lien citoyen depuis l’après-guerre : la solidarité collective et l’intérêt commun. Elles expliquent les débats sur le rôle des États dans la mondialisation et sur la montée du pouvoir d’organisations échappant au contrôle des parlements et aux électeurs (bureaucraties publiques, tribunaux d’arbitrage en matière de commerce international), et elles fondent, en partie, la désaffection et la méfiance des citoyens à l’égard de la vie politique. 

Cependant, si la notion de justice sociale comme assistance obligée et légitime aux plus démunis a été transformée au profit d’une idéologie de la rentabilité économique et de la responsabilité de chacun de sa condition [19], si chaque État ne conçoit plus de manière autonome ses politiques économique et surtout monétaire, des fondements du lien étatique demeurent actifs. La mondialisation ne signifie nullement l’imposition d’un modèle à tous les pays, pas plus que l’annulation de la capacité d’action particulière de chaque État [20]. Il n’existe pas une forme optimale, néo-libérale, américaine du capitalisme en train de recouvrir le monde. La spécificité d’intervention de chaque État demeure, notamment dans le champ des politiques sociales qui sont repensées dans des contextes nationaux et historiques fort divers où interviennent les rapports existants entre État, patronats et syndicats, des modes d'organisation du travail et autres facteurs. 

Mais on assiste depuis les années 1980 à une réorientation des politiques sociales dans chaque pays. La mondialisation a transformé le rôle des marchés de consommation: les classes moyennes ne sont plus le marché de base des économies nationales occidentales, et la demande internationale s’avère plus importante que de la demande intérieure. Les politiques sociales d’après-guerre conçues comme des adjuvants des politiques de relance de marchés nationaux ont perdu leur efficacité et les États doivent désormais s’attacher à de nouvelles fonctions : promouvoir l’adéquation de la formation de la main d’oeuvre aux besoins du marché du travail, améliorer l’accès à l’éducation et la qualité des enseignements, réduire la pauvreté comme facteur de faible participation au monde productif, induire les chômeurs et les assistés sociaux à regagner des postes de travail, en un mot, inventer des interventions ne tenant plus compte essentiellement des prérequis de la justice sociale et de la gestion keynésienne. En accentuant les inégalités et la collaboration entre États et entreprises multinationales et en induisant une transformation des politiques sociales de l’ère keynésienne, la mondialisation questionne la citoyenneté comme catégorie rassembleuse d’individus de toutes histoires et cultures et elle poursuit l’oeuvre de sape de l’imagerie homogénéisante des grandes nations. 

Aussi, face à ces transformations sociales, peut-on se demander quelles formes prennent le lien citoyen et le lien étatique actuellement? D’autre part, si ces deux formes principales du lien collectif actives depuis un demi-siècle se sont amenuisées, d’autres formes ont-elles acquis une nouvelle prégnance? Le lien citoyen est-il actuellement conçu sous sa forme la plus individualiste et libérale, c’est-à-dire la protection des libertés et droits individuels? Le lien étatique réfère à une exigence d’égalité sociale, de redistribution ou à de nouvelles préoccupations? 

C’est à partir de ces questionnements et hypothèses que fut réalisée l’enquête sur le sens d’appartenance au Québec auprès de natifs d’ascendance canadienne française et d’immigrés provenant de six pays. Nous présenterons quelques uns des résultats de l’enquête, soit les formes qui lient toutes les personnes interrogées de manière similaire à la société québécoise, et les principales figures de lien sociétal qui les opposent entre elles. L’ensemble des résultats a été publié [21].

 

3. Des consensus

 

Un premier lien, civil, unit les personnes selon deux formes de valorisation du milieu de vie. La région montréalaise est qualifiée de meilleur environnement urbain en Amérique du Nord en comparaison avec Toronto, New York, Chicago et Los Angeles, mais elle est aussi appréciée en comparaison avec d’autres métropoles, Paris et Londres. Les atouts invoqués sont divers: configuration physique permettant une proximité de banlieues d’un centre ville, faible densité démographique, basse pollution atmosphérique, pluralité culturelle et linguistique, bilinguisme fonctionnel, marchés de biens de consommation et de produits culturels variés, nord-américains, européens et autres, qualité des équipements et des services publics, possibilité de vie de quartier et, dans le cas des immigrés, présence de zones de fort habitat immigré [22]. Seules sept personnes ne partagent pas totalement ce lien; elles n’apprécient pas la vie urbaine ou connaissent une vie matérielle très difficile. 

Le climat social et les relations au sein de la société civile montréalaise composent le second aspect hautement valorisé. Les personnes vantent l’absence de tensions violentes, sociales ou politiques, et cette situation est plus qu’appréciée par les immigrés issus de pays où sont fréquents, sinon constants, des conflits meurtriers, guerres civiles et assassinats politiques. S’ajoutent à cela la qualité des relations anonymes quotidiennes que la plupart estiment propres au Québec bien que leur expérience personnelle ne concerne que Montréal. Et d’autres aspects positifs du fait de résider dans la métropole montréalaise sont invoqués, soit la civilité, l’affabilité, la courtoisie, le libéralisme des moeurs, le respect de la liberté d’action et de la vie privée de chacun, l’égalitarisme des relations entre hommes et femmes, la présence des femmes dans tous les secteurs de la vie publique et du marché du travail, l’absence de ségrégation résidentielle raciale et ethnique, de quartiers très défavorisés et le climat sécuritaire. 

Le statut de ce fort attachement à la société civile montréalaise par rapport aux autres liens développés avec le Québec et/ou le Canada soulève question. Représente-t-il une nouvelle forme de lien collectif fondé sur une comparaison des avantages comparatifs de la vie dans des espaces différemment ancrés à la mondialisation économique et producteurs d’une culture cosmopolite? Traduit-il une indifférence à tout arrière-pays ou ville de taille réduite vu le nouveau statut des métropoles, devenues dans tous les pays les centres d’implantation des réseaux et des échanges transnationaux, culturels, migratoires, économiques, financiers et technologiques? Constitue-t-il une manière de se situer en dehors des débats politiques sur les pouvoirs du Québec au Canada et signifie-t-il une mise à distance des réalités ou problématiques nationales? 

La réponse aux deux premières questions semble être positive. Les qualités de la vie dans l’agglomération montréalaise sont toujours jugées en comparaison avec les conditions de vie insatisfaisantes dans d’autres métropoles nord-américaines, dont Toronto et New York, et dans d’autres régions de la province de Québec. Les réponses aux dernières questions ne sont aussi tranchées. La majorité des répondants montrent un fort intérêt pour les débats politiques québécois mais, pour nombre d’entre eux, cela ne traduit en rien une valorisation du fait national québécois. 

