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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jacques Henripin, “Mutation sociale, régime démographique et organisation de la société.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Roger Tessier et Yvan Tellier, Historique et prospective du changement planifié, 2e partie, chapitre 10, pp. 285-296. Québec : Les Presses de l'Université du Québec, 1990, 311 pp. Collection : Changement planifié et développement des organisations. Tome I. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 13 août 2004, de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications].

Jacques HENRIPIN 

Professeur émérite, Département de démographie
Faculté des sciences sociales, économiques et politiques,
Université de Montréal
 

Mutation sociale, régime démographique
et organisation de la société
”. 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Roger Tessier et Yvan Tellier, Historique et prospective du changement planifié, 2e partie, chapitre 10, pp. 285-296. Québec : Les Presses de l'Université du Québec, 1990, 311 pp. Collection : Changement planifié et développement des organisations. Tome I.

Introduction
 
Le fait dominant : une fécondité insuffisante
Une première conséquence majeure : le vieillissement
Une deuxième conséquence majeure : la réduction de la population
Les adaptations nécessaires au nouveau régime démographique
 
Place aux vieux actifs
Place aux jeunes parents
Place aux jeunes travailleurs
 
Les objectifs démographiques à poursuivre
 
Les limites du recours à l'immigration étrangère
L'inévitable redressement de la natalité
 
Quoi faire pour redresser la natalité ?
Références bibliographiques
 
 
Tableau 1. Pourcentage des plus de 65 ans et des plus de 80 ans résultant des divers niveaux de descendance finale (Espérance de vie à la naissance = 70 ans)
 
Tableau 2. Prévisions pour 2040 et 2086 de la population du Québec, suivant divers niveaux de fécondité

 

 

À l'instar des êtres vivants, les populations humaines sont régies par des lois élémentaires qui les font croître ou disparaître, d'une part, et qui modulent les besoins et les forces productives de la société, d'autre part. Mais ce n'est pas tout : les phénomènes majeurs qui affectent les populations (les naissances, les décès, les migrations) sont étroitement dépendants des motivations des individus, de leurs croyances, de leurs goûts, de leur richesse, etc., de même que des modèles, des valeurs, des coutumes et de l'organisation de la société. Même dépendance, d'ailleurs, en sens inverse : certains faits de population ont des conséquences, parfois importantes, sur la vie des sociétés : la production, le type de consommation, le transport, le logement, les loisirs, les arts, la configuration des villes. 

Tout cela sera brièvement évoqué dans les pages qui suivent. Nous allons commencer par décrire le phénomène qui domine les préoccupations démographiques du monde occidental, la faiblesse de sa fécondité. Nous en verrons les conséquences majeures, plus ou moins inquiétantes suivant les cas, le vieillissement et la réduction de la population. Enfin, des pistes seront indiquées en vue d'une adaptation au nouveau régime démographique et d'un redressement de la fécondité. On verra que ce sont des pays entiers de notre morphologie sociale, de même que de nos images mentales, qu'il faut remodeler.

 

Le fait dominant :
une fécondité insuffisante

 

Nous pouvons dire que l'intensité de la procréation est insuffisante, dans le monde industriel (l'Occident et le Japon), dans un sens aussi rigoureux qu'un postulat géométrique. En effet, toute population animale doit, pour ne pas disparaître, produire au moins autant de naissances que de décès. Or on peut démontrer qu'avec la mortalité que nous connaissons (l'espérance de vie est de plus de 70 ans), il suffit qu'en moyenne chaque adulte engendre (avec un partenaire de l'autre sexe) 2,1 enfants au cours de sa vie. Avec la mortalité d'il y a deux siècles, il fallait donner naissance à cinq enfants.

 

Cependant, cette moyenne de 2,1 enfants n'est pas atteinte dans l'ensemble du monde industrialisé : la descendance finale, comme l'appellent les démographes, n'est que 1,7 ou 1,8 enfant, soit un « déficit » de l'ordre de 17%. Un peu après 1970, presque toutes les grandes régions industrialisées du monde sont passées au-dessous du seuil de remplacement. Aujourd'hui, dans presque tous ces pays, la moyenne se situe entre 1,5 et 2,0 enfants par adulte. Dans cinq pays seulement -peu industrialisés du reste - elle est au-dessus du seuil : dans quelques-uns elle est en dessous ou près de 1,5 enfant : l'Autriche, le Danemark, l'Espagne, l’Italie, la RFA, par exemple. Il s'agit donc d'un phénomène généralisé, apparemment lié au mode de vie des sociétés urbanisées, instruites, motorisées, soumises aux charmes et aux abus de la publicité et de la télévision. 