Autre consensus, autre lien entre les personnes interrogées, elles prisent un trait du régime politique canadien, la Charte des droits et des libertés de la personne. Elles estiment, en effet, que tout État devrait être un État de droit garantissant les libertés fondamentales, et pareille protection constitue pour les immigrés, un des gains les plus appréciables qu'ils ont obtenus en émigrant au Canada. Elles prisent aussi les politiques de protection sociale canadienne et québécoise sans cesse opposées à celles américaines. À leurs yeux, le système de protection médicale universel offert à tout résident permanent représente un acquis de premier ordre du régime politique canadien, tout autant que le système d’assistance aux individus sans emploi ou très démunis économiquement. Elles refuseraient que les programmes d’indemnisation des chômeurs et de bien-être social soient radicalement transformés. Certes, une large majorité parle d’abus de ces programmes et quelques uns demandent une forme de ‘réciprocité’ entre les bénéficiaires des prestations de bien-être social et l’ensemble des contribuables (travaux d’utilité sociale). 

Là, s’arrêtent les consensus qui concernent donc la société civile montréalaise et deux traits des modes d’intervention des États canadien et québécois. Quand l’on aborde les questions du régime politique souhaité et du nationalisme québécois, les divergences apparaissent.

 

4. Les divergences

 

4.1. Citoyens actifs d’un État souverain francophone

 

Des natifs d’ascendance canadienne française et des émigrés de France, du Maroc, du Salvador et de Haïti font preuve, disent-ils, d’un sens d’appartenance au Québec sans faille. Le Québec est leur seul pays et leur seul État. Ils n’appartiennent pas à la société canadienne; ils voient en la citoyenneté canadienne un statut utile et temporaire qui leur permet de voter aux élections fédérales et de détenir un passeport. Ils se disent au premier chef québécois tout en s’identifiant à l’État canadien, le seul à pouvoir, pour l’heure, décerner le statut de citoyen. Ce sentiment d’appartenance au Québec tient à trois convictions des répondants. Chaque individu est capable de définir les règles de la vie collective et a l’obligation de contribuer activement à cette définition. La notion de peuple apte à gouverner et à décider de son sort en contrôlant l’institution par excellence du pouvoir, l’État, est centrale pour ces personnes. Le premier lien collectif à l’échelle d’une société tient à la capacité et la responsabilité politiques de chacun et à sa participation effective à l’État. Autre conviction: l’histoire canadienne française est l’histoire d’une domination, car la majorité des francophones de la province ont connu la même mise en tutelle politique et économique par des groupes d’intérêts économiques et financiers issus du pouvoir colonial britannique. Enfin, de cette domination illégitime a été formée une collectivité d’individus partageant un territoire, ayant au fil du temps créé des relations sociales d’esprit égalitaire, établi des institutions particulières et maintenu une langue commune, le français. Ces traits composent une manière de vivre ensemble, une culture opposée à la culture d’une «société canadienne» anglophone, matérialiste, empreinte de conservatisme. 

De l’histoire du Québec, ces natifs et immigrés gardent en mémoire la conquête britannique, la révolte des Patriotes, l’émancipation collective des Québécois durant la Révolution tranquille et la fondation du Parti Québécois. Selon eux, les rapports de pouvoir entre la province et l’État canadien érodent des traits du peuple franco-québécois, ne tiennent pas compte de ses intérêts économiques et dénient aux individus leur droit fondamental de décider eux-mêmes de leur mode de vivre ensemble. De cette oppression actuelle et séculaire, se construit le droit et le destin des Québécois de s’émanciper politiquement. Car seul l’État souverain pourra éviter la lente désagrégation des particularités de la société provinciale et poursuivre l’idéal démocratique et égalitaire de son peuple, en contrôlant l’ingérence d’un État étranger et de groupes d’intérêt tout autant étrangers, politiques, économiques et culturels, canadiens anglais et américains. Est ainsi requise de chacun l’adhésion de chacun à l’État qui incarne le peuple. Chacun se doit de participer activement à l’affirmation de l’égalité politique et sociale de tous et doit considérer le bien commun avant ses particularismes religieux ou culturels. 

Ces conceptions du passé québécois et du pouvoir politique tendent à superposer peuple et communauté historico-culturelle, peuple et nation. Une nation particularisée essentiellement par sa francophonie, car, faute de valorisation de traits culturels de la société canadienne française, une société toujours décriée, seule demeure la langue française comme symbole du sort partagé par les Québécois. Une langue qui devrait être LA langue et un point obligé de ralliement de tous, à l’égal des valeurs d’ouverture, de démocratie, de solidarité sociale, de liberté, d’égalité et de réciprocité. 

Cette forme de lien à la société québécoise véhicule un projet d’émancipation politique en vue d’une émancipation économique et d’égalité sociale jugée plus que nécessaire dans le contexte de la montée du néo-libéralisme. Ces personnes demeurent des défenseurs fermes de l’État providence des années 1960-1970, contrairement, disent-elles, aux membres de la société canadienne anglaise qui n’ont pas de projet de développement démocratique et social. Elles conçoivent l’indépendance comme le moyen de contrer les effets inégalitaires de la mondialisation économique et d’affermir dans le futur État l’usage du français en assurant une clôture plus étanche du territoire québécois. 

On peut commenter que telle n’est pas la vision des élites politiques indépendantistes qui estiment que le statut du Québec comme État souverain lui permettrait d’accéder directement aux forums de décision internationaux et au marché international et faciliterait son insertion dans l’économie nord-américaine et mondiale. Dans les cas québécois, catalan et écossais, M. Keating [23] a montré comment les élites nationalistes usent de la mondialisation contre l’État central, visent une meilleure intégration internationale et ont rompu le lien traditionnel entre nationalisme, protectionnisme et autarcie pour devenir des partisans du libre-échange et de la mondialisation économique. 

Mais, premier hiatus pour ces répondants, les valeurs communes, preuves et moyens de l’existence du peuple franco-québécois, ne sauraient rallier tous les résidents à moins de supposer la société québécoise exempte de clivages sociaux. L’histoire de l’oppression du peuple francophone, comme la présence d’anglophones et de leurs alliés canadiens français sur le sol provincial, ne permettent pas pareille idée. Le peuple a des opposants à l’échelle de la Confédération et du continent nord-américain mais aussi en son sein, des opposants que le projet d’une démocratisation plus avancée du Québec et le respect des libertés obligent à respecter. Ces répondants indépendantistes développent une représentation de la société québécoise comme d’une société très divisée en deux groupes: le peuple qui subit la domination de groupes d’intérêts financiers et économiques anglo-américains; les francophones et anglophones alliés de ces groupes d’intérêt. Et aux marges de ces groupes existent des enclaves qui parlent d’autres langues, l’anglais souvent, et elles ont des intérêts contrastés. Le premier ennemi intérieur est canadien français, car il interdit l’unité du peuple. L’ennemi anglophone, parfois immigré, est second, car la francisation en progrès des immigrés devrait le réduire. Quant aux Autochtones, ils sont absents de la scène politique de ces personnes. 

Second hiatus pour ces répondants: comment mobiliser le peuple pour fonder l’État souverain, les francophones du Québec étant divisés? Ils sont plus que pessimistes sur le point. Troisième hiatus: quel contrat politique devraient établir entre eux les citoyens du Québec indépendant? Ils estiment que la connaissance du français devrait être une première obligation, tout en maintenant les droits de la minorité anglophone à des institutions particulières. Dans le futur État souverain québécois, chacun se devrait d’user du français comme langue d’usage, sous faute de ne pas être réellement un Québécois mais simplement un résident de la province. Autre condition pour être reconnu comme québécois à part entière, chacun devrait développer une appartenance, une allégeance au nouvel État souverain. Et l’État n’est pas seulement le défenseur des libertés individuelles, mais aussi le promoteur de lois d’intérêt public et d’une consolidation de la cohésion sociale et nationale, c’est-à-dire de l’égalité sociale et des intérêts des francophones. Aussi, ces personnes s’interrogent-elles sur la manière de faire des Québécois de bons citoyens loyaux à leur État. Et deux politiques existantes sont particulièrement en cause aux yeux de ces répondants, car elles les perçoivent comme des facteurs de fragmentation sociale et culturelle et de renforcement d’allégeances pouvant concurrencer ou supplanter la fidélité à l’État. Ce sont, d’une part, l’institutionnalisation du pluralisme culturel, d’autre part, le système scolaire confessionnel, lequel devrait être laïque. Aucune appartenance particulariste ne saurait s’interposer entre l’État et les citoyens. 

Cependant, la vocation de l’État d’unifier les liens entre citoyens au nom d’un intérêt commun auxquels certains n’adhéreraient pas, risque de provoquer des accusations d’autoritarisme, de non-respect de la pluralité culturelle et de domination de la communauté politique par une majorité culturelle. Cette dérive autoritaire, ethnocentrique est pointée par des immigrés défendant le lien citoyen et l’indépendance politique du Québec. Vouloir instaurer un État proche, à leurs yeux, du modèle français leur paraît anachronique vu le déni par ce type d’État des appartenances culturelles individuelles ou communautaires. Ils mettent en cause toute conception qui porterait à assimiler peuple québécois et nation historique francophone, et ils s’opposent à toute loi qui imposerait la connaissance du français à chacun. À leur sens, la nation francophone historique ne peut pas mener le cheminement de la société québécoise sous le couvert de la souveraineté du peuple, et une loyauté entière et première à l’État québécois souverain ne signifie d’aucune façon le déni du caractère pluriel de la société civile. On ne peut pas s’étonner que ce soient des émigrés du Maroc, de Haïti et du Salvador, les plus sujets à une discrimination raciale ou culturelle, qui maintiennent cette position. Les émigrés d’ascendance franco-française, comme les natifs d’ascendance canadienne française, adhèrent à l’idée de la neutralité culturelle de l’État. 

Pareille mise en perspective de l’indépendance du Québec pour ou contre la mondialisation n’est pas celle de natifs d’ascendance canadienne française défendant une thèse fort différente de la légitimité de la sécession du Québec.

 

4. 2. L’ethno-nation au pouvoir
ou le séparatisme culturel

 

Trois personnes d’ascendance canadienne française font montre d’une appartenance tout aussi irrévocable au Québec francophone; elles se disent québécoises uniquement. Elles voient en une société des groupes ethnoculturels se concurrençant pour le contrôle du territoire et dans le groupe ayant le premier ouvert un territoire, son seul détenteur légitime. Ce groupe, selon elles, ne peut d’ailleurs que développer une relation identitaire inaliénable avec ce territoire. L’apparte­nance d’un individu à une société relève dans leur esprit d’une forme d’enracinement physique et historique peu questionnable qu’illustre le caractère central qu’elles attribuent à la socialisation et à la vie au sein d’un groupe. Toute appartenance collective est enracinée selon elles dans un attachement naturel au pays de naissance, dans des habitudes de vie agréables, la mémoire de lieux, de personnes et d’événements familiers et dans le sentiment de disposer d’un environnement où se situer avec facilité et se sentir chez soi. 

Ces répondants développent une forme du nationalisme qu’on peut dénommer généalogique. L’une des thèses premières de ce nationalisme veut que la socialisation primaire et la tradition constituent le socle fondamental de toute appartenance collective. Les humains ne sauraient se construire et se percevoir en dehors des liens tissés dans des groupes de vie connus, et porter atteinte à ces groupes d’appartenance et à cette nature fondamentale de l’humain est illégitime. De plus, selon cette thèse, les personnes n’obéissent à une autorité qu’en autant que celle-ci incarne leur lien et ancrage à des groupes naturels d’appartenance. Religion, langue, formes de production, système de parenté, forme de hiérarchie sociale, usages quotidiens composent un univers dont les individus ne peuvent se déprendre. Ce faisant, les frontières de chaque groupe ethnoculturel sont données par le lieu de naissance et l’ascendance, et elles ne sont guère transformables. 

De cette conception peu réflexive du lien collectif entre membres d’une société, ces personnes construisent l’idée de groupe canadien français menacé par tout autre groupe culturel pénétrant son territoire ancestral. Elles affirment l’idée d’une nation canadienne française qui doit construire son État pour assurer la reproduction de sa langue et sa culture. Selon une position pour le moins peu démocratique, elles définissent le peuple devant contrôler l’État souverain qu’elles souhaitent, comme l’ensemble des individus partageant les «mêmes traditions et racines.» Tout individu, communauté, groupe ne participant pas à tel partage s’en trouve assigné au statut d’étranger à ignorer ou à réduire. 

S’exprime par ces répondants une seconde voix indépendantiste qui veut voir en une majorité historique francophone réduite aux Canadiens français, une communauté de culture et de proximité de vie, séculairement opprimée sur le territoire qu’elle a bâti, défriché et défendu contre un envahisseur anglophone toujours présent. Selon cette conception de l’appartenance nationale d’inspiration nativiste, le territoire et la société francophone du Québec appartiennent aux descendants des fondateurs, les «bâtisseurs» de l’espace québécois, et non à l’ensemble des résidents de la province. Et la fondation de l’État souverain vise à arrimer fermement cette hiérarchie et à affirmer l’équivalence d’un groupe culturel, du territoire et du pouvoir. 