Le Canada et les États-Unis ont une descendance finale correspondant a la moyenne du monde industriel (1,7 à 1,8 enfant). La province de Québec est beaucoup plus mal en point : les Québécoises et les Québécois âgés aujourd'hui de 25 à 30 ans auront probablement une descendance finale de 1,5 enfant. Certains pensent que ce sera 1,4 enfant. Au bas mot, cela représente un « déficit » de 30%. Il manque, en ce moment, 35000 naissances par année. 

À cet égard, le Québec est vraiment une société distincte : c'est la province où l'on fait le moins d'enfants, celle aussi où l'on se marie, le moins. Les deux phénomènes sont probablement liés.

 

Une première conséquence majeure :
le vieillissement

 

C'est du vieillissement de la composition par âge de la population qu'il s'agit, non du vieillissement des individus. On peut le caractériser par la fraction que représentent les vieux dans l'ensemble. Cette fraction présente des variations d'une amplitude relative considérable : en régime démographique primitif, la fraction des plus de 65 ans est d'environ 2 ou 3% : elle est présentement de 10 à 17% dans les pays industrialisés (10% au Canada et au Québec), elle pourrait atteindre 30% d'ici 40 ans. On a donc assisté à une multiplication par cinq et l'on pourrait voir une multiplication par dix, par rapport à la situation « primitive » d'il y a un siècle. 

On a donc fait la moitié du chemin. Ce chemin déjà parcouru est imputable à une seule cause : la réduction de la fécondité depuis un siècle. Cependant, cette dernière n'a pas encore produit tous ses effets, car il faut beaucoup de temps aux phénomènes démographiques pour que leurs conséquences se développent pleinement. Les calculs concernant l'avenir sont relativement faciles et très précis. On trouvera, dans le tableau 1, les fractions des personnes de plus de 65 ans et de plus de 80 ans qui résultent, à long terme, de divers niveaux de descendance finale. On a suppose ici que l'espérance de vie à la naissance était de 70 ans. On remarquera que, même si la fécondité remontait au niveau du seuil de remplacement (2,1 enfants), on aurait tout de même un fort vieillissement : au Canada ou au Québec, on passerait de 10% à environ 18,5% de personnes ayant plus de 65 ans. On remarquera aussi que le quart de ces « vieux » auront plus de 80 ans. 

Tableau 1

Pourcentage des plus de 65 ans et des plus de 80 ans
résultant des divers niveaux de descendance finale
(Espérance de vie à la naissance = 70 ans)

 

Descendance finale
(nombre d'enfants par femme)

Pourcentage de la population
ayant plus de

65 ans

80 ans

2,6

14,5

3,8

2,2

17,6

4,6

1,8

22,1

5,8

1,6

25,0

6,8

1,4

28,4

8,1

1,2

32,2

9,6

1,0

36,4

11,2

1986

9,7

1,8

Source : STATISTIQUE CANADA. Recensement de 1986.

 

Bien entendu, le maintien du niveau de fécondité récent accentuerait bien davantage ce vieillissement au Québec (au-delà de 25% de plus de 65 ans et 7,5% de plus de 80 ans). On voit que quelques « décimales d'enfants » en moins produisent un effet considérable. 

Cela pourrait être encore un peu plus grave, car si la mortalité diminue dans l'avenir (ce qui arrivera très probablement), cette baisse concernera surtout les personnes âgées et il s'ensuivra un vieillissement amplifié ! (J. Henripin, 1989, chapitre 8). 

C'est vers 2030 ou 2040 que de tels états de vieillissement seraient atteints. On ne peut prévoir leur niveau avec certitude, car ils dépendent de la fécondité des décennies qui viennent et personne ne peut prévoir ce phénomène. Cependant, nous vieillirons sûrement. Nous le faisons déjà, mais assez lentement : le phénomène va s'emballer, pour ainsi dire, après 2010, lorsque les enfants du baby-boom arriveront à 65 ans. 