En vertu de cette thèse d’un séparatisme à visée plus culturelle que politique et économique, l’État doit être au service des porteurs de la tradition créée par les premiers occupants du territoire devenu la province du Québec. Mais cette tradition s’avère difficile à cerner actuellement; faute de pouvoir aisément en repérer de multiples traits, la langue française en devient l’emblème. S’ensuit une assimilation de langue, culture, tradition [24]. Toutefois, un obstacle de taille contrarie l’affirmation politique de la nation. La nation est fragmentée, elle ne croit plus à son unité et elle court le grand danger de s’étioler et de voir d’autres traditions s’emparer de son territoire. 

Ces personnes mettent l’accent non pas sur l’influence du monde anglo-américain et des rapports de force économiques inégalitaires, mais sur la menace interne que représente le choix de l’anglais comme langue d’usage par des résidents du Québec. L’insertion de l’écono­mie québécoise dans le marché continental et mondial n’est pas un sujet dont elles traitent, et elles n’abordent le thème de l’oppression des Canadiens français que sous l’angle de la domination d’une ethnie et de sa culture et non sous celui de la domination économique et sociale. Les risques pesant sur la culture et la langue françaises sont la passivité et le défaitisme des Canadiens français eux-mêmes, l’érosion de leur unité culturelle et la présence anglophone. Si le français doit être imposé comme langue parlée par tous, il ne demeure pas moins que la culture de l’ethnie canadienne française garante de la mobilisation utile à la fondation d’un État souverain est menacée de disparition. 

Aussi, dans ce contexte de division et de dilution de l’ethnie primordiale, l’expression des différences culturelles manifestées par les immigrés et leurs descendants devrait-elle être strictement contrôlée, permise uniquement dans la sphère privée et jamais reconnue par le futur État souverain, à moins de présenter une utilité pour la nation. Celle-ci ne peut accueillir que des semblables, des locuteurs et défenseurs assurés du français, aux moeurs proches des siennes. 

Cette représentation de la société québécoise est celle d’une société clivée en deux segments antagonistes, l’un comprenant les francophones d’ascendance canadienne française et des immigrés européens francophones, l’autre des «étrangers» à ce nous canadien français, allophones ou anglophones auxquels il faut imposer des règles de conduite collective. Mais, ceci en tentant de projeter une image d’ouverture, d’accueil afin de ne pas accorder d’avantage à l’autre groupe influent, les Canadiens anglais.

 

4.3. Québécois et Canadiens, les deux nations

 

Une représentation de la vie en société et de la sphère politique est développée par des répondants, natifs d’ascendance canadienne française ou immigrés. Ils pensent que la vie en société ne dépend pas entièrement de rapports de force économiques et politiques, mais aussi des interrelations et interactions entre des individus qui se respectent les uns les autres et qui négocient des règles de vie collective. À leurs yeux, une société vit des consensus atteints par des individus désireux de maintenir le climat d’harmonie favorable à leur avancement social et leurs diverses préférences. Ils se montrent convaincus de la capacité et du droit de chacun de faire les choix les plus utiles à ses intérêts, que ces choix soient dictés par des préoccupations économiques, des affinités culturelles, des convictions religieuses ou des préférences linguistiques. 

Ces personnes s’identifient à la fois comme québécoises et canadiennes. Elles sont partisanes d’un régime politique d’esprit libéral, la vocation première d’un État étant d’assurer que les choix et les interactions entre les individus s’opèrent et se déroulent dans un contexte de respect des libertés fondamentales et d’égalité des droits. Cette conception de l’importance primordiale des attitudes, comportements et des relations des personnes au sein de la société civile pour assurer la paix sociale se lit dans la définition passive qu’elles donnent de leur lien à l’État fédéral ou provincial. L’État ne représente pas une entité exigeant une allégeance première, pas plus qu’une défense soutenue; il ne doit pas détenir tous les pouvoirs et viser à unifier la société. Par la garantie des droits individuels, juridiques, politiques et sociaux, il constitue essentiellement l’instance qui permet de développer un sentiment de sécurité. 

En matière de valeurs culturelles, l’État, pour ces personnes, doit tenir compte des orientations culturelles et histoires particulières des individus et, à ce titre, le principe d’autonomie administrative de la province de Québec est défendu. Il permet de développer la culture franco-québécoise. Ces personnes estiment que chacun doit respecter les valeurs des autres, quand bien même lui déplairaient-elles, et doit accepter les règles coutumières majoritaires au sein de la société. Il doit faire montre de la vertu que les auteurs libéraux fondateurs nommèrent tolérance, et il doit contribuer à la paix sociale. Et si des valeurs particulières contredisent des règles coutumières majoritaires, une négociation doit avoir lieu, et des modes de coexistence pacifique doivent être définis. Vivre en société signifie signer un contrat sur l’égalité des droits, mais aussi manifester une volonté permanente de régler pacifiquement les litiges qui surgissent entre soi et les autres. 

Ces personnes parlent d’une spécificité de la société québécoise à préserver. Une spécificité que mettent en évidence l’égalitarisme, la courtoisie des relations sociales, l’usage majoritaire de la langue française, le libéralisme des moeurs, le respect de la liberté d’action des individus, des institutions originales, dont la première forme de parlementarisme français, a voulu rappeler un natif. Cette spécificité ne représente pas un trait d’un sous-ensemble d’un pays canadien aux multiples faces régionales, car la société québécoise est une société unique en Amérique du Nord et ce fait fonde le droit du Québec de détenir des pouvoirs particuliers. Et, sans que cela ne constitue un paradoxe ou une contradiction à leurs yeux, ces personnes se disent canadiennes en raison de leur adhésion aux États fédéral et québécois en raison de l’histoire et de la particularité sociétale du Québec. En effet, cette spécificité n’est en rien le fruit d’une histoire de domination par une minorité coloniale, puis par des intérêts financiers nationaux et étrangers et par un État fédéral ignorant les intérêts des francophones canadiens. Cette spécificité est le fruit d’une histoire de contacts, certes souvent difficiles et inégalitaires, avec des Britanniques mais aussi avec les voisins américains. 

Contre toute réalité l’État canadien est défini comme un État binational par ces personnes. Elles paraissent être des héritières de la tradition d’affirmation séculaire de la dualité socioculturelle du Canada, du nationalisme provincial des Libéraux de la Révolution Tranquille, ainsi que de l’idée d’un fédéralisme asymétrique et de l’image de deux Canada incluses dans l’Accord du Lac Meech (30 avril 1987). Elles n’apparaissent guère partisanes de la thèse libérale de l’égalité formelle des citoyens canadiens et des locuteurs francophones et anglophones de P. E. Trudeau. 

Ces natifs et ces immigrés font montre d’un lien fort à la société québécoise, qui se nourrit d’un lien à l’État fédéral et de l’idée et de l’expérience de son respect de la spécificité historique franco-québécoise. Cette appartenance ne fait aucune place à une quelconque identification à une société canadienne ou à un intérêt pour les autres sociétés provinciales. Elle procède, pour les natifs, de l’attachement marqué à une origine française ou canadienne française et un héritage séculaire à protéger dans le contexte contemporain. Pour les immigrés, elle procède de dynamiques. Pour les émigrés de France, interviennent une socialisation et une histoire de liens à la langue française qui permettent une appropriation aisée de particularités québécoises que sont la langue, les moeurs civiles et le territoire provincial. Pour les autres émigrés, apparaissent une affinité culturelle pour la langue française, ainsi qu’une volonté de défendre cette langue contre la puissance anglo-américaine. 

Mais, pour ces partisans de la paix sociale, du respect des droits individuels, de la particularité d’une société régionale, existent des difficultés. Si le régime politique canadien auquel ils adhèrent, permet l’autonomie gouvernementale, le bilinguisme de l’État fédéral et la protection de l’usage du français au Québec, il n’admet guère d’atteinte sévère aux libertés individuelles. Pour ces personnes, une législation obligeant tout résident à l’usage du français au Québec constituerait une telle atteinte. Aussi faisant appel à la bonne volonté et au sens de l’équité des individus, souhaitent-elles que chaque résident du Québec se convainque de la nécessité de sa contribution à la consolidation du français et du Québec et accepte un pacte de bonne entente visant la défense de la distinction franco-québécoise. Dans tel pacte réside la seule chance de voir circonscrites la résistance historique des anglophones du Québec à l’usage du français, comme l’influence accrue de l’anglais dans l’économie. 

Ces partisans d’un fédéralisme fondé sur la collaboration de deux nations historiques au sein de l’État canadien, s’entendent sur l’impor­tance de la bonne volonté des citoyens, le rôle social et égalitaire de l’État, l’importance des libertés individuelles et un pacte civil sur l’usage du français par chaque Québécois. Ils s’entendent aussi sur les risques économiques que véhiculerait, à leurs yeux, l’indépendance du Québec, un pays de faible échelle et de faible puissance économiques à une époque de concentrations financières et industrielles et de forte concurrence. Mais là s’arrête leur entente. 

Selon les natifs d’ascendance canadienne française et des émigrés français, le pacte civil de défense du français et de respect des règles coutumières de la majorité de la population québécoise n’est pas accepté par tous, notamment par certains groupes d’ascendance immigrée. Trois points inquiètent ces personnes. Des groupes culturels, minoritaires, se montrent indifférents au sort de la spécificité franco-québécoise. Depuis l’adoption de la Loi 101 le nombre de francophones non membres du noyau historique canadien s’est accru et des immigrés et leurs descendants demandent une double reconnaissance comme québécois à part entière et personnes d’histoires autres. 

En dépit de leur soutien du principe de respect des orientations culturelles individuelles par l’État, ces personnes manifestent une volonté de voir les immigrés et leurs descendants ne point demeurer attachés à des modes et à des communautés de vie au détriment d’une culture commune, d’un « nous » sociétal. Une culture et un «nous», dont le français, une civilité particulière, une histoire d’influences réciproques et de conflits avec des anglophones, la laïcité et un État défenseur des libertés et l’égalité sociale constituent autant de facettes. 

Les immigrés acquiescent à cette règle, mais demandent le réel respect de l’égalité de leurs droits comme porteurs d’autres histoires et d’orientations culturelles minoritaires et comme personnes d’origine raciale non européenne. Ils craignent de voir le noyau historique canadien français devenir une majorité culturelle, risque que pointent le racisme et l’exclusion symbolique qu’ils perçoivent dans certains discours publics et certaines attitudes de rejet ou de méfiance à leur égard dans la société civile. La politique multiculturalistes de l’État canadien alimente leur argumentation et ces immigrés font valoir leur qualité de citoyens canadiens aux histoires et héritages divers. 

Cependant, leur demande de voir l’État adopter des mesures d’égalité sociale et de reconnaissance d’autres héritages ne va pas jusqu’à la demande d’une nouvelle définition de l’État québécois comme d’un État multiculturaliste qui, à l’instar de l’État canadien, inclurait dans sa symbolique et ses attributs la différenciation culturelle des individus. La volonté de respecter le pacte de défense de la spécificité franco-québécoise, de participer à une culture civile et publique commune et plurielle la meut plus que la volonté de voir le Québec définie comme une mosaïque francophone de cultures et de communautés. L’histoire du Québec demeure pour eux l’histoire d’un groupe historique francophone, canadien français, ayant le droit d’imprimer une direction à l’ensemble de la société en autant qu’il admet dans ses rangs tout locuteur français sans lui faire préjudice de son orientation culturelle personnelle et de son phénotype. 

Les commentaires de ces immigrés sur l’aide souhaitée de l’État aux institutions ethniques illustrent leur position. Ils attendent des gestes symboliques et non des programmes d’aide et de renforcement des institutions des communautés ethniques. Ils sont convaincus que le respect d’orientations culturelles personnelles ne menace en rien la spécificité québécoise, et qu’il constitue plutôt la règle par excellence des relations sociales dans un pays d’immigration. 

Ils sont convaincus à la fois de la spécificité de la société franco-québécoise et de la validité du régime fédéral. Et acceptant la préséance des codes de vie publique commune du noyau historique canadien français et ayant fait leurs ses codes et la langue française, ils refusent tout discours, attitude ou mesure qui mettrait en doute leur appartenance à la société québécoise du fait d’une orientation culturelle particulière. Ils ne comprennent pas comment la société franco-québécoise pourrait se fermer en nation canadienne française imposant ses normes de comportement. Ils préfèrent d’ailleurs, à la différence des natifs canadiens français, parler de société distincte, de peuple multiculturel québécois que de nation québécoise. 

Pour les personnes d’ascendance canadienne française, cette demande comporte un risque de dissolution de la spécificité franco-québécoise, sinon constitue une menace pesant sur «leur Québec», et pointe chez elles une méfiance à l’égard de la volonté des immigrés de voir la francophonie québécoise se dire plurielle de culture. Cette méfiance est d’autant plus grande, mais jamais aussi forte que chez les «séparatistes culturels», que l’indépendance du Québec ne constitue pas, à leurs yeux, une alternative pour assurer la reproduction de la spécificité québécoise et qu’ils soutiennent un État canadien qui a enchâssé dans sa constitution une politique multiculturaliste. 