Nous ne savons pas à quoi ressemble une société comportant autant de vieux, car aucun pays n'a encore dépassé 17% de plus de 65 ans. On devrait d'ailleurs dire qu'il s'agit plus de vieilles que de vieux. Chose certaine, le coût des pensions - quel que soit leur forme ou leur financement - sera énorme. André Lux (1983, pages 353 à 358) a calculé que si la fécondité se maintient à 1,6 enfant et si l'on veut donner aux retraités la moitié du revenu des actifs, il faudra prélever d'une façon ou d'une autre 25% de la production des actifs. Par ailleurs, même en supposant une amélioration de la santé des futures personnes âgées, on peut prévoir une très forte augmentation des ressources qui devront être consacrées à la santé, au logement et aux divers services dont elles auront besoin. Et l'on peut penser qu'il faudra, pour alléger un peu le fardeau, prolonger l'activité économique, au moins pour ceux et celles qui le peuvent et le désirent, de même que trouver des moyens moins onéreux de distribuer les aides nécessaires. Nous y reviendrons.

 

Une deuxième conséquence majeure :
la réduction de la population

 

Cette deuxième conséquence d'une trop faible fécondité tombe sous le sens. Mais elle tardera à se manifester. Pour l'instant, la plupart des populations occidentales ont une composition par âge un peu particulière qui ne durera pas : on y trouve beaucoup d'adultes et relativement peu de personnes âgées. Le nombre des naissances l'emporte donc, pour quelques années encore, sur le nombre des décès. La RFA a déjà un excédent de décès sur les naissances et ce sera le cas de tout le monde occidental, ou presque, d'ici l'an 2010. Au Canada et au Québec, la population va croître encore un peu, le sommet sera atteint peu de temps après l'an 2000. Ensuite, il y aura décroissance lente d'abord, de plus en plus forte ensuite. 

Tout dépend, ou presque, du niveau de fécondité. Le tableau 2 présente, pour le Québec, la population qu'on peut prévoir pour 2040 et 2086, suivant divers niveaux de fécondité maintenus constants. On suppose que l'émigration est tout juste compensée par l'immigration (les calculs ont été faits par les démographes du Bureau de la statistique du Québec). 

On constate qu'il faut beaucoup de temps avant que la décroissance acquière sa vitesse « normale ». Cela ne se produit guère avant 2040, grâce à l'espèce de réserve de croissance que comporte la composition par âge. Mais vers le milieu du siècle prochain, le rythme de diminution sera de 7% par décennie si la fécondité est de 1,8 enfant et de 13% si elle se maintient à 1,4 enfant.
 

Tableau 2

Prévisions pour 2040 et 2086 de la population du Québec,
suivant divers niveaux de fécondité

 

Fécondité
(nombre d'enfants par femme)

Population (en milliers)

1986

2040

2086

 

 

 

 

1,4

6754

5673

2843

1,8

6754

6663

4881

2,1

6754

8360

8423

Source : BUREAU DE LA STATISTIQUE DU QUÉBEC (1985).

 

Il va de soi qu'une immigration nette positive peut freiner cette décroissance, ce qui sera probablement le cas du Canada dans son ensemble : le Québec, quant à lui, est d'habitude perdant dans ces échanges migratoires et si cela se poursuit dans l'avenir, le nombre d'habitants sera plus faible que les résultats des calculs rapportés plus haut. Le Bureau de la statistique du Québec, qui nous a aimablement fourni ces résultats, dispose de tout un assortiment de perspectives démographiques futures combinant diverses hypothèses plausibles sur la fécondité et les migrations. Il s'agit bien d'hypothèses, notons-le, car personne ne sait ce qui se passera. 

Une population décroissante est-elle un désastre ? Peut-être pas, mais cela paraît peu souhaitable, pour les raisons suivantes :

 

1. On perd ainsi le stimulant économique que constitue la croissance de la population. Des secteurs comme la construction sont particulièrement affectés et l'équipement vieillit.