La valorisation des attributs de l’État canadien et de la citoyenneté canadienne par les uns et les autres illustre leur position respective. Le lien fédéral est conçu par tous comme la garantie des libertés fondamentales et des droits sociaux, comme une protection contre une sécession politique du Québec et contre les risques qu’ils voient pour le français et les acquis sociaux dans l’intégration du Québec au marché anglo-américain. Mais, pour les émigrés non européens, le lien fédéral tient également à une prudente protection contre toute discrimination raciale ou exclusion symbolique, et la citoyenneté canadienne est perçue comme la proclamation de l’égalité des droits avec les «de souche.» La citoyenneté canadienne constitue une protection contre une possible assignation au rang de québécois de second ordre au nom de leur origine étrangère ou de leur orientation culturelle minoritaire. Pour les natifs d’ascendance canadienne française et certains émigrés français, le lien fédéral signifie plutôt une protection de la particularité franco-québécoise grâce à l’idée de deux peuples fondateurs et au principe d’autonomie gouvernementale provinciale. 

La mésentente entre ces personnes ne concerne nullement les rapports entre l’État fédéral et la nation franco-québécoise. Pour elles, la spécificité franco-québécoise est reconnue et respectée. La mésentente entre ces défenseurs de l’autonomie administrative du Québec concerne l’influence de majorités culturelles au sein d’une société civile. Elle rappelle comment l’affirmation de la neutralité culturelle de l’État continue d’alimenter des questionnements des acteurs sur leur appartenance sociétale. La nature des relations sociales au sein de la société civile et la position de l’État en matière d’orientations culturelles personnelles constituent des enjeux pour déterminer les places sociales. 

Ces fédéralistes se trouvent, dès lors, à se battre sur plusieurs fronts, influence anglophone nord-américaine, nouvelle présence immigrée ou majorité culturelle canadienne française, mouvement indépendantiste, montée du néo-libéralisme et, pourrait-on penser, État fédéral refusant leur thèse de la présence de deux nations au Canada. On peut noter, dans le cas notamment des personnes d’ascendance canadienne française, combien les demandes de plus d’autonomie gouvernementale pour le Québec par nombre de partisans du Parti Libéral du Québec sont passées sous silence pour faire place à une inquiétude face au projet sécessionniste et à la présence immigrée.

 

4.4. Autres formes du lien au Québec

 

Des immigrés, mais jamais des personnes d’ascendance canadienne française, présentent d’autres formes de lien à la société québécoise.

 

-- Le seul lien citoyen canadien

 

Certains immigrés affirment la conception la plus formelle du lien collectif en régime libéral. Vivre en société ne suppose pas l’adhésion à d’autres valeurs partagées que les libertés fondamentales et les droits juridico-politiques et sociaux. Contrairement au cas précédent, le partage de codes propres à un groupe culturel majoritaire et l’acceptation du conformisme culturel existant au sein de toute société ne rallient pas leurs suffrages. Leur seul lien au Québec est leur statut de citoyens canadiens. Ils se révèlent entièrement préoccupés par leurs projets personnels, font preuve d’un souci très individualiste de leur condition sociale et veulent être entièrement libres de choisir leur mode d'insertion et de promotion dans la société, leur orientation culturelle, leur langue d'usage et leurs appartenances. Aucune règle collective autre que le respect de l'autonomie individuelle ne saurait intervenir. Tous font d’ailleurs une distinction nette entre nation, société civile, État. Ils affirment une seule identité, canadienne, car l’identité canadienne subsume, inclut l’identité québécoise. Cette absence d’identification québécoise ne représente toutefois pas un refus de lien à la société québécoise, elle ne fait que rendre plus évident le caractère régional de cette dernière dans leur esprit et soumettre entiè­rement à la médiation citoyenne l’appartenance à la société de résidence. Ces personnes manifestent, en effet, un fort attachement au Québec, apprécient la vie à Montréal au plus haut point, parlent de la spécificité de la société québécoise comme d’une différence intéressante et, pour cela, ne désireraient pas vivre dans une province canadienne anglaise.

 

--Le Québec, une province parmi d’autres

 

D’autres immigrés, au contraire, dénient toute particularité de la société québécoise, estimant toute différence nocive, particulièrement l’usage du français, trait sans grand intérêt dans l’univers actuel où l’anglais domine. Ils n’ont développé aucune attache à une différence québécoise et aucun intérêt pour la culture et l’histoire franco-québécoises. Ils sont des citoyens canadiens résidant au Québec, une province, qu’ils préféreraient semblable aux autres. Ils montrent une allégeance unique, entière à l’État canadien, et ils sont liés au pays canadien et non au pays québécois. Ils sont canadiens et cette identification renvoie à des symboles de paix et de sécurité, au prestige international, à l’imagerie de terre d’accueil et d’ouverture, ainsi qu’aux droits et libertés que confère la citoyenneté canadienne.

 

-- L’appartenance au pays d’origine

 

Des immigrés demeurent attachés à leur société, comme à leur État d’origine. Ils n’ont aucune loyauté à l’égard de l’État canadien. Ils ont acquis la citoyenneté canadienne pour des raisons instrumentales et l’État fédéral n’est pour eux que l’instance qui a accordé un droit de résidence et un passeport et qui assure l’égalité des droits de tous les citoyens, comme tout autre État démocratique.

 

-- La citoyenneté sans efficacité: être déraciné, exclu

 

Pour d’autres, enfin, tout intérêt au Québec ou au Canada dans son ensemble est totalement absent. Les débats constitutionnels, les questions de régime politique et la qualité de citoyen demeurent des sujets abstraits et ignorés, car ils vivent dans une société, canadienne ou québécoise qui refuse de les inclure en raison de leur différence raciale. L’un d’entre eux déclare: «Nous [Vietnamiens] habitons en terre canadienne». La citoyenneté n’a pas d’efficacité aux yeux de ces immigrés, elle n’est qu’un titre de séjour et un passeport, car ni l’État québécois, ni l’État canadien ne constituent une protection contre le racisme et le déni d’appartenance. Ils ne s’identifient pas comme canadiens ou québécois et ils n’ont aucune notion d’un lien collectif, canadien ou québécois. Ce sont d’ailleurs les seules personnes à ne pas insister sur la qualité de vie montréalaise. Et ces personnes n’ont pas plus maintenu ou développé des liens civils ou politiques avec leur pays d’origine qu’elles ont fui ou quitté avec le projet de ne pas y retourner. 