 

2. La dimension du marché intérieur s'en trouve réduite, ce qui peut rendre plus coûteuses ou même irréalisables certaines productions, en particulier celles qui sont liées à la langue française (radio, télévision, théâtre, littérature).

 

3. Il y a de fortes chances que le poids économique et politique du Québec, dans l'ensemble canadien et nord-américain, aille en s'amenuisant.

 

4. On pourra plus difficilement faire porter aux générations futures le poids des déficits financiers de nos gouvernements.

 

On lira avec intérêt, à ce sujet, le livre de Mathews, Le choc démographique (1984, chapitre 7).

 

Les adaptations nécessaires
au nouveau régime démographique

 

Notons d'abord que ce nouveau régime démographique est en train de s'installer en liaison très étroite avec d'autres phénomènes majeurs : la révolution contraceptive, le travail extérieur de la majorité des femmes mariées et même des jeunes mères, l'affaiblissement de l'institution matrimoniale, la libération des femmes de la tutelle des hommes... et quelques autres. On ne peut certes pas ignorer cela.

 

Place aux vieux actifs

 

L'accroissement du nombre et de la fraction des vieux est probablement le premier des grands défis démographiques auxquels nous devrons faire face. La gamme des services (santé, logement, assistances diverses) dont ces personnes auront besoin va coûter fort cher, de même que le fardeau des pensions. Il faudra probablement, dans la mesure du possible, inciter les gens à travailler au-delà de 65 ans. Dans certains pays déjà, le besoin de s'ajuster à la croissance du poids des personnes âgées a entraîné le recul de l'âge de la retraite (aux États-Unis et en Suède, par exemple). Les entreprises devront cependant concevoir des régimes de travail propres à convenir àdes travailleurs d'âge plus avancé. Et sans doute les intéressés et les syndicats devront-ils accepter certaines réductions de leur salaire, compte tenu de la réduction de la productivité des vieux travailleurs, variable, d'ailleurs, suivant les professions. Il paraît difficile, en effet, d'imposer aux entreprises l'obligation de verser un plein salaire à des travailleurs à productivité réduite. Les horaires aussi devront êtres adaptés en fonction de cette portion des travailleurs. Autre difficulté, les détenteurs de postes de prestige et d'autorité devront accepter d'être rétrogradés et de perdre au moins une partie de leur pouvoir. Il s'agit de prolonger l'activité, tout en évitant la gérontocratie. 

Cependant, les vieux de l'avenir auront peut-être une meilleure qualité de vie que ceux d'aujourd'hui : ils jouiront d'une meilleure santé, d'une instruction accrue et de pensions plus généreuses. On peut espérer que ces avantages les rendront ouverts au progrès, autonomes et entreprenants. Encore faudra-t-il que les plus jeunes changent quelque peu leur attitude à leur égard : tous les vieux ne sont pas nécessairement voués aux loisirs perpétuels et au dorlotement.

 

Place aux jeunes parents

 

L'organisation du travail devra s'assouplir pour faire place, non seulement aux travailleurs plus âgés, mais aussi à ceux qui élèvent de jeunes enfants. Le monde du travail, aujourd'hui encore, est organisé en fonction des hommes qui font élever leurs enfants par leur femme. La réalité est pourtant devenue tout autre. Il faut donc assouplir les horaires, mais surtout permettre de très longs congés sans perte d'emploi. Une femme cessant de travailler pendant quelques années pour s'occuper elle-même de ses enfants devrait avoir accès à des moyens lui permettant de ne pas perdre pied complètement dans sa vie professionnelle, en suivant des cours, par exemple, ou en travaillant sur une base très réduite. Nous devrons offrir aux femmes - et aux hommes idéalement - la possibilité de prendre en charge l'éducation des enfants sans être pénalisées dans la poursuite de leur carrière. 

Il ne faut pas se le cacher, au plan de l'organisation des entreprises, le conflit persiste, surtout pour les femmes, entre leurs obligations professionnelles et familiales. 