 

Conclusion

 

Face aux discours universitaires et politiques qui s’alarment d’un sens de vivre ensemble défaillant dans les sociétés occidentales, les résultats de l’enquête réalisée en 1995 étonnent. Seuls quelques immigrés n’ont construit aucun lien collectif avec la société québécoise ou la société canadienne [25], alors que la très grande majorité d’entre eux, à l’égal des personnes d’ascendance canadienne française natives du Québec, font montre d’un fort lien sociétal et ne manifestent aucune aliénation profonde à l’égard de l’État, québécois ou canadien. Ils se montrent fort attachés aux préceptes de la démocratie et des droits individuels. De plus, la très majorité des personnes immigrées interrogées ne paraissent pas partie prenante des univers socioculturels ou politiques de leur société de provenance, de communautés ethniques ou de diasporas, et elles manifestent un attachement et un intérêt pour leur nouveau milieu de vie. Certes, l’échantillon sur lequel s’appuient ces résultats n’est pas représentatif et la plus grande prudence s’impose quant à toute question, remarque et conclusion qui peuvent être formulées. 

Autre résultat significatif de cette enquête: l’importance du lien civil. On pourrait cependant dire que l’attachement des répondants à vivre dans la région montréalaise en fait des Montréalais, pas des Québécois, d’autant plus que seuls quelques uns d’entre eux seraient prêts à de vivre dans une autre région de la province. Mais la valorisation par la majorité du lien citoyen et la reconnaissance par la plupart de la particularité de la société québécoise montrent qu’ils sont aussi liés au Québec d’autre manière. Liés de façon différente selon les conceptions de la citoyenneté qu’ils développent. 

Selon une vision proche du républicanisme, certains voient en la citoyenneté l’obligation pour chacun du sens d’une responsabilité envers la société où il vit, ainsi que l’obligation d’une participation active à sa vie politique. Ils insistent sur les préceptes de l’égalité sociale et d’une redistribution par l’État, et ils condamnent toute hiérarchie sociale et rapport de pouvoir battant en brèche ces préceptes. Ils affirment l’unité du peuple et son droit absolu à contrôler un État mettant en oeuvre les mêmes préceptes. Ils sont partisans d’une souveraineté politique du Québec car, seul, le peuple québécois peut mettre en oeuvre le développement social et économique qu’ils désirent. 

La conception de la citoyenneté avancée par les «séparatistes culturels» diffère. La citoyenneté correspond à une responsabilité culturelle. Le lien à l’État indépendant que ces personnes souhaitent instaurer, relève de la défense d’intérêts particuliers, catégoriels, nullement d’une volonté d’assurer une meilleure égalité sociale. L’État ne peut être que partial, promouvoir les intérêts de la «majorité» qui historiquement a créé le Québec, soit les descendants des colons canadiens français, et perpétuer la «tradition» du groupe primordial qui a peuplé le Québec. Il en résulte que la citoyenneté ne représente plus une catégorie universaliste, et que la francophonie québécoise ne peut pas s’ouvrir à la pluralité culturelle.    

Pour les répondants se représentant le fédéralisme canadien comme un accord entre deux nations ou, au contraire, comme un accord entre régions de statut égal, la citoyenneté assure essentiellement la jouissance des droits et libertés. Des droits dûs à des individus membres d’une nation francophone ou anglophone, ou uniquement à des individus. La citoyenneté n’implique pas d’autre responsabilité que le paiement des impôts, l’obéissance à la loi, le principe de tolérance, et le système de la démocratie représentative libérale convient à ces répondants. Ils ne souhaitent pas d’engagement soutenu à la vie politique. Mais la position des défenseurs de l’idée du Canada comme société composée de deux nations reste difficile à soutenir. Les intérêts des individus et des membres d’une des deux nations peuvent se contredire. Aussi la citoyenneté doit-elle comporter une dimension particulière, la volonté de résoudre les incessants différends qui surgissent entre eux. Dès lors se pose la question de comment s’assurer d’une pareille volonté des citoyens? 

Cette recherche permet encore de constater combien les définitions de la citoyenneté relèvent de la conception de la société, ainsi que des fondements de son organisation, que développent les personnes. Un peuple nanti des pouvoirs, responsable pour les souverainistes, une nation ethno-culturelle en butte à d’autres nations pour les séparatistes, une juxtaposition de nations détenant des pouvoirs particuliers, coexistant pacifiquement pour certains fédéralistes, un ensemble d’individus en concurrence pour défendre leurs propres intérêts. 



[1]    Will Kymlicka and Wayne Norman, «The Return of the Citizen», Ethics, vol. 104, 1994, p. 352-381; (2000) (éd.), Citizenship in Diverse Societies, Oxford, Oxford University Press, 444 p.

[2]    Denise Helly, «Une injonction: Appartenir, participer. Le retour de la cohésion sociale et du citoyen», Lien social et Politiques, vol. 41, 1999, p. 35-46.

[3]    Benjamin R. Barber, Strong Democracy: Participatory Politics for a New Age, Berkeley, University of California Press, 1984, 320 p. Robert N. Bellah, « Are Americans Still Citizens? », The Tocqueville Review, vol. 7, 1985-86, p. 89-96. Robert N. Bellah et al., Habits of the Heart, Individualism and Commitment in American Life, New York, Harper and Row, 1985, 355 p. William A. Galston, Justice and the Human Good, Chicago, Chicago University Press, 1980, 324 p; Liberal Purpose: Goods, Virtues, and Diversity in the Liberal State, New York, Cambridge University Press, 1991, 343 p. Alasdair MacIntyre, After Virtue: A Study in Moral Theory, Londres, Duckworth, 1981, 252 p. Michael Sandel, Liberalism and the Limits of Justice, New York, Cambridge University Press, 1982,191 p.

[4]    Benjamin R.Barber, Djihad versus McWorld, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, 303 p. Stephen Castles and Alastair Davidson, Citizenship and Migration. Globalization and the Politics of Belonging, New York, Routledge, 2000, 258p. Anne-Marie Fortier, Migrant Belongings. Memory, Space and Identity, Berg, 2000, 209 p. Andrew Geddes and Adrian Favell, The Politics of Belonging: Migrants and Minorities in Contemporary Europe, Ashgate Publishing, 1999, 240 p. Michael Ignatieff, Blood and Belonging. Journeys in the New Nationalism, Toronto, Viking Penguin Books, 1993, 201 p. Christopher Lasch, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy, New York, W.W. Norton and Company, 1996, 276 p. Robert D. Putnam, «The Decline of Civil Society: How Come? So What? », Optimum, The Journal of Public Sector Management, vol. 27, no 1, 1996, p.28-36. Robert D. Putnam with Robert Leonardi and Raffaella Y. Nanetti, Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1993, 258 p.