Et nous devons adapter les structures d'un système demeuré très rigide, tant au niveau syndical que patronal. Les syndicats, par exemple, tiennent difficilement compte des demandes de leurs membres féminins, surtout en ce qui concerne le travail à temps partiel. Du côté patronal, la résistance à accorder des congés de maternité prolongés ne semble pas sur le point de céder. Il s'agit pourtant d'une réalité à laquelle on devra tôt ou tard s'ajuster. Nous ne parlons pas nécessairement de congés rémunérés puisque nous ne pensons pas qu'il soit possible d'obliger des entreprises à payer pendant des mois, voire des années, des gens qui ne travaillent pas. En fait, l'État devrait voir à financer, du moins en partie, de tels congés. Des enquêtes menées à ce sujet, en France particulièrement où beaucoup de choses sont faites pour faciliter la venue des enfants, démontrent clairement que le congé prolongé est de loin, autant chez les hommes que chez les femmes, la mesure préférée pour favoriser la naissance d'un enfant de plus. Ces femmes et ces hommes ne s'attendent pas à ce que ces congés -nous parlons de congés allant jusqu'à deux ou trois ans - soient rémunérés : ils désirent surtout prendre le temps nécessaire pour voir eux-mêmes aux premières années de la vie de leurs enfants... et retrouver leur emploi à la fin de leur congé.

 

Place aux jeunes travailleurs

 

Mais avant d'adapter l'organisation du travail aux jeunes adultes qui élèvent de jeunes enfants, peut-être faut-il d'abord accueillir ces jeunes travailleurs dans le monde de la production en leur offrant des perspectives de carrière intéressantes. Il n'est pas rassurant d'entendre tant de témoignages de jeunes dépourvus d'espoir et d'ambition à cet égard et d'en voir un bon nombre s'accrocher à l'aide sociale. 

Peut-être aussi faut-il remettre en cause ce qui est à la base de tout : l'instruction et la préparation professionnelle. Que de pistes surchargées et que de chemins déserts ou du moins privés de marcheurs de qualité ! Il y a là un travail herculéen à faire si l'on veut donner à chaque adolescent une formation utile et adaptée à ses talents. En effet, les jeunes ne sont pas toujours bien servis par la formation donnée à l'école. Nous manquons sensiblement de techniciens, d'ouvriers spécialisés, etc. et le mépris qui semble se manifester dans le monde en général envers les métiers manuels a un effet malheureux : trop peu de jeunes intelligents optent pour ces métiers. Nous avons pourtant besoin, là comme ailleurs, de gens qui ne soient pas des laissés-pour-compte, mais plutôt des individus aptes à relever des défis. Ils doivent cependant pouvoir bénéficier d'abord et avant tout d'une formation convenable et adéquate.

 

Les objectifs démographiques à poursuivre

 

Il n'y a qu'un véritable moyen d'atténuer le vieillissement de la population : redresser la natalité. Il est vrai qu'une immigration abondante pourrait contribuer quelque peu à rajeunir la population, mais cet effet est mineur. En revanche, l'immigration constitue évidemment un facteur d'accroissement des effectifs - comme les naissances, d'ailleurs. Mais même à ce point de vue, la natalité conserve une nette supériorité : les enfants restent, en grande majorité, dans la région où ils sont nés : ce n'est pas toujours le cas des immigrants, dont beaucoup quittent les lieux où ils se sont d'abord installés. 

La province du Québec illustre bien cette « défection » des immigrés : on peut estimer que 30 ans après leur arrivée, plus de la moitié des immigrés étrangers de l'après-guerre avaient quitté le Québec.

 

Les limites du recours à l'immigration étrangère

 

Cependant, pour toute société, il y a une limite au « débit » des immigrants qui peuvent être accueillis, insérés dans les circuits économiques et intégrés culturellement. Cette limite dépend de beaucoup de facteurs, dont il est d'ailleurs difficile d'apprécier les effets : la préparation professionnelle des immigrants, leur langue, leur religion, les différences de coutumes, etc. La province de Québec n'échappe pas à ces contraintes et il semble bien illusoire de penser que l'on pourrait compenser, par ce seul moyen, les 35000 naissances annuelles qui nous manquent. Car c'est deux ou trois fois plus d'immigrants qu'il faudrait recevoir, compte tenu de leur propension à repartir et aussi de ceux qui remplaceraient les indigènes qui, eux aussi, quittent la province. 

Le démographe-économiste Marc Termote a fait un calcul hypothétique intéressant : supposons que le Québec reçoit 40 000 immigrants étrangers par année pendant 40 ans. Ces immigrés s'établissent surtout à Montréal, ont des enfants, meurent et une bonne fraction repartent comme ils le font depuis plusieurs années. Au bout de 40 ans, cela fait 1 150 000 immigrés et enfants d'immigrés sur l'île de Montréal. Si cette région garde à peu près sa population totale actuelle (1 750 000 habitants), cette population serait constituée aux deux tiers par ces nouvelles vagues de familles immigrées. On ne peut nier qu'il y ait là de formidables problèmes d'intégration sociale et quelques occasions de conflits (Marc Termote, 1988, pages 318 et 319). 

Si l'on pousse le calcul plus loin, on trouve que le remplacement de nos berceaux vides par des immigrés peut aboutir à une population québécoise dont près de la moitié serait née hors de ses frontières. On pourrait alors être en face d'un problème sociolinguistique sérieux. On s'est presque complu, il y a une douzaine d'années, à prévoir la réduction de la fraction des francophones au Québec, afin de justifier la loi 101. La passion politique de plusieurs a résiste au sang-froid scientifique : deux recensements successifs ont jugulé ce sentiment de crainte. Mais cela concernait les deux ou trois décennies qui suivent 1980 (R. Lachapelle, 1988). C'est tout autre chose que nous promet, pour le milieu du siècle prochain, la stratégie du torrent migratoire. Si l'on recevait 100 000 immigrants par an (c'est ce qu'entraîne cette stratégie), dans une société où les indigènes se réduisent de 1% par an, on aurait alors certainement de bonnes raisons de craindre pour la prédominance du français. Cette stratégie parait bien invraisemblable. 

On peut penser que pour réussir l'intégration de la moitié seulement d'un tel flot, il faudrait mettre sur pied un appareil puissant et efficace. Beaucoup d'écoles de Montréal ont du mal à intégrer les « petits nombres » d'aujourd'hui. Il en coûtera sûrement beaucoup de volonté, d'imagination et de travail.

 

L'inévitable redressement de la natalité

 

Il est donc souhaitable que la natalité se redresse. Le feu n'est pas à la maison, mais nous n'avons pas trop de temps à perdre. En effet, les enfants qui naissent aujourd'hui constituent les premières générations qui, au début de leur vie active, auront à supporter les premières cohortes du baby-boom arrivant à l'âge de la retraite (vers 2010). Plus ces jeunes actifs seront nombreux, plus léger sera le poids. 

Il faut viser le retour à deux enfants par adulte, Par rapport à la situation actuelle, il faudrait que la moitié des adultes consentent à avoir un enfant de plus. Il parait difficile d'en espérer autant, mais nous avons parfois des surprises. Les praticiens des sciences sociales (pas seulement les démographes) tendent souvent à accorder un poids énorme aux comportements récents, comme si ceux-ci étaient éternels. Nous constatons pourtant qu'un phénomène comme le baby-boom, entre 1945 et 1965, a surpris tout le monde, y compris les spécialistes. Personne n'avait prévu cet essor de la fécondité. Nous ne nous attendons pas, bien sûr, à une réédition d'un tel phénomène : mais que la moitié des adultes décident d'avoir un enfant de plus ne représente pas en soi une révolution. 

Bien entendu, un redressement de la fécondité n'empêche nullement l'accueil des immigrants, au contraire. Mais ces derniers ne peuvent être considérés comme un substitut à une natalité suffisante.

 

Quoi faire pour redresser la natalité ?

 

Il n'y a pas de recettes éprouvées pour convaincre la moitié des couples d'élever un enfant de plus. Les essais qui ont été faits, en Europe de l'Est et en France en particulier, n'ont pas donné de résultats vraiment convaincants. Mais on ne sait jamais ce que serait la fécondité si les mesures mises en œuvre par ces pays natalistes n'avaient pas été prises. Quoi qu'il en soit, aucun pays n'a épuisé tous les moyens raisonnables en vue de redresser sa fécondité et il est normal que chacun cherche comment on peut réduire les obstacles à la mise au monde et à l'éducation des enfants désirés. 

Précisons qu'il ne s'agit pas de forcer qui que ce soit à avoir des enfants, mais de faciliter les choses à ceux et celles qui en désirent, comme la diffusion de la contraception l'a fait pour ceux qui n'en veulent pas. 