[5]    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, 490 p. Philippe Nasse, Hélène Strohl et Martine Xiberras, Exclus et exclusions. Connaître les populations, comprendre les processus, Paris, La Documentation française, 1992, 224 p. Maurice Oheix, Contre la précarité et la pauvreté. Soixante propositions, Paris, ministère de la Santé et de la Sécurité sociale, 1981, 140 p. Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, 254 p; (dir.). L’exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, 579 p. Riccardo Petrella, Le Bien commun. Éloge de la solidarité (2e éd.), Bruxelles, Labor, 1996, 93 p. Hélène Thomas, La production des exclus, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, 215 p. Martine Xiberras, Les théories de l’exclusion. Pour une construction de l’imaginaire de la déviance, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, 204 p.

[6]    Entre autres, John W. Berry et Rudolf Kalin, Attitudes à l'égard du multiculturalisme et des groupes ethniques au Canada, Ottawa, ministère des Approvisionnements et Services du Canada, 1995. John Berry, Rudolf Kalin and Donald M.Taylor, Multiculturalism and Ethnic Attitudes in Canada, Ottawa, Department of Supply and Services, 1977. Rudolf Kalin, R and J.W. Berry, «Social Ecology of Ethnic Attitudes in Canada », Canadian Journal of Behavioral Science vol. 14, 1982, p.97-109. Jean Crête et Jacques Zylberberg, «Une représentation floue: l’autoreprésentation du citoyen au Québec », dans D. Colas, C. Émeri et J. Zylberberg (dir.), Citoyenneté et nationalité. Perspectives en France et au Québec, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, p. 422-433. Matthew Mendelsohn, «Measuring National Identity and Patterns of Attachment : The Case of Quebec», communication présentée à la conférence «Ethnicity and Culture: The Reciprocal Influences», Savannah, Géorgie, 18 février 1999, 21 pages.

[7]    Nona Mayer, «Le sentiment national en France», in Pierre Birnbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 273-294.

[8]    Mary Ann Glendon, Rights Talk: The Impoverishment of Political Discourse, New York, Free Press, 1991, 218 p.

[9]    Guy Michelat et Jean-Pierre Thomas, Dimensions du nationalisme, Paris, Armand Colin, 1996,184 p. Robert Bellah et al., infra.

[10]   Sophie Duchesne, Citoyenneté à la française, Paris, Presses de Sciences Politiques, 1997, 330 p.

[11]   Micheline Labelle et al., «La question nationale dans le discours de leaders d’associations ethniques de la région de Montréal», Cahiers de recherche sociologique, volume 20, 1993, p. 85-111.

[12]   Rhoda E. Howard, «Being Canadian: Citizenship in Canada », Citizenship Studies, vol. 2, no 1, 1998, p. 133-152.

[13]   Niveaux primaire et secondaire assimilés vu l’absence d’immigrés de niveau primaire dans le flux migratoire étudié (1984-1987), niveau collégial et du baccalauréat, niveau de la maîtrise et du doctorat, ou leurs équivalents.

[14]   Denise Helly, «Minorités ethniques et nationales: les débats sur le pluralisme culturel, L’Année sociologique, vol. 52, no 1, 2002, p. 147-181.

[15]   Denise Helly, «Pourquoi lier mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme» in Mikhaël Elbaz et Denise Helly (dir.), Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2000, p. 223-256.

[16]   Plus faible rentabilité du capital industriel sous l’impact de conflits internationaux (crises du pétrole), multiplication de nouveaux centres d’accumulation de capital, asiatiques notamment, concurrence des industries lourdes et manufacturières dans certains pays du Tiers Monde, hausse du coût des secteurs publics et limites du système fordiste. Le capital industriel chercha de nouveaux débouchés pour amortir ses coûts, un élargissement des marchés d’exportation apparut une des solutions et s’enclencha une lutte idéologique pour faciliter une nouvelle phase d’expansion capitaliste en réduisant les barrières commerciales et les budgets publics.

[17]   Tony Atkinson, «La pauvreté et l’exclusion sociale en Europe», in Tony Atkinson, Michel Glaude, Jacques Freyssinet et Claude Seibel, Pauvreté et exclusion, Paris, La Documentation française, 1998, p.11-36. A. Bihr et R. Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Paris, Syros, 1995, 576 p. William Cline, Trade, Jobs and Income Distribution, The New Press, 1997. Gareth Davies, From Opportunity to Entitlement. The Transformation and Decline of Great Society, Lawrence, University of Kansas Press, 1997.

[18]   Saskia Sassen, Losing Control? Sovereignty in an Age of Globalisation, New York, Columbia University Press, 1996.

[19]   Lawrence Mead, The New Paternalism: Supervisory Approaches to Poverty, Washington, D.C., Brookings Institute, 1997.

[20]   Robert Boyer et Daniel Drache (éd.), States Against Markets. The Limits of Globalisation, Londres, Routledge, 1996. Paul Krugman, La mondialisation n’est pas coupable. Vertus et limites du libre échange, Paris, La Découverte, 1998; Saskia Sassen, infra.

[21]   Denise Helly et Nicolas van Schendel, Appartenir au Québec. État, nation, société civile. Une enquête à Montréal, 1995. Québec et Paris, Presses de l’Université Laval et l’Harmattan, 2001, 242 p.

[22]   Ces qualifications positives de la région montréalaise n’impliquent pas une absence de critiques du «délabrement» physique de certains quartiers.

[23]   Michael Keating, Les défis du nationalisme moderne, Québec, Catalogne, Écosse, Montréal et Bruxelles, Les Presses de l’Université de Montréal et les Presses inter-universitaires européennes, 1997, 297 p.

[24]   La vision du peuple comme d’une ethnie aspirant au contrôle de son territoire d’établissement historique n’est pas le seul fait de natifs canadiens français. Selon l’affirmation en 1998 de William Johnson, ex-président de Alliance Québec, un peuple anglo-québécois existerait. Cette affirmation permet de penser que le projet de partition qu’il envisage, n’est pas uniquement tributaire d’une allégeance citoyenne au Canada, mais aussi et peut-être même exclusivement, d’une loyauté ethnique et séculaire à une tradition vue comme un style de vie anglo-québécois. Il s’apparenterait au projet de sécession de la nation canadienne française du Québec.

[25]   Tous les natifs d’ascendance canadienne française présentent une forme de lien à la société québécoise. Huit des 72 immigrés ne montrent aucun lien, quatre demeurent attachés à leur pays d’origine, quatre parlent de racisme hypothéquant pareil lien.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 février 2008 10:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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