Avant de mettre en place des mesures précises, il importe de satisfaire à certains préalables : d'abord, il faut parler de ces questions et les chefs politiques doivent prendre position sans escamotage. Il n'est pas très utile de noyer le poisson en évoquant une vague politique familiale sans contenu. Ce discours est amorcé au Québec et c'est tant mieux. On attend encore le discours des chefs d'entreprise, des syndicats et des artistes. Autre préalable : il importe aussi de percevoir les enfants comme un bien collectif dont la rareté nécessite désormais des mesures collectives (et des coûts). Enfin, il faut que se dessine, pour la majorité des jeunes adultes, un avenir assez rassurant pour se lancer dans l'aventure de l'éducation des enfants. 

Quant aux mesures plus concrètes, je placerais en premier lieu tout ce qui touche le réaménagement du monde du travail : les congés courts et prolongés, la variété des régimes de travail. Autre pièce importante à renouer, le système scolaire. L'école doit assumer plus de responsabilités à l'égard des enfants. Un exemple d'anachronisme : en ce moment, les conventions collectives prévoient une vingtaine de « journées pédagogiques » par année, qui sont autant de jours où les parents doivent se débrouiller pour assurer la garde de leurs enfants, alors que le système scolaire lui-même devrait assumer cette responsabilité. Même chose au moment des grèves. Dans un contexte social où la grande majorité des parents travaillent, l'école doit trouver les moyens de prendre en charge les enfants non seulement pour la période d'enseignement proprement dite, mais aussi en dehors des heures de classe pour les périodes du dîner, les fins d'après-midi, etc. Et pourquoi pas l'été, éventuellement ? 

Et pour les enfants d'âge préscolaire, il y a lieu de compléter le réseau des garderies. Parlons plutôt, de façon plus générale, de la prise en charge des jeunes enfants dont les parents eux-mêmes ne prennent pas soin entièrement. Il n'est pas sûr que les garderies soient la meilleure solution, quel que soit l'âge des enfants. Plusieurs psychologues estiment qu'un enfant en très bas âge - disons moins de trois ans - devrait, pour affermir son sentiment de sécurité, évoluer dans un milieu où il retrouve le même décor et les mêmes personnes aux diverses étapes de sa journée. Dans ces conditions, on voit mal pourquoi l'État subventionnerait cette forme particulière d'éducation des tout jeunes enfants et pas les autres (la garde au domicile ou la prise en charge par les parents eux-mêmes). 

Ajoutons encore, pour rafraîchir la mémoire d'autres champs d'intervention : les prestations familiales, la réforme de l'impôt personnel, l'organisation des villes adaptée aux enfants, l'aide au logement. Tout cela coûtera fort cher, mais il faudra bien qu'un jour l'ensemble de la société donne un appui financier sérieux à ceux et celles qui mettent au monde, font vivre et éduquent les futurs citoyens, ceux qui, 20 ou 50 ans plus tard, produiront les biens et services dont bénéficieront tous les retraités, y compris ceux qui auront choisi de ne pas laisser de descendants (Henripin, 1989, chapitres 9 et 10). 

*
* *
 

On ne peut pas libérer les femmes de leur asservissement à la procréation et aux hommes, sans adapter le monde du travail et les règles du jeu qui président à la production des futurs citoyens. 

 

Références bibliographiques

 

HENRIPIN, Jacques (1989). Naître ou ne pas être, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 140 pages. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

LACHAPELLE, Réjean (1988). « Quelques tendances démolinguistiques au Canada et au Québec », L'Action nationale, vol. LXXVIII, no 5, mai, pp. 329-343. 

Luc, André (1983). « Un Québec qui vieillit. Perspectives pour le XXIe siècle », Recherches sociographiques, vol. XXIV, no 3, septembredécembre, pp. 325-377. 

MATHEWS, Georges (1984). Le choc démographique, Montréal, Boréal, 207 pages. 

TERMOTE, Marc (1988). « Ce que pourrait être une politique de migration », L'Action nationale, vol. LXXVIII, no 5, mai, pp. 308-322.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Henripin, démographe, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 mai 2008 13:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